Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration du musée Maurice Genevoix, Saint-Denis-de-l’Hôtel

Le 18 juin 1984

Pierre MOINOT

Inauguration du musée Maurice Genevoix

à

Saint-Denis de L’Hôtel (Loiret)
le 18 juin 1984

 

 

Madame, Monsieur le Maire,

J’imagine le sourire malicieux, le regard fulgurant d’ironie qu’aurait eu Maurice Genevoix si on lui avait dit que sa mémoire serait célébrée sur les lieux mêmes où la mort lui est devenue familière, comme la ville de Verdun s’apprête à le faire, et que ce pays Solognot qui était sa terre lui ouvrirait une maison-musée. Ce n’est sûrement pas en songeant à une future classification muséographique que Maurice Genevoix a lui-même mis de l’ordre dans son œuvre, mais bien plutôt comme on range, dans une boîte à pêche, les hameçons, les crins, les plombées, les bouchons, ou comme s’il voulait que fussent clairement distinguées les diverses sortes de filets par lesquels il a assuré ses prises. Il y a distingué les livres de guerre, les livres qu’il appelle « régionalistes » — et il s’est clairement expliqué sur ces mots qu’on pourrait remplacer par livres des sources —, les ouvrages de voyageur, et les romans-poèmes. Mais qu’il s’agisse du guerrier, du chasseur, du forestier, du voyageur et plus encore du poète, toutes ces iliades et ces odyssées ont la même voix, à la fois forte et tendre : et parce qu’elle est forte elle est pudique, et parce qu’elle est tendre elle est poétique.

Aussi bien est-ce l’unité qui frappe dans le massif foisonnant de cette œuvre. Qu’on la parcoure du chêne au hêtre, du marais sombre aux crêtes lumineuses, du Canada à l’Afrique ou au Val-de-Loire, il s’agit d’un même territoire, et je voudrais presque dire, parce que c’est ainsi que je le ressens, d’une même forêt. Au long de voyères et de sentiers qui reviennent sur leurs pas et croisent d’un livre à l’autre, c’est d’abord la clarté qui règne, l’union d’un caractère et d’un style qui font de Maurice Genevoix l’écrivain le plus français qui soit, pour qui l’équilibre se joue toujours sur les hauteurs, dont la mesure mêle la pudeur et le lyrisme et qui au delà de la nature puise à pleines mains dans un trésor dont il est maître : le naturel. Qu’elle baigne dans ces lumières végétales ou qu’elle trouve son irrigation dans les grands espaces libres de ses étangs et de son fleuve, l’œuvre genevoisienne marque tout autant son identité par sa langue, par les mots sonnants, colorés, odorants des pays de Loire, par l’obstination victorieuse à délaisser les termes généraux pour que chaque chose, chaque être retrouve son nom. Ce langage déborde de mots dont l’archaïsme ou la singularité retrouvent un sens parce que le récit même les justifie : non seulement les mots de métiers ou de savoir faire oubliés, non seulement les mots de vénerie si fortement porteurs d’attitudes ou de situations, ou ceux de fauconnerie si surprenants par leur étrangeté, mais les mots de la vie ancienne, les mots réveillés des trois règnes et des quatre éléments, les mots ressuscités, sortis des expressions qui les étouffaient, et restitués après que les siècles les ont endormis. Cette langue admirable est un registre exact d’êtres, de choses, de gestes, d’outils, où les mots prodigues et généreux sont le reflet joyeux de la profusion de la vie.

Pourtant dans cette unité rayonnante s’ouvrent des passages plus cachés où quelque chose de mystérieux et de soustrait au temps paraît attendre. Kanters disait de Maurice Genevoix qu’il est « une sorte de Montaigne qui promènerait ses pensées non dans la bibliothèque de sa tour, mais le long de la rivière ou bien dans la forêt ». Dans l’écriture de ce Montaigne là, en effet, l’intelligence pure a un rôle de servante ; elle n’a le droit que d’être un outil par lequel s’agencent les matériaux d’une extrême vivacité sensible ; parce que l’idée est bien plus fortement suggérée si elle se tient derrière ce qui a été vécu par la sensibilité, l’intelligence pure n’a pas là pour charge de dire, mais de donner à ressentir, et c’est une des parentés de l’œuvre de Genevoix avec celle d’un peintre. Sous la chair des sensations, la réflexion maintient une ossature puissante, mais volontairement effacée, et c’est au delà de la fête des descriptions, des émotions et des évocations poétiques que s’entend un discours plus sourdement dit. Genevoix confie lui-même : « Romancier, conteur ou poète, mes « réponses » animent toute mon œuvre, elle est tout entière une réponse ». Et il est bien vrai que chaque livre y est l’avatar d’une même âme. Mais si dans la forêt genevoisienne résonnent de toutes parts et si fortement les échos de cette réponse, c’est peut-être parce qu’elle abrite aussi la question. L’une et l’autre y mêlent leurs voix évasives, allusives, chuchotées, comme si les mots ne pouvaient qu’imparfaitement les formuler. Sans doute est-ce le soldat des Éparges, celui qui a vu deux fois la mort s’essayer sur son propre corps, ou avant lui le petit garçon pêchant ou tenant rêveusement dans sa main les nacelles blanches des os des lapins laissés par les renards, ou après lui le chasseur tirant pour tuer qui tous les trois font confidence de ce qu’ils ont de plus grave et en même temps de plus indicible à faire partager.

