L'art du mot juste. Discours pour la célébration du 300e anniversaire de la première publication du Dictionnaire de l’Académie française

Le 26 mai 1994

Jean-Louis CURTIS

L’Art du mot juste

par
M. Jean-Louis CURTIS

 

Dans un ouvrage intitulé Le Songe de l’empereur, l’écrivain André Fraigneau raconte que cet empereur, résidant à Lutèce, avait un serviteur gaulois qui remplissait la fonction de valet de chambre. Le matin, il aidait son auguste maître à s’habiller et il se montrait particulièrement attentif à bien ordonner les plis de la toge impériale. Lorsqu’il jugeait qu’il y était parvenu, il se donnait à lui-même un satisfecit en utilisant l’adverbe latin «  sic », «  ainsi », auquel il donnait le sens de « c’est bien ainsi », « voilà qui est parfait ». Mais, comme tous les Gaulois du peuple, il déformait quelque peu la prononciation du latin. Il devait être originaire des monts d’Auvergne, car il avait tendance à chuinter sur les consonnes sifflantes. Dans sa bouche, « sic » devenait « chic ». Ainsi, selon André Fraigneau, le valet de chambre de Julien l’Apostat, par une de ces trouvailles linguistiques involontaires qui jaillissent parfois chez les êtres les plus simples, avait, au IVe siècle de notre ère, dans la capitale des « Parisii », créé une notion et un terme qui devaient connaître la fortune que l’on sait : le chic parisien.

Cette étymologie si plaisante, on peut même dire si satisfaisante pour l’esprit, ne correspond malheureusement pas à la vérité historique. Le mot « chic », d’origine germanique, apparaît au XVIIIsiècle et appartient à l’argot des ateliers de peinture, avec l’expression : « peindre de chic. » Il n’en reste pas moins qu’il est assez vite entré dans l’usage courant et qu’il connaît aujourd’hui une diffusion presque universelle. Pourquoi ce succès, que rien, à l’origine, ne laissait prévoir ? C’est que ce mot, au cours des années, s’est enrichi de sens annexes qui, peu à peu, ont eu prédominance sur le sens originel, limité, qu’il avait parmi les peintres. Entre la date de son apparition dans notre langue et le début de notre siècle, il en est venu à signifier plusieurs choses. Il ajoute à la notion d’élégance une nuance de hardiesse mesurée ou d’originalité de bon ton, à la notion de générosité une nuance de délicatesse, pour lesquelles il n’existait pas, jusqu’alors, de terme tout à fait approprié, en français ou dans d’autres langues européennes. Le mot est donc devenu, peu à peu, indispensable. Il a acquis la dignité d’un mot juste.

L’expression « le mot juste » a été adoptée par les classes cultivées des pays anglo-saxons. En Angleterre et aux États-Unis, on connaît l’expression et on l’emploie, à l’occasion, comme en France nous employons, à l’occasion, des expressions anglaises. Il faut voir, dans cet emprunt, un hommage que ces nations rendent à notre langue, à laquelle ils attribuent une préoccupation, voire une exigence de précision qui, peut-être, n’existe pas au même degré dans la langue anglaise, pourtant si riche et si concrète. Exigence de précision qui, selon les nations emprunteuses, constituerait la vertu suprême de notre langue, l’essence même de son génie.

