Discours prononcé lors la réception solennelle de l’Académie du Royaume du Maroc

Le 11 juin 1987

Léopold Sédar SENGHOR

DISCOURS DE M. Léopold Sédar SENGHOR

Le jeudi 11 juin 1987

 

 

Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers confrères,

Comme l’ont souligné les orateurs qui m’ont précédé, ce onze juin restera un grand jour pour la Francophonie. C’est dans ce sens que je voudrais conclure.

Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, l’Académie française vous reçoit, nous reçoit sous sa Coupole.

Il y a, d’abord, que nous sommes quelques-uns à être, en même temps, membres des deux académies, dont M. Maurice Druon, le Secrétaire perpétuel de l’Académie française, le Président Edgar Faure et le professeur Jean Bernard. Il y a aussi que Sa Majesté le Roi Hassan II est un homme de haute culture, qui a fait du latin parmi d’autres disciplines. Pour ma part, je lui dois beaucoup dans ma connaissance de ce que j’appelle « la civilisation afro-arabe ». Il y a, ensuite, qu’avec son peuple, il est un des liens les plus forts, parce que les plus anciens, qui unissent le Maghreb, la Maurusie des Grecs, et l’Afrique de l’Ouest. Enfin, dans la Francophonie, que nous sommes en train d’édifier et qui ne contredit pas l’Afro-Arabie, tout au contraire, le Maroc et son Roi jouent un rôle majeur.

Je n’insisterai pas sur les liens qui unissent les deux académies. Précisément, nous sommes ici pour les démontrer, mais surtout les développer.

Quant au rôle qu’a joué le Maroc en Afrique de l’Ouest, je commencerai par rappeler l’épopée des Almoravides. Au départ, c’était un peuple mêlé, métis, comme le sont tous les peuples qui ont joué un grand rôle dans l’Histoire. Les Almoravides étaient composés de Berbères Zénagas, qui ont donné leur nom à mon pays, le Sénégal, mais aussi de Peuls, qui sont un des grands peuples de l’Afrique de l’Ouest. Or donc, après avoir conquis l’empire du Ghâna, à l’est du Sénégal, en 1076, les Almoravides montèrent au nord, où ils conquirent successivement l’ouest du Maghreb et l’Espagne. C’est ainsi qu’ils donnèrent une nouvelle dynastie au royaume du Maroc, tout en étendant celui-ci au sud, jusqu’au Sénégal.

On ne s’étonnera donc pas des liens, si forts, qui unissent, encore aujourd’hui, le Maroc et l’Afrique de l’Ouest, singulièrement le Sénégal. Liens biologiques, bien sûr, mais encore liens religieux et culturels, que la Francophonie, depuis les indépendances de 1950-1860, a fortifiés.

Dans le domaine religieux, c’est la secte sunnite des Tidianes qui, à partir de la ville de Fès, a converti la grande majorité des Sénégalais à l’Islam, pour ne pas parler de tous les Soudano-Sahéliens, que je connais moins bien. C’est pourquoi, aujourd’hui, la plupart des étudiants sénégalais qui vont faire leurs humanités arabes au Maghreb choisissent le Maroc. Sans oublier qu’au Sénégal même, les Marocains, à eux seuls, forment la majorité des résidents non seulement maghrébins, mais encore nord-africains.

Curieusement, mais vraiment, le Maroc exerce la même heureuse influence dans le domaine culturel et dans le sens de la Francophonie. En effet, de nombreux jeunes gens de l’Afrique de l’Ouest, mais surtout des Sénégalais, se présentent aux concours d’entrée en français des grandes écoles marocaines.

C’est ainsi que le Maroc, dans les faits, tout en cultivant son arabisé, mieux, son afro-arabisé, est un agent actif de la Francophonie. Au demeurant, comme le pense le Roi du Maroc, à propos des plus grandes civilisations humaines, les deux cultures, l’arabe et la française, voire la latine, peuvent vivre en symbiose. Dans les faits, c’est ce qu’elles font. En effet, au Maroc, c’est dès la première année de l’école primaire que les élèves, grâce à la méthode contrastive, si féconde, apprennent à lire et surtout à écrire en arabe et en français simultanément.

Cependant, le Maroc fait encore mieux. Dans le cadre du Symposium culturel afro-arabe d’Asilah, qui, en principe, se tient chaque année, il a commencé d’étendre sa coopération culturelle aux autres pays latins de la Méditerranée, en attendant d’y associer l’Amérique latine. L’an dernier, c’était le Portugal l’invité d’honneur.

C’est, là, un aspect important de la Francophonie. On nous annonce qu’en septembre, au sommet francophone de Québec, nous serons quelque quarante-sept États. Si, un jour, on y ajoutait, toujours sur le plan culturel, les vingt-deux États latino-américains, cela ferait presque la moitié des États de l’ONU, représentant, à peu près, un milliard d’hommes.

Je ne veux pas rêver. Nous ne sommes pas en poésie, mais dans le domaine de la culture, qui, à la réflexion, est l’essentiel parce que le moteur, mieux, l’architecte. C’est, précisément, ce rôle d’architecte que joue méthodiquement, patiemment, le Roi Hassan II. Il sait que c’est en fortifiant la symbiose culturelle afro-arabe, pour l’étendre à la Francophonie, puis à la Latinophonie, que nous réaliserons le plus efficacement la civilisation de l’Universel. Déjà celle-ci point à l’aube du troisième millénaire.

C’est sur cette civilisation que je voudrais conclure. Rien ne prouve mieux cet humanisme, mais moderne, du Roi Hassan II que la composition de cette Académie du Royaume du Maroc qui est reçue, aujourd’hui, sous la Coupole. L’Afrique, l’Asie et l’Europe y voisinent avec l’Amérique. Et cela me rappelle ce que nous apprenait le professeur Paul Rivet, fondateur du musée de l’Homme. Désignant, sur une carte, le bassin méditerranéen, il précisait : « C’est ici que sont nées les premières et les plus grandes civilisations humaines, par une triple symbiose, biologique et culturelle, entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe ou, si vous préférez, entre les Noirs, les Jaunes et les Blancs. »

C’est parce qu’il a réuni les trois mondes, c’est-à-dire les trois cultures, que le Maroc est, aujourd’hui et en Afrique, l’un des trois États exemplaires, parmi les cinquante, qui nous montrent la voie de l’Humanisme moderne.