Discours prononcé lors du décès de M. Maurice Genevoix

Le 25 septembre 1980

Michel DÉON

 

Hommage à M. Maurice Genevoix
secrétaire perpétuel honoraire *

 

 

Messieurs,

La disparition soudaine de Maurice Genevoix a quelque chose d’angoissant. Non seulement nous perdons un confrère parfait qui, par l’indépendance de son esprit et son rayonnement personnel pendant les quinze années passées au Secrétariat perpétuel, a redonné à notre Compagnie une vitalité et une importance que les tristes années des deux guerres mondiales avaient entamé, mais nous perdons aussi le lucide témoin de près d’un siècle de notre histoire. Ce témoin était un écrivain français, et j’insiste sur le mot français. Il n’y a pas une page de Maurice Genevoix, même quand il parlait du Canada ou de l’Afrique, dont on ne puisse dire qu’elle reflète le pudique lyrisme, l’équilibre moral, la grâce de ce Val de Loire où il est né. Le grand fleuve qui a vu s’élever sur ses rives les plus beaux châteaux du monde et fleurir une civilisation unique a irrigué l’œuvre de Maurice Genevoix. Notre confrère était du pays de la mesure, du doux-parler, du bon-savoir, du pays de Ronsard et du Bellay.

C’est là que, dès l’enfance, il a épié fa nature, c’est là qu’il est devenu pêcheur à l’âge de dix ans, fasciné par les ablettes et un chevesne qu’il manqua et dont il parlait encore quatre-vingts ans plus tard. N’est pas pêcheur qui veut. Il faut un instinct, une patience, une attention et une rapidité d’action qui sont donnés à peu. Il est certain que ce goût pour la pêche en eau douce développa en lui dès l’enfance des dons de réflexion et d’observation qui ont nourri son œuvre. Il avait été émerveillé. Il le resta jusqu’à ses derniers jours. La nature est une leçon pour l’esprit et pour le corps. A ceux qui savent la deviner, le spectacle de son constant renouvellement confère une jeunesse inépuisable. Rien n’est jamais perdu, tout reviendra. La fraîcheur d’âme que nous admirions en Maurice Genevoix a sa source dans cet hymne à la vie qu’est la suite des saisons, le départ puis le retour des migrateurs.

Cette communion avec les éléments, avec la flore et la faune impose des devoirs. Chaque chose, chaque être vivant a son nom. En un siècle où notre langue aurait eu tendance à s’appauvrir, des écrivains comme Maurice Genevoix ont rappelé à leurs lecteurs l’immense générosité de notre vocabulaire. Il était, vous le savez, un des plus assidus et des plus précis membres de notre commission du dictionnaire de la langue française. Son érudition, toujours voilée de modestie, nous manquera cruellement.

La passion des mots, non pas prétentieusement rares, mais exacts, il la tenait de son entourage lorsque, enfant, il promenait sa curiosité dans les rues de Châteauneuf-sur-Loire. Les petits métiers s’exerçaient porte ouverte et l’enfant qui revenait de l’école en musardant, s’arrêtait devant les échoppes et les ateliers, apprenant de chacun le vocabulaire propre à son occupation. C’est le temps où les artisans mesuraient la noblesse de leur travail à la richesse de leur vocabulaire. Faut-il ajouter qu’un peu plus tard, c’est des gardes-chasses et des braconniers que Maurice Genevoix apprit nombre de mots qui, s’il ne les avait pas relevés dans leur savoureuse verdeur, seraient peut-être perdus aujourd’hui.

Ce cerveau d’enfant était avide. Il emmagasinait, avec le secours d’une éblouissante mémoire, tout ce qui passait à sa portée. Reprenant le mot de Péguy : « À douze ans, tout est joué », il disait : « Je me peuplais de jour en jour, mon enfance était une vraie enfance... » « Peupler » est un beau mot pour évoquer ces personnages de la vie réelle qui passent dans la vie imaginaire d’un enfant et constituent lentement son univers.

