Réponse au discours de réception de Jacques Laurent

Le 5 mars 1987

Michel DÉON

Réception de Jacques Laurent

 

     Monsieur,

     La solennité ne nous a jamais beaucoup convenu et c’est bien la première fois, en près d’un demi-siècle, que je vous donne du « Monsieur ». Nous dirons qu’une fois n’est pas coutume, mais que l’usage sera respecté au moins pendant cette séance qui doit, si j’en crois un passage recueilli dans Histoire égoïste, éveiller en vous le sentiment du « déjà vu ». Cela se passait en 1965, devant un tribunal où vous avait conduit la publication d’un pamphlet. Après une subtile passe d’armes avec le président de la 17e chambre correctionnelle, qui interprétait une citation de Taine d’une façon par trop restrictive à votre goût, vous avez eu droit au sermon du procureur de la République, sermon qui louait votre érudition, la maîtrise de votre écriture, la brillance de votre talent, toutes qualités qui, selon ce serviteur de l’État, aggravaient d’autant votre cas : « C’était, écriviez-vous, à peu près mon discours de réception que j’entendais, encore que les menues perfidies qui sont de rigueur dans cet exercice académique prissent, dans le verbe de ce magistrat, une brutale clarté qui n’eût pas été de mise quai de Conti. »

     Vous n’avez guère de perfidies à craindre cet après-midi, à peine une malice peut-être, pour vous rappeler qu’il n’y a pas dix ans, après l’élection d’un de vos amis, vous déclariez fièrement dans une interview : « En tout cas, moi, je ne serai jamais candidat à l’Académie ». Je me demande si vous vous êtes souvenu de cette présomptueuse promesse quand vous vous êtes présenté au fauteuil de Fernand Braudel. En somme, vous avez suivi le conseil donné par Flaubert, au mot « Académie », dans son Dictionnaire des idées reçues : « La dénigrer, mais tâcher d’en faire partie si on peut... »

     Vous êtes d’ailleurs un habitué de ces affirmations péremptoires qui semblent vous porter bonheur : en 1971, lors de la publication de votre roman Les Bêtises, vous répondiez à un autre interviewer : « Je méprise les prix littéraires. » Huit jours après, vous acceptiez sans trop de déplaisir le prix Goncourt. J’aime bien, je vous l’avoue, cette façon de se tirer des pieds de nez à soi-même après en avoir beaucoup tiré à d’autres.

     Votre vie s’est déroulée sous le signe d’une belle liberté et – je dirai même pour ceux qui vous connaissent – d’une magistrale insouciance quand il ne s’agissait pas de vos idées et de l’œuvre que vous avez signée de votre nom. Cette œuvre, nous avons la chance de pouvoir en parler tout de suite. Je n’ai pas à rappeler vos titres universitaires comme vous l’avez fait pour votre prédécesseur. Ils sont minces par la force des événements, et surtout vous n’y attachez aucune importance. Vous appartenez à une génération qui a eu vingt ans quand la France a déclaré la guerre à l’Allemagne. Vos universités, vous les avez faites avec des adjudants qui ont le pouvoir, et souvent le don, de remettre les intellectuels à leur place. À cette éducation très pragmatique, j’ajouterai celle non moins pragmatique que vous reçûtes de la gare Saint-Lazare, lieu de rencontre idéal pour les lycéens de Condorcet. Garçons et filles s’y retrouvaient après les cours. La gare Saint-Lazare joue un rôle important dans votre premier roman Les Corps tranquilles. Ce hall bruyant, animé d’un mouvement perpétuel par les partants et les arrivants, offrait à vos dons d’observation une quantité inépuisable de caractères, d’attitudes, de bizarreries, de naïvetés et de comédies ou de petits drames dont votre imagination s’est souvent emparée. Affolés à l’idée de manquer leur train, hébétés par un voyage qui les a confinés pendant des heures dans un compartiment, les transhumants ont perdu leur pauvre défense et se montrent tels qu’en eux-mêmes le voyage les livre. « La salle des pas perdus, écrivez-vous, était pour nous un cours, un de ces corsos tant aimés à l’époque de Stendhal, et qui vivent encore dans nos villes du Midi. On y bavarde à l’infini, on s’y regarde avant de se connaître, on y flâne en querellant sur la Révolution, la littérature ou la couleur d’une cravate. C’était un havre sonore, mais pour nous vif et doux au milieu du flamboiement et du hurlement de ce quartier qui haletait. »

     Dans ce grouillement hagard vous avez puisé les sujets de cent romans inachevés. Vous avez aimé, au moins pour deux de vos livres, Les Corps tranquilles et Les Bêtises, jouer avec une multitude de personnages qui se croisent, butent les uns contre les autres, se voient à peine, se retrouvent par hasard, poursuivent des buts mystérieux, disparaissent après avoir échangé quelques mots ou un plaisir bref et sans lendemain dans une chambre d’hôtel dépourvue de poésie. Ainsi, grâce à ces vagabondages buissonniers de votre adolescence, grâce à ces bains de foule, votre œuvre romanesque semble-t-elle, à certains moments, rejoindre Les Hommes de bonne volonté dont vous fûtes, à l’époque, grand lecteur sans avoir, cependant, choisi, à l’exemple de Jules Romains, de peindre à fresque une société dans son entièreté plutôt que des destins individuels.

