Réponse au discours de réception de Michel Déon

Le 22 février 1979

Félicien MARCEAU

Monsieur,

     Un soir que nous dînions ensemble dans un restaurant et comme un remue-ménage moutonnait de l’autre côté de la salle, je vous vis pâlir, je vous vis vous lever et je vous entendis articuler : on frappe une femme ! Déjà, d’un regard de stratège, vous mesuriez, entre les tables et les chaises, ce qui allait être votre parcours du combattant. Hélas, ce même regard vous faisait aussi entrevoir que, s’il s’agissait bien d’une rixe et même, comme votre instinct vous l’avait fait pressentir, d’une rixe entre personnes de sexe différent, en l’occurrence, c’était la femme qui l’emportait, une grande blonde, taillée en garde républicain et qui, posément, assommait un mâle de l’espèce chétive. Il ne restait qu’à vous rasseoir et c’est avec une visible déception que, ce soir-là, vous vous êtes contenté d’exterminer votre charlotte aux fraises.

     Si je rappelle ici cet épisode resté bénin, c’est parce que, me semble-t-il, il jette une première lueur tant sur vous que sur votre œuvre et sur les personnages qui la peuplent. Quitte à y ajouter, chemin faisant, quelques réserves ou retouches, je dirai qu’avant tout, Monsieur, vous et vos personnages, vous êtes des chevaliers.

     En énonçant ce premier propos, en effectuant ce que les gens qui savent parler appelleraient cette première approche, je n’espère pas provoquer la stupeur ni faire preuve d’une originalité saisissante. Dans les histoires de la littérature contemporaine, dans les articles consacrés à vos ouvrages, il est rare de ne pas trouver accolé à votre nom – et devenu même un lieu commun – le vocable hussard. De hussard à chevalier, il n’y a qu’un pas. Mais ce pas existe et il faudra y revenir. En attendant, si vous voulez bien, commençons par le hussard.

     Sous cette appellation, issue du titre d’un des romans de Roger Nimier, Le Hussard bleu, la manie classificatrice a rangé quelques écrivains qui, bien qu’ils eussent chacun leur tempérament propre et leur originalité, présentaient, il est vrai, quelques traits communs. Et d’abord celui d’avoir à peu près le même âge et d’avoir débouché dans la littérature à peu près dans le même temps. D’autres traits communs venaient s’y ajouter : une turbulence, une désinvolture qui pouvait aller jusqu’à l’espièglerie, une certaine façon d’aborder les sujets par un biais surprenant, un irrespect pour les tabous de l’époque, le dédain des doctrines, le goût d’une écriture vive, rapide, volontiers insolente, une certaine manière de prendre la littérature comme un plaisir plus que comme un devoir.

     On s’accorde en général à considérer que, comme les trois mousquetaires, ces hussards étaient quatre : Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent et vous, même si on peut y ajouter quelques demi-hussards, hussards apparentés, hussards évolués ou hussards d’honneur comme votre ami, votre grand frère, Kléber Haedens que, dans votre livre Mes Arches de Noé, vous avez évoqué avec tant d’affectueuse émotion, ou comme André Fraigneau à qui, tous les quatre, vous avez consacré une préface pour la ré-édition d’un de ses livres. Ce fut même, si je ne me trompe, votre seule manifestation de groupe.