Tout ce qu’il a raconté de sa première jeunesse a un parfum presque magique. Il ne l’a pas dit, mais nous pouvons le lire entre les lignes : il a vécu entouré de bonté ce qui n’excluait pas la sévérité. Le petit Genevoix était autorisé à dire « Flûte » à table, mais le mot « Zut » lui valait une correction. En un temps comme le nôtre, les nouveaux éducateurs pousseraient de hauts cris, annonçant devant ces contraintes, une maturité bourrée de complexes, mais je n’ai pas besoin de vous apprendre, Messieurs, que Maurice Genevoix n’a jamais souffert d’une éducation rigide et respectueuse. Bien au contraire, il était reconnaissant à sa mère trop tôt disparue, à son père, à ses oncles et à ses professeurs de lui avoir indiqué, dès sa jeunesse, les limites de la liberté, limites qu’on ne dépasse pas sans nuire à autrui. Il n’éprouvait aucune sotte et fausse gêne à raconter ses succès scolaires, les belles places de premier qui, au lycée puis à l’École normale, lui valurent l’attention de ses maîtres. Il avait aimé la compétition parce qu’elle invite à donner son cœur et ses forces. Cette compétition, il estimait de son devoir de l’emporter dans tous les domaines : intellectuels et physiques. Je ne pense pas exagéré de dire qu’il était aussi fier de son stage avec les moniteurs d’éducation physique de l’école de Joinville que de ses succès à l’École normale. Et il avait raison puisque c’est grâce à sa robustesse qu’il survécut aux premiers huit mois de guerre dans un régiment d’infanterie, le 106e, une des unités les plus exposées depuis le début des hostilités. Sans la résistance acquise lors de sa première année de service, aurait-il jamais supporté les atroces conditions de combat dans les tranchées, puis ces blessures au bras et au flanc gauche qui le marquèrent pour le restant de sa vie? Si jamais le dicton : « Mens sana in corpore sano » est vrai, Maurice Genevoix en fut la plus belle illustration. Le sport était pour lui l’école de la volonté, de la maîtrise de soi, un bain de fraternité avec les jeunes hommes de son âge. Ses romans nous montrent toujours au moins un des personnages qui a cette force physique et cette santé dont il fut si longtemps fier. Dans Un jour, le seul roman où-il avouait s’être mis en scène sous les traits du narrateur, le héros, Fernand d’Aubel, est un homme de fer qui court encore les bois aux approches de la quatre-vingt-dixième année.

L’œuvre de Maurice Genevoix est à la fois virile et tendre. Dans sa virilité, elle a puisé sa pudeur, dans sa tendresse sa délicate poésie. A la lire et la relire, nous découvrons chaque fois un peu mieux la présence feutrée de ce compagnon des bois et des bêtes, de cet ami des hommes.

Il y aurait un bon sujet de thèse pour un étudiant en lettres « De l’importance des étangs dans l’œuvre de Maurice Genevoix. » On y citerait ce passage si beau qu’il est un vrai poème en prose : « ... l’étang s’éploya sous mes yeux. Quel étang? Loin à la ronde, je croyais les connaître tous. Celui-ci non, et la nuit n’y était pour rien. Il comblait le fond d’un vallonnement à pentes douces, ceinturé de roseaux desséchés par l’été. De hauts peupliers d’Italie fusaient au bord de cette ceinture, chacun d’eux reflété comme sur une plaque d’argent ou plutôt répété comme au fond d’un autre ciel, tant l’image renversée apparaissait semblable, feuille pour feuille, à travers un semis d’étoiles. Je me demandai où j’étais, et c’était la première fois. Peut-être n’était-ce que pour entendre une voix intérieure me répondre « Ça m’est égal. Je suis ici. »

Maurice Genevoix avait vingt-quatre ans à la déclaration de guerre. Il connaissait l’Allemagne et y avait même séjourné comme beaucoup d’étudiants de sa génération, séjour qui lui inspira un fervent et poétique roman, Lorelei, où il ne cachait pas son émotion de découvrir à seize ans un pays romantique et romanesque, et une jeunesse qui semblait ardemment désireuse de s’accorder à la sienne. Des forces ténébreuses allaient jeter l’Allemagne contre la France en une lutte qui épuisa les deux pays. Quand, en août 1914, Maurice Genevoix revêtit l’uniforme de sous-lieutenant, la haine n’habitait pas son cœur. Il acceptait avec sérénité le devoir d’un homme dont le pays est envahi, il offrait sa vie pour sauver l’intégrité de la France, la douceur de sa civilisation.
Dans les nombreuses pages consacrées à sa terrible expérience, on ne rencontre pas un mot qui ressemble à une condamnation, pas une parole amère contre le cataclysme qui vient briser le cours de sa vie heureuse. Ceux de 14 restera probablement l’ouvrage le plus noble consacré à une guerre suicidaire. La pitié y est grande mais sans vaines pleurnicheries, le courage est d’un parfait naturel-, la vérité n’est ni voilée, ni enflée pour de belles envolées lyriques. Il aurait pu écrire en exergue, avec sa réserve habituelle : « J’étais là, j’ai vu, j’ai été blessé. » On ne voit, en parallèle à Ceux de 14, et pouvant lui être comparé, que le livre d’Ernst Junger, Orages d’acier. Si Français que soit l’un, si Allemand que soit l’autre, ils se rencontrent dans ce no man’s land où deux hommes d’une égale culture, d’une semblable élévation d’âme, peuvent fraterniser sans trahir leurs origines et leur devoir.