     Pour en finir avec la plus parisienne des gares, malgré la modestie de ses destinations, elle invitait déjà au voyage. Quand les circonstances l’ont permis, après la guerre, vous avez beaucoup vagabondé en Europe et autour du monde, conscient qu’il est peu d’universités aussi riches d’enseignement pour ceux qui partent l’esprit libre et vierge, avec le talent de saisir le propre comme l’essence des choses. C’est votre ami André Fraigneau qui a écrit : « Les Français voyagent peu, voyagent mal, mais ce sont les seuls voyageurs qui savent voir. »

     Cela dit, l’expérience semble vous être venue après votre premier écrit plutôt qu’avant. Je veux parler d’un roman inachevé : Le Duc des Belles-Heures, commencé à sept ans. Le souvenir vous reste, assez vague, d’une berline entraînée au grand galop sur les routes de France, escortée par quatre flamboyants Peaux-Rouges. Pour corser la situation, vous déclenchiez une pluie torrentielle dès la première page. Ce grand roman d’aventures, sinon d’amour, n’atteignit jamais la fin du premier chapitre. Vous l’avez brûlé. C’est dommage. On y trouverait peut-être aujourd’hui les prémices des œuvres de votre alter ego, qui n’a pas été convié à siéger parmi nous mais qui, même invisible, est présent à vos côtés. Il est votre mécène, vous êtes sa danseuse. Depuis quarante ans, il pond des romans d’amour et d’aventures pour que vous ayez la liberté de vivre la vie qui vous chante, d’écrire vos essais et vos romans, de fonder une revue, de financer un hebdomadaire littéraire. Saluons ce double, au passage : il a bien du talent et il s’est montré avec vous d’une générosité exemplaire.

     Le Duc des Belles-Heures n’ayant pas vu le jour, vous avez, de douze à vingt ans, tenu un journal, que vous avez brûlé la veille de votre mobilisation. Il ne vous satisfaisait pas, mais c’était un excellent exercice pour un écrivain en herbe. Dans votre essai, Stendhal comme Stendhal, vous esquissez le portrait d’un « diariste », appellation qui ne vous plait guère, que vous empruntez à une universitaire, mais que vous estimez assez pratique pour la conserver. Acceptons avec vous cet anglicisme pour un écrivain dont vous esquissez le portrait : « ... un timide qui n’est tout à fait à son aise ni dans sa peau ni dans son époque, qui se méfie tout en prétendant se livrer, note soigneusement ses maladresses comme ses sautes d’humeur et toutes les variations du temps. Il est sensible, presque superstitieusement, à l’écoulement des jours et des années, et se débat contre une menace dont il ne sait pas si elle vient de l’intérieur ou de l’extérieur de lui. »

     Que notiez-vous dans ce journal ? Sans l’avoir lu, nous n’avons pas trop de peine à imaginer qu’il devait être extrêmement personnel, relatant à la fois vos découvertes du sexe opposé, pour lequel vous éprouviez, très jeune, une curiosité d’anatomiste, et les étapes du dilemme dans lequel vous vous débattiez : seriez-vous peintre ou philosophe ? La peinture s’est révélée être une récréation et la philosophie une excellente gymnastique intellectuelle qui préparait le terrain à vos idées politiques et à vos choix littéraires. Dès l’époque du baccalauréat, vous avez commencé à écrire des articles dans L’Étudiant français, mensuel des étudiants d’Action française auxquels vous aviez adhéré, brièvement, il est vrai, tant vous vous sentiez peu doué pour la vie de militant. Vous n’en étiez pas moins reconnaissant à Charles Maurras de vous avoir préservé à jamais des tentations totalitaires et surtout de vous avoir persuadé que « ... la France et la civilisation étaient indissociables », mais vous reprochiez au vieux maître de la rue du Boccador de s’être interdit les pentes où sa nature l’aurait entraîné s’il ne s’était mobilisé sur les remparts pour la défense de l’idée monarchique, renonçant à son œuvre littéraire et à la recherche philosophique. Vous étiez déjà décidé à ne renoncer à rien dans ces domaines. L’Étudiant français était fort ouvert et, si on en parcourt aujourd’hui la collection, on s’étonne d’y voir apparaître pour la première fois maintes signatures qui, par la suite, s’égaillèrent à des horizons politiques fort différents. C’était un excellent banc d’essai, avant votre participation à Combat, revue que dirigeait René Vincent et où se rencontraient Kléber Haedens, Claude Roy, Pierre Andreu, Maurice Blanchot, François Sentein et surtout Thierry Maulnier dont vous dites si justement qu’après avoir été « marginal à l’École normale, il était marginal à l’Action française et marginal encore dans son œuvre de critique littéraire et paraphilosophique, où il liait à des vertus d’universitaire les audaces et les violences d’un pamphlétaire métaphysicien... » Et à ce bel hommage qui est rendu à celui que vous retrouvez aujourd’hui sous notre Coupole, vous ajoutez : « ... cet ennemi du conservatisme dans la société et la pensée donnait l’espoir qu’après avoir su concilier l’analyse et la fièvre, il réussirait, au-delà du marxisme et au-delà du nationalisme, la réunion de l’eau et du feu, de la tradition et de la révolution. »

