Discours de réception de Jean Dutourd

Le 10 janvier 1980

Jean DUTOURD

Réception de Jean Dutourd

 

M. Jean Dutourd ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jacques Rueff, y est venu prendre séance le jeudi 10 janvier 1980 et a prononcé le discours suivant :

 

     Souffrez, Messieurs, que je vous remercie de m’avoir élu. Souffrez aussi que je vous en félicite. En m’appelant à siéger dans votre illustre assemblée, vous avez hautement marqué votre mépris pour un des préjugés les plus funestes de notre société. J’ai nommé le mérite, qui empoisonne les rapports des individus entre eux, qui suscite le désespoir, l’envie, la haine, parfois le meurtre, et que l’on trouverait à coup sûr, si l’on cherchait sérieusement, parmi les causes secrètes des révolutions. Récompenser les hommes à proportion de leur mérite est une de ces idées diaboliques comme il en éclôt dans les cervelles des doctrinaires et dont l’éclat fallacieux étourdit les foules, lesquelles voient là le triomphe de l’égalité, alors que c’est au contraire celui de l’aristocratie. Fort heureusement la nature se charge de corriger cette philosophie si décourageante pour les infortunés n’ayant de mérite en rien, c’est-à-dire la quasi-totalité de l’espèce humaine. Nous avons couramment le réconfort de contempler des incapables promus aux plus hauts postes, des ânes chargés de diplômes, des paresseux s’enrichissant quand les bourreaux de travail s’aigrissent dans la gêne, des sots ployant sous les honneurs suprêmes. On ne sait trop comment cela s’est fait : par amitié, par intérêt, par politique, par pitié, par hasard. À la vérité c’est l’œuvre du mystérieux esprit de compensation, ou plus exactement d’équité, qui préside aux destinées du monde.

     Qu’une réunion de personnes éminentes en tous genres comme celle que vous formez, Messieurs, n’ait pas refusé de m’accueillir, moi qui ne possède guère de qualités, si ce n’est quelque adresse pour composer des ouvrages en prose, est une preuve nouvelle de cette modération, de cette bonhomie, de cette indulgence, de cette absence de parti-pris qui sont, depuis la fondation de votre compagnie, parmi les plus heureuses de vos vertus. Mais n’est-ce pas justement parce que, depuis trois cent cinquante ans, vous vous êtes peu souciés du mérite qu’en fin de compte vous l’avez plus que quiconque reconnu ? Vous êtes le seul corps, à ce qu’il semble, où le génie, qui est si antipathique, si incommode, si incompréhensible, si peu sérieux en général dans son apparence, ne soit point regardé comme un vice impardonnable. Mieux : vous l’avez souvent fait entrer chez vous sans rechigner le moins du monde. Permettez-moi de vous le dire, Messieurs : il y a de la fantaisie dans vos choix, et par là ils sont quelquefois délicieux.

     Être homme de lettres et n’être que cela, de nos jours où l’on n’a de révérence que pour les savants et les machines, est un très pauvre état. J’en ai fait l’expérience toute ma vie durant, n’étant raccroché par rien à la société, voltigeant, pour ainsi dire, dans un espace intermédiaire, étranger au monde, non pas de mon fait, mais parce qu’un écrivain n’est pas « utile » dans le sens que l’on donne à présent à ce mot. Souvent j’ai eu le sentiment d’être un animal anachronique, dont l’espèce est à peu près détruite, qui n’a plus de place dans le siècle des techniciens, des commerçants et des masses. Un loup, si vous voulez. Non pas un de ces loups redoutables qui mangeaient les agneaux et les grands-mères, mais une malheureuse bête sans légende et sans statut, vivotant au hasard, plus souvent mordu que léché par ses congénères, menant une existence farouche dans la neige, loin des ripailles de l’humanité. Imagine-t-on un loup entrant au Conseil d’État, un loup ministre, un loup archevêque, un loup général ? Cela ferait rire, je pense. Mais, ô miracle, cela ne fait pas rire à l’Académie française. L’Académie française est le seul endroit de l’univers où un loup puisse être recueilli, fêté, honoré comme un personnage précieux et admirable. Grâce à l’Académie, le loup s’aperçoit soudain qu’il a eu raison de persévérer dans son être de loup, qu’il existe encore une institution où un animal qui ne sait ni manipuler un ordinateur, ni vendre des produits manufacturés, ni s’enrichir, ni militer dans un syndicat, un animal qui ne comprend rien à la physique ni à la mathématique, un animal qui considère comme inepte ou atroce à peu près tout ce que les hommes ont fait depuis la guerre de 1914, y compris les voyages dans la Lune, un animal nuisible enfin ou pour le moins superflu, a le droit de relever ses oreilles et de redonner à sa moustache l’air conquérant qu’avaient les moustaches de loup du temps que les bêtes parlaient et que les hommes n’avaient pas besoin d’interprètes pour les comprendre.

     Stendhal dit que la Société ne paye que les services qu’elle voit. Pensée d’une justesse que j’ai vérifiée mainte fois. Le propre de l’écrivain étant de ne rendre que des services invisibles (quand il en rend), il n’est jamais payé. Je m’étais accoutumé à cette position qui n’est pas tout à fait aussi inconfortable qu’il y paraît à première vue. Je me consolais avec une autre pensée du même auteur : « La littérature est une loterie dont le gros lot est d’être lu trente ans après qu’on est mort. » Je me disais qu’ayant griffonné plusieurs milliers de pages, cela faisait des milliers de billets de loterie dont quelques-uns décrocheraient peut-être la timbale en 2024 ou 2200. Je songeais un peu aussi à l’Académie, bien sûr, qui me paraissait un lot fort désirable, en attendant l’autre, mais je ne voyais guère comment cet honneur était compatible avec la ligne générale de mon destin. Ah ! que la vie est amusante, Messieurs ! Je ne sais si vous avez récompensé en moi quelque talent que vous auriez discerné. En tout cas je puis vous assurer que vous avez récompensé une espèce de modestie que j’ai, par l’effet de laquelle ce qui m’échoit de riant ou de flatteur me prend merveilleusement au dépourvu. Je n’ai de prévoyance que pour les ennuis, jamais pour les bonheurs qui réclament eux aussi, pourtant, un peu de présence d’esprit, si l’on ne veut pas passer pour un nouveau riche. Aujourd’hui même, alors que je me trouve dans ce lieu magnifique, vêtu d’un justaucorps brodé, armé d’un estramaçon ciselé tout exprès pour moi, je demeure incrédule, je ne parviens pas à me représenter que je suis des vôtres. Ma steppe n’est pas si loin que je ne me sente encore fort incongru dans le palais de l’Immortalité. On m’a dit toutefois que l’on y prenait ses habitudes incroyablement vite.

