Discours de réception de Pierre Moinot

Le 20 janvier 1983

Pierre MOINOT

Réception de Pierre Moinot

 

   M. Pierre Moinot, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. René Clair, y est venu prendre séance le jeudi 20 janvier 1983 et a prononcé le discours suivant :

    

Messieurs,

     La rigueur de vos lois impose d’être initié par une épreuve que j’ai désirée et attendue ; mais c’est davantage votre clémence qui surprend, lorsque vous permettez que soit admis dans votre Compagnie un homme continûment partagé entre deux devoirs. De ces deux personnages, celui qui a tenté de servir les Lettres et celui qui a choisi de servir l’État, souffrez que je ne cherche pas à savoir si votre choix a comblé l’un plutôt que l’autre. En les accueillant ensemble, vous avez lié des causes qui vous ont sans doute paru plus assurées parce que vous leur connaissiez des précédents. Vous avez songé que justesse du langage et justice des comptes se sont autrefois retrouvées chez certains défenseurs du bien public, et vous vous êtes souvenu des trois magistrats des comptes qui ont eu avant moi l’honneur de siéger dans vos rangs.

     Le premier président Charles-Aimar de Nicolaï exalta dans son remerciement la sagesse d’un « monarque citoyen » dont il avait souvent, avec une éloquence célèbre, rappelé à l’ordre les contrôleurs généraux. C’était en mars 1789. Cet homme de courage allait partager le sort de ses confrères Bailly et Malesherbes et mourir guillotiné, victime d’une fidélité immuable aux attachements qu’il s’était donnés. Je sais, Messieurs, que vous ne me demanderez pas d’aller jusqu’à ce martyre.

     Plus d’un siècle auparavant, les calculs se faisaient grâce à des jetons qui portaient, entre autres devises : « pour bien jeter et déjiter, faut bien entendre et point parler ». Quinault, le librettiste de Lulli, avait l’oreille fine et c’est avec le titre d’auditeur des comptes qu’il prononça son compliment devant vos prédécesseurs, alors qu’il avait déjà écrit plus de trente pièces, ce qui faisait dire aux malicieux lorsqu’il sollicita sa charge : « Puisqu’il fit tant d’auditeurs, pourquoi l’empêcher de l’être ? ».

     Mais c’est surtout au parrainage du bon président Toussaint Rose que je voudrais devoir votre faveur. Rose écrivait aussi vite qu’on parle. Donné par Mazarin à Louis XIV, il partageait avec ce dernier une stupéfiante similitude d’écriture, qui lui valait d’être appelé « la main du Roi ». Un jour que le Monarque était d’excellente humeur pour avoir gagné à la paume, Rose, qui était grand ami de Chapelain, de Boileau, de Racine, lui fit remontrance, sur un ton faussement alarmé, du désordre horrible d’un royaume où, dans les occasions solennelles, des conseillers, présidents et autres gens de longue robe étaient admis à haranguer le Roi, alors que les Académiciens, dont tous les écrits disaient l’éloquence, devaient rester muets. Du même jeu, le Roi promit qu’il ferait cesser un si grand scandale et dès lors l’Académie fut reçue en corps, aux jours de cérémonie, au même rang que les Cours souveraines, comme elle l’est encore aujourd’hui. Les harangues de ses membres lui valurent la réputation la plus étendue et elle se souvint de ce bienfait en appelant à elle celui qui avait su le préparer, bien qu’il n’eût rien écrit pour le public. Mais Toussaint Ptose se distingua d’une manière qui vous rend sa mémoire plus durable peut-être que ne l’ont fait de longs ouvrages pour d’autres de ses confrères : il souffla à Colbert, qui avait servi Mazarin avec lui, que votre Compagnie avait bien besoin qu’on la fournît en bois, en chandelle et en journées de copistes. Ce fut là votre première subvention.

     Qu’il me soit permis, Messieurs, pour exprimer les remerciements que je vous dois, de vous répéter les mots mêmes du discours que Toussaint Rose prononçait il y a trois siècles : « Si un ardent amour pour les Lettres, un respect inviolable pour votre Compagnie et une éternelle reconnaissance de la faveur de vos suffrages peuvent tenir lieu de mérite, j’espère, Messieurs, que votre choix ne vous fera jamais rougir. » Ces trois règles seront les miennes, sans pourtant que je puisse jamais espérer vous apporter autant que Toussaint Rose : il obtint pour chaque représentation théâtrale à la Cour six places où les Académiciens étaient conduits avec honneur et fournis de rafraîchissements et de friandises. J’aime à rappeler aujourd’hui que mon lointain prédécesseur ne fut pas seulement le premier des sténographes, mais le promoteur des chocolats glacés à l’entracte.

     Il vous suffira, Messieurs, du seul mot d’entracte pour que le film auquel René Clair donna ce titre en 1924 vous convie par son éblouissant prologue à la joie des images : des cigarettes éparses brusquement dressées pour soutenir le fronton d’un temple, la fleur d’un tutu de danseuse à barbe, un corbillard majestueusement tiré par un dromadaire, orné de jambons, de saucissons et de couronnes dont un monsieur en gibus enlève la croûte pour la manger en essuyant une larme furtive, au milieu d’un convoi dont un frein invisible retient les sauts bondissants, et soudain la folle poursuite du corbillard lancé à une vitesse infernale jusqu’au manège de montagnes russes où tout plonge, bondit, vire, tombe, se rattrape vertigineusement et catapulte dans les prés un cercueil qui éclate en livrant un chasseur magicien dont la baguette fait un à un disparaître les témoins de cette allègre résurrection, puis l’anéantit lui-même. Ce petit film joyeusement provocateur est à la fois le chef-d’œuvre et la fin du mouvement dadaïste, mais René Clair n’a pas lâché pour autant la baguette des sortilèges. Il se présentait devant vous comme un montreur d’ombres. Je voudrais, dès l’abord, compléter ce générique : montreur d’ombres, colporteur des illusions nées d’une machine à fabriquer les rêves, bien sûr !, mais aussi auteur d’une œuvre sans ressemblance, qui a fortement marqué par ses recherches, ses découvertes, ses presciences et ses accomplissements, l’histoire d’un art.

