Discours sur les prix de vertu. Séance publique annuelle

Le 10 décembre 1987

Bertrand POIROT-DELPECH

Avez-vous remarqué, Messieurs, sous quelle invocation nous prenons séance ? Au bas du raidillon qui descend de notre Bibliothèque, tandis que battent les tambours, êtes-vous à ce point émus par ce battement, le même — le sait-on ? — qui accompagnait la montée des ci-devants à l’échafaud, êtes-vous à ce point occupés à ne pas dégringoler sur le confrère qui précède, ou à ne pas emmêler vos épées, que vous n’ayez aperçu le buste de jeune fille qui nous accueille, d’un sourire si ingénu que celui de l’ange de Reims, à côté, parait presque canaille ? Est-ce la Science qui bénit ainsi notre cohorte ? Non point ! Les Belles-Lettres ? Pas davantage ! L’Éloquence ? Si seulement !... je vous invite à aller vérifier sur le socle, tout à l’heure : eh bien, c’est la Vertu, Messieurs, encore et déjà la Vertu, cette adorable enquiquineuse dont nous nous offrons chaque année le luxe, sans doute les derniers, à l’heure du vice obligatoire et remboursé par la Sécurité sociale, de prononcer le périlleux éloge !

Périlleux : le mot est faible ! En commençant le cent soixante-sixième discours que subit votre Compagnie sur ce thème, je me fais l’effet — est-ce ce dôme magique qui le veut, ou les tambours, toujours eux ? —, je me fais l’effet, dis-je, d’un trapéziste grimpant au faîte du cirque et cherchant en vain le filet où amortir sa chute. Seul viatique, comme souvent dans cette maison où la foi dans l’avenir s’alimente au culte du passé : me répéter les noms de ceux à qui je succède. Cet exercice où se sont risqués Laplace, Cuvier, Sainte-Beuve, Guizot, Dumas, Renan, Poincaré, Valéry, Pagnol, Mauriac et Morand, pour ne citer que quelques morts, que n’aurais-je le courage, en latin virtus, de m’y lancer à mon tour !

Récompenser la vertu ne serait rien, s’il ne fallait, pour ce faire, la définir, c’est-à-dire s’exposer à n’exprimer, au mieux, que les préjugés d’une époque. À ce propos, qu’il me soit permis de rappeler que la charge de dire le Bien, en plus du Beau, d’ajouter à l’académisme on ne sait quelle prédication, que cette entreprise téméraire ne nous a pas été dictée par notre fondateur — Richelieu était bien trop habile politique pour ignorer les fluctuations de la morale ! —, mais qu’elle nous vient de ces volontés d’autant plus « incontournables », pour parler chic, que ce sont de bonnes volontés ; et bien dotées. Messieurs, nous sommes très exactement victimes ce soir, moi surtout, de ce personnage que notre Dictionnaire appellera peut-être un « parrain », de préférence à « mécène », trop lié aux seuls Arts, et que la presse, croyant faire chic, elle aussi, désigne sous le nom barbare de « sponsor ». À la veille de la Révolution, M. de Montyon ouvre la lignée des bienfaiteurs qui inscriront leurs marques de bière ou de savon dans la bulle des spinnakers ou sur les fesses des coureurs cyclistes, à ceci près qu’il n’avait rien à vendre, hormis son bon cœur et sa gloire, ni engin de sport sur quoi les afficher. La Coupole et nos discours furent ses montgolfières gonflées de vent ; et son produit : la Vertu !

L’envie de faire des dons, en soi saugrenue, vient souvent de ce qu’on nommera un « complexe », ou d’une humiliation sociale. La charité serait-elle une idée de parvenu cherchant à faire oublier ses origines et à payer son entrée dans le club des gens bien, de naissance ? Montyon, c’est toute l’affaire, est un noble de fraîche date ; doublé d’un gaffeur. Tout à la fierté de hanter Versailles, il n’a pas reconnu, dans un couloir, le jeune duc de Berry, qui lui a soulevé sa perruque et la lui a remise... devant derrière. Pour laver un tel affront... Montyon se ruinera en bonnes œuvres !

Au vrai, la bienfaisance est dans l’air. Les riches Anglais, à qui Montyon a rendu visite, en ont fait leur remède favori contre la mauvaise conscience. 1789 approche. Marie-Antoinette brûle de se dévouer au peuple souffrant, et si ignorant, rappelez-vous, que, faute de pain, il ne sait même pas se nourrir de brioches ! Face à la misère, le remords a vite fait de s’habiller en vertu. Dès avant la Révolution, possédants et encyclopédistes ont arrêté leur dorine en matière d’assistance : hôtels-Dieu, ateliers de charité. Plus tard, la férocité de la vie industrielle et l’organisation des exploités amèneront les États à prendre le relais de cette bonté artisanale.