     J’ai un dernier remerciement à vous adresser, Messieurs, qui est de m’avoir élu au 31e fauteuil de l’Académie et non point à un autre. Ce meuble ne me plaît pas seulement parce qu’il est à moi dorénavant, que nul ne m’en peut déloger et que je puis me dire : « Académicien est maître dans son fauteuil ». Il me plaît par les esprits qui l’ont occupé avant moi, car, je ne vous l’apprends pas, ce sont des esprits qui s’asseyent dans les fauteuils académiques, et non des séants, comme dans les fauteuils ordinaires. Il m’est singulièrement agréable de succéder à M. Jacques Rueff, que j’allais parfois visiter dans son petit bureau de Chancelier de l’Institut, où il me disait mille choses aimables, entre autres que sa secrétaire désirait beaucoup que je fusse un jour de l’Académie, ce qui était peut-être une façon délicate de me faire savoir qu’il le désirait de même. L’amitié ou la bienveillance d’un homme tel que M. Rueff dont la vie a été si mêlée à l’histoire secrète de notre pays, qui, par deux fois au moins a fait du bien à la France, en la guérissant pour un moment de sa vieille maladie financière, à l’instar de Colbert et de Sully, cette amitié ou cette bienveillance, dis-je, a bien lieu d’honorer celui qu’elle distingue. Et je ne songeais guère, comme on peut croire, qu’un jour ce serait moi qui n’ai jamais rien compris à l’économie, et à toutes ces choses si savantes, si modernes, dont était peuplé l’intellect de M. Rueff, qui serais chargé d’en faire le récit.

     Semblablement, il m’est très doux de compter Jean Cocteau et Edmond Rostand parmi mes prédécesseurs. Quant au premier je confesse que je l’ai mal jugé de son vivant ; et il doit même, hélas ! en rester des traces écrites. Son esprit me cachait sa profondeur et ses succès me masquaient sa poésie. À moins que je ne voulusse voir ni l’une ni l’autre, ce qui est plus probable, par un mélange de jeunesse, de pauvreté, de jalousie et de dénigrement filial. Il est assez rare qu’on ait le désir ou l’occasion de revenir publiquement sur une injustice que l’on a commise, et cela est regrettable, car rien n’est meilleur pour le contentement du cœur. Je vous remercie, Messieurs, de m’avoir permis de le faire. Sans vous, peut-être, l’aurais-je oublié. Et peut-être aurais-je oublié aussi qu’à vingt-cinq ans j’avais renié le bon Rostand, pour l’unique raison que, douze ans plus tôt, je le tenais pour le roi des poètes et que j’avais honte de cette admiration d’enfance.

     Un de vos confrères et non des moindres me dit plaisamment, le jour que vous m’offrîtes le 31e fauteuil de l’Académie française : « C’est tout à fait un fauteuil pour vous : il compte deux exclus et un guillotiné. » Les deux exclus, comme vous savez, furent l’abbé Furetière, qui composa à lui tout seul un dictionnaire concurrent de celui de l’Académie, impertinence, dont, je vous le promets, je ne me rendrai point coupable, et l’abbé Sieyès, régicide feutré, mais point assez feutré toutefois pour que les Bourbons ne s’en souvinssent lors de leur Restauration. Quant au guillotiné, c’est M. Bailly, aimable astronome, préfiguration du docteur Nimbus ou du savant Cosinus, qui descendit de ses étoiles pour faire de la politique.

     Or, s’il est souvent profitable à un homme d’action d’écrire des livres, il est presque toujours fatal à un homme de pensée de tâter de la politique. Un usage modéré et occasionnel de la littérature conduit aisément un Ministre à l’Académie, ce qui est un itinéraire charmant. Une incursion, en général imprudente et romanesque, d’un écrivain ou d’un savant dans les affaires publiques lui apporte une foule de désagréments. Je sais de quoi je parle, ayant eu cette tentation à certains moments de ma vie. Je n’y ai récolté que des horions et la vigilante détestation de ce qu’on appelle l’intellitgensia, parce que je professais des idées un peu différentes des siennes. En fait, je n’avais point d’idées du tout, car l’affaire d’un artiste n’est pas d’avoir des idées. Je n’avais que des sentiments, et assez élémentaires. J’aimais la gloire de la France, je voulais y contribuer en quelque façon. Un homme supérieur que j’admirais et pour l’amour duquel, pendant la guerre, je m’étais mis parfois dans des situations incommodes, gouvernait alors notre pays. Je brûlais de concourir, si peu que ce fût, à son œuvre. Bref l’intelligentsia me prit pour un individu dangereux, alors que je n’étais qu’un brouillon, au mieux un rêveur.

     On ne s’étonnera pas si j’éprouve de la tendresse pour le pauvre M. Bailly, dont je contemplais la longue tête chevaline, jadis, dans mon manuel d’Histoire. Comment une tête pareille, si respectable, si manifestement modelée pour les lauriers austères des Académies, arrive-t-elle sous le couperet de la guillotine ? Seule, la politique peut expliquer ce déplorable enchaînement de circonstances. L’homme de pensée, pour son malheur, met dans l’action les vertus qui ornent les ouvrages de son esprit, à savoir : la morale, l’honneur, la logique. Ce n’est pas avec cela que l’on régente les peuples ou que l’on conquiert l’opinion. La morale poussa M. Bailly dans la révolution, la logique l’amena à faire tirer sur des extrémistes, et l’honneur le contraignit à témoigner en faveur de la reine Marie-Antoinette. Après quoi, il ne restait qu’à mourir. Il eût même un mot historique. Au bourreau qui lui disait en ricanant : « Tu trembles, Bailly ? » il répondit : « Oui, mon ami, mais c’est de froid. »

     Il est à noter que lorsque nous mourons de mort violente, nous qui, par nos travaux paisibles et sédentaires, n’y sommes pas préparés, nous le faisons assez bien. Plutôt mieux, à ce qu’il me semble, que les professionnels de l’action. C’est que notre philosophie tout à coup nous revient. Stendhal dit de l’exécution de Julien Sorel qu’elle eut lieu « simplement, convenablement et de sa part sans affectation ». Il pensait à lui-même, cela est certain, en écrivant cette formule, il imaginait l’attitude qu’il aurait eue dans une traverse de ce genre, et celle de tous les Julien Sorel passés ou à venir, car Julien Sorel, en dépit de ses envies de grandeur, de ses oscillations entre le noir de la prêtrise et le rouge du militaire, est au fond un homme de lettres.

