Hommage prononcé à l’occasion de la mort de M. René Huyghe

Le 6 février 1997

Jean DUTOURD

Hommage à M. René Huyghe*

prononcé par M. Jean Dutourd

dans la séance du 6 février 1997

Messieurs,

René Huyghe a été élu dans notre Compagnie en 1960 ; c’est-à-dire qu’il a siégé ici pendant trente-sept ans. Il n’y a pas un de nous qui ne l’ait connu et qui ne se soit senti porté vers lui par l’admiration, l’estime, l’amitié et j’oserai presque dire la tendresse. Il était l’aménité et la gentillesse mêmes.

Depuis plusieurs mois, il ne venait plus à nos séances, et nous en étions d’autant plus attristés que nous connaissions la cause de cette absence. Elle n’était pas due à sa santé ni à son âge, mais à une blessure morale. Cet honnête homme, cette âme noble avait été profondément affligée par une accusation injuste.

L’Académie avait eu beau se solidariser avec lui, l’assurer solennellement qu’elle n’avait jamais eu le moindre doute sur son honneur, cela ne suffit pas à le guérir. La calomnie tue quelquefois, et René Huyghe a été un peu tué par la calomnie.

Il était un homme du Nord, comme son cher Watteau qu’il considérait comme un des plus grands peintres ayant jamais existé. Toute sa vie a été une suite de succès. Non de succès dus au hasard, à la chance, à d’heureux arrangements de la destinée, mais fruits de son travail, de sa perspicacité, de sa rigueur, de son amour de l’art.

Léonard de Vinci disait de la peinture qu’elle était « cosa mentale », c’est-à-dire chose de l’esprit. C’est ainsi que l’entendait René Huyghe, historien de l’art, grand maître du Louvre, professeur au Collège de France, et l’un des nôtres enfin. Il a été un philosophe de l’art, d’une façon toute différente d’Oscar Wilde bien sûr, mais avec des fulgurations spirituelles aussi singulières dans leur genre que celles de l’auteur d’Intentions.

Un autre grand homme qu’il rejoignait sur un point essentiel est Chateaubriand, qui écrit dans ses mémoires : « Les chemins de fer, les bateaux à vapeur, je n’appelle pas cela de la civilisation. » Telle était également la croyance profonde de René Huyghe, qui non seulement ne se laissait pas intimider par l’invasion de la science dans l’esprit moderne, mais voyait très bien le péril de cette conquête qui habitue les esprits « à tout envisager sous l’angle de l’espace où s’établit la matière », Lui, il a toujours, toute sa vie durant, écrit la défense et illustration de l’art, « ultime sauvegarde de la liberté ».

Notre confrère Émile Henriot recevant René Huyghe dans la Compagnie, le 22 avril 1961, raconte que dans une récapitulation de ses travaux celui-ci inscrivit discrètement : « 1940-1944, néant », et il dévoila ce que fut ce prétendu néant. En 1940, René Huyghe était alors conservateur en chef de la peinture au Louvre. C’est à lui qu’il appartint de choisir, décrocher, emballer, faire partir en les accompagnant lui-même, quatre mille des plus beaux tableaux de notre musée national. Il les transporta à Montauban où, pendant plusieurs années, avec André Chamson, il monta la garde devant eux dans l’ancien palais de l’Évêché. Il avait son bureau dans une tour étroite, où il n’y avait de place que pour lui, une table et un chevalet sur lequel chaque jour il faisait apporter une toile des collections en exode, pour le plaisir de la contempler, et aussi pour en surveiller l’état. Au bout des quatre années sinistres René Huyghe eut la joie de rendre au Louvre les quatre mille toiles intactes. Voilà ce qu’était le « néant » pour cet homme modeste : conserver à la France quatre mille trésors.

Une vie, quelques détours qu’elle fasse, ne se dément pas. Celle de notre vieil et cher ami René Huyghe, a été toute droite. La pratique ou l’amour de l’art confère à l’âme, au caractère, aux actions, une honnêteté pour ainsi dire intrinsèque. Cette honnêteté, René Huyghe l’avait totalement. Elle était le complément obligatoire de son génie, et comme le génie elle nous faisait honneur.

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* décédé le 5 février 1997.