Dès juillet 1789, Montyon émigre vers ce qui figure déjà La Mecque des « gros porteurs » et, paraît-il, le restera : la Suisse ! J’ai parlé de se ruiner en bonnes œuvres : il n’en fut rien. C’est à croire que le Ciel, qui a promis de rendre les bienfaits au centuple, commence ses remboursements dès ici-bas. Bref : la charité paie ! On pourrait dire des bienfaiteurs de l’humanité ce qui se murmure touchant les producteurs de cinéma : on en connaît de ruinés, on n’en connaît point de pauvres !... En exil, la fortune de Montyon s’enfle. À quelque chose malheur étant bon, on croit savoir qu’il aurait acheté de l’emprunt d’État à la baisse, durant le blocus, et qu’il l’aurait revendu à la hausse qui suivit Waterloo. Avis aux stratèges financiers en qui il est question de nous changer tous ! Quant à ceux qui se chagrineraient de savoir la vertu subventionnée par tant de désastres, faut-il leur rappeler que l’argent n’a pas d’odeur, que le mal côtoie le bien, que l’intention sauve tout, que les voies du Seigneur sont impénétrables, et que la plus haute récompense offerte, aujourd’hui même, à des savants, des écrivains et des hommes de paix, la plus haute et la mieux dotée, le Nobel, nous la devons à... l’inventeur de la dynamite !

Rentré en 1815, Montyon rétablit son prix dès 1819,... au taux de 1780. Car ce débonnaire était, j’oubliais de le dire, un avare fieffé. Ce qui ne l’empêcha pas de faire curer le port de Marseille sur ses deniers ! Il s’agit pour lui d’asseoir le postulat, mieux admis en pays protestant qu’en terres latines et catholiques, que si pauvreté n’est pas vice, la richesse non plus. À nous de nous débrouiller avec ces adages !

Pourquoi nous ? Je veux dire : pourquoi avoir érigé l’Académie en arbitre moral ? Cette mission qui nous flatte, nous accable, et continue de nous valoir des legs, on dirait que les bailleurs de fonds nous la confient à la manière de ce paysan qui, ayant appelé le vétérinaire pour une vache malade, lui demande, au moment où l’homme de l’art va prendre congé, s’il n’aurait pas le temps, pendant qu’il y est, d’ausculter... la grand-mère. Puisque nous passons pour discuter du Beau, pourquoi pas aussi du Bon, sur la lancée, comme on lisait jadis, le long des tunnels du métro : du beau, du bon... Dubonnet ?

De quel droit dire le Bien, sur quels critères ? Devant cette gageure, je songe à l’enfant distrait, que sa mère envoie seul à la messe, et qui se voit questionner sur le sermon. « C’était sur la vertu », résume-t-il. « Et qu’a dit le curé ? », insiste la mère. « Il est pour ! »... À cette tribune, un tel énoncé risquerait de paraître court, bâclé. Tel le cancre qui tente d’attirer l’examinateur d’oral, de ce qu’il ignore, vers ce qu’il sait, je glisserais volontiers vers... le vice. Non que je m’y connaisse davantage, ne nous flattons pas, mais c’est une loi de nature, étendue à l’art, que la mauvaiseté se connaisse et se peigne mieux que son contraire. Comme on faisait observer que Dante, après L’Enfer, avait faibli dans la peinture du Paradis, une femme d’esprit répondit un jour : « Bah, c’est que, sur le Paradis, on manque de renseignements ! »

Montyon semble ne pas en manquer, quant à lui. Son testament nous met sur la voie du Bien, une voie un peu simplette, mais qui vaut, à tout prendre, celle, contemporaine, de Robespierre, pour qui l’échafaud était une manière « vertueuse » d’aimer son prochain. Notre donateur prescrit que les Prix ne distingueront jamais des nobles — façon d’établir qu’il était des leurs —, tout au plus des bourgeois, et de préférence des gens choisis, je cite, comme on dit dans le poste, « parmi les derniers rangs de la société ».