     Votre usage, Messieurs, veut que le récipiendaire dans son remerciement prononce l’éloge de son prédécesseur. Je n’y manquerai point, mais permettez que je m’attarde encore un instant sur quelques-uns des personnages qui se sont assis avant moi sur le 31e fauteuil. Je ne sais pourquoi, je sens qu’il y a là comme un devoir filial. D’eux, nul ne dit plus mot aujourd’hui. Qui soulèvera le couvercle sous lequel ils dorment, sinon celui qui vient à leur suite ? J’ai l’impression singulière d’avoir épousé une famille, d’être un jeune marié plébéien qui a forcé la porte d’une noble maison. À moi qui n’ai pas d’ancêtres, à moi dont les aïeux furent des paysans anonymes, vous avez, Messieurs, fait ce cadeau enivrant d’un arbre généalogique. Grâce à vous, j’ai tout à coup des parents depuis 1634. Et mon fauteuil est bien comme une famille, avec son contingent d’oncles obscurs et de cousins fantaisistes. La proximité du passé est un sentiment dont j’ai été habité dès l’enfance. Il me semble que rien qu’en étendant la main, je touche à Clovis, à Assuérus ; quarante quinquagénaires à peine me séparent de Jésus-Christ. Jamais autant qu’aujourd’hui je n’ai été en proie à ce vertige. Dix-sept hommes seulement, mes dix-sept prédécesseurs, se tiennent entre moi et l’époque qui a fourni le plus de rêves à mon imagination. J’ai l’illusion non point d’avoir affaire à des fantômes, mais à des gens tout-à-fait réels, et qu’en quelques pas j’arrive au premier de la lignée, M. Pierre de Boissat.

     De tous les cousins, c’est lui le plus fantaisiste. Il vivait, l’heureux homme, sous Louis XIII, c’est-à-dire qu’il était contemporain d’Athos, de Porthos, d’Aramis, de d’Artagnan et de notre éminentissime Fondateur. M. de Boissat se rendit à un bal masqué déguisé en femme. Qui de nous, Messieurs, s’y risquerait à présent ? Dans les cinq classes de l’Institut, je ne vois qu’un seul de nos confrères capable d’une semblable témérité. Encore choisit-il pour cela le rôle de Madame Pernelle, M. de Boissat, quant à lui, pour son travesti, avait des intentions satiriques. Il s’était vêtu en sage-femme et, afin que l’on comprit bien son propos, s’était mis sur l’estomac une pancarte où était inscrit : « Il n’y a que moi de sage-femme. » Ce taquin picota une noble dame qui s’en offensa et se plaignit à son mari, lequel fit rosser M. de Boissat. Celui-ci expliqua dans une lettre que l’Académie tout entière, en sa personne, avait reçu des coups de bâton. Conrart garda le silence prudent dont il était coutumier et ses amis ne se prononcèrent pas davantage. Alors Boissat mortifié se terra dans son castel pour le reste de ses jours.

     Parmi les oncles, j’éprouve une inclination marquée pour M. de Pongerville, dont le nom semble avoir été inventé par Labiche tout exprès pour le Quai Conti, comme celui de Norpois par Proust pour le Quai d’Orsay. M. de Pongerville siégea quarante ans sous la Coupole et l’on peut dire, hélas ! qu’il s’y survécut. Il avait été élu en 1830, année d’Hernani par une Académie enragée de classicisme et qui croyait qu’elle se protégerait des gens supérieurs en se garnissant de nullités, excellent calcul en général, mais que l’événement parfois déjoue, comme toutes les précautions humaines. M. de Pongerville avait pour bagage une traduction de Lucrèce en vers, dans le goût de l’Abbé Delille et de Dorat. Sainte-Beuve assassina cet agneau dans le Globe avec un de ces articles dont, paraît-il, on ne se relève pas et qui sont heureusement oubliés au bout de quinze jours. Le doux Pongerville en tout cas, l’oublia. Il avait les vertus qui rendent si souvent agréables les écrivains sans talent : la bonté, la modestie, la bienveillance, l’absence de rancune, la facilité dans l’amitié, tout cela agrémenté encore par l’inimitable urbanité que l’on acquiert à l’Académie. Il est fort probable qu’il vota pour Sainte-Beuve lorsque celui-ci brigua un fauteuil à son tour, quatorze ans plus tard, et qu’il fut heureux de lui rendre ainsi le bien pour le mal.

     M. Xavier Marmier, qui succéda à M. de Pongerville, tient autant de l’oncle que du cousin. Il voyagea par toute la terre en un temps où cela était encore difficile, donc amusant. « Voyager, voyager, hier là, à présent ici, demain où irons-nous ? », s’écriait-il comme un héros de Jules Verne. Léon-Paul Fargue qualifiait Valery Larbaud de « polyglotte bouleversant ». L’expression s’applique tout à fait à M. Marmier qui apprit l’allemand, l’italien, l’anglais, l’espagnol, le danois et le hollandais tout seul grâce à la méthode Jacotot, puis le russe en causant avec Tourguenieff. Il se consolait ainsi des malheurs de la patrie. « À chaque nouvelle secousse politique, un idiome de plus ! » disait-il. M. Cuvillier-Fleury, le recevant à l’Académie remarqua avec une finesse qui fut relevée : « C’est pour cela que vous en savez beaucoup. » On se prend à regretter que M. Marmier n’ait pas vécu en 1968 : il en aurait certainement profité pour s’initier au chinois.

