Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. le duc de Castries

Le 25 septembre 1986

Alain PEYREFITTE

Hommage à M. le duc de Castries*

prononcé par M. Alain Peyrefitte
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 25 septembre 1986

    Messieurs,

La place de notre confrère, de notre ami, nous ne l’y verrons plus ; lui qui fut parmi nous l’un des plus assidus, des plus attentifs.

« L’homme naît prisonnier et ce qu’il appelle liberté est tout au plus la possibilité de choisir une servitude. Sans renier les obligations trouvées dans mon berceau, j’ai décidé de la mienne en donnant ma vie aux lettres. »

Tel fut l’exorde de son discours de réception sous la Coupole, le jeudi ler février 1973. Puisqu’il ne nous adressera plus jamais la parole, méditons sur la première qu’il proféra devant notre Compagnie.

« Servitude », « obligations » : la noblesse de ces mots n’est guère plus d’aujourd’hui, où l’individu réclame toujours plus de droits et de libertés ; où le sens du devoir et de la responsabilité se dilue.

Mais lorsqu’on naît Castries, on sait que l’on ne s’appartient pas. On appartient à sa famille, à sa terre, à son pays. C’est ce qui lui créait obligation, au sens étymologique : il était un homme lié. Lié par le sang, lié par le rang, lié par l’Histoire.

Lié par le sang : c’est un rare privilège de porter un nom qui se prononce comme il ne s’écrit pas, et s’écrit comme il ne se prononce pas. Mais avec un nom qui se distingue, on ne peut faire moins que de se distinguer aussi : après avoir hérité d’un nom, parvenir à se faire un prénom. C’est déjà une première obligation. Vous savez comme moi avec quelle aisance René de Castries s’en acquitta.

Pourtant, il était aussi lié par le rang. Parcourir la généalogie des La Croix de Castries, c’est rencontrer, à travers six siècles d’histoire de France, six lieutenants généraux du royaume, un archevêque, cinq chevaliers du Saint-Esprit, deux présidents de cour, deux amiraux, un maréchal, un ministre, un pair de France... et même un saint.

La haute conscience qu’il avait de sa servitude aristocratique empêchait qu’il eût jamais ce que La Bruyère appelait « la morgue des grands ».Ce gentilhomme était un homme gentil. On l’écoutait volontiers, parce que sa sincérité n’était jamais brutale, ni blessante. Il avait trop d’humour pour être ironique. Nous avons perdu en lui un confrère fraternel.

Usant de la seule liberté qui lui restait, René de Castries avait choisi la servitude des lettres, pour lesquelles aucun de ses ancêtres n’avait montré de goût. Il put ainsi combler une lacune dans la longue lignée d’illustrations familiales en ajoutant à celle-ci la seule dignité qui lui manquât, celle d’Académicien français. Cette obligation-là aussi, comme il l’a remplie !

La rage d’écrire s’était emparée de lui dès son plus jeune âge. Mais sa vocation ne s’est affirmée que grâce à la découverte des archives familiales. Son travail d’écrivain prend alors la forme d’un retour aux sources. Ni prince de l’Église, ni grand soldat, il servira la postérité des Castries en s’inscrivant dans la grande tradition des ducs historiens.

Il ne s’est pas limité aux membres de sa famille naturelle, ni de cette famille d’adoption que fut pour lui notre Compagnie. Il aura été un maître de la biographie historique. Ses personnages — de la Pompadour à Mirabeau, de Beaumarchais à La Fayette, de Monsieur Thiers au Comte de Chambord —, il les racontait comme s’il les avait connus. Sa famille lui avait rendu si familier le passé, qu’il donnait l’impression d’en avoir tutoyé les grandes figures.

Lié par le sang, par le rang, par l’Histoire, René de Castries n’avait pas seulement des attachements intellectuels. C’étaient autant de fils qui tissaient le lien le plus solide : celui qui le liait à sa terre.

Né en Languedoc, il n’avait pas vu le jour à Castries, dont le château était sorti de la famille. Il eut l’occasion de le racheter juste après son mariage. Il entreprit de lui rendre sa splendeur, soutenu par l’aide aimante et avisée de la duchesse de Castries. Ce fut son premier geste d’homme fait : s’enchaîner à une tâche immense.

Pendant de longues années, il s’y consacra, gérant le domaine en gentilhomme viticulteur. C’est là qu’il vécut les années noires. Il avait accepté d’assumer l’administration de la commune. Il le fit avec un tel dévouement, que les habitants de Castries, à la Libération, firent de lui leur maire par acclamation.

Après un demi-siècle de patience et d’amour, le duc de Castries, son œuvre de restauration achevée, n’a pas voulu courir le risque d’un partage ou d’une dissémination. Aussi légua-t-il à l’Académie ce qu’on a appelé « le Versailles du Languedoc »,avec ses jardins tracés par Le Nôtre et l’aqueduc de Riquet. Superbe legs confié à notre Compagnie, laquelle reviendra chaque année dans le château dont elle a désormais la garde, en témoignage de reconnaissance et de piété.

Son « obligation », René de Castries l’avait remplie. Il fait de nous maintenant ses éternels obligés.

Tel fut l’homme, dont nous n’avons pas fini de déplorer la perte ni d’honorer la mémoire. Il aurait pu dire comme Horace, s’il avait été moins modeste : « J’ai érigé un monument aussi durable que l’airain. »C’est vrai de son œuvre de restaurateur du patrimoine, comme de son œuvre d’écrivain.

Jusqu’au bout, il aura travaillé sur le passé pour l’avenir, accomplissant la mission que Thucydide assignait à l’historien : « Un acquit pour toujours ».

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* décédé le 17 juillet 1986.