Le choix du premier primé vaut jurisprudence. À un passant qui avait tiré deux enfants de la Seine, le jury a préféré une garde-malade bénévole ; à l’impulsion qui sauve, l’abnégation qui prolonge : la vertu serait-elle affaire de durée, un record de vieille fille, en quelque sorte ? De renoncement, en tout cas, face à la misère, entendue d’une manière que les palmarès du dix-neuvième siècle ne cesseront d’affiner. C’est le temps dé l’affairisme triomphant et de son alibi moral : les dames d’œuvre, telle Madame Boucicaut, celle de l’hôpital du même nom et du Bon Marché, qu’une statue de square montre recevant en manchon d’astrakan les remerciements d’orphelins à la nuque rase et ployée... « La charité, me confiait un jour François Mauriac, c’est le bouton de culotte que l’on donne à la quête quand on n’a pas de monnaie »...

Selon un subterfuge qui dure encore au vingtième siècle, les organisations charitables, rebaptisées, Dieu sait pourquoi, caritatives, ont pour fonction, outre celle de panser les plaies les plus voyantes, d’en dénier l’origine économique, en donnant la vedette aux maux physiques, infirmités de naissance et autres ravages imputables à la seule nature. Très utiles, la nature et son vocabulaire, pour masquer ce qui relève de décisions humaines et d’inégalités entretenues ! On l’a bien vu, ces dernières semaines, avec la débauche de métaphores météorologiques qui a salué l’effondrement des cours boursiers — ouragan, tornade, cyclone... — comme si le marché financier n’était pas une création des hommes conçue au profit des rusés et aux dépens des autres, comme s’il n’existait pas d’autre moyen d’échanger les biens de ce monde que de subir l’indice Dow Jones, capricieux et inexorable comme une chute de baromètre ou un décret de dieu grec...

La vertu, au siècle passé, c’est d’abord la rosière que l’on couronne, la virginité, valeur-or dans le portefeuille du bourgeois de Labiche. C’est ensuite tout ce qui combat des malheurs sans rapport visible avec les défauts de la société. Bien que le mot latin virtus évoque le courage au masculin, la fougue guerrière, nos prix sont allés le plus souvent à des cas féminins de dévouement, comme pour vérifier la réputation, bien commode, des femmes dans ce domaine : garde-malades renonçant à leurs gages, filles soignant père et mère jusqu’à épuisement. L’habileté, car c’en est une, n’échappait pas aux contemporains, notamment aux romanciers, fines mouches sous leurs airs ahuris. Même Flaubert, dont on sait la tendresse pour les servantes au cœur simple, et le peu de fibre socialiste : rappelez-vous comment il campe la vieille domestique décorée le jour des comices agricoles, dans Bovary : « et l’on vit s’avancer vers les bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude» ! Aujourd’hui encore, la vertu est liée à la notion de gros malheur inévitable. Des radios continuent de mettre le pitoyable au concours, avec une prédilection pour la détresse sexuelle, comptant moins sur notre sympathie que sur une sorte de voyeurisme auditif — j’attends un mot meilleur — et sur la jouissance de nous sentir provisoirement épargnés. Pendant que le bon peuple savoure sa chance d’avoir la santé, et cotise pour les incurables, il ne pense pas à autre chose, par exemple à ce qui pourrait changer...

Quand nos palmes vont à des hommes, ce n’est pas moins louche. Offrant à une industrie grisée de succès la caution de son désintéressement, l’Académie a souvent proposé à l’admiration publique l’amour du travailleur pour son outil et pour la « belle ouvrage », sans se demander si cet amour avait été consenti en toute liberté. À la veille de 1936, on s’extasiait encore de ce qu’un enfant réclamât l’» honneur » de descendre à la mine à... douze ans, avec seulement quelques mois d’avance sur l’âge légal, pour prendre la place de son père mort d’un coup de grisou ! Si c’est cela, l’honneur, malheur aux pays qui l’exaltent ! Si c’est cela, la vertu, malheur aux institutions qui lui tressent couronne !

Autres temps, autres mœurs, direz-vous ! C’est bien l’ennui au moment de discourir sur les Valeurs. Tel mérite, hier au plus haut, perd la cote, le temps d’un lundi noir. La tolérance, qui impose le respect, souvenez-vous à quoi la réduisait, d’un trait d’esprit, le poète Claudel : « Il y a des maisons pour cela ! » On serait tenté de poursuivre, à son exemple, le massacre des mots ronflants. La charité ? Il y a des bazars pour cela ; et qui brûlent ! Même la sensibilité de certains jeunes médecins à la souffrance du tiers monde, cet élan où nous croyons reconnaître le meilleur de nous-mêmes, des malins osent en sourire ou les suspecter... Le Bien et le Mal ne sont plus ce qu’ils étaient ! Et il n’est même pas certain qu’il faille s’en désoler, tant leur classement a toujours comporté d’hypocrisies. François Mauriac, qui, comme le curé en chaire, et comme on dit dans les sondages, était « plutôt pour la vertu », a reconnu ici même, à l’instant de remplir la tâche qui m’échoit, que cette tâche était impossible. « Tout au plus, disait-il, peut-on donner, des valeurs, un bulletin de santé. »