     Inlassable graphomane, avec cela. Il a laissé des dizaines de volumes que je n’ai pas lus, mais que lut le Vicomte Henri de Bornier, qui le remplaça en 1893, et qui déclara dans son discours « Il excelle à la peinture des braves gens. Quand il est obligé de peindre un méchant, un ingrat, un égoïste, un hypocrite, son talent s’y refuse par une sorte de pudeur qui sied à un écrivain comme à une femme : quelques lignes pour expliquer le caractère d’un coquin, cela lui semble du temps volé à la vertu. » Cette observation fait honneur au cœur de M. de Bornier, mais un peu moins à son jugement, car M. Marmier n’était pas aussi angélique. C’était un homme d’esprit, au contraire, et d’un esprit très rosse, de style second-empire, cocasse comme Mérimée, à peine moins méchant que Viel-Castel. Il arrive que ces sacripants-là donnent le change en écrivant des romans à l’eau de rose. Un bon garçon sans malice, comme M. de Bornier, qui avait vraiment, lui, une âme de jeune fille (ou de vieille fille) sous sa barbe, peut s’y laisser prendre.

     Ah, Messieurs, que n’ai-je point six ou huit heures pour vous entretenir sous cette Coupole ! J’aurais tant aimé m’attarder sur M. de Lally Tollendal, qui reçut la dernière lettre de Voltaire et dont on disait qu’il était « le plus gras des hommes sensibles ». M. de Tressan est bien charmant, lui aussi, qui fut à treize ans le camarade de jeux de Louis XV, et son aide de camp à Fontenoy un peu plus tard. Voilà un ancêtre que j’eusse aimé connaître. Militaire, gentilhomme, traducteur de romans de chevalerie en langage rococo, quel exquis spécimen de l’Ancien Régime ! Grâce à lui et cent quarante ans après à M. Joseph Bédier, père de Tristan et Iseult, si j’ose dire, le 31e fauteuil ne ressemble pas tout à fait aux trente-neuf autres. Il a une petite allure de cathèdre moyen-âgeuse.

     Le grand romanesque de la vie, c’est de se trouver un beau jour de plain-pied avec des personnages qui vous intimidaient quand on était enfant. Il y a là une espèce de miracle qui ressemble à celui de l’amour. Telle femme que l’on aimait en silence, que l’on croyait inaccessible à jamais, voilà qu’elle est dans vos bras et murmure des choses tendres à vos oreilles incrédules. J’éprouve cela en ce moment, Messieurs, si vous me permettez cette image bizarre, avec l’austère abbé de Condillac. Mon professeur de philosophie, lorsque j’avais dix-sept ans, me parlait de sa statue qui respire une rose. Je ne pensais pas que j’eusse jamais d’autres rapports avec ce fugitif héros des manuels scolaires et à ma stupeur, je lui donne aujourd’hui la main : il y a deux siècles il se tenait à la, place où je suis et faisait l’éloge de l’abbé d’Olivet.

     Même sentiment avec Jérôme Tharaud. À sept ans, je voyais ses romans dans la bibliothèque de mon père. Ils appartenaient à la catégorie des livres-sanctuaires, où seules ont le droit d’entrer les grandes personnes, car les mystères qu’on y célèbre sont trop forts ou trop modernes pour les enfants. Quelle allégorie de la vie que tout cela ! J’en suis tout éberlué ! Moi qui me sens si proche de l’enfance, de ses maladresses, de ses élans saugrenus, moi qui, la plupart du temps, ai l’impression de n’avoir jamais quitté cet état, d’être toujours en faute pour quelque chose, d’être irrémédiablement séparé des gens sérieux par un infranchissable, précipice, moi qui, comme les enfants ou les imposteurs, n’ai jamais joui des choses que par l’imagination, j’atteins tout à coup l’âge adulte, je pénètre dans la réalité. Pour me faire apercevoir l’homme que, sans le savoir, j’étais devenu, il a fallu que vous me missiez sur le dos le magnifique habit de général d’Empire qui est à présent celui du général des lettres. Être nommé général quand on n’est qu’un simple soldat, que dis-je, un enfant de troupe, c’est une fameuse aventure, je vous le dis, Messieurs, car vous l’ignoriez sans doute, vous qui tous étiez des guerriers expérimentés et glorieux, tout couturés de cicatrices, et pour qui la consécration académique n’était que la suite évidente de vos exploits.

     André Maurois, recevant M. Rueff sous cette coupole, le 1er avril 1965, déclara : « Certains se sont étonnés que l’Académie ait choisi un économiste pour succéder à un poète. Mais vous savez qu’elle a toujours aimé ces contrastes. Ils ajoutent à l’épreuve du discours une difficulté de plus. » Il m’a paru, en lisant l’hommage que le récipiendaire, à cette occasion, rendit à Jean Cocteau, qu’un économiste pouvait parler à merveille de la poésie. Je crains qu’un romancier n’ait pas autant de facilité pour parler de l’économie. Ces choses-là sont rudes ; il faut pour les comprendre avoir fait ses études. Or je ne vous surprendrai pas, Messieurs, en vous confiant que je n’ai pas fait les études qui eussent été nécessaires.

     Heureusement pour moi, M. Rueff était un homme exceptionnel, et sa belle vie, menée tout droit, avec quelques idées simples et fortes, est plutôt un sujet pour Plutarque que pour un professeur de l’École d’Administration. Je veux dire qu’on peut en tirer un enseignement moral encore mieux qu’un enseignement scientifique.

     L’un des événements de cette vie qui me plait le plus est la rencontre de M. Rueff et du Général de Gaulle, car elle est tout ensemble miraculeuse et naturelle. Miraculeuse parce qu’il entre du miracle dans le fait que deux grands esprits arrivent à la même heure au rendez-vous que le destin leur a fixé sans qu’ils le sachent. Naturelle parce que le Général de Gaulle et M. Rueff avaient le même œil perçant pour apercevoir la réalité des choses sous leur apparence, pour distinguer l’avenir qui est si bizarre, à travers le passé qui est si évident. À peu près contemporains, avec cela : le Général de Gaulle, né en 1890, n’était que de six ans l’aîné de M. Rueff. L’un et l’autre étaient des hommes de l’ancienne France, c’est-à-dire de la France d’avant 1914.