     En ces quelques mots que je tire d’Histoire égoïste, vous synthétisez un courant de pensée dont on pouvait espérer qu’il éclairerait l’avenir, refoulerait au magasin des antiquités les doctrines extrêmes. Une certaine connivence s’établissait entre des hommes dont les pulsions politiques semblaient inconciliables. Bien des articles d’Emmanuel Mounier dans Esprit, d’Emmanuel Berl dans Marianne, de Robert Aron dans Ordre nouveau rejoignaient les espérances et les conclusions de vos amis de Combat. La guerre, et surtout la défaite, ruinèrent cet essai d’une solution valeureuse à nos conflits intérieurs. Chacun retourna à son créneau, et les factions, une fois de plus, déchirèrent un pays plus préoccupé de la recherche des culpabilités dans les deux camps que de parfaire son destin.

     Comment ne verserait-elle pas dans le scepticisme ou la méfiance, une génération qui a vu les boutefeux devenir des pacifistes et les pacifistes des boutefeux, une génération qui, comme vous le rappeliez à l’instant, a lu au berceau Les Conséquences politiques de la paix et n’a toujours pas compris pourquoi le prophétique discours de Bainville n’avait pas été entendu. On était en droit d’en demander raison à ceux qui gouvernaient et, en tout cas, de ne plus leur faire confiance. Mais un caporal de tirailleurs, avec deux petits galons de laine sur la manche – et, de plus, si j’en crois ce que vous dites, un assez piètre caporal – n’a guère les moyens d’élever la voix. Vous aviez fort heureusement une planche de salut : le roman. La peinture serait une passion seconde et la licence de philosophie remise à un avenir incertain.

     Le roman vous attirait depuis longtemps, mais vous saviez bien qu’il ne se nourrit pas uniquement de lectures, au risque de n’être que pastiche ou maladroite imitation.

     La guerre, la rupture avec la cellule familiale, la dispersion des amis politiques, la vie dans un milieu étranger souvent hostile, le commerce des femmes se révélaient être la préparation idéale à l’écriture d’un roman dont le héros, inévitablement, aurait beaucoup de ressemblances avec vous.

     Vous avez commencé ce livre dès 1941 dans des conditions plus heureuses sûrement, mais tout de même assez semblables à celles que connut Fernand Braudel prisonnier de son Oflag quand il prépara son ouvrage capital sur le monde méditerranéen. Vous étiez encore mobilisé dans l’armée de l’armistice et votre bataillon montait une garde très illusoire sur la ligne de démarcation, en dessous de Moulins. Là, je vous admire, car j’ai connu aussi cette atmosphère débilitante, l’illusion dans laquelle on nous demandait de vivre, les cantonnements glaciaux, la pitance innommable, le sous-off’ roi, l’officier méfiant à l’égard des intellectuels, en somme rien qui invite spécialement à la création littéraire, au contraire tout ce qui en décourage.

     Pourtant, sur le coin d’une table bancale, le plus souvent à la lueur d’une bougie, sont nées les premières pages des Corps tranquilles, qui ne devaient être achevés qu’en 1948.

     Vos débuts ne ressemblent pas à la charge éclair d’un de ces escadrons de chevau-légers dont vous affectionnez plus l’uniforme que celui des hussards que Bernard Frank vous a fait endosser d’autorité avec trois de vos amis. Non, vous vous êtes muté dans l’artillerie lourde : 1 070 pages, format in-12, trois millions de signes, c’est-à-dire deux fois Guerre et Paix qui a l’air d’une plaquette en comparaison de votre entreprise. L’ambition est « hénaurme », eût dit Flaubert dans son gueuloir. Que vous resterait-il pour vos vieux jours ? Foin de l’avarice, vous n’y avez pas pensé, mais plusieurs des thèmes abordés dans ce roman seront repris avec la maturité : les rapports d’un père et de son fils dans Le Petit Canard, la discrète apparition d’une Mademoiselle Jolinon qui deviendra Mademoiselle Beaunon après avoir, comme la première, remplacé un « c » malencontreux dans son nom par un « n » moins suggestif. De trois lignes de la Vie d’Henry Brulard : « À Marseille, j’eus le plaisir de voir ma maîtresse, supérieurement bien faite, se baigner dans l’Huveaune... », vous tirez une agréable scène entre Monique Chardon et Anne Coquet, scène qui reviendra étoffée, embellie encore dans votre Stendhal comme Stendhal où, surenchérissant sur la confidence d’Henry Brulard, vous allez jusqu’à donner une description minutieuse des sous-vêtements de sa maîtresse, la tendre et intelligente Mélanie Louason. C’est une habitude, chez vous : frustré par l’indifférence de Stendhal aux détails, vous les donnez pour lui avec une pertinence rare, ou bien, encore plus frustré qu’il n’ait pas achevé l’histoire de Lamiel, vous en inventez la fin, audace qui ne constipera que les bigots du beylisme.