     Pour aborder ce maître discret de la grâce, du sourire et des rêves, c’est Flaubert qui me pousse au courage : « Les chefs-d’œuvre, disait-il, sont comme de grands animaux, ils ont la mine tranquille. » Me voici en marche d’approche, avec la passion du voyeur, puisque c’est de voir qu’il s’agit : mais je pourrai seulement surprendre quelques séquences de cette vie, observer quelques plans épars de cette œuvre et en suivre quelques-uns des cheminements dans un montage sommaire, dont la bande-son aurait tristement évoqué pour René Clair le « cent pour cent parlant » des années trente.

     Commençons donc le scénario par Paris, et bien sûr par Paris en liesse. « Le jour de mes vingt ans, raconte René Clair, j’ai ouvert ma fenêtre, j’ai vu beaucoup de gens dans la rue qui s’embrassaient. » C’est le onze novembre dix-neuf-cent-dix-huit. Ce mince jeune homme d’une distinction presque distante regarde rêveusement la joie des autres. Au milieu de cette foule et de cette ville couverte de drapeaux, il songe aux grands chants lyriques de Barrès dont les accents sont morts pour lui après les effroyables spectacles dont il a été le témoin dans le poste de secours aux blessés où il s’est engagé. En silence, d’un bal à l’autre, il attend que la guerre descende dans l’eau profonde d’une mémoire muette. Par bonheur, il possède un royaume inaltérable : son enfance, si fascinée et si passionnée qu’elle restera pour la vie entière grotte aux trésors et terre de regrets.

     Dans les avant-mémoires du jeune homme rêveur, nous retournons en arrière jusqu’à un vieux républicain de 1848, un maître-maçon auquel Gambetta avait confié en 1870 les travaux de défense de Lyon et que l’aventure a poussé à ouvrir à Paris un commerce. La maison Chomette vend, rue des Halles, de la savonnerie de Marseille et le fils, Marius, travaille au négoce quand il rencontre une jeune orpheline qui vit avec sa sœur dans un sévère pensionnat bourgeois. Les deux orphelines – déjà Griffith ! –, pour vaincre l’oisiveté dominicale si propice aux mauvaises pensées, reçoivent chez leur tante un sac de haricots et un sac de petits pois qu’elles ont ordre de mélanger, puis de trier, pour reconstituer un tas blanc et un tas vert tout prêts pour le prochain dimanche. Marius s’est glissé dans un moment sans haricots ni petits pois et a épousé Marie Senet. Un fils Henri est né, et le ménage voudrait lui donner une petite sœur : c’est encore un garçon, mais si blond, au visage si fin que sa mère l’appellera longtemps « ma petite Rénette » et enrubannera ses cheveux longs. René grandit au spectacle du ventre même de Paris qu’à magnifiquement évoqué ici, en l’accueillant, Jacques de Lacretelle. L’image de Paris pour ce petit prince silencieux, très beau, qui déjà n’est que regard, nous la voyons nous-mêmes comme le Paris de René Clair : lorsqu’arrivent les premiers tramways et les omnibus, des bourgeois avec des cravates à système et des hauts-de-forme, avec des ombrelles et des chapeaux dont la paille est déjà d’Italie ; et la nuit, des boucliers en blouse blanche qui ressemblent à des fantômes, des crémiers et des poissonniers aux phrases fortes dont on pourrait presque recopier les dialogues, des maraîchers dont les appels aux chalands semblent chantés. Un jour, le hasard fait signe : le Père Noël apporte un théâtre de marionnettes et d’emblée le vrai jeu est d’inventer pour elles une histoire. René a huit ans lorsqu’il écrit pour son théâtre son premier scénario. Il n’est guère plus âgé lorsqu’il recompose à sa manière un Faust qu’il vient de voir à l’Opéra. « Aussi loin que je me souvienne, dit-il, j’ai toujours pensé que je deviendrais écrivain. »