     On ne prend pas assez garde à l’ancienne France. C’est elle qui toujours invente les nouveautés, dont s’enorgueillit indûment par la suite la nouvelle France. Qui a gagné les guerres de la Révolution, sinon l’armée de Louis XVI, et la Grande Guerre, sinon l’armée de Courteline ? Ce que nous sommes aujourd’hui, nous Français, est décrit dans le plus minutieux détail dans des textes publiés par Péguy entre 1905 et 1910. Le Général de Gaulle et M. Rueff sont de pareils précurseurs. Ils ont observé l’un et l’autre que nous entrions dans des guerres qui ne ressemblaient pas à celles que le monde avait connues pendant le XIXe siècle et au début du XXe, mais qui, malgré leur aspect insolite, n’étaient quand même pas tout à fait inédites. Ce qui est émouvant dans leur cas que l’on me permettra pour quelques moments de joindre, c’est la démarche proprement philosophique de leur pensée. Philosophique, en l’espèce, cela signifie simplificatrice. Chacun dans sa partie a accompli une révolution cartésienne ; chacun a fait table rase d’une foule de théories et de préjugés modernistes qui encombraient les têtes officielles. Ils ont considéré les hommes et l’histoire des hommes, puis ils ont eu cette audace que seuls ont les gens assurés de leurs pensées d’en inférer que l’humanité de maintenant, en dépit de la complication du monde, n’est pas différente de l’humanité d’autrefois. De là la fameuse théorie de l’arme blindée et de la guerre de mouvement conçue par le Général de Gaulle, qui savait que le propre du guerrier est de remuer, de sortir de lui-même, de courir au-devant de l’ennemi, et non pas de s’ensevelir sous la terre. De là également l’idée si profonde et si évidente de M. Rueff sur l’or, non pas « relique barbare » selon le mot de Lord Keynes, non pas « fétiche périmé » comme le déclara le Président Roosevelt à qui nous devons aujourd’hui tant de désagréments, mais métal précieux par excellence, mesure de toute réalité humaine, et même de tout rêve, depuis le fond des temps. Il était sans doute inévitable que deux hommes ayant fait, chacun dans son domaine, la même réflexion, étant chacun remonté vers le plus ancien, le plus enraciné de la nature humaine, se rencontrassent un jour et imposassent ensemble une vérité qu’ils étaient à peu près les seuls à avoir comprise.

     M. Rueff a passé sa jeunesse dans la France d’avant la Grande Guerre, pays à la fois profondément sérieux et agréablement futile. Un des exercices de la rhétorique actuelle consiste à flétrir cette Grande Guerre qui fut, il est vrai, une stupide boucherie. Mais je ne puis m’empêcher, moi qui fus une recrue de 1940, d’envier les garçons qui l’ont faite et qui l’ont gagnée. J’ai souvent rêvé au bonheur d’un jeune lieutenant de vingt-deux ans démobilisé en 1918. À quel avenir ne pouvait-il prétendre ! Il avait tout. Il avait traversé une épreuve fabuleuse, comme un chevalier de la Table Ronde. Il avait vu les formes les plus terribles de la mort, et il était là, vivant, intact, savant comme un vieillard, dispos comme un adolescent, et combien charmant dans l’uniforme des héros ! La France avait remporté la dernière victoire de l’histoire ; le moindre de ses enfants aurait toujours quelque chose de plus que les autres hommes. Être français, alors, cela était comme d’être citoyen romain dans l’Antiquité. La France était la capitale du monde ; tout le reste était province. L’orgueil national doit être un sentiment bien plaisant. J’aurais aimé le connaître.

     Ce lieutenant français de 1918 que j’envie, M. Rueff le fut. Et lieutenant d’artillerie par surcroît, ce qui chez nous, depuis Bonaparte, a une résonance magique. Quand on a vécu, et vécu fortement dans la guerre, il faut un caractère de fer pour résister à la tentation de vivre la paix avec une pareille frénésie. J’admire M. Rueff d’avoir eu ce caractère, et je l’admire en connaissance de cause, car lorsque moi je revins de la guerre vingt-deux ans après lui, reprendre mes études à la Sorbonne me parut à la fois insupportable et dérisoire : je les méprisai, je les bâclai et je me jetai dans le siècle avec tout l’aveuglement et toute l’ignorance possible. M. Rueff lui, ne désirait pas moins que je ne le faisais mettre une empreinte sur le monde, mais il le désirait avec sérieux. Ma guerre ne m’avait rien appris. La sienne lui avait appris que pour vaincre, il faut se forger des armes, et que les armes de notre temps sont diablement plus compliquées que celles d’autrefois. Ainsi fut-il polytechnicien et inspecteur des finances.

     Les débuts d’un homme supérieur sont émouvants. Il y a un moment où soudain, il dépasse ses maîtres, lesquels — et cela n’est pas le moins beau dans sa biographie — en sont émerveillés. Ce moment se situe pour M. Rueff lorsqu’il écrivit son premier livre Des Sciences physiques aux Sciences morales. Son professeur à Polytechnique, Clément Colson, le préfaça. « Il nous est né un économiste-mathématicien et un philosophe », disait-il, ce qui est incontestablement, pour un professeur, l’expression de l’enthousiasme à son comble. Bergson et Painlevé qui lurent le manuscrit, partagèrent cette opinion. M. Rueff avait alors vingt-cinq ans et il était, comme dit André Maurois, « admis de plain-pied dans une fraternité des plus grands esprits ».

     Le propre des grands esprits est de voir le dessous des cartes. M. Rueff voyait clairement le dessous des cartes en 1923. Il avait connu dans son enfance un monde ordonné. Le monde de 1923 était en plein désordre parce que les monnaies étaient devenues folles. Une monnaie qui ne bouge pas, qui reste le barème constant de la vie, ne fait peut-être pas le bonheur des hommes, car il y a toujours des pauvres, mais elle donne aux sociétés ces biens suprêmes que sont la tranquillité, la stabilité et surtout l’espoir. Une monnaie saine est une monnaie fondée sur des choses naturelles, c’est-à-dire le travail, des rémunérations justes, le libre jeu de l’offre et de la demande. La fameuse expression du baron Louis : « Faites-nous de bonne politique, je vous ferai de bonnes finances » n’est plus vraie aujourd’hui. C’est avec de bonnes finances que, depuis 1920, on fait de bonne politique. M. Rueff a compris cela avant tous les autres, et il a compris aussi qu’après la Grande Guerre, qui avait démantibulé l’Europe, une autre grande guerre allait faire rage : la guerre économique. Les nations n’étaient pas plus préparées à la mener qu’elles ne l’avaient été à résister au grand état-major allemand. Il y aura eu quand même dans l’Occident démocratique quelques hommes qui n’étaient pas en retard d’une guerre. M. Rueff est l’un d’eux.