L’une de ces réponses est sans doute que tout être est double, et rêve de son impossible unité. L’homme Genevoix lui-même était vif et rêveur, disert et taciturne, sociable et solitaire, aimant le monde et ses plaisirs et ses honneurs et sans cesse tiré vers la nudité de lieux déserts. Dans toute l’œuvre le thème du double est sous-entendu et les éléments de ce double se complètent ou s’opposent tour à tour, en premier lieu tout ce par quoi la nature, où tout meurt et ou pourtant rien ne cesse, nous apprend la constante coexistence de la fragilité et de l’immortalité. Les personnages aussi sont doubles : les uns sont des êtres solaires, ardents, enthousiastes, et Genevoix dit parfois d’eux qu’ils sont « beaux comme un Saint Georges » ; d’autres sont froids, nocturnes, impassibles, responsables ; les premiers ressentent et parlent, dans la vivacité d’un monde à la Breughel, les seconds sont comme peints par Dürer, ils préparent, agissent, se taisent ; tous paraissent comme les deux registres d’une seule nature, la face éclatante et la face sombre d’un seul être, la recherche ingénue du bonheur et l’ombre inéluctable du destin. Mais l’œuvre abrite aussi une troisième sorte de personnages formant avec ces deux types un autre couple de contraires : des voyants naïvement victorieux du destin lui-même et détenteurs de la force d’innocence, des êtres de passage déjà éloignés de l’ordre de violence des humains et capables d’entrer dans l’harmonie immuable de la nature. De toutes ces figures mêlées surgit une image de l’homme partagée entre sa primitivité, à la fois innocente et sanguinaire, et sa civilisation, à la fois solidaire et cruelle. Enfin le rôle d’intercesseurs dans ce monde de combat appartient aux femmes, qui semblent vivre instinctivement ces tensions de façon souveraine, comme si la sombre, virile et guerrière aventure leur était soumise parce qu’elles savent découvrir et délivrer le secret de la vie en même temps qu’elles la transmettent.

À cette méditation, la guerre et la chasse donnent peut-être un écho plus profond mais n’en sont que les occasions, et la nature en est le plus parfait théâtre. C’est que les guerriers ou les chasseurs et aussi bien les voyageurs sont d’évidents symboles de dualité irréductible : ils aiment et tuent, ils mêlent quête et conquête, meurtre après meurtre ils rêvent d’apprivoiser la vie. Au delà de ce que Genevoix appelle « la joie barbare, élémentaire de faire couler le sang, de donner curée aux chiens et de trancher les venaisons », les chasseurs prennent le jeu pour l’enjeu. « Ils ne savent pas, dit Pascal, que ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent ». Et cette quête qui demande tant d’amour et ne peut se conclure que par la mort reste à tout jamais marquée par la contradiction fondamentale, la confusion entre connaissance et puissance, entre possession et destruction que tout chasseur porte en même temps que son arme ou ses pièges.

Dans ces grands paysages de Loire mélancoliques et superbes où affleure si vite le mystère par lequel les dieux et les hommes ont commercé ensemble depuis des siècles, le secret murmuré par Genevoix dit que nous vivons tous dans le regret de notre forêt perdue, de notre sauvagerie native, de nos élans candides et instinctifs soumis au cycle naturel par lequel la vie et la mort s’alimentent innocemment. Mais il dit aussi que nous avons toujours sur nous la malédiction qui nous a chassés de ce paradis premier, le fatal enchaînement des passions et des désirs qui nous pousse à porter la mort dans notre propre espèce ; et cet interminable monde de guerre, celui qu’a connu l’auteur de « Sous Verdun » ou des « Éparges », cet inhumain silence des décombres où la douleur et la mort suivent sans fin le cavalier d’Apocalypse, sont la marque du péché originel de puissance, de pouvoir, de volonté d’asservissement dont la fatalité flétrit notre condition. De sorte que l’œuvre se prête à une double lecture : le monde où nous vivons, qui en est le théâtre, ressemble au monde que nous portons en nous. Genevoix confie à demi-mots que dans l’un et l’autre existe une revendication majeure de la Justice et en même temps la certitude qu’elle ne triomphera pas, une condamnation horrifiée de la violence et de la cruauté et en même temps la découverte que chacun porte en soi cette violence et cette cruauté. Mais sans cesse, et même dans les livres de guerre, cette constatation pathétique découvre que s’il n’est pas possible que la blessure se referme, il n’est pas non plus désespérant qu’elle demeure ouverte. Car le passage qu’elle livre à la douleur, elle l’offre aussi à la tension de la vie, derrière laquelle le bonheur se tient tout chaud.