     Une fois éteints les lampions des bals d’armistice, les images de notre jeune homme rêveur s’accélèrent : la porte de l’Intransigeant qu’il franchit, à l’essai ; la porte d’Edmond Rostand qui lui fait la bonne grâce de mourir juste à l’heure où il peut, le premier, téléphoner la nouvelle au journal ; la porte du studio Gaumont où une amie vient de lui téléphoner qu’on l’attend d’urgence. Il la franchit, il est saisi par un fantôme à châle et à lunettes : Miss Fuller, la Loï Fuller des années 1900, qui tourne Le lys de la vie, avec toute sa troupe de ballets et un seul jeune premier : lui. Il refuse, puis devant le cercle des ravissants visages qui espèrent un oui, dit que... peut-être. Écoutons son vieil ami Georges Charensol : « Une costumière apporte des défroques orientales et quelques instants plus tard, le visage poudré de mauve, les yeux faits au rimmel, le front ceint d’un turban, les épaules couvertes d’une peau de léopard, il se trouve hissé sur un robuste cheval et... doit embrasser à diverses reprises une jeune anglaise à laquelle il n’a pas eu le temps de dire deux mots. « Baisez, Monsieur, baisez encore », crie Miss Fuller. » Ce qu’embrasse René Chomette, pour la première fois de sa vie, c’est le cinéma. Les signes se multiplient : le voilà chez les exilés du cinéma russe, puis avec Louis Feuillade pour six épisodes de l’Orpheline et si autres de Parisette avant de suivre Jacques de Baroncelli dont son frère Henri est l’assistant. Au gré de tous ces hasards dont l’enchaînement s’ordonne si bien, le jeune homme a presque changé de rêve : « Je sentis, dit-il, que mes aspirations d’écrivain pouvaient prendre une nouvelle voie. Pourquoi ne tâcherais-je pas d’écrire pour le cinéma et passer de l’autre côté de la caméra ? ». Hébertot, qui dirige le théâtre des Champs-Élysées et publie plusieurs journaux d’art, voudrait pour l’un d’eux un supplément critique de cinéma. C’est à mi-chemin entre écrire des livres et faire des films. Ce qui inquiète René, c’est qu’il veut absolument garder pour les livres son nom de Chomette. Vous l’avez entendu ici même, Messieurs, évoquer « ce mode d’expression... auquel, lors de sa naissance, un destin bienveillant a prêté le beau nom de Lumière ». Peut-être ses amis y songeaient-ils lorsqu’au milieu des rires ils l’ont baptisé Clair. Une telle nomination, qui dans certaines sociétés appartient aux devins et conclut les rites initiatiques, exprimait à la fois une filiation essentielle et une destination si hardiment projetée que l’œuvre et le nom semblent s’être mutuellement commandés.

     Au cours de ces années de 1923 à 1925 René Clair va devenir, selon sa propre expression, « un auteur qui réalise ce qu’il écrit ». Nous avons la chance que dans un passionnant petit livre, Réflexion faite, il ait groupé en quelques thèmes les principaux articles écrits à cette époque, en les doublant des jugements nouveaux qu’il porte en 1950 ; et cette conversation s’est prolongée de la même manière en 1970, dans Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui. Ces livres sont essentiellement une défense et illustration d’un art, et leur unité n’a pas cédé aux évolutions techniques qui ont bouleversé la forme d’expression qu’ils étudient. L’idée est restée la même pendant ces cinquante années : le cinéma, c’est le plaisir ; plaisir d’inventer ce qui bouge, plaisir de transporter tous les publics dans l’imaginaire, comme le faisaient les baraques de cinématographe des champs de foire où les premiers montreurs perçaient des trous dans la toile pour que les voleurs d’images devinssent les habitués.

     Les baraques ont fait place à des sociétés robustes qui ont compris qu’existait là un produit populaire, donc un marché. La veine dite comique des origines a duré à côté d’un cinéma mélodramatique fait pour appeler l’admiration et si possible les larmes, qui s’est prolongé dans les cinéromans et de nos jours dans les « romans-photos » ; en même temps est né vers 1908 ce qu’on a appelé le « Film d’art ». Ainsi deux académiciens, Jules Lemaître et Henri Lavedan, commettent-ils successivement l’Assassinat du duc de Guise avec la complicité des acteurs du Français, et le cinéma croit qu’il est enfin devenu un art parce qu’il ressemble au théâtre. Mais Mounet-Sully ou Sarah Bernhardt, qui veulent être aussi les grands acteurs de l’écran muet, y sont seulement, hélas, des bouches ouvertes.

     Tout change avec l’obus qui a blessé Apollinaire, avec la grande danse macabre qu’ont peinte Dorgelès et Genevoix. Les années vingt ont transporté les échos des révolutions dans l’expression créatrice. « Les traditions et les techniques, écrit René Clair, furent jetées par dessus bord comme les officiers du Potemkine. Une certaine forme d’humour ne dissimulait pas complètement une certaine forme de désespoir. » Et tout aussitôt il explique les tendances cinématographiques française de l’après-guerre : « À une époque où pour certains d’entre nous la littérature et le théâtre semblaient appartenir à un âge vermoulu dont les déménageurs de Dada dispersaient les décombres, le cinéma apparaissait comme le moyen d’expression le plus neuf, le moins compromis par son passé, en un mot le plus révolutionnaire. » Et ce jugement de 1970 semble l’écho de ce qu’il écrivait en 1925 : « La merveilleuse barbarie de cet art me charme. Enfin, voici des terres vierges ! ».

     L’écran blanc ressemble encore pour lui, à cette époque, à la Terra incognita des cartes anciennes. Dans ce Colisée qui est l’unique cinéma des Champs-Élysées, vieux films et films neufs entrecroisés l’emmenèrent à l’aventure. Avec les intellectuels français stupéfaits il a découvert le cinéma américain, qui s’est déjà donné les moyens d’être une industrie et dont les œuvres, cette fois, révèlent un art. Il déchiffre les images de Mack Sennett, de Griffith, de Chaplin auquel il voue une admiration qui sera bientôt réciproque. Sous ses yeux, le cinéma français d’après-guerre naît dans la fièvre, avec Marcel L’Herbier, Abel Gance, Epstein, Feyder, avec Delluc, le plus grand de tous peut-être et qui va mourir bientôt. Mais aucun de ces « impressionnistes » ou de ces « paysagistes » comme on les appelle, ne parle comme il voudrait parler vraiment, il sent que peut exister autre chose que ce cinéma d’essence dramatique qui à peine né semble déjà un peu vieux. Il analyse la logique rigoureuse des effets de Max Linder – dont je ne sais si on les appelle déjà des « gags ». Il regarde vers Lumière et les actualités de 1897, avec leur drôle de mouvement saccadé : le « char du prince Carnaval », et le « Souverain russe avec le président de la République » sont à peine démodés parce qu’ils ont maintenant le charme des choses lointaines ; reconstitués en décors, ils reviendront dans Le Silence est d’Or, où les toiles de fond des studios Fortuna seront peintes par le propre décorateur de l’autre pithécanthrope du cinéma, Méliès, qui en cette année 1923 vend misérablement des cigarettes en chocolat et des jouets dans le hall de la gare Montparnasse. La féerie de Méliès survivra dans le rayon magique de Paris qui dort, dans le pays des merveilles du Voyage imaginaire ; elle inspirera les fichiers mécanisés de l’usine dans À nous la liberté, ou l’étrange galerie des machines inventées par Faust dans La beauté du diable, qui semble une illustration de Jules Verne. Avec ces initiateurs, René déchiffre les mots qui vont composer son vocabulaire.