     Vous donnez l’impression d’avoir tout jeté en vrac dans ces Corps tranquilles où, assez curieusement pour un jeune homme d’alors, passionné d’histoire contemporaine et de politique, l’action reste parfaitement intemporelle. Une notule en bas de page suggère que l’époque pourrait être 1937, mais les bouleversements sociaux, la tension internationale qui passionnaient ces temps sont absents du livre. Vous vous étiez abstrait des circonstances et du décor dans lequel vous écriviez les premiers chapitres, et c’est seulement vingt ans plus tard, dans Les Bêtises, que l’on voit surgir les cantonnements de l’armée d’armistice, la vie de poste, les rencontres en terrain neutre avec les patrouilles allemandes et les passeurs de la ligne de démarcation, tout ce qui composait votre vie quotidienne pendant l’écriture des Corps tranquilles et que vous aviez volontairement reporté à plus tard.

     Il vous fallait un terrain net pour mener à bien votre première fresque romanesque. Le héros – une sorte de Gil Blas moderne – porte le prénom ambigu d’Anne et le patronyme de Coquet. Ce jeune homme a pour principales qualités d’être intelligent, cultivé, sensible aux femmes, et surtout... surtout il est disponible. Disponible pour les affaires, les voyages, l’amour, sans que jamais soit entamée la lucidité qu’il cultive avec une gaieté toute stendhalienne. Quand nous le prenons au vol, il écrit les romans à succès d’un pontifiant M. Villard d’Arène, mais M. Villard d’Arène l’a remercié : « Les ambitions académiques commençaient de le travailler, dites-vous du négrier, et il craignait d’indisposer certains confrères par une fécondité exagérée. »

     Voilà donc Anne Coquet sur le pavé. Une petite annonce le sauve. Un milliardaire portugais fonde un institut de recherches et de lutte contre le suicide. Ce que devient cet institut farfelu, l’étonnant pot-pourri de caractères qui tournent autour du directeur, je ne le raconterai pas ici. Il nous faudrait beaucoup de jeudis – et quelques huis-clos – pour en venir à bout. Votre plaisir de conter est intense, et au hasard des pages vous jouez avec à peu près toutes les techniques du récit.

     Un dictionnaire affirme même sans rire que vous vous y montrez un précurseur du « nouveau roman », ce qui est oublier que le « nouveau roman » est vieux sinon comme le monde, du moins comme Jules Renard, qui disait : « La formule nouvelle du roman, c’est de ne pas faire de roman. » Notre ami Kléber Haedens ajoutait, avec cette lucidité qui nous rafraîchit toujours : « Condamnant les soutiens du roman classique, c’est-à-dire l’histoire qu’on raconte et les personnages qui la peuplent, les néo-romanciers ont voulu faire table rase de tout. Plus de personnages bien entendu, plus d’histoire. On déclare orgueilleusement se priver des facilités de l’anecdote. » À un des néo-romanciers dont nous tairons le nom par charité, Haedens reconnaissait le courage de s’être « lancé dans l’entreprise blafarde qui consiste à faire un style de la platitude et à tirer du néant même les filaments d’une réalité ».

     On voit tout de suite que ce n’est pas le cas des Corps tranquilles ni des romans qui suivirent.

     Il est en revanche certain que les techniques du récit cinématographique, avec ses brisures, ses longues séquences et la force envahissante de l’image, vous ont influencé, comme les romans américains de Dos Passos et Faulkner, eux-mêmes libérés du roman traditionnel par James Joyce dont l’Ulysse restera une des œuvres capitales du XXe siècle.

     Dans une note en marge des Corps tranquilles, vous analysez l’entrelacs des pensées du héros : « Sensations cénesthésiques, constatations sensibles, flux des souvenirs, images et représentations, raisonnements élaborés, cours aberrant du fredonnement intérieur. » Je sens bien que relever les acrobaties de votre récit en fausse la lecture. Quand vous jouez avec la difficulté, c’est que la nature même du conte l’exige. Le lecteur ne doit pas s’en apercevoir. S’il s’en aperçoit, c’est que l’auteur ne sait pas donner l’illusion de la vie et s’en tire en faisant admirer sa virtuosité alors que nous le lisons pour guetter l’émotion qui colore sa voix. L’auteur est là comme Schéhérazade pour raconter des histoires et retarder d’un jour, d’une nuit, le supplice. Cette règle, vous ne vous en départirez jamais dans votre œuvre romanesque.