     En lisant sa biographie, en étudiant ses victoires, une formule s’impose à l’esprit : il est le Foch de la guerre économique, qui compte tant de ganaches. Ce n’est que dans les moments désespérés que l’on fait appel aux gens capables, quand il n’y a plus moyen de s’accommoder des médiocrités. Le reste du temps, on les tient en réserve, dans des postes honorables, certes, mais où ils n’ont pas la possibilité de commander aux événements. Il faut des effondrements, des cataclysmes, pour qu’on se résolve à les chercher. Ils ont beau répéter qu’ils connaissent la vérité du monde ainsi que la manière de s’en servir, et qu’ils sont prêts à apporter ce bienfait ou cette puissance à la communauté, les tenants du grand mensonge officiel restent sourds. Une chose encore les dessert : c’est que la vérité a une allure simple, voire simpliste, qui effraie les nigauds au pouvoir, lesquels n’admirent que la complication. La vérité de M. Rueff était d’une insolente simplicité. Elle disait qu’une économie prospère ne pouvait être fondée que sur une monnaie saine, que l’inflation provoquait la ruine et le désespoir, qu’il fallait briser les barrières douanières, qu’il était absurde et funeste d’égaler arbitrairement à l’or certaines devises privilégiées. Tout cela avait le caractère scandaleux du bon sens. Par bonheur, on n’ignorait pas que ce bon sens s’appuyait sur une foule d’observations, de méditations, de statistiques, de diagrammes, d’expérience et même sur une philosophie. Grâce à quoi on n’osait pas le dédaigner.

     La force d’un homme qui sait. qu’il détient la vérité est obstinée et naïve. Ce que pensait M. Rueff, il l’a exposé tant et plus dans des livres et dans des articles. Mais cela ne suffisait pas. Périodiquement il envoyait des lettres personnelles aux puissants, qu’il est nécessaire d’apostropher pour les tirer de leur rêverie. Elles disaient : « Voici l’abîme et voici les moyens de n’y être pas précipité. » Je crois bien que tous les ministres des Finances de la IVe République en ont reçu une, ce qui fait un joli courrier. Ces lettres tombaient comme la foudre. M. Rueff apparaissait tout à coup, non pas comme le spectre de Banquo au festin de Macbeth pour reprocher de vieux crimes, mais plutôt comme l’ange qui passe quand la conversation s’éteint, parce que les convives n’ont plus de voix ou que leur assiette est vide. Dieu merci, l’ange ne faisait pas que passer : il prenait place à la table et quelquefois on lui a permis de remplir de nouveau les assiettes.

     Sauver le franc, c’est une manière de sauver la France. M. Rueff a sauvé deux fois le franc dans sa vie. La première fois, ce fut en 1926. La monnaie française fuyait comme l’armée française douze ans plus tôt, après la tragédie de Charleroi. La livre sterling fonçait comme von Klück. Elle atteignait le cours vertigineux de 240 francs. Il nous restait un vieux symbole de victoire : le président Poincaré. L’opinion le porta au pouvoir. Aussitôt la confiance et son habituel acolyte, l’or, revinrent : la livre baissa de moitié. Sans généralissime, à ce coup, par sa seule présence, Poincaré avait gagné une nouvelle bataille de la Marne. Les épargnants, ces parias des temps modernes, conçurent le fol espoir que le franc retrouverait sa parité d’avant-guerre. Cela aurait flatté considérablement l’orgueil lorrain du président du Conseil, mais il eut la sagesse de demander à M. Rueff de lui confectionner une monnaie en rapport avec la situation vraie du monde.

     J’ai tort, je le crains, de comparer M. Rueff à un général. C’est un artiste. Pour établir le franc-Poincaré, pour que celui-ci ne nous paralysât pas par trop de valeur, pour qu’il ne nous ruinât pas par trop de légèreté, il fallait une science, une délicatesse, une sensibilité, une sûreté de main de virtuose. Dans une étude remarquable, il fixa le cours de stabilisation à 25 francs pour le dollar et à 125 francs pour la livre. Proposition que la loi ratifia. À trente ans, M. Rueff entrait dans l’Histoire. Car qu’est-ce qu’entrer dans l’Histoire, si ce n’est agir par sa pensée, par sa volonté, sur le destin des hommes ? Chaque fois que M. Rueff a rencontré l’Histoire, ce fut pour faire du bien aux hommes, travail aride s’il en fut, et peu récompensé, les hommes n’ayant d’attirance que pour les monstres qui leur apportent le malheur et le crime. M. Rueff à deux reprises a apporté le bonheur et la prospérité. Le Ciel veillait sur lui, apparemment : ces splendides imprudences ne l’empêchèrent ni d’être heureux ni d’être honoré. Ni d’être aimé, et profondément, par trois êtres charmants, dignes de lui, qui furent sa femme et ses filles.

     Il me semble que la vie de M. Rueff ferait un excellent sujet d’étude pour un amateur de surnaturel : elle est pleine de prophéties et de miracles. Il paraît que Paul Valéry, lorsqu’il avait à remplir une fiche d’hôtel, inscrivait à la rubrique profession : artisan en chambre. M. Rueff, lui, aurait pu inscrire « thaumaturge » ou « sorcier ». Il est, à ma connaissance, le seul à avoir fait mentir une pensée de Rivarol, lequel disait : « Un homme qui a raison vingt-quatre heures avant tout le monde passe pour un fou pendant vingt-quatre heures. » Il lui est arrivé souvent d’avoir eu raison vingt-quatre heures avant tout le monde, si ce n’est vingt-quatre ans, et il n’a jamais passé pour un fou. Réussite unique, qui s’explique, à la rigueur, par les hautes fonctions qu’il a successivement occupées. Comme quoi il n’est pas mauvais d’être un homme important quand on est un homme de talent. L’importance fait pardonner le talent, elle l’introduit pour ainsi dire en contrebande. M. Rueff ayant opéré le miracle du franc-Poincaré, en opéra d’autres par la suite, qui furent la guérison merveilleuse et foudroyante de la drachme grecque et du lev bulgare. On l’avait appelé au chevet de ces monnaies hémiplégiques. Après ses petits exorcismes, elles se levèrent et marchèrent. La Grèce et la Bulgarie retrouvèrent leurs belles couleurs.