     Chez chacun de ces écrivains, ces différents traits apparaissaient avec plus ou moins de force ou d’évidence. Comme on sait, la manie classificatrice n’y regarde pas de si près et elle use volontiers de vigoureux chausse-pieds pour faire entrer les écrivains dans ses tiroirs. Hussards ! Va pour hussards. Pour une fois, d’ailleurs, le terme n’était pas mal trouvé. Votre irruption dans la littérature évoquait assez une patrouille aventurée le long d’une grand’route, par un joli froid sec, avec le cliquetis des gourmettes, le crissement des cuirs, les ébrouements des chevaux et le bruit de sucre de leurs sabots sur le pavé. De mousquetaire à hussard, la parenté aussi est évidente. Cela m’incite à pousser plus avant la comparaison. Si, au moins par certains de ses traits, Roger Nimier rappelle ce d’Artagnan auquel il devait consacrer son dernier, hélas son dernier livre, je vous verrais, vous, Monsieur, plutôt dans le sillage ou sous le parrainage d’Athos. Vous en avez la bravoure mais également la sagesse et cette réserve qui le tient toujours un peu en retrait de ses trois compagnons. Et voyez la rencontre : vous avez longtemps habité rue Férou. C’est là qu’habitait Athos. Ces hasards sont des signes. Certes, dans vos livres, il vous arrive aussi de pratiquer le pied de nez ou d’aller jusqu’à la plus franche drôlerie ou, à l’occasion, de porter quelques rudes estocades. Il reste cependant chez vous un fond de gravité, une sensibilité toujours à un pas du frémissement, il reste une morsure ou des accents plus âpres ou, qui passent parfois, quelques rayons du soleil noir de la mélancolie, il reste ce quelque chose qui ressemble tantôt à un secret, un secret qui ne fait qu’affleurer, tantôt à une plainte, une plainte qu’aussitôt vous étouffez. De cette plainte, je décèle l’écho dans presque toute votre œuvre mais, déjà ici, je puis citer un de vos premiers romans, Les Gens de la Nuit. Je sais, c’est un roman et sans doute en avez vous imaginé de toutes pièces le héros. Mais, à côté des péripéties ou mêlé à elles, il y a ce long cri qui traverse tout le livre, ce long cri d’un cœur blessé qui, dans la nuit de Paris, erre à la dérive – et qui cependant, notons ce détail, nous le retrouverons – qui cependant, malgré sa détresse, trouve encore le moyen d’aider les autres. Chez Athos, et bien qu’Alexandre Dumas ait plutôt décrit ses coups de rapière que ses coups au cœur, il y a cette même plainte. Chez lui, elle s’appelle Milady, ce qui est assez simple. Chez vous, de quelle lointaine blessure ou de quel penchant de votre caractère est-elle issue ? Je ne sais pas. J’arrête ici la comparaison. Les rôles du géant Porthos et du rusé Aramis sont plus difficiles à redistribuer.

     Bien entendu, à la rage classificatrice, il fallait ajouter la manie généalogique. À ces hussards si brusquement surgis, il s’agissait de trouver quelques ascendances. De Stendhal à Paul Morand, ce fut bientôt fait. C’était fourrer dans le même sac, et pêle-mêle, le goût des voyages et celui de la phrase courte, le culte du bonheur et celui de la vitesse, le galop dans la vie et le trot dans l’écriture. Mais ces parrains venaient compléter ce qu’il y avait déjà de cavalier dans votre signalement. Vous voyez que tout vous prédestinait à écrire Les Poneys sauvages. De nos jours, le cheval s’appelle automobile. Cédant moi aussi à la manie classificatrice, je me demande s’il n’y aurait pas une intéressante répartition à faire entre les écrivains qui consacrent leurs premiers droits d’auteur à changer d’appartement et ceux qui les consacrent plutôt à l’achat d’une voiture. Vous étiez alors de cette seconde famille. Mais vos amis vous soupçonnaient de choisir vos voitures successives plus pour leur aspect sportif que pour leurs vertus mécaniques. En vrai romancier, qui ne laisse rien perdre, vous prêtez d’ailleurs ce menu travers à un des personnages de votre roman Le jeune homme vert. En revanche, dans votre plus récent livre, Mes Arches de Noé, je trouve cette phrase : « Un modèle T.C. dont la direction non démultipliée obligeait à cisailler les tournants », propos dont la froide compétence m’éblouit.

     À cette époque, les hasards ou les nécessités de la vie vous avaient fait entrer dans une maison d’édition. Vous écrivez dans les journaux, dans les revues. Bref, vous êtes un citoyen à part entière de cette république des lettres qui, à Paris, de la place Saint-Sulpice au carrefour Bac, ne couvre guère qu’une douzaine de rues. Vous l’êtes à un point tel que vous pouvez même vous en instituer le cicerone et, à un imaginaire cousin de province, vous écrivez votre Lettre à un jeune Rastignac. Vous vous étonnerez peut-être que je reprenne ici ce livre qui, de tous vos ouvrages, est le plus court. C’est qu’au milieu des conseils que vous y prodiguez et qui témoignent d’un regard sans illusion, qui témoignent même déjà d’un certain détachement, je retrouve ce noyau irréductible : votre goût du bonheur, votre goût des instants de bonheur. À ce jeune homme avide de laurier, vous dites en substance : attention, toutes ces rastignaqueries, c’est très joli mais il vous arrivera de regretter Perpignan, ses terrasses de cafés et ses jeunes Catalanes, il vous arrivera de regretter la douceur de vivre. Cela complète ce que j’ai essayé d’exprimer à propos de votre fond de gravité. Les hommes soucieux du bonheur sont rarement futiles.