     Dire qu’à leur publication Les Corps tranquilles furent un événement est une litote ou, davantage, selon un hellénisme cher à Paul Morand : une tapinose. Les grands noms de la critique vous ignorèrent ou vous boudèrent, les uns effrayés par les dimensions de l’ouvrage qu’il leur faudrait lire s’ils voulaient être honnêtes – et on les comprend un peu –, les autres parce qu’ils vous trouvaient suspect à deux points de vue : d’une part, bien que vous ayez pris la précaution d’un pseudonyme, on vous créditait d’un roman populaire à grand succès, d’autre part vous étiez classé politiquement à droite. C’étaient de lourdes tares à cette époque. Les amis se dépensèrent mais, n’écrivant pas dans la grande presse, ils n’avaient pas le pouvoir qu’exerçait sur la république des lettres l’existentialisme à son apogée.

     Avez-vous compris que le combat était à reprendre à son origine ? Depuis quelque temps, vous collaboriez à la revue de La Table ronde, créée à l’initiative de Roland Laudenbach et dont François Mauriac présidait le comité de rédaction en compagnie de Jean Mistler, Gabriel Marcel et Thierry Maulnier ; François Mauriac, qui vous aimait bien et que l’amitié de votre génération rajeunissait, accueillit avec un plaisir malicieux votre désormais célèbre article sur le parallèle entre les deux romanciers à thèse : Paul Bourget et Jean-Paul Sartre.

     En vérité, François Mauriac ne pouvait que se réjouir de vous voir à sa place répondre à Sartre qui avait durement attaqué ses romans. Sartre estimait que l’auteur de Thérèse Desqueyroux surpassait ses droits en prononçant des jugements absolus sur les personnages de ses livres. Il l’accusait d’interrompre des dialogues au moment où ils auraient sombré dans le pathos, et d’empêcher le lecteur d’imaginer que les acteurs du roman mauriacien conservaient la liberté d’être autres que ce qu’avait souhaité ou voulu leur créateur. Or, François Mauriac avait pu écrire des romans dans lesquels transparaissait son obsession ambiguë du péché de chair, il n’avait jamais prétendu en tirer des prêches, ni consenti à se plier à des conventions qui en auraient faussé les données. Derrière l’exégèse sartrienne se cachait un magistère impérieux : la condamnation de l’art qui ose dire son nom et trouve son bonheur dans sa seule raison d’exister et de vaincre la pesanteur, la condamnation de tout ce qui n’apporterait pas sa pierre à l’édification d’une société idéale, néo-marxiste bien entendu. Cette position, rappeliez-vous avec un irrésistible humour, n’avait rien d’original : dans des termes identiques, un écrivain, classé à droite au temps de sa splendeur et, de plus, un parent éloigné à vous, avait défendu les mêmes thèmes avec les mêmes mots dans ses essais, ses romans et son théâtre. Les exemples abondaient qui justifiaient l’apparent paradoxe. À trente ans de distance, Paul Bourget et Jean-Paul Sartre réagissaient de même devant les gratte-ciel de New York, la gratuité de l’art, la biologie, dont, prétendaient-ils, le roman ne saurait désormais se passer, non plus que de la chimie et de la physique, Sartre y ajoutant pour faire bon poids la théorie de la relativité, qui fait toujours sérieux. L’amusant est que Sartre et Bourget, comme deux duettistes, avec une touchante inconscience et un illogisme total, condamnaient le roman à thèse. Le parallèle était frappant, « à cela près, ajoutiez-vous, que Sartre avait à son actif deux procédés dont Bourget n’avait pas usé : la contradiction sereine et le galimatias ».

     L’article de La Table ronde fit grand bruit. Il fut édité en plaquette par un jubilant Bernard Grasset. Jean-Paul Sartre se garda d’y répondre. On avait dû lui dire que vous n’étiez pas un écrivain sérieux et que le mépris, dans ce cas, restait la meilleure des répliques. En imposant le silence autour de votre attaque, ou, au mieux, en feignant de l’ignorer, il barricadait les portes de l’Université à ceux qui oseraient le mettre en question et, à coups de cinglante ironie, troubleraient les exercices d’onanisme de Diafoirus. Votre consolation est de vous dire que les diktats littéraires de l’existentialisme ne sont plus que le souvenir gênant d’une tyrannie qui paralysa les lettres françaises dans l’après-guerre.

C’est votre honneur,

Monsieur,

     au nom des droits sacrés de la littérature à sauvegarder sa liberté et à refuser les compromissions idéologiques, d’avoir porté votre combat sur tous les fronts. Au moment où la revue de La Table ronde s’essoufflait – comme c’est le sort de beaucoup de revues qui naissent d’une humeur, d’une connivence entre les écrivains, et peut-être aussi parce que François Mauriac prenait ses distances et se donnait entièrement à son Bloc-notes –, vous avez créé votre propre revue : La Parisienne.