     Plus que tout autre art le cinéma justifie la remarque de Malraux selon laquelle ce n’est pas eu regardant des paysages qu’on devient peintre, mais en observant des tableaux. Et c’est la matière, plus que le motif, que René Clair commence fort naturellement par voir au Colisée : il a presque oublié la littérature dans la joie d’un nouvel univers délivré des mots : « Soyez ma maîtresse, image. Vous êtes à moi, chère illusion d’optique... à laquelle aucun sens absolu ne s’attache et que ne lient pas les vieilles ficelles de la pensée. » Mais la logique prend vite sa revanche : tout ce qu’il a vu va se raisonner en quelques principes simples, qui commanderont une fois pour toutes la nature et l’enchaînement des visions futures.

     D’abord la première règle : songer au public. « Il n’est pas certain, dit-il, que le public ait toujours raison, mais il est certain que les auteurs qui le dédaignent ont toujours tort. » À ce vieux problème des deux cinémas, l’un pour le public, l’autre pour l’élite prétendue, René Clair après Chaplin donne sa réponse, « celle du film populaire réalisé avec une profonde dignité artistique ». Il serait intéressant, dit-il, « de renouer avec la tradition de 1900.... une poésie populaire est là, qui cherche sa voie. » Voilà bien la porte secrète. Il a entendu Stravinsky introduire dans Petrouchka le vieil air de foire de Elle avait une jambe de bois ; il a lu la préface des Mariés de la Tour Eiffel où Cocteau veut « déniaiser la niaiserie ». René Clair sait parfaitement que ce qui sépare le niais du naïf, c’est seulement la poésie et il est, à mon sens, un grand poète : il va faire du naïf le natif d’une terre sans espace et presque sans temps, ou tout prendra la vérité de ce qui ne change jamais.

     C’est alors que surgit le rêve. Ce rêve-là, Messieurs, est presque aussi ancien que votre Compagnie et depuis le jésuite Athanase Kircher, vers 1644, a inventé la lanterne magique, la fantasmagorie passe par le regard. Ces illusions nées d’un verre entretiennent en nous un jeu subtil : elles nous leurrent alors même que nous savons en être les victimes, elles agacent une constante incertitude qui nous fait en même temps croire et refuser de croire, elles installent en nous un espace intérieur qui cohabite avec nos trois dimensions ordinaires, comme si nous rêvions. René Clair a souvent songé à ces mécanismes : « L’état d’esprit particulier du spectateur d’un film, écrit-il, n’est pas sans analogie avec l’état du rêveur. L’obscurité de la salle, l’engourdissement produit par la musique, le défilé des ombres sur la toile lumineuse, tout concourt à plonger les spectateurs dans cet état de demi-rêve où la puissance suggestive des images exerce un empire comparable à celui des visions qui peuplent notre sommeil ». On voit là par quel passage il va, pour les rêveurs de la salle, transporter le rêve sur l’écran.

     La troisième donnée fondamentale découle du fait que l’image commande tout et d’abord l’obsession constante qui le poursuivra toute sa vie, le sujet, qui « doit être avant tout un thème visuel ». Dans les films de cette époque, dès que le vil séducteur s’approche de la jeune innocente, un plan fugitif montre une chenille sur une rose ; toute tempête sous un crâne appelle une mer démontée et quand le jeune homme solitaire rêve tendrement, sa bien-aimée en surimpression respire une fleur. Le style qu’il cherche est tout autre que ces métaphores d’écriture, l’idée ne peut être que la conséquence d’un geste et si le film doit, comme il le croit, davantage faire plaisir que faire penser, la fête de l’œil vient de ce que l’image et ce qu’elle exprime sont animés. Le manifeste de son premier film dit que « s’il est une esthétique du cinéma, elle... se résume en un mot : mouvement ».

     Avec ces trois règles, la poésie populaire, le rêve et le mouvement, voilà dessiné un art poétique singulier qui va dominer une œuvre sans exemple.

     À la fin de ces années 1925, les visions terribles qui ont fait pour toujours de René Clair un idéaliste sceptique se sont éloignées. Il a déjà réalisé quatre films sur lesquels il vient d’éprouver ses outils d’artisan. Il vient de rencontrer Bronia Perlmutter à laquelle il voue, là aussi pour toujours, un amour inaltérable et qui sera pour toute l’œuvre, pour toute la vie à venir soutien, recours, force, partage. Leur fils Jean-François va bientôt naître. Porté par ces années fertiles René Chomette écrit dans un mouvement d’une grande virtuosité son premier roman, Adams, un conte philosophique que Grasset ne veut publier que sous le nom déjà fort connu de Clair.