Ce bulletin, il n’y a pas d’exemples qu’il ne déplore une dégradation des mœurs et qu’il ne jette l’alarme, comme si chaque époque tirait une secrète fierté, en dénonçant un degré de stupre jamais atteint, d’y exceller. « L’immoralité envahit notre monde ! » : ce cri est de Renan, en 1857 ! Il pourrait resservir tous les ans. On l’entend un peu partout depuis qu’il se prononce des discours pour ne pas dire grand-chose, autant dire depuis toujours ; alors que nous ne péchons ni plus ni moins que nos ancêtres, sinon, peut-être, avec moins de joyeuseté...

Vous ne comptiez pas sur votre cadet, je suppose, et réputé narquois, pour jouer les pères la pudeur et les redresseurs de torts, même pour le plaisir de tenir ce rôle de composition. Je fais partie d’une génération, jetée dans la guerre en culottes courtes, que les adultes de tous bords, en se surpassant dans la barbarie ou la lâcheté au nom des grands principes, ont rendue à jamais méfiante vis-à-vis des paroles non gagées en actes. Cette défiance s’est prolongée envers les euphémismes qu’ont secrétés, après guerre, nos sociétés euphorisantes, pour lesquelles le cancer est une « cruelle maladie », et un imbécile : un « mal-comprenant ».

Est-ce à dire que l’éloge du vice irait mieux de soi ? La tentation de s’y livrer est forte, depuis que le Mal se montre plus séduisant que le Bien, c’est-à-dire depuis toujours, et, pour le présent, depuis qu’André Gide a soupçonné les bons sentiments d’inspirer de la mauvaise littérature. On a beau ne pas ajouter foi aux aphorismes — ces pensées si réversibles qu’on les reconnaît à ce que leurs contraires sont aussi de grandes pensées ! —, il faut bien admettre que l’équation gidienne a frappé d’inhibition les plus grands écrivains de notre siècle au moment de prôner la vertu, tandis qu’elle encourageait les écrivains médiocres à cultiver les mauvais sentiments comme des brevets de talent... Si c’était si simple, nous le saurions. En fait, Platon et Kant rêvaient un peu, quand ils soudaient ensemble le Beau et le Bon. De Baudelaire et Artaud à Bataille et Genet, d’immenses poètes ont montré qu’une certaine volupté postulait le plaisir de faire le Mal. Au fond, la vertu est un vice comme un autre, avec seulement un peu moins de charme. « Les femmes honnêtes respirent la vertu, disait Feydeau, mais elles s’essoufflent vite ! » Et Madame de Sévigné, qui n’était pas le Diable, disait d’un joli garçon : « Il ne lui manque que quelques vices pour être tout à fait agréable. »

Il y a plus sérieux. L’avenir étant pour l’homme un mystère, il se peut très bien qu’en cultivant aujourd’hui ce que nous croyons la vertu, nous apparaissions plus tard criminels, ou l’inverse, y compris au regard de la nature, que bien des idéaux ou des progrès ont plus insultée que telle ou telle malice sensuelle...

C’était l’opinion, exprimée l’année même où Montyon créait son prix — l’histoire a de ces espiègleries ! —, c’était l’avis de Sade, un des rares hommes à avoir donné son nom à un élan du corps plutôt qu’à une école ou un parti — au fait, comment s’appelait le sadisme, avant Sade ? Je vous pose la question... L’auteur de Juliette ou les. Prospérités du vice soutenait calmement cette évidence, que la vertu n’est que convention datée et régionale. Il ajoutait cette autre probabilité que, si les malheureux ont de la vertu, c’est, je cite, «qu’ils ne peuvent plus placer leur orgueil que dans cette frêle jouissance, qui les console des pertes qu’ils font ». Admettons enfin les mauvais penchants des hommes, concluait le Marquis, du moment, je cite encore, « que ces penchants ne menacent pas trop dangereusement la République »... Voilà un programme bien délicat pour les personnes ; et pour la République !