     Jean Cocteau dessina le mutin profil de la jolie dame de Cnossos pour illustrer la couverture. À ceux qui demandaient quelle était la couleur secrète de La Parisienne, vous répondiez : « Aucune. Cette revue est sans doute la seule dont la pensée secrète soit de n’espérer des écrivains que de la liberté. Elle est un courant d’air – dont la vie littéraire avait besoin, on l’avouera. »

     Mais quels sommaires dès le début : Montherlant, Marcel Aymé, Paul Morand, Jacques Audiberti, Jacques Perret, Marcel Jouhandeau, Raymond Abellio, Léautaud, Jean Giono, Julien Green, Michel Mohrt, André Pieyre de Mandiargues. François Michel et André Fraigneau faisaient partie du comité de lecture...

     François Mauriac, probablement mal averti que le numéro était joyeusement consacré aux maisons closes, y donna en mars 1953 un article, fort éloigné, il faut le concéder, du sujet du mois. Cet article intitulé assez prophétiquement « Bâtons rompus », avant que vous ne rompiez des bâtons l’un sur l’autre, vous mettait en garde contre le désengagement littéraire : « L’œuvre d’art, disait-il, manque de sève si l’artiste est coupé du monde. Sa participation au drame de son époque n’enrichit le roman qu’il écrit que parce qu’elle enrichit la terre où le roman enfonce ses racines. Un bon roman n’est jamais directement "engagé", mais il n’y a guère d’exemple qu’un grand romancier ne l’ait pas été, et d’autant plus grand qu’il le fut plus passionnément, comme Tolstoï et Dostoïevski. Proust lui-même fut dreyfusard. Il existe un rapport entre le refus de participation chez Flaubert et l’aspect figé de son œuvre : le sang n’y circule plus. »

     Avez-vous écouté François Mauriac ? Un an après cet article, en 1954, vous publiez Le Petit Canard, qui est resté, dans l’ensemble de vos romans, une œuvre à part. La guerre éclate à la première page. Des jeunes gens, presque encore des enfants, suivent les cours d’une institution mixte qui s’est réfugiée au bord de la mer. C’est l’éveil de l’amour pour les garçons, de la sensualité pour les filles. Antoine qui aime la jolie Sophie est timide, agité de scrupules, peut-être même de grands sentiments. Sophie s’offre et se dérobe en même temps. Quand vient l’exode, les circonstances les isolent et les mettent dans le même lit. Antoine découvre que Sophie s’est jouée de lui pendant le long hiver, que ce qu’il n’osait pas lui demander, elle le donnait à un officier polonais plus hardi que lui. Antoine brûle d’une haine animale contre les Polonais. Pour se venger, il s’engage dans la légion des Volontaires français, combat en Russie, est fait prisonnier à son retour en France et fusillé.

     Le monologue intérieur de son père conclut le livre. Le père ne juge pas son fils, il ne le pourra jamais. Ce monologue, bouleversant de tristesse et de tendresse, évoque leurs rapports précautionneux, tout ce qu’ils ne se sont pas dit par pudeur et méfiance, et révèle chez vous une corde sensible qu’avec beaucoup d’orgueil peut-être vous ne faites pas souvent vibrer. C’est un reproche et ce n’en est pas un. Dans Stendhal, qui ne vous a pas tout appris, mais qui vous a quand même beaucoup appris, il y a de ces courts abandons d’un masque. Une note aiguë découvre le cœur saignant du héros qui, très vite, se reprend. Quand, à Milan, Métilde rabrouait méchamment en public le pauvre Beyle, celui-ci courait chez les filles s’encanailler. Ainsi a-t-on l’impression que vos héros – votre héros, devrais-je dire, car des Corps tranquilles aux Bêtises et aux Sous-ensembles flous, c’est un peu le même personnage que nous retrouvons aux prises avec la vie, il a toujours le même âge ou à peu près, et de roman en roman il est plus vulnérable sans cesser de se défendre contre les événements qui veulent l’emprisonner, contre l’amour qui attente aussi à sa dévorante soif de liberté – ainsi a-t-on l’impression, disais-je, que vos héros se cuirassent et luttent pied à pied contre la malignité d’un monde dans lequel ils sont condamnés à vivre. De livre en livre, leur lucidité devient un fardeau, alors que pour Anne Coquet, dans Les Corps tranquilles, premier en titre, elle était source d’amusement. Quant à votre dernier héros, Léon Flaypoux dans Le Dormeur debout, le fardeau lui parait si insupportable qu’il préfère se volatiliser, ne laissant pour seule trace de son passage sur terre qu’une poignée d’écrits dont l’écho renvoie le rire amer.