Les lieux les plus retirés de la forêt genevoisienne abritent ainsi une sorte de lointain âge d’or dont n’a cessé de rêver l’homme voyageur quia inventé Hauk, ou le cerf Rouge, l’écrivain qui a parlé avec une sincérité tranquille de la mort donnée et qui a vu de près la mort reçue. Genevoix a toujours rencontré en lui le double fantôme, celui de la puissance et celui de l’innocence. Mais c’est l’innocence qui l’emporte : il possède un charme qu’aurait reconnu François d’Assise, il a le pouvoir d’enchanter les bêtes et d’être lui aussi un intercesseur de ce monde qu’il qualifie si souvent de « magique » ; ainsi la « capture presque magique » du colossal barbeau du Bestiaire enchanté, pris au collet, dont l’œil fabuleux semble dire : « ce qui arrive par toi en cet instant, ce n’est pas dans l’ordre du monde... Desserre ce lien, laisse-moi aller. Tout alors retrouvera la joie et l’harmonie, et la beauté de ce jour merveilleux ». Et si l’écureuil se blottit, si les hérissons s’approchent, si la faisane se laisse saisir c’est par le pouvoir du charme, qu’on pourrait appeler aussi bien le pouvoir du cœur. Genevoix en dit le secret dans ses Trente mille jours : « Il n’y avait fallu, selon moi, qu’une longue patience, hors du temps, toute donnée, toute communion ». Sans doute cette communion est-elle le maître-mot, celui des épousailles paniques qui liaient la jeune Florie à La Forêt perdue, « infime créature, dit Genevoix, accueillie dans un monde sans limites, participant et s’abolissant tout ensemble, non plus reflet ni regard ni écho, mais ce monde même dans son immensité ». Et Florie est si proche de son créateur que c’est elle qui dicte la dernière phrase du dernier livre : « comme Florie, il m’avait été donné de voir s’entr’ouvrir sous mes yeux un monde vrai, où les symboles et les correspondances sont la seule réalité, où la création est Dieu même, et Dieu sa propre création ».

Cette grande œuvre panthéiste où les trois règnes constamment interpénétrés ont un poids égal, où le règne animal contient l’homme et la bête, où le chasseur et son gibier sont solidaires jusque dans les rites les plus cruels de leurs approches s’est soumise à l’éternité de la terre. La nature indifférente y peuple la nuit de cris d’égorgés, de durs accouplements, de pariades songeuses ou de gémissements funèbres, parce qu’ainsi est l’ordre qui transmet la vie. Maurice Genevoix n’a pas cessé de vivre dans la forêt, avec sur son visage la bonté lasse et pleine d’espérance que Dürer donnait à Saint Georges ramenant pour la millième fois la peau du dragon de violence. Il n’a pas cessé d’y poursuivre une présence foisonnante que seuls ceux qui l’ont trouvée peuvent nommer ; « quelque chose de stable, dit-il, de serein, qui participe du rythme et du chant », à travers lequel il se sent « guidé vers moi-même, vers ce qui fait écho à ce rythme à moi-même consonnant ». Cette vision d’une harmonie supérieure et intimement accueillie contient l’énigme si souvent approchée mais non dite dans cette œuvre qui a rarement évoqué l’au-delà. Peut-être cette énigme, surprise dans le murmure des dieux, et derrière laquelle Genevoix continue sereinement de sourire, est-elle qu’il nous appartient tout simplement d’aimer assez tout ce qui vit pour que la mort nous soit belle mort.

L’homme à qui vous avez dédié cette maison, Monsieur le Maire, a été l’un des membres les plus écoutés, les plus aimés de l’Académie française, où son secrétariat perpétuel a brillé d’un grand éclat. La Compagnie m’a chargé d’exprimer sa gratitude à votre commune, à tous ceux dont les efforts ont abouti à créer ce lieu dont la vie à venir sera liée au souvenir d’un grand écrivain. Nulle part sa mémoire ne pouvait être mieux honorée qu’à Saint-Denis-de-l’Hôtel, qui fut son village, et où de nouveau le voilà chez lui.