     Peut-être aussi, en ce moment, pensez-vous que je donne beaucoup dans le pittoresque et que je ne parle pas assez de l’essentiel. Je sais, l’essentiel est ailleurs. L’essentiel est qu’à cette époque, vous écrivez et que vous publiez des livres, de beaux livres, qui, très vite, vous imposent à l’attention, des livres qui s’appellent Je ne veux jamais l’oublier, La Corrida, Le Dieu pâle, Tout l’Amour du Monde. Mais, me semble-t-il, pour les éclairer, il n’était pas inutile d’esquisser ici ce que Joyce aurait appelé le portrait de l’artiste en hussard avant de passer au portrait de l’artiste en chevalier.

     Car, un jour, voilà que vous partez. J’aborde ici un chapitre plus grave et sans doute une des décisions capitales de votre vie. Dans un passage de vos Arches de Noé, titre qui déjà évoque un itinéraire aventureux, vous soulignez tout ce que la littérature française doit au voyage. Je cite : « On ne lit plus l’Atala de Chateaubriand pour le plaisir, mais L’Itinéraire de Paris à Jérusalem est encore un guide éblouissant par l’ampleur de sa vision. Il est bien probable aussi que le meilleur livre de Gautier est son Voyage en Espagne où, sans que s’altère en rien l’humeur du narrateur ni que nous soient épargnés son appétit ou ses dédains, est peinte avec une minutieuse intelligence l’Espagne de 1840. Comme Pausanias qui décrivit avec une conscience d’entomologiste le dernier état de la Grèce antique, Stendhal dans ses Mémoires d’un Touriste, dans Rome, Naples et Florence, a recueilli sur la France et l’Italie de 1830 des renseignements sans prix que les historiens ont longtemps dédaignés mais sans lesquels aujourd’hui on ne saurait rien écrire de vivant sur cette époque. » Vous même, à ce moment-là, aviez-vous déjà connu diverses escales. Vous aviez découvert l’Amérique. Vos séjours en Italie, en Grèce, en Espagne vous avaient permis d’écrire des romans comme Les Trompeuses Espérances, comme Je ne veux jamais l’oublier ainsi que les deux volumes de Tout l’Amour du Monde dont les différents textes évoquent tour à tour Rio et son pain de sucre, Positano et ses maisons ocres et roses plaquées contre la montagne, l’Espagne et les murs revêches de l’Escurial, Marrakech et ses conteurs sur la place, Sintra au Portugal, Gandria en Suisse, La Nouvelle-Orléans et son tramway nommé Désir. Mais, au moment dont je veux parler maintenant, il ne s’agit plus de voyage. Il s’agit de départ. Vous partez mais pour ne plus revenir que rarement. Vous abandonnez les hôtels pour les maisons louées, en attendant de vous en construire une, à la pointe de Spetsai, à quelques pieds à peine au-dessus du vieux port, presque confondue avec les caïques, les barcasses et comme si, malgré tout, vous vouliez encore vous sentir prêt à appareiller.

     Le Portugal, l’Espagne, la Grèce : on pourrait croire que c’est l’appel du soleil. Mais bientôt aussi, c’est en Irlande que vous allez passer, j’allais dire le plus clair, il serait plus juste de dire le plus brumeux de votre temps. L’appel du soleil n’est plus une explication suffisante et il nous faut formuler d’autres hypothèses. À la longue, de Saint-Sulpice au carrefour Bac, la république des lettres vous a-t-elle paru par trop exiguë et vous y sentiez-vous à l’étroit ? Ou, si séduisante que fut l’étiquette de hussard, vous est-il apparu qu’elle présentait l’inconvénient de toutes les étiquettes, d’être collante, et d’une colle qui engluait vos mouvements ? Ou, au bord de ces longues plages de sable, cherchiez-vous ces longues plages de temps sans lesquelles on écrit vite ou mal, sans lesquelles l’écriture patine à la surface des mots sans jamais y enfoncer les griffes, comme le nageur qui, s’il persiste à garder la tête hors de l’eau, reste étranger à la mer et passe, sans les voir, au-dessus des paysages sous-marins ? Ou encore aviez-vous enfin ou déjà découvert ce que, toujours retenus par mille liens, nous avons tant de peine à admettre, que l’écrivain, c’est ce qu’il y a de plus seul au monde et que ce n’est qu’en se laissant sombrer au plus profond de lui-même, sans amarres, sans secours, sans rien, qu’il peut espérer rencontrer la vérité ?