En tout cas, ce programme est moins menacé de vieillir que les objurgations mouvantes des professeurs de maintien. Mouvantes, c’est peu dire ! Le Vatican est sage, qui attend, pour béatifier, que de longues années aient fait le tri des saintetés durables. Le Bien change plus vite, de nos jours, que le Beau, pourtant fugace. Il suit le rythme trépidant des modes vestimentaires, des ourlets de jupes. J’ai parlé de la virginité, longtemps synonyme de vertu : elle n’est même plus cotée en Bourse ! Il y a quelque vingt ans, la jeunesse méprisait les jeux de l’argent : on nous assure qu’à présent elle les idolâtre... Vous êtes d’une génération, Messieurs, ne dites pas non, qui mettait de l’honneur à... ne point trop se tromper, ni trop se contredire : apprenez que le dernier cri est de s’y employer, et que plus l’intellectuel change d’avis, plus on lui donne la parole !

À ces perversions de l’esprit, j’aperçois deux causes, autrement préoccupantes que la séduction de tel ou tel libertin. La première est l’intrusion dans la vie de la pensée, comme en toutes choses, du spectacle, avec ses propres règles, distinctes de l’antique morale universitaire, et qui substituent au culte de la vérité la photogénie des « communicants » et leur mégalomanie. L’autre source de corruption (que les élus du peuple, parmi vous, me pardonnent !), c’est la politique, qui veut que les mêmes actions soient excellentes quand leurs auteurs sont des amis, et exécrables si ce sont des adversaires, sous prétexte que l’accès au pouvoir, dans ce pays coupé en deux, dépend d’une poignée d’électeurs indécis. Tout ce sectarisme contagieux, n’est-ce pas plus que n’en mérite la tyrannie de quelques mous ?

Craignons que la jeunesse, elle, n’en tire argument pour bouder la démocratie, cette rareté qui a besoin de toutes nos prévenances. Les records actuels de mauvaise foi militante tombent mal, supposé qu’ils tombent jamais bien, car nos enfants, à défaut d’élire des vertus, semblent avoir donné la palme du vice, ce, libres qu’ils sont devenus de moins mentir, à l’hypocrisie. Leur horreur des grands mots va jusqu’à couvrir leurs sentiments de la pudeur réservée autrefois aux sens. Les mêmes qui discutent de sexe en cliniciens osent à peine parler d’amour, qu’ils prononcent « amur », pour ne pas avoir, honte suprême, l’air dupe. Notre regretté André Roussin résumait cette mentalité avec son humour habituel : « Les jeunes se foutent de tout, disait-il... même de ce qui les intéresse ! » Le mot est injuste, comme tous les bons mots. Ce qui est vrai, c’est que seul porte, désormais, le prêche d’» exemple », seul il réveille une envie de croire, trop souvent abusée ou déçue. « Le contraire du péché, disait Kierkegaard, ce n’est pas la vertu, c’est la foi ! »

Cherchant, pour finir, ce qui pouvait répondre à cette définition parmi les hauts faits récents, j’ai retenu le geste fou et sublime de Léa Feldblum, rapporté au procès Barbie. Léa Feldblum est cette juive polonaise, monitrice à Izieux, que la gestapo de Drancy était sur le point de libérer, sur la foi de ses faux papiers, et qui, voyant les enfants partir pour Auschwitz, les bras tendus vers elle, a décliné sa véritable identité pour partager leur supplice, comme ça, sans idée d’héroïsme, naturellement, sans se douter que l’humanité, par elle, ressuscitait.

Vertu du scandale et scandale de la vertu ! Ce petit miracle de Drancy, ce n’était pas l’Esprit avec un grand E faisant reculer la Matière, mais l’immanence têtue de l’instinct bravant la transcendance d’une rationalité devenue folle, et remettant le monde d’aplomb ! On est loin de la garde-malade résignée à escorter les agonies : on est à l’opposé. Bien au-delà de la compassion slave, dont le manque explique peut-être — y a-t-on songé ? — la crise du roman français, le geste de Léa Feldblum a la fulgurance des démonstrations élégantes, en mathématiques, et, en art, des coups de génie ! Sur fond de projecteurs et d’aboiements, il fait soudain pâlir les ténèbres des camps, et la vertu ignoble de se soumettre !

Écoutons chuchoter en nous, voulez-vous ?, cet espoir de tous les temps, tel que l’énonce le cinéaste Tarkovski : « Il n’est pas impossible que ce soit des actes individuels que personne ne voit ni ne comprend qui font l’harmonie du monde... »