Qu’est-ce, au juste, qu’un « mot juste » ? Ce qui vient d’être dit à propos de « chic » pourrait déjà nous mettre sur la voie ; mais consultons d’abord les dictionnaires. Quelles définitions donnent-ils de l’épithète « juste » appliquée au substantif « mot » ? Dans le Littré, « juste » est présenté comme synonyme de « propre ». On se rapporte alors à « propre » et on lit : « Mot propre : mot qui exprime avec plus de justesse que tout autre l’idée que l’on veut faire entendre. » Comme notre Dictionnaire de l’Académie n’est pas encore parvenu à la lettre « j », on ne peut préjuger de ce que sera sa définition ; mais enfin, ce qui est déjà reconnu par le Littré et d’autres dictionnaires plus récents, c’est que le mot propre, ou mot juste, est un mot auquel nul autre ne saurait être substitué sans une déperdition sensible de force signifiante ou d’exactitude. Ce mot et l’objet qu’il désigne font étroitement corps, il n’y a pas de débordement du mot sur l’objet, ni de l’objet sur le mot. Ceci dit, faut-il admettre que les expressions « mot propre » et « mot juste » remplissent la même fonction, sont exactement synonymes, et peuvent être employées l’une pour l’autre ? Il semble, selon certains dictionnaires, qu’on doive les distinguer. Le mot est considéré comme « propre » lorsqu’il s’emploie en dehors de toute intention métaphorique. Mais il est parfois difficile de trancher entre littéralité et métaphore, notamment en poésie. On pourrait avancer que le mot propre cerne son objet avec une rigueur nominaliste, et que le mot juste possède la même rigueur, mais assortie d’une ou de plusieurs nuances qui n’existent pas dans le premier. Le mot juste serait alors un mot propre enrichi d’harmoniques, comme l’est une note de musique. Quand je dis : une table, un arbre, un animal, le rire, la peur, je n’hésite pas, j’emploie le seul terme qui désigne l’objet que j’ai en tête. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Quand je veux désigner ou qualifier d’autres objets moins évidents, ou définir une impression un peu complexe, ou un peu élusive, mon choix du terme suppose une certaine recherche. Je dois trouver le terme qui cerne au plus près la réalité matérielle ou mentale que je souhaite traduire, et qui me donne le sentiment d’un parachèvement définitif et irréversible. Dans l’emploi des mots de la première catégorie, celle de la propriété, nous nous bornons à bien connaître notre langue. Dans l’emploi des mots de la deuxième catégorie, celle de la justesse, nous faisons, peu ou prou, œuvre créatrice.

La recherche du mot propre, ou du mot juste, est évidemment au cœur même de nos travaux du dictionnaire. Entre le premier, qui est unique et n’admet pas de variante, et le second, auquel un autre, encore plus juste, peut quelquefois être substitué, notre liberté de choix ne s’exercerait pas sans quelque anxiété, si elle n’était partagée, car c’est une grande responsabilité que de collaborer à la rédaction d’un dictionnaire qui doit servir de référence suprême en matière de langue. Cette responsabilité, toujours présente à nos esprits, est atténuée par le fait que les propositions de chacun sont examinées par tous, discutées avec courtoisie mais fermeté, avant d’être ou rejetées, ou admises. J’imagine que nos discussions, avec leurs scrupules, leur minutie, si elles étaient entendues par un auditeur caché, lui apparaitraient aussi torturées que celles des moines byzantins débattant à l’infini sur le sexe des anges. Mais c’est ainsi qu’il nous faut procéder, car nous ne pouvons, en aucun cas, nous satisfaire d’une approximation, d’un à-peu-près. Nous sommes condamnés à la plus stricte exactitude. Il arrive que nous passions toute une séance, ou davantage encore, à l’examen d’un seul mot, avant de consentir unanimement à l’adopter et à l’inclure dans une définition. Mais avouons-le : ce labeur, que d’aucuns pourraient croire aride et fastidieux, fait le prix de nos jeudis.

Lorsque la recherche du mot juste est pratiquée, non plus par des rédacteurs d’un dictionnaire, mais par de grands écrivains ou de grands poètes, elle va très au-delà de l’exercice lexicologique et devient un art véritable. Je voudrais, pour illustrer les ressources et les vertus de la langue française dans cet art, prendre deux ou trois exemples chez l’un de nos grands écrivains, Marcel Proust, et l’un de nos grands poètes, Mallarmé. Rappelons-nous, chez Proust, l’extraordinaire richesse du vocabulaire, les ruissellements d’adjectifs délibérément disparates, d’où émerge la réalité non pas de l’objet lui-même, pour la définition ou désignation duquel un seul terme aurait suffi, mais la réalité supérieure qu’assume cet objet dans la perception qu’en a le narrateur. Écoutons, au début du premier volume de À la recherche du temps perdu, le son du grelot à la porte d’entrée de la maison de Combray, — je cite : « Le grelot profus et criard, qui étourdissait de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé toute personne qui le déclenchait en entrant. » Ici, c’est l’adjectif « ferrugineux » qui constitue la trouvaille, parce qu’il fond en une seule perception les notions de fer, d’oxydation et de rouille. Rappelons-nous la page évoquant la première apparition de « la petite phrase » dans la sonate de Vinteuil, — je cite : « La petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. » Un musicologue un peu sourcilleux récuserait sans doute ces épithètes, en particulier les deux dernières, comme arbitraires ou hasardeuses ; mais nous, lecteurs, qui n’attendons pas une analyse musicale proprement dite, mais la description de l’effet produit par la petite phrase dans l’esprit et le cœur de Swann, nous sentons bien que ces épithètes, et en particulier les deux dernières, « intercalée », « épisodique », peut-être déconcertantes au premier abord, ont été choisies très délibérément et placées à cet endroit du texte, pour préparer ce qui suit : « appartenant à un autre monde », un monde d’où la petite phrase est issue et où elle doit très vite retourner, de sorte qu’elle aura été vraiment « intercalée » et « épisodique » dans la sonate de Vinteuil, et qu’elle surprend Swann comme une apparition céleste.