Ceux de 14 est une chronique martiale que nous devrions garder à notre chevet. Tout y est : du destin de l’homme, de sa marche vers la mort, les yeux ouverts. Le premier soldat tué au côté d’un combattant à l’entrée en guerre est un souvenir ineffaçable : « Cette sensation, écrivait Maurice Genevoix, ce vide persistant et glacé, tout proche, là où il y avait un homme, je ne m’en suis jamais délivré. »

Par trois fois, la mort le frôla lui-même dans les huit mois qui suivirent. Il a raconté cette expérience dans un petit livre, La mort de près, qui exprime le sentiment d’un homme confronté avec une atroce brutalité à ses fins dernières : « Vivre lorsqu’on a survécu, disait-il, c’est constamment survivre en effet, ne pas seulement « cueillir le jour » qui passe, mais l’accueillir comme une révélation, celle même qui m’a ébloui, mourant, lorsque le rideau de cuir noir, clos sur les ténèbres et l’horreur, s’entrouvrait sur le ciel et le monde, sur le point brillant d’une étoile. » De cette épreuve est né le premier livre. Il avait fallu le choc de la guerre pour motiver sa vocation innée d’écrivain. Les romans, les souvenirs, les bestiaires qui suivirent oubliaient la guerre mais non la présence furtive de la mort. L’écrivain l’écartait, feignait de l’oublier un instant en gentilhomme qui ne la craint pas et qui sait ce qu’elle signifie. Il disait ne pas aimer le pathétique, mais, en fait, ce qu’il n’aimait pas, c’est ce qui offense la vérité nue et la pudeur. Son œuvre est, pourtant, imprégnée d’un pathétisme naturel, la marque d’une extrême sensibilité, la conscience que tout ce qui nous apparaît dans la beauté saisissante d’un éclair — saut d’une carpe dans un étang, vol en zigzag d’une bécassine, long cri d’un courlis — est menacé et que nous sommes les témoins fragiles d’une fraction infiniment petite d’éternité. Nous serions gravement coupables de ne pas prêter attention à l’éphémère qui est à peine plus éphémère que nous.
Le hasard oriente nos vies beaucoup plus que nous ne le voudrions. C’est la grippe espagnole qui a peut-être orienté l’œuvre de Maurice Genevoix dans une direction différente de celle qu’elle aurait prise s’il était resté à Paris. Gravement atteint en 1919, il lui fut conseillé de retourner vivre dans son Val de Loire pour s’y refaire une santé. Dans Rémi des Rauches il a décrit « l’ivresse des retrouvailles » avec sa province. Les forces revinrent vite au milieu de ses amis les paysans, les pêcheurs et les bateliers. Dans les bois, au bord des étangs, en barque sur la Loire, puis en Sologne avec les braconniers qui lui inspirèrent Raboliot, son prix Goncourt, il renoua avec le petit garçon qu’il avait été. Le fil n’avait pas été coupé. Il ne le fut jamais. Le cauchemar des Eparges n’était pas oublié, mais cessa d’être aussi obsédant. Le jeune Normalien que ses professeurs auraient tant voulu garder auprès d’eux, engager dans la même carrière, retrouvait ses sources. Même s’il avait la modestie de croire qu’il n’était pas encore le grand écrivain qu’il devint, il sut vite qu’il était né pour créer un univers à lui, qu’il n’en finirait jamais de chanter la beauté du Val de Loire, la beauté du monde.

Nous ne verrons plus son élégante et mince silhouette, son beau visage à peine ridé, nous n’entendrons plus sa voix toujours délicatement, pudiquement ironique, nous ne goûterons plus ses mots pleins de cet humour qui rappelait qu’il avait été un Normalien, grand amateur de canulars, mais son œuvre nous reste. Elle est si semblable à lui-même, si dépourvue d’artifices que nous croirons sentir sa pré- sente invisible à nos côtés. Il a fixé dans son œuvre une image de la France et de son peuple, qui ne peut pas disparaître. Il avait horreur des « idées générales » qui masquent si souvent l’indigence de l’observation, l’ignorance de ces mille petits faits vrais, parfois contradictoires, qui sont l’essence même de la vie. Aux reproches qu’on a pu lui en adresser, il répondait : « Comme tout homme conscient de sa condition d’homme, de son essence et de son être, de son destin et de ses fins dernières, j’ai été confronté aux grands problèmes religieux, philosophiques, sociaux. Je n’ai jamais cessé de l’être et le serai jusqu’à mon dernier souffle. Mais c’est affaire entre moi et moi, et je n’en dois compte à personne. »

Dans un sens, il est permis de regretter qu’il ait délibérément refusé de nous éclairer sur maintes questions que nous nous posons, mais à y bien réfléchir son œuvre est une réponse à tout. Elle est une leçon de courage, de noblesse du cœur, de sérénité, de généreux amour et d’espoir.

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* décédé le 8 septembre 1980.