Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. Alain Peyrefitte

Le 9 décembre 1999

Pierre MOINOT

Hommage à M. Alain Peyrefitte*

prononcé par M. Pierre Moinot

dans la séance du 9 décembre 1999

     Alain Peyrefitte vient d’entrer dans son éternité. Au moment où s’éloigne sa silhouette élégante et assurée d’homme d’État, son sourire ironique, son regard où alternaient l’autorité, le rêve et une sorte de désenchantement qui était peut-être la sagesse, je pense à un moment de sa vie où un choix qui semblait décisif n’était à dire vrai que la révélation de deux dons jumeaux, parfois contrastés, et qui ont marqué une vie éclatante : en 1945, benjamin et premier partout, il entre à l’École normale supérieure ; l’année suivante, il la quitte pour entrer à l’École nationale d’administration. De ces deux institutions si différentes il sortira écrivain et diplomate : tout au long de sa vie, l’un suivant l’autre ou tous deux se rejoignant, il unira un goût profond pour la réflexion solitaire et l’écriture, et un désir d’agir dans les premiers rangs de ceux qui font l’histoire de leur temps.

     Le jeune écrivain a déjà édité une chronique de la vie normalienne, un roman d’amours adolescentes et un essai qui pose en règle, à l’image de Pénélope, l’attente confiante du lendemain quand le diplomate part en poste. Une dizaine d’années durant, guidé d’abord par André François-Poncet, il observe les structures de l’État, la nature des hommes, les mécanismes du pouvoir, jusqu’au moment où c’est lui-même qui les tient en main : dix fois député avant de devenir sénateur, il est pour la première fois ministre à trente-sept ans, et le sera à huit reprises, titulaire de portefeuilles très variés, avec par intermittences la présidence de commissions parlementaires ou le secrétariat général d’un parti politique. Il est garde des Sceaux lorsqu’il prononce devant vous son remerciement. Il restera trente-deux ans maire de Provins.

     En même temps, et parce qu’il sait que les colonnes des journaux sont le prolongement de la tribune de l’Assemblée, il impose sa marque parfois rude par des essais et des études dans de grandes revues, par des analyses politiques dans des hebdomadaires ou des quotidiens, avant de revenir, alors qu’il s’éloigne du gouvernement, président du comité éditorial du Figaro : et sans doute sait-il qu’il exerce là un pouvoir plus diffus, mais plus constant que celui qu’il tenait de ses fonctions ministérielles ; sa célébrité gagne encore à ne plus être soumise aux aléas politiques d’un poste gouvernemental. Dans toute cette part de lui-même dédiée à l’action, il domine aisément une vie publique aux oppositions rugueuses : il exerce une autorité exigeante ; il excelle dans les durs affrontements partisans, il accepte les confrontations avec une raideur conquérante, défend des lois sévères et s’embarrasse peu de ses ennemis, malgré deux attentats qui ont menacé sa vie.

     Différemment, l’homme de réflexion, l’ancien normalien fonde son œuvre littéraire sur une idée de libéralisme éclairé selon laquelle les sociétés ne progressent que par la confiance. Du Sentiment de confiance de 1947 à La Société de confiance de 1995, en passant par Le Mal français de 1976, ce maître mot guidera un écrivain peut-être plus célèbre encore que l’homme politique, et dont plusieurs ouvrages dépasseront le million d’exemplaires.

     Quand la Chine s’éveillera est le premier des quatre livres consacrés à un pays où il a séjourné dix-huit fois. Il voit la Chine comme « une société de défiance dopée par l’enthousiasme révolutionnaire » et par « la rage de convaincre » de ses militants, qui peu à peu transforme l’obéissance en adhésion, et « rend léger le poids de la hiérarchie ». L’idée, née de son expérience chinoise, selon laquelle chaque nation est marquée par des caractères profonds et quasi irréversibles nés de l’histoire, et qui en même temps la construisent, domine Le Mal français que les « forces de la confiance », encore une fois, doivent combattre.

     Ce sont ces forces irrépressibles qu’il admire dans l’homme qui n’avait perdu qu’une bataille et non la guerre. Dès 1958, il témoigne au général de Gaulle une fidélité ancienne, qu’affirment encore les deux volumes de C’était de Gaulle. Le mémorialiste s’y efface si bien devant son sujet, qu’il a vu dans l’intimité du travail quotidien, qu’on peut lire ces ouvrages comme des sortes d’annexes aux Mémoires du général de Gaulle lui-même, auxquels il ajoute une contribution importante à l’histoire de notre siècle.

     Alain Peyrefitte a mené aux plus hauts postes de l’État politique une longue action ; il laisse une œuvre grande et claire. De sa vie assombrie par des malheurs privés il gardait une réserve grave, un souci de justement écouter et intelligemment répondre. Que notre silence lui fasse confidence de notre peine et de notre amitié.

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* décédé le 27 novembre 1999.