     Tout cela probablement a compté. J’incline à croire qu’il faut chercher plus loin, que cette décision de partir, depuis longtemps déjà, dormait en vous et que vos premiers voyages n’en étaient que les galops d’essai. Dans vos Arches de Noé, je lis que, vers votre quinzième année, dans un livre de Paul Morand, vous aviez souligné ce passage : « La vie à l’étranger, avec son isolement terrible, ses heures désolées, ses ivresses de désert met l’homme sur un plan qui le révèle plus complètement à soi-même et l’impose ensuite à son propre pays. » C’était déjà définir exactement ce qui allait vous arriver, déjà définir tout ensemble la vertu du dépaysement, les inconvénients ou les détresses qu’il entraîne, la force d’âme qu’il faut parfois pour les surmonter, c’était même déjà prévoir le succès qui, pour vous, allait en découler. J’ai dit : vers votre quinzième année. Ce n’était pas encore remonter assez loin. Dans vos Arches de Noé, je lis aussi : « On ne lit qu’un livre. Le mien s’est appelé Robinson Crusoé. J’avais dix ans. Il effaçait les autres. Aucun ne l’égalait et ne l’égalerait sauf peut-être, à une nuance près, L’Ile mystérieuse, de Jules Verne, que mon père me raconta chapitre par chapitre, puis que je lus dans la belle édition Hetzel, rouge et or, illustrée, et L’Ile au Trésor, dans la moins luxueuse collection verte. » Voici donc que, dès votre enfance, apparaissent à la fois le thème du dépaysement et le thème de l’île, à quoi s’ajoute le thème de l’installation, si fréquent chez Jules Verne comme d’ailleurs, en moins exotique, chez la comtesse de Ségur, les cabanes que l’on se construit, les potagers qu’on s’arrange, l’univers qu’on se bâtit. Vous rappelez-vous, dans Hector Servadac, la colonie qui, menacée par le froid, se réfugie et s’organise dans les flancs d’un volcan, volcan dont, en ce moment, rien que de l’évoquer, j’éprouve encore la rassurante tiédeur ? Vous écrivez aussi : « J’ai toujours frémi en entendant parler des îles, rêvé de celles que je connais, rêvé de celles que je voudrais connaître et, si je regarde vers le passé, je me dis que j’ai presque constamment vécu dans une île imaginaire, gardé des intrus par la mer et par des barrages d’atolls qui ne laissaient passer que les êtres dont je me sentais proche. Le ressac a emporté des amis, mais avant de vieillir, j’ai peuplé mon île de quelques habitants familiers, une femme et deux enfants. Dans cet univers clos, je peux résister aux années qui passent... Une vraie île m’a retenu. On en fait le tour à pied dans la matinée, à peu près comme celle de Robinson Crusoé... L’Irlande est encore une autre île, à la dimension d’un pays, mais il n’est pas une route qui ne vienne mourir sur une plage de l’océan ou du Canal Saint-Georges, parmi les varechs, sur le sable blanc, en haut d’une falaise de craie. » Et vous ajoutez : « L’islomanie est peut-être une maladie inguérissable. Est-il besoin de préciser qu’elle est le contraire du voyage ? Qu’elle impose l’immobilité, c’est-à-dire, en un sens, la condition essentielle de la paix intérieure. » Je n’irai pas jusqu’à dire qu’une île est une cellule ni même un cloître, mais il est vrai que l’eau est comme un mur ; que parfois, tendue comme un rideau jusqu’à mi-horizon, la mer peut nous donner l’impression qu’elle nous enferme. Et il est vrai aussi qu’en dépit de toute arithmétique, un mille marin nous éloigne plus que mille huit cent cinquante-deux mètres de terre ferme, et vrai encore que, dans une île, et comme s’ils avaient dû traverser à la nage, les événements du monde arrivent lavés, purifiés ou qu’ils nous paraissent exténués. Vivre dans une île, c’est s’écarter deux fois. D’où une sérénité dont le revers peut être le dessèchement. « Une île risque d’être un piège », c’est vous qui l’écrivez. Un piège par cela seul déjà qu’elle se referme sur ses habitants. Les heures ne comptent plus, les jours cessent d’être des jours, les soirs et les matins ne sont plus des rappels à l’ordre et, dans cette torpeur immobile, l’énergie risque de se défaire, de se déliter. À diverses reprises, dans vos livres, vous nous avez montré de ces couples ou de ces individus, débarqués dans une île, et d’abord aux anges, y bricolant une antique bergerie, y installant un métier à tisser, réduisant les frais vestimentaires à un jean et à un pull-over, mais finissant par sombrer dans une vie larvaire, dans une contemplation du vide, à moins qu’une fuite précipitée ne les sauve.