En poésie, dont on a dit qu’elle était un langage plus précis que la prose, la recherche du mot juste est, bien entendu, fondamentale. Notre langue n’a pas, comme l’allemand et l’anglais, un fort accent tonique, ce qui a parfois été considéré comme une déficience. La grandeur de la poésie allemande et anglaise tient, en partie, à l’alternance si accusée des temps forts et des temps faibles, qui n’existe pas dans notre langue. Il semblerait que la poésie française ait voulu compenser ce manque par d’autres sortilèges, tenant à la subtilité de l’expression. De cette subtilité, ou de ce raffinement, je citerai un seul exemple, tiré du poème de Mallarmé, Hérodiade. Il existe une figure de rhétorique consistant à rapprocher deux mots qui se font valoir l’un l’autre par leur opposition même. Dans Hérodiade, lorsque la nourrice reproche à la princesse, alors qu’elle est nubile et devrait songer à prendre un époux, de se complaire dans une enfance indûment prolongée, l’adolescente, répondant à la vieille femme, revendique sa virginité par cette déclaration farouche :

« Oui, c’est pour moi, pour moi que je fleuris, déserte. »

C’est, bien entendu, le rapprochement de « je fleuris » et de « déserte » qui fonde la beauté de ce vers, mais aussi les harmoniques dont s’est enrichi, grâce au contexte, l’adjectif « déserte », qui, ici, veut dire aussi bien « stérile » que « inviolée », « intacte ». Les figures de rhétorique appartiennent à tout le monde. Les poètes en font un usage qui n’appartient qu’à eux.

Ces quelques exemples puisés chez de grands auteurs nous montrent le pouvoir de notre langue à conférer la plus fine et à la fois la plus riche justesse aux mots les plus communs et les plus simples. Est-ce cette idée que veut suggérer Victor Hugo lorsqu’il se targue d’avoir contribué à donner de l’éclat au français par l’ennoblissement de son vocabulaire usuel ? Je le cite :

« Le mot propre, ce rustre,

N’était que caporal, je l’ai fait colonel. »

De Pascal et La Bruyère à Voltaire et Rivarol, les écrivains qui ont voulu définir les qualités d’une bonne langue ont insisté sur la propriété, la justesse de son vocabulaire. D’un siècle à l’autre, leurs conceptions se rejoignent et parfois se recoupent. On trouve dans Rivarol, sous une forme à peine différente, des observations qui étaient déjà dans La Bruyère. L’un des derniers grands écrivains de notre siècle qui se soit soucié, jusqu’à une minutie presque maniaque, de la pureté de la langue, est André Gide. Son journal abonde en analyses de certains mots et de l’usage le meilleur qu’on en puisse faire. En 1943, à Tunis où il s’est réfugié, alors que la guerre est aux portes de la ville, il continue, entre deux gémissements de circonstance sur les malheurs du temps, à célébrer, dans son journal, sa religion de la propriété des termes. Ne sourions pas : c’est lui qui avait raison. S’efforcer de maintenir, dans des périodes troublées, l’intégrité et la beauté de notre langue, n’est pas l’occupation frivole d’un mandarin, mais une opération de survie. Rappelons-nous ce que disait Albert Camus : « J’ai une patrie : la langue française. » En cette fin de siècle où, comme nous le savons tous, la langue française est menacée, on voudrait que cette parole devînt, pour chacun de nous, un impératif moral ou une profession de foi. Tâchons donc de préserver ou de revivifier ce culte, très ancien en France, que les autres nations admirent et peut-être nous envient : le culte d’une syntaxe correcte et du mot juste.