     Adams est l’histoire d’un acteur si célèbre qu’il est devenu à lui seul une mythologie ; les personnages qu’il a créés finissent par sortir de tous les écrans du monde pour mener leur propre existence avec une telle force qu’Adams, leur père, décide d’un nouveau film où il va jouer Dieu. Le tournage a lieu dans une sorte de salle de cinéma où est projeté ce qu’Adams reconnaît pour être sa vie ; il comprend que son orgueil de démiurge est jugé dans ce purgatoire et que la façon dont il a vécu le condamne comme elle condamne peut-être à travers lui sa propre espèce. Pendant que le film « Dieu » projeté sur le ciel même, devient aux mains des producteurs une gigantesque affaire d’argent, il se retire du monde jusqu’à ce que la vengeance du ciel – ou sa clémence – détruise de son tonnerre le stock de pellicule où s’était glissé ce nouveau Dieu.

     Sans doute ce livre, paru en 1926 quelques mois avant la mort de Rudolph Valentino, avait-il sa propre actualité. Mais comme il arrive chez les grands auteurs, une seule œuvre contient en germe presque toutes les autres parce qu’elle révèle un ton et esquisse des thèmes. Sans que René. Clair l’ait su peut-être dès ce moment-là, Adams était ce que seront les autres écrits romancés : non pas un sujet qui pouvait être tourné, mais son contraire, le cinéma transporté dans l’écriture, des visions superbes imagées par le pouvoir des phrases. Cette histoire est bien sûr une parabole sur l’orgueil du créateur, dont Albert Camus dira qu’il n’est pas seulement l’imitateur de Dieu, mais qu’il en est aussi le rival. Elle prophétise le temps des « idoles », devenues telles par la puissance de la presse et du film, et la force diabolique des images lorsque l’or ou le pouvoir les asservit. Elle désespère déjà d’un monde sur lequel l’ancien Dieu ne peut plus régner depuis que certains aspects du progrès en ont mutilé le visage. Et son auteur en demandant aux moines chez lesquels Adams s’est réfugié de prier pour la folie des hommes dit au lecteur : « Prends garde, la mort te montrera toujours trop tôt le corps des fictions, le fantôme de ta chair. » Vous avez reconnu dans tout cela le négatif amer de la plupart des films futurs ; j’aurais pu vous rappeler aussi qu’Adams contient plusieurs descriptions du paysage des cheminées et des toits, d’éclatants rappels de l’enfance, un combat au couteau comme clans Sous les Toits de Paris, un fascinant papier peint comme celui de la chambre de Monsieur Émile, qui a aussi servi de fond au générique du Silence est d’or, et un diable aussi beau que le sera plus tard Gérard Philipe. Dès ce petit livre, si vif, qui se débarrasse une fois pour toutes de la métaphysique, nous savons que l’œuvre écrite et l’œuvre filmée forment un tout qui ne peut être séparé, une réflexion unique servie par deux moyens différents, mais maîtrisés avec un égal bonheur, sur l’apparence, sur l’irréalité, sur la trame invisible des vies dont le hasard nous montre parfois quelques fils. Le théâtre cinématographique peut maintenant s’ouvrir, le programme vient d’en être écrit dans Adams, qui lui sert d’affiche. Entrons, Messieurs, regardons maintenant se projeter sur la toile ou la feuille blanches le monde de René Clair. S’il me fallait pour ma part dans ce labyrinthe de simplicité suivre un fil d’Ariane, ma présence ici-même me porterait volontiers à choisir celui du rêve, tressé avec ceux du surnaturel et du merveilleux.

     L’aspect extérieur de ce pays particulier utilise ce que René Clair appelle « la nature supernaturelle du cinéma », qui demande une continuelle transposition en décor. Sans doute est-ce la raison pour laquelle la nature, qui se transpose mal, a si peu de place dans cette œuvre : quelques prés enchantés, quelques herbes folles et pourtant fleuries, des bosquets d’amoureux sont des échappées vues de la ville, de lieux construits – et presque toujours construits en studio. Mais quelle cité ? Celle de nulle part, évidemment, celle où Faust et Méphistophélès changent le sable en or ; même Paris lorsqu’il dort semble une métropole de songe, et plus que la ville, c’est l’élément séparé de son ensemble et lui-même clos, le quartier, la rue, le hameau. La maison même a son architecture propre, édifiée autour de l’escalier et s’élevant vers les chambres sous les toits, domaines abstraits, favorisant les évasions, qui disent le goût des vues de haut, de la continuelle tentation du diable boiteux, et qui ont leur propre unité aérienne comme un reflet de l’unité terrestre des rues. Tous ces lieux sont sans époque, sans relation spatiale, sans saison, sans soleil, obscurités et lumières y sont complices, et lorsque la pluie arrive, elle devient le paradoxal sourire des fêtes. Nous vivons ailleurs, dans ces daguerréotypes sans ombre que Georges Sadoul comparait aux espaces hors du temps de Piero della Francesca, dans un pays auquel une technique très savante à base de toiles peintes et de voiles de tulle a donné une lumière plate qui efface la profondeur, et ces endroits un peu gommés deviennent l’idée qu’on a d’eux-mêmes : le bal, l’usine glacée, le café chaleureux. Ainsi l’histoire de France parcourue par le rêveur de Belles de nuit, ressemble aux pages d’un livre d’histoire où les peuples disparus sont ressuscités non dans leur architecture, mais dans les ruines de leur architecture. L’irréalité est aussi dans le décor du décor, dans cet effet de miroir qui donne un spectacle au spectacle ; devant le café-concert des Grandes manœuvres, le music-hall ou le cinéma du Silence est d’or, l’opéra de Belles de nuit ou du Million, le théâtre de Fausses nouvelles, l’estrade où jouent les saltimbanques de la Beauté du diable, nous regardons des personnages qui regardent une représentation, notre illusion se prolonge dans l’illusion avoué et souvent parodique d’une scène.