     À ces périls, vous avez su résister et c’est de ces îles que vous nous avez envoyé vos nouveaux livres. Mais pas immédiatement. Cet autre trait vient compléter le signalement que j’essaie de donner ici de votre vie. Vous gagnez non seulement les rives de l’absence, mais celles aussi, plus lointaines, du silence. Pendant plusieurs années, vous ne publiez rien. Ce silence me paraît plus capital encore que votre départ. Plus que de dépaysement, il s’agit ici de recueillement. Sans doute, étiez-vous arrivé à ce moment où l’homme éprouve le besoin de faire ses comptes, le besoin de faire oraison, de se retrouver, de se rassembler, de s’interroger tant sur sa vie que sur son œuvre. Dans le destin de plusieurs écrivains, il y a ces retraites, ces périodes de silence, ces exils, tantôt volontaires, tantôt dus à quelque mouvement de l’Histoire. Il est rare qu’il n’en sorte pas une vision plus ample ou plus sereine, une réflexion élargie, une énergie mieux trempée, un talent plus affirmé.

     Chose remarquable : au fur et à mesure que vous vous éloignez, le publie vous rejoint. Vous aviez déjà de nombreux lecteurs. Voici qu’ils deviennent légion. Y a-t-il donc, à ce moment, dans votre œuvre, un virage, un changement, une mutation, quelque élément nouveau ? En lisant ou en relisant tous vos livres d’affilée, comme je viens de le faire, et dans l’ordre où ils ont été écrits, il serait aisé d’en souligner l’unité, de découvrir dans les premiers une préfiguration des suivants ou, dans les seconds, des traces des premiers. Ce serait aisé, mais je crois que ce serait faux. Entre les deux, il y a une différence, non pas tellement dans la qualité, mais plutôt dans ce qu’on pourrait appeler la densité, l’épaisseur, la dimension. Au théâtre, quand un acteur veut donner à une réplique tout son poids, il prend soin, avant de l’articuler, d’observer un temps. Dans votre œuvre, à partir des Poneys sauvages, c’est ce poids que l’on sent, cette densité du silence que vous avez observé avant d’écrire et qui devient alors l’épaisseur même du temps. Du temps qui s’installe dans vos chapitres, dans vos paragraphes et qui leur donne leur architecture. Ou encore votre œuvre apparaît ici comme un fleuve dont le dégel aurait gonflé le courant, ce dégel n’étant sans doute rien d’autre qu’une plus grande liberté dans vos mouvements. Vous aviez déjà su décrire les moments de bonheur. Voici que, sous l’effet de cette nouvelle densité, ces moments de bonheur deviennent autre chose, ils deviennent des moments privilégiés, de ces moments ou, comme on dit, passe un ange, et il passe vraiment, de ces moments ou tout prend un sens, y compris le propos le plus banal, y compris le tintinnabulis des glaçons dans les verres, ces moments où les mots suscitent ce qu’il y a derrière les mots et où, dans de lents remous, les destins basculent et changent. Pour le bonheur de vos lecteurs, je voudrais rappeler ici quelques-uns de ces moments privilégiés qui se succèdent tout au long de votre œuvre. Les rencontres avec Horace Mac Kay ou avec Barry Rootes, l’évocation du collège anglais, la visite de Sarah ou l’hallucinante et épaisse Chrysoula lorsqu’elle consulte les tarots. Les soirées avec la princesse Sharon ou avec Anne la mystérieuse, qui passent là, l’une comme un météore, l’autre comme un songe. Les parties de chasse en Irlande, la visite du château abandonné où tous les miroirs ont été brisés. Ou ces étonnants morceaux de bravoure que constituent les hâbleries de Taubelman. Ou même, à un autre étage, ces haltes consacrées à la nourriture et où, avec un si visible appétit, vous nous parlez de la chair orange des oursins, du mérite des huîtres chez Paddy Barker à Clarinbridge, ou du irish coffee dont vous tenez à nous donner la recette exacte : « Verres à pied chaud, sucre brun bien fondu dans le whisky brûlant, café d’encre et faux col de crème glacée. » Vous avez le sens de ces moments privilégiés, tantôt pathétiques, tantôt chargés d’un sens secret, tantôt, comme ceux que je viens d’évoquer, simplement heureux et vous avez l’art de nous en faire partager le frémissement, l’émotion ou le plaisir.