     Et puisque, pour la énième fois, à votre propos, je cite Stendhal, je dirai qu’il n’y a pas un livre de vous où vous vous soyez plus dévoilé que dans votre essai si justement intitulé Stendhal comme Stendhal. Vous croyez parler de lui, et c’est votre confession que vous amorcez. Vous aimez ses romans, mais c’est son égotisme qui vous attire, ce sont ses écrits intimes qui vous attachent. Il y a presque tout avoué des rêves et des prétentions d’un jeune homme, des éclairs de voyance et des déchirements d’un homme mûr. Il a même un pressentiment de sa mort dans la rue et il sait que son existence n’a pas été vaine : ses lecteurs ont rendez-vous avec lui à la fin du siècle pour découvrir quelques romans et nouvelles inoubliables, un hédonisme impudique, beaucoup d’amours, du goût pour la bonne chère et les bons vins, une passion – l’Italie, élevée à la hauteur d’un mythe –, des amis, une morale à l’emporte-pièce, et, par dessus tout, l’énergie. Vous pouvez vous reconnaître dans beaucoup de ces traits et on comprend votre mauvaise humeur devant les traitements que la critique qui se veut nouvelle et qui n’est que froide pédanterie, fait subir à votre auteur. Vous refusez que l’on considère Le Rouge et le Noir comme un roman d’économie politique, un témoignage sur la lutte des classes. Stendhal n’annonce pas non plus Marx, Freud et Lacan. Et son langage passé dans la moulinette de l’ordinateur ne mérite pas cet aplatissement. Le lecteur de Stendhal n’a que faire de ces souricières qui lui dérobent le frémissement d’une existence. « Les sots, dites-vous, ont submergé les happy few ». Et plus directe encore, dans Le Dormeur debout, la duchesse d’Albassoudun, s’indignant des prétentions des universitaires à gouverner le monde et à décoder nos lectures, lance un cri d’alarme : « Stendhal est foutu pour nous, les universitaires s’en emparent. »

     Vous avez hérité le goût de Beyle pour les petits faits vrais littérairement ou historiquement utilisables. Vos romans en fourmillent. Dès qu’on y pénètre, on est assailli par les odeurs de la mer, de la montagne, des cités. Il y a du soleil souvent, parfois un vent glacé coupe le souffle. Il pleut, car que serait un roman si, à un moment ou à un autre, l’auteur ne déclenchait pas une averse ou une chute de neige providentielles qui ralentissent ou accélèrent l’action. Si vos personnages entrent dans un café, nous savons exactement ce qu’ils boivent ; s’ils se mettent à table, c’est de l’exaltation. Juste Amadieu, dans Le Dormeur debout, est saisi par le lyrisme lorsqu’il évoque une marinade : « Sa voix chanta la tendresse dodue des oignons qu’il avait émincés, la fraîcheur exubérante des feuilles de thym, la sécheresse des feuilles de laurier, le parfum agressif de la gousse d’ail et des brins de persil, la joyeuse intervention de l’eau-de-vie, du vinaigre et du vin de Bellet, bientôt apaisée par l’huile d’olive. » Vous décrivez des jeunes femmes avec la même gourmandise que Juste Amadieu devant sa marinade, en peintre, sans oublier les taches de lumière comme les zones d’ombre. On ne sait plus très bien si vous parlez d’un corps impudiquement offert au voyeur ou d’un de ces paysages qui, aux crépuscules du matin et du soir, inspirent à votre héros une méditation sur sa solitude et quelques pensées fortes tempérées par un soupçon de mélancolie, d’indifférence ou d’ironie. Les sens en alerte, vous humez la vie avec délectation. La réalité se transforme en un mensonge romanesque qui devient par la force de l’écriture une autre réalité, bien plus puissante, porteuse de rêves et de réflexions. Cette alchimie, dont la formule est le secret de tout écrivain digne de ce nom, recompose un monde aussi absurde que l’original. Passant par vous, cet absurde ne prend pas de majuscule. Il date d’Adam et Ève, et il faut être singulièrement naïf pour s’en étonner douloureusement, voire s’en indigner et en faire un drame où l’homme est condamné à se soumettre comme un étranger sur cette terre, nouveau Sisyphe dans son parc à bébé avec ses jouets qui ne le distraient même plus. Si les histoires que vous racontez ont à faire avec l’absurde, ce n’est pas un absurde de tragédie, c’est un absurde de comédie dont le pouvoir libératoire est une des grâces de l’écriture romanesque.

Monsieur,

     voilà un bon moment déjà que j’essaye de vous cerner sans y parvenir, mais l’éloge si juste et si élevé de votre prédécesseur me rappelle que vous êtes aussi l’historien de Quand les Français occupaient l’Europe. Pendant longtemps, on ne l’a pas su. Vous vous cachiez sous un pseudonyme qui, à lui seul, est une trouvaille : Albéric Varenne. Qui vous aurait démasqué sous ce prénom tombé en désuétude et ce nom qui évoquait un épisode historique célèbre. Bien des années après sa publication vous avez repris ce livre et vous l’avez signé à la fois de votre nom et de celui de votre paravent. J’aime bien cette dualité, le regard que vous ne cessez de porter sur vous-même, sur vos doubles, vos triples, que dis-je... sur les nombreux visages de Jacques Laurent tantôt masqué dans ses romans, tantôt à découvert quand il attaque dans ses pamphlets ou ses articles.