     Les objets sont parfois eux-mêmes des trompe-l’œil dont nous ne discernons pas qu’ils sont peints sur les décors ; ce qui nous leurre, c’est l’insensible frange par laquelle leur vérité entre ou s’échappe. Les objets vrais eux-mêmes fuient leur forme et leur usage pour devenir les éléments d’un langage : un chapeau, une veste, une bague deviennent enjeu de poursuite ; des pantoufles rapprochées, des photographies qui servent de porte au passé ou au songe, un bouquet, sont aussi éloquents que les souliers du couloir d’hôtel décrits dans De fil en aiguille. Abandonnés sous la pluie, le taxi de Jean et la charrette de fleuriste d’Anna ne sont pas l’image d’un accident, ce sont des objets qui s’embrassent, et lorsqu’un chariot indécis de chiffonnier traverse l’écran de gauche à droite dans la première image de Porte des Lilas pour le retraverser de droite à gauche dans la dernière, nous savons qu’il ouvre et ferme un rideau.

     Une même transposition épure les personnages. Ceux qui entourent les héros appartiennent depuis si longtemps au territoire qu’ils eu sont la voix collective et servent de chœur, chacun d’eux s’allégeant peu à peu pour devenir un caractère ou un type. Ceux qui sont sur le devant de la scène, au contraire, semblent sans appartenance, sans autre histoire que celle qu’ils vont jouer. Ce sont parfois des cœurs simples, plus souvent des êtres d’illusion ou d’instant, des baladins, chiromanciens, acteurs, chanteurs, journalistes ; leur profondeur n’est pas dans ce qu’ils sont, mais dans la fable qu’ils vivent devant nous. Et pour que leurs silhouettes soient elles aussi soumises au jeu des miroirs, René Clair leur donne des doubles, comme dans Marivaux ou Goldoni les valets sont des ombres épurées ou grossies de leur maîtres. À côté de la grâce d’Anna et Jean qui dansent, un vieux couple très lourd tourne amoureusement ; à côté d’Armand et de Marie-Louise, le lieutenant Félix et la jeune Lucie se brouillent et se raccommodent ; ou bien les ténors d’opéra chantent le duo d’amour qui se joue en coulisse ; ou bien l’action elle-même se transpose, lorsque « Passion d’Orient », le petit film tourné dans les studios du Silence est d’or, devient la représentation burlesque de la situation dans laquelle se trouvent ceux qui la jouent. Tous ces personnages simplifiés, prolongés d’ombres dans leur clarté même, nous les croyons d’abord nos semblables, alors qu’ils sont nos reflets.

     Dans cet univers si habilement gauchi, mais si parfaitement stable, les bons sentiments prennent une force indestructible d’innocence. Lorsque les deux amis de À nous la liberté, que la prison contraint au silence, échangent de part et d’autre de la table un clin d’œil et un sourire, une grande et sereine amitié est dite, une fois pour toutes, et si fortement qu’elle nous émeut avant que ses péripéties nous fassent rire. Peut-être cette amitié des hommes entre eux a-t-elle plus de place et de force dans l’œuvre entière que l’amour. C’est que les personnages féminins ont presque toujours peu d’existence : filles faciles, séductrices ensorceleuses on âmes amoureuses sont toujours les motifs plus que les moteurs de l’action ; les femmes semblent être là des prétextes, les sentiments qu’elles inspirent sont uniformes et le jeu dont elles ont été parfois l’enjeu après une partie de dés ou un pari se joue ailleurs, comme si leur rôle était seulement de permettre une fin heureuse.

     Dans le domaine des sentiments le voile de tulle qui enlève aux décors leur profondeur s’appelle la pudeur : c’est une vitre qui empêche d’entendre les aveux d’un soupirant timide, ou le dialogue par lequel l’amour se sacrifie au nom de l’amitié. Tel apparaît ici le cœur : dépouillé de violence, avec seule parfois la brève violence des hommes entre eux, et d’une sensualité si naïve qu’elle ne supporte aucun autre érotisme qu’allusif. Le narrateur de la Princesse de Chine estimait déjà qu’« un instant de tendre abandon ne diffère d’un attentat à la pudeur que par l’absence d’un gendarme ». Et parlant du harem de visions sur lequel l’écran a ouvert sa porte blanche, René Clair précise : « Il ne s’agit point ici d’amour autant que de désir. » Albert désire-t-il Pola, quand à cause d’une nuit trop chastement partagée dans sa chambre il la renvoie, ou l’aime-t-il ? Ne faut-il pas un philtre à Jennifer, sorcière ensorcelée, pour aimer vraiment ? Quant à l’amour pratiqué par les cuirassiers des Grandes manœuvres c’est davantage un sport qu’un sentiment, il donne lieu à des records et des paris, jusqu’au jour où... Voilà bien la limite fragile mais définitive où les mêmes mots ne sont pas dits d’un même cœur. « J’arrive à temps, joue Monsieur Émile en donnant une recette de séduction... Vous alliez vous marier, sans bonheur, sans amour... tout au moins sans cet amour qu’on ne rencontre qu’une fois... Comme dit le poète Ronsard, cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie, et caetera, et caetera, tu leur racontes n’importe quoi. » Et Jacques va reprendre la tirade, et Madeleine la citation, mais il n’y a déjà plus pour eux d’et caetera. Ainsi parfois Don Juan est pris à son piège, et toute la délicatesse dramatique des Grandes Manœuvres, la seule œuvre où l’amour ne laisse que des vaincus, est déjà dans une réplique stendhalienne du Silence est d’or : « Mon seul amour, ma seule défaite », dit Monsieur Émile devant la photographie d’un visage. Le monde masculin est là séparé de celui des femmes autant que l’est Sir Cristopher, le héros d’une nouvelle de Jeux du hasard, de celle qu’il aime passionnément et qu’il croit tenir embrassée dans l’obscurité qui lui cache que c’est une autre ; mais puisqu’il ne sait pas que ce n’est pas elle, en vérité il la tient. Ainsi du monde des hommes qui ignorent ce qu’ils étreignent, dans cette œuvre traversée de désirs frais, de caresses devinées, de déclarations en chansons et d’amourettes masquant l’amour ; la comédie s’arrête aux frontières des profonds sentiments amoureux, comme si René Clair avait choisi de les laisser pour toujours appartenir à sa vie privée.