     Dès vos premiers livres aussi, on pouvait déceler chez vous les dons ou les vertus du journaliste, du peintre, du romancier. Du journaliste curieux des événements et soucieux d’en pénétrer les secrets, du peintre sensible aux paysages, aux villes, à leur atmosphère et capable de la restituer, du romancier qui rend vivants et présents les personnages, les péripéties qu’il invente. À partir des Poneys sauvages comme dans Un Taxi mauve ou dans Le jeune homme vert, ces dons ou ces vertus sont mêlés, entrelacés, ils se multiplient l’un par l’autre. Péripéties, manigances de l’Histoire, idylles, amitiés, terres étrangères, tout ne forme plus qu’une seule pâte et confondue dans une seule coulée.

     Et une autre chose m’apparaît, plus frappante encore : c’est, toujours à partir des Poneys sauvages, l’irruption des autres, l’irruption désormais massive des autres. Il est peut-être intéressant de nous arrêter ici un instant sur ce que j’appellerais la place du narrateur. Bien entendu, il existe aussi des romans impassibles, dont l’auteur, au moins en apparence, est absent, où il se tient à égale distance de tous ses personnages. Mais vos romans, Monsieur, ne sont pas impassibles. Entre vous et tel ou tel de vos personnages, il reste une connivence. Ce personnage n’est pas vous ni moins encore votre porte-parole. Il peut vivre des aventures qui ne vous sont jamais survenues. On sent bien pourtant qu’il est un peu plus près de vous que les autres. Dans vos premiers romans, c’est tout simple, ce personnage là est aussi le sujet du livre, il en est le héros ou, au moins, le centre de gravité, l’illustration principale de votre thème et c’est autour de lui que les autres entament leur sarabande. Dans Les Poneys sauvages comme dans Un Taxi mauve, voici que ce centre de gravité se déplace. Ce personnage-là, ce n’est pas que vous y renoncez mais vous le rangez sur le côté. Il a encore ce privilège d’être celui qui écrit, celui qui dit Je et qui nous impose sa vision, sa version, mais, dans l’action, il ne compte pas plus que les autres et je dirais même qu’il compte plutôt moins. Cela est si vrai que, dans Un Taxi mauve, pour nous donner sur lui les premiers détails, vous attendez la page 74. On dirait que vous le faites presque à contre-cœur. Vous écrivez : « Je n’ai pas parlé de moi. À force de me faire oublier, je me suis oublié moi-même. » Encore, ces premiers détails donnés, cette porte à peine entrebâillée, vous la refermez et, courtoisement mais fermement, vous nous signifiez que cela ne nous regarde pas. Ce personnage là est maintenant dans votre roman comme le donateur dans un tableau ou mieux, puisqu’il y intervient, comme le peintre lorsqu’il lui arrive de se représenter au milieu de ses personnages, comme le fait, par exemple, Véronèse dans Les Noces de Cana. Personnage capital et déjà pour cette raison simple que, sans lui, nous n’aurions pas le tableau, mais, à l’intérieur de ce tableau, personnage secondaire, un invité au milieu des autres. Le sujet des Noces de Cana, ce n’est pas Véronèse, c’est la noce. Ainsi, dans Un Taxi mauve, le sujet, ce n’est pas ce personnage qui dit Je, c’est bien ce groupe d’individus que le hasard a réuni dans un comté d’Irlande. Dans Les Poneys sauvages, ce sont bien Horace Mac Kay, Barry Rootes, Georges Saval, sa femme Sarah et l’ombre de Cyril Courtney, en y ajoutant ce Caulaincourt dont nous ne connaîtrons jamais que le pseudonyme et ce narrateur dont nous