     Un recueil de vos articles s’intitule justement Au contraire, attitude qui relèverait du systématisme si n’y éclatait pas votre passion pour le libre examen. Parmi ces brefs essais, deux sont restés célèbres : l’un sur le sado-masochisme des romans de la comtesse de Ségur, dont vous citez des exemples frappants, l’autre sur l’ésotérisme d’Hector Malot à travers Sans famille, excellent canular qui mit un terme à une opération de déchiffrage littéraire dont les ravages menaçaient.

     Je vous vois aussi historien de l’art dans Le Nu vêtu et dévêtu, envoyé spécial des grands journaux dans Choses vues au Vietnam, homme de théâtre avec TTX, une pièce qui a beaucoup fait rire mais dont vous m’assurez, sans que je sache vous répondre, qu’elle ne vous satisfait pas, homme de théâtre encore avec Dix perles de culture, écrit en collaboration avec Claude Martine, qui sont dix pastiches ou, si l’on préfère, dix essais de critique, par l’intérieur, de dramaturges contemporains dont votre confrère Eugène Ionesco. Je n’oublie pas votre activité cinématographique. De vos nombreux scénarios, l’un surtout a conquis sa place dans la cinémathèque française : Lola Montès mis en scène par Max Ophüls. Vous êtes également, avec Jean Aurel, l’auteur de quatre films : De l’amour et Lamiel d’après Stendhal, bien entendu, mais aussi deux montages historiques sur la guerre de 1914 et sur la bataille de France de 1940. Je note aussi qu’en 1977 vous avez publié un essai capital, Le Roman du roman, qui est à la fois l’historique de la genèse du roman, ses premières contraintes, son émancipation et le climat de liberté sans lequel il ne saurait s’épanouir. Par un intéressant hasard, cet essai a paru en même temps que celui de Félicien Marceau, Le Roman en liberté, non moins vigoureuse défense du droit à l’imagination, et peu avant L’Art du roman, premier livre en français de Milan Kundera qui, comme vous, survole quatre siècles d’évolution du genre pour affirmer que le roman étant l’œuvre de l’Europe, l’écho de sa civilisation et le paradis imaginaire des individus, sa nature est en antinomie formelle avec toute société fondée sur un dogme. Qu’est-ce à dire, sinon que le roman est encore bien vivant et qu’on ne se préoccuperait pas tant de sa forme et de sa place dans la littérature contemporaine s’il n’était qu’un cadavre ?

     Cela dit, vous concédez que son existence est fragile : « Il est lié, dites-vous, à une anomie qui est peut-être l’essence de notre civilisation et qui en est peut-être aussi un accident, soit passager, soit mortel. » Et vous ajoutez qu’un catéchisme totalitaire – dont nous avons frôlé la menace – ou qu’un programme administratif – toujours possible dans un pays vulnérable – peuvent en avoir raison. À ces menaces, un écrivain ne répond que par son talent et beaucoup de vigilance.

Monsieur,

     un de vos ouvrages, disais-je, s’intitule : Au contraire. Comment ne pas imaginer qu’après vous être défendu de vouloir jamais siéger parmi nous, vous vous soyez dit un jour : « Au contraire », parce que l’Académie française ne vous semblait pas une simple fin honorifique à une vie batailleuse, mais une étape imprévue de votre destin d’écrivain. Vous vous offriez une surprise. Nous vous avons fait une autre surprise en vous accordant aussitôt nos suffrages. Le monarchiste de raison et l’anarchiste de cœur que vous restez avec une belle jeunesse de caractère retrouve ici des compagnons de route et aussi des hommes avec lesquels il a autrefois mesuré sa différence. Personne ne vous demande d’oublier cette différence mais, en acceptant celle des autres, vous faites accepter la vôtre. L’Académie sera pour vous ce lieu géométrique où se rencontrent dans la compréhension et l’amitié des sentiments parfois très opposés. Je sais que vous avez déjà fait de louables efforts. On vous a vu acheter une cravate et réapprendre à la nouer. Et aussi une montre, qui vous obligera à presser le pas le jeudi après-midi pour assister aux commissions et aux séances de notre Compagnie. N’étiez-vous pas déjà à l’heure aujourd’hui ? Vos familiers n’en reviennent pas. J’ai grande confiance : ayant appris l’exactitude sur le tard, il y a des chances pour que vous soyez un des plus assidus. J’attends également avec impatience le beau jour où, selon la tradition pour les nouveaux élus, vous serez convié à prononcer, lors de la séance des prix, l’éloge de la vertu. Le cortège de vos héroïnes libertines n’en croira pas ses oreilles.