     Il reste que ceux qui habitent ce grand pays rêvé ont, pour nous parler, à peine besoin d’un langage : « un aveugle au théâtre et un sourd au cinéma, dit-il, s’ils perdent une part importante du spectacle, en conservent pourtant l’essentiel. » Sans doute Sous les toits de Paris a-t-il apprivoisé le son, pourtant l’œuvre critique ne cesse de souligner la pureté du cinéma silencieux, auquel la parole n’a apporté qu’un accessoire. Dès le début René Clair découvre un joyeux démarquage, les dialogues agencés en couplets chantés, qui gardent le ton poétique. Quant aux dialogues qui ne sont que cela, « leur effacement, écrit-il, n’est pas involontaire : ils n’étaient pas faits pour être lus mais entendus, complétés et soutenus par le jeu des acteurs et les ressources de la mise en scène ».

     C’est ici que nous apercevons, mêlés aux pas de René Clair, des traces entrecroisées qu’il m’aurait reproché, j’en suis sûr, de ne pas vous avoir montrées plus tôt. À la vérité, cette troupe dont l’ombre disparaît derrière le coteau a fait avec lui presque tout le voyage et le fera tant que vivra la pellicule. Les décors dont je parlais sont inséparables du nom de Lazare Meerson, puis de celui de Léon Barsacq ; tous deux les ont inventés comme un maître d’œuvre sert un maître d’ouvrage. Et Georges Lacombe qui l’assistait, Georges Périnal qui créait ses éclairages et sa photographie, Armand Bernard, Georges Auric ou Georges Van Parys qui écrivaient sa musique ont droit à figurer aujourd’hui dans l’évocation de toute une œuvre, comme y doivent figurer ceux dont le visage a si bien servi à créer des types, Raymond Cordy, Bussières, Aimos, Alice Tissot, Gaston Modot, Lajarrige, Demange, Jane Pierson, et surtout Paul Olivier, noctambule ivre, comptable inquiet, voleur généreux, qui semble ramasser en un seul personnage tous les caractères du chœur où il a place. Tous ceux-là sont de tous les temps, parlent vrai. Tous les autres, ceux qui sont nulle part, René Clair les oblige à épurer un jeu où la seule vérité rendrait la vitre trop transparente : Albert Préjean, Annabella, Maurice Chevalier, François Périer, Pierre Brasseur, Michel Simon ont eu le grand talent d’assourdir leurs personnages, pour tout le temps que René Clair à vécu sans Gérard Philipe. Au delà de l’acteur et de son jeu, Gérard Philipe rejoignait un archétype, celui de la poésie de la jeunesse plus fragile et plus fugace encore qu’éclatante. C’était le héros même de ce rêve flottant autour de la vie vers lequel René Clair tendait ses miroirs, et auquel répondait si justement la beauté lisse de Michèle Morgan.

     Messieurs, vous avez déjà soupçonné que l’illusionniste qui se dérobe derrière ces décors a des secrets. Ceux de sa main bien sûr, ces scénarios montés avec une précision d’ébéniste. Mais les énigmes de ces tours de magie sont aussi plus profondes. « La Comédie, écrit René Clair, n’offre que des dénouements provisoires parce qu’elle tend à nous laisser une impression de bonheur. »

     Quand chagrins et pleurs en effet pourraient troubler la fête, l’ironie leur sert de sourire, garde le sentimentalisme à distance et commande la discrétion aux « intermittences du cœur ». La tendresse de René Clair sèche les larmes de ses personnages et leur indique amicalement la route du versant heureux. Ainsi la mort, dans l’irréalité de cet univers, n’a pas l’apparence d’un malheur mais d’une absence : lorsqu’en attendant d’être Fantôme à vendre, Murdoch Glourie quitte ce monde, une aspiration foudroyante l’emporte vers les nuages et rien ne reste de lui que la plume de son béret qui retombe en tournoyant. Il n’existe plus, ni sang, ni cadavre, ni larmes, seule une plume qui virevolte dans le souffle de quelque dernier soupir provisoire. C’est que les fantômes et les rêveurs ignorent le temps, ce temps terrible qui sert de filigrane au pacte signé par Faust. La belle époque c’est toujours l’autre, celle de la jeunesse perdue, et le merveilleux, surtout lorsqu’il se mêle au quotidien, mélange les fantômes et les fantasmes et détient le pouvoir d’effacer la lourdeur du temps, la barrière du lieu, le commandement de l’inéluctable.