     Un autre épisode mérite d’être mentionné, grâce auquel on a l’occasion de jeter un coup d’œil sur le mécanisme de l’esprit prophétique. C’est la tempête que M. Rueff souleva à la Chambre des Communes en 1931. Il avait écrit quelques articles que reproduisit le Times où il exposait avec sa tranquillité coutumière ses idées sur le chômage qui désolait alors l’Angleterre. Ce phénomène était, selon lui, le résultat direct des allocations versées aux chômeurs par le gouvernement. « En période de réduction des salaires, disait-il, sitôt qu’un certain niveau est atteint, l’ouvrier aime mieux rester oisif que de travailler pour une rémunération qui ne dépasserait guère ce qu’il pourrait gagner sans rien faire. » Ce raisonnement date d’un demi-siècle. Aujourd’hui encore, si quelqu’un s’avisait de le reproduire à la tribune d’une Assemblée nationale — la nôtre, par exemple —, quels hurlements ! Et pourtant sa logique est irréfutable. Ainsi arrivons-nous au secret du prophète. Le prophète est un homme qui applique sans faiblir, en tout domaine, le principe de causalité, chose que les hommes détestent le plus. Ils haïssent celui qui leur démontre qu’un effet a toujours une cause. Pourquoi ? Parce que l’effet est en général une catastrophe et que la cause invariable est leur bêtise ou leur aveuglement.

     M. Rueff, dis-je, apostrophait les ministres des Finances, tel un prophète mettant en garde les rois d’Israël contre la colère du Très-Haut. Ces pauvres petits rois n’étaient point hostiles ni dépourvus de bonne volonté, mais c’était des rois d’un jour, et ils étaient ligotés dans le dirigisme. M. Rueff leur faisait une visite rituelle. Il déposait sur leur bureau un plan de redressement des finances françaises, il s’en allait, et on ne le rappelait pas. Un jour — ce fut le 18 novembre 1958 à quatre heures de l’après-midi — il parla enfin à un vrai roi, qui l’écouta sans rien dire pendant trois heures et demie. Il ne fallait pas moins qu’un pareil auditeur pour que M. Rueff pût enfin sauver le franc pour la seconde fois de sa vie. Un auditeur assez puissant pour tout bousculer, pour avoir autant d’audace dans les faits que M. Rueff en avait sur le papier, pour prendre sous son bonnet la responsabilité effrayante de faire le bien. Alain dit que ce qui va de soi, c’est ce qui va mal. Le malheur va de soi ; les nations comme les individus s’y laissent glisser sans effort, presque sans douleur. Le bonheur exige tant d’énergie, tant de violentement du cœur, tant d’imagination qu’il épouvante les hommes, lesquels le repoussent toujours s’ils en ont la faculté. Ce 18 novembre, M. Rueff s’adressait à une grande âme pour qui rien n’allait de soi. Il lui raconta le futur bonheur de la France. C’était une sorte de cauchemar : dévaluation, impôts nouveaux, blocage de certains prix, suppression de nombreuses subventions, établissement du franc lourd. Tout fut accepté, malgré les affres des ministres qui étaient présents et qui auraient bien voulu poser quelques touches de rose sur ce tableau au bitume. Ce qu’il en advint, nous le savons : douze ans de richesse comme notre pays n’en avait jamais connu et une influence politique telle que le monde qui, depuis notre défaite, nous trouvait charmants, se remit, Dieu soit loué, à nous détester. Les États-Unis eux-mêmes, ce gros animal, nous jugèrent si menaçants pour leur dollar qu’ils nous couvrirent d’injures et vidèrent des bouteilles de saint-émilion dans les ruisseaux.

     À quoi reconnaît-on un grand capitaine ? À ce, qu’il ne se trompe pas d’ennemi. M. Rueff a été le grand capitaine de la guerre économique du XXe siècle. D’autant plus grand que l’ennemi était masqué, qu’il était notre ami le plus cher. Il faut une forte dose d’intrépidité pour renverser une alliance et se retourner contre un frère d’armes. M. Rueff a eu cette intrépidité. Il a vu les invasions monétaires succéder aux invasions militaires, et elles ne venaient pas du même côté. La livre sterling n’était pas moins menaçante que la Reichswehr du Kaiser, et le dollar n’était pas moins meurtrier que la Wehrmacht d’Hitler. Il a arrêté la livre. Il a dit au dollar : « Tu es une imposture, tu vaux bien moins que tu ne t’en vantes. Descends à ta vraie valeur. » Discours sacrilège ! Paroles impies ! que personne n’avait osé jusque-là prononcer et qui furent le premier coup porté au faux-dieu, au Mammon en plaqué or qui régentait le commerce du monde.

     J’ai connu M. Rueff dans les dernières années de sa vie. Il me faisait un peu songer à Bismarck ou à Clemenceau. Un homme bénéfique à son pays et que son pays n’emploie plus est pessimiste. Il voit son œuvre interrompue, détournée, reniée. Sachant qu’elle était bonne, il en éprouve du désespoir. Il y avait du désespoir chez M. Rueff. On le devinait derrière son sourire et sa courtoisie. Ses prédictions étaient fort noires. Aujourd’hui, l’histoire s’évertue à lui donner raison. L’or n’a jamais autant régné sur le monde. Mais il règne en tyran, en dictateur sans mesure, sur des nations qui se mentent. L’Occident est submergé d’assignats portant l’effigie de Washington ou de Delacroix. Il en faut de plus en plus pour acheter une pépite de métal vrai. Pourquoi la justification d’un homme supérieur est-elle immanquablement le désordre et le désastre ? Léautaud prétendait qu’une vie n’est belle que lorsqu’elle est couronnée par le malheur. M. Rueff, homme heureux, à qui tout a réussi, qui a accumulé les plus brillants honneurs, aura eu aussi cette consécration. Un homme qui a raison contre le monde et qui, à la fin, est vaincu par le monde, c’est l’essence même de la tragédie, c’est le plus noble spectacle humain.