     Un personnage malin se tient aux aguets derrière ce monde parallèle : le hasard, auquel René Clair a dédié le titre d’un livre. Qui de nous, Messieurs, n’a pas disposé quelque oracle dans un dallage où notre pied ne doit jamais se poser que sur un seul pavé, ou mis quelque espoir dans l’arrangement d’une figure de cartes ? De même le personnage de La princesse de Chine voit dans les signes « une balance à peser les pressentiments ». Le hasard est le seul interprète qui traduise quelques mots confus surpris dans les phrases indiscernables de l’avenir. « Ce qui semble invraisemblable au futur ne l’est jamais au passé », dit un des héros de Jeux du hasard. Si nous en approchions de trop près les secrets cet avenir pourrait sembler inéluctable. Lorsque Larry, le journaliste auquel un messager surnaturel remet le journal de demain y lit sa propre mort, il découvre avec terreur que l’absence apparente de hasard, qu’on appelle destin, est insupportable, jusqu’à ce que le sort fasse mentir ce qu’il prenait pour la fatalité. Ainsi Méphistophélès dit à Faust : « Le destin, c’est le destin !, tu ne peux pas y échapper ! » Mais si, justement, Faust y échappe : il quitte la pièce dans laquelle le destin lu dans un miroir l’attendait. Comme Larry, il reconquiert la liberté de l’avenir, les promesses inconnues du hasard, il est délivré, il est libre. La véritable magie de René Clair, le grand mot qui résonne partout dans cette œuvre, c’est la liberté. Quelques dieux qui barraient la route et dont le pouvoir semblait plus assuré se sont effondrés au passage : celui de la crédulité, celui de l’argent, avec leurs servants contemporains, la publicité, la presse à sensation, l’idolâtrie des fausses célébrités, le mépris du public. Rien n’empêche plus la roulotte des saltimbanques d’emporter très loin son théâtre éphémère, ou les deux amis de disparaître en marchant éternellement côte à côte sur un chemin sans bornes, avec pour seul bagage leur amitié. Peut-être, dans la dernière partie de sa vie, René Clair les voyait-il s’éloigner d’un regard presque angoissé, en redoutant au bout du voyage la folie destructrice de ce grand cavalier noir parcourant un champ de ruines qui aurait pu être Faust s’il n’avait pas vaincu la fatalité, et qui écoutait Méphistophélès lui dire : « Le véritable enfer existe sur la terre, c’est la misère, la solitude, la méchanceté des hommes. » Peut-être René Clair a-t-il vu derrière ses personnages l’ombre d’un destin aussi précaire que celui du prince dans la Beauté du diable : « un pauvre homme, comme tous les autres, qui est venu sur la terre sans savoir pourquoi et qui refuse de croire qu’il va mourir », ou un besoin d’aimer aussi tragiquement déçu que celui du chiffonnier de Porte des Lilas. Mais ces tristesses sont impuissantes à gâcher la fête, celle de l’œil comme celle du cœur, et chacun de nous, avec la générosité de René Clair pour bagage, entre côte à côte avec lui dans la joyeuse terre promise.

     Tout va très vite dans le cinéma : à peine une génération a-t-elle montré ses erreurs ou ses chefs-d’œuvres qu’une autre la bouscule. Sur ces houles successives la place de René Clair a paru dans le monde entier, pendant près de trente années, la plus constante parmi les toutes premières, et souvent la première ; son œuvre, la plus neuve parce qu’au delà et en dehors des modes. Pendant que tous ses pairs reculaient lentement dans l’histoire perpétuellement changeante des images, René Clair marchait du même pas qu’elle et souvent lui montrait la voie, créait à une époque de films gouvernés par leurs interprètes un cinéma appartenant en propre à son auteur et imposait sa marque lumineuse. Ce novateur a découvert le réalisme poétique, la comédie musicale, l’illustration visible du monologue intérieur, il a été le premier pour qui un musicien ait écrit une partition image par image, un des premiers à maîtriser la couleur. Comme Griffith, il a enrichi son art de découvertes qui ont si fortement pénétré ses successeurs qu’elles sont entrées dans le trésor commun ; avant Chaplin, il a lui-même marché les mains dans les poches vers la liberté, cueilli amoureusement une fleur de terrain vague, enfermé les temps modernes dans une chaîne d’usine et entretenu avec nous un dialogue irremplaçable. Ses livres comme ses films héritent sans doute la légèreté de Marivaux, la grâce de Musset, l’ironie et la distance de Stendhal, mais René Clair a créé avec eux un univers neuf, clos, sans parenté, et si « français » que ce caractère explique peut-être pourquoi son auteur est révéré et célébré à New York, à Bonn, à Stockholm ou à Rome, qui vient de fonder avec éclat un prix René Clair, alors qu’en France les échos de sa gloire s’assourdissent quand c’est à nous qu’il appartiendrait de les prolonger.

     Messieurs,

     Il y a près de vingt ans, René Clair vous disait que vous honoriez en sa personne un mode d’expression inconnu de vos prédécesseurs, et Jacques de Lacretelle, analysant les privilèges de l’image et du son refusés à l’auteur dramatique ou au romancier, décelait déjà « dans les ressources de cet art une puissance d’envoûtement qui ne se trouve nulle part ailleurs à ce degré ». Depuis lors vous avez accueilli le mot « audiovisuel » sans trait d’union, et chaque jour le mugissant torrent d’images a davantage envahi la vie quotidienne. Comme l’écriture, ce moyen de communication a sa banale utilité ; comme l’écriture, ce pouvoir de création a ses bonheurs ou ses échecs. Mais il n’a pas son dictionnaire, il se refuse aux citations, il ne s’emporte pas dans la poche. Ces transparences fugitives dont l’œil seul garde le souvenir, ont comme tout art leur forme spécifique, sont irréductibles au seul langage, échappent à tout discours, fût-il d’académicien. Et c’est dans nos mémoires, souvent plus attentives et plus fidèles aux images qu’aux mots, que l’œuvre d’un grand auteur de cinéma continuera de projeter ses « ombres passantes », tandis que dans la baraque foraine Monsieur Émile se penche vers une charmante voisine qui sourit en essuyant ses larmes :

     « – Vous aimez quand ça finit bien, Mademoiselle ?

     Oh ! oui, Monsieur.

     – Moi aussi. »