     Me voici, Messieurs, presque au terme de mon remerciement. Je m’aperçois que j’ai encore à votre égard deux motifs de gratitude. L’un, c’est d’avoir chargé M. Maurice Schumann de me souhaiter la bienvenue ici. Deux fois à trente-huit ans de distance, cette voix que je vais entendre tout à l’heure m’aura appelé à un plus haut destin que celui que je croyais qui m’était assigné. À vingt ans, je l’écoutais à la radio, derrière le brouillage. Elle me pressait d’entrer dans le petit cercle des braves qui n’avaient pas désespéré de la patrie. Je la connaissais mieux que la voix de mes plus anciens amis. J’ignorais à qui elle appartenait, mais je savais que tant que je vivrais je ne pourrais oublier son timbre. N’y a-t-il pas quelque chose de mystérieusement poétique et romanesque dans le fait que ce soit elle, aujourd’hui, qui m’accueille dans l’assemblée la plus française de la France, dans l’arche de ce qui est le plus profondément nous-mêmes, à savoir notre langage ? Quant à moi, je vois dans une telle rencontre un de ces signes par lesquels on constate avec émerveillement que la vie, qui parait au jour le jour si diverse, si incohérente, a son plan caché, peut-être sa prédestination, à coup sûr et dès le début, sa couleur propre pour chaque individu.

     Mon dernier sujet de reconnaissance, Messieurs, est qu’en me recevant dans votre sein, vous me mariez officiellement avec une personne pour laquelle j’ai toujours brûlé d’un sentiment que Stendhal appelle l’amour-passion et avec qui je crois bien avoir tout connu de ce qui fait l’éducation d’un cœur : les maladresses, le désir, l’orgueil de la possession, les ruptures, le malheur d’être abandonné, l’ivresse des retrouvailles. Ai-je besoin de vous nommer cette beauté délicieuse, cette adorable maîtresse, qui console encore mieux qu’elle ne fait souffrir ? Vous l’avez reconnue, bien sûr, ayant toujours eu avec elle le commerce le plus heureux et le plus intime : c’est la littérature française. À présent que le jargon s’empare de l’univers, que l’on ne parle plus, d’un bout à l’autre de la planète, que le patois rudimentaire des marchands puritains, j’éprouve une singulière fierté à l’épouser ici, solennellement, par devant quarante prêtres.

     La littérature française a fait du français pendant quatre siècles le langage de l’âme. On a pu penser même, un temps, que cette merveilleuse construction de nos maîtres et de notre peuple avait renversé l’éternelle tour de Babel, qu’enfin les nations allaient se comprendre entre elles. Le miracle de cette domination, fondée sur le consentement général, est que le français, que l’on utilisait partout en Europe, ne portait point d’ombrage aux autres langues et que celles-ci ne le jalousaient point. Son excellence l’imposait, et non la force. On désirait l’égaler, non pas le vaincre. Auprès de lui prospéraient de magnifiques littératures, qui n’étaient ni ses ennemies, ni même ses concurrentes. L’anglais, l’espagnol, l’italien, l’allemand, le russe produisaient des chefs-d’œuvre conformes à leur génie et qui ne se causaient nul tort, car ils accroissaient la somme de beauté et de connaissance que renfermait le monde.

     Parmi les catastrophes qui ont jalonné le XXe siècle, il en est une fort amère pour les écrivains, et spécialement les écrivains français : c’est que le langage du corps a remplacé le langage de l’âme. La science et la technique, ces deux gorgones, camouflées longtemps sous le masque bénin du progrès, se sont substituées à ce qui avait nourri les hommes pendant des millénaires et qui préservait leur cœur d’être tout à fait creux et plein d’ordure : l’art. Elles ont défiguré leur terre ; elles ont corrompu leurs paroles. Ce n’est pas l’anglais, comme on le prétend volontiers, qui l’emporte sur le français, mais un idiome forgé par les inventeurs ou les vendeurs des petits et des gros objets qui servent tantôt à apporter du plaisir à la viande humaine, tantôt à la hacher. Ce n’est pas Shakespeare qui tue Racine : c’est les prospectus pour les machines à laver. Et Shakespeare n’est pas moins navré dans l’opération. « Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur et des chemins de fer. Tout cela n’est pas la civilisation », disait Chateaubriand. Depuis un demi-siècle, l’humanité est éblouie et pâmée devant ses jouets. L’homme s’éloigne de la civilisation pour entrer dans une espèce de barbarie étrange, faite de confort et de crime. Il croit être enfin le maître de la nature : il n’est que le maître de sa mort.

     La laideur, l’erreur, la puanteur, la bêtise, ainsi que leur sœur la tristesse s’abattent parfois sur le monde, comme si pour quelques minutes le diable se dégageait de son cercle de glace. Alors l’homme oublie son âme et ne pense plus qu’à son ventre. Sommes-nous dans une de ces époques diaboliques ? Cela ne serait pas une raison pour s’en accommoder. Au contraire, il faut toujours penser, dans une telle traverse, que la laideur et la bêtise sont des choses éphémères. Il vient un moment où l’âme retrouve sa dignité et sa suprématie. L’Académie française n’est pas seulement un conservatoire de notre langue, elle est aussi un des rares endroits de l’univers où l’on n’a jamais cessé de s’occuper de l’âme. Je vous remercie, Messieurs, de m’y avoir admis, d’avoir fait de moi, officiellement, un des soldats de la reconquête. L’expérience et la philosophie de M. Rueff qui m’a précédé à cette place me donnent quelque espoir dans une victoire de la vérité. Pour moi, la langue française est l’étalon-or du langage humain. Si nous sommes obstinés et inlassables comme il le fut dans son domaine, il n’est pas tout à fait impossible qu’un jour les quarante voleurs que nous sommes, nous sauvions, en même temps que notre trésor entreposé dans cette caverne, les autres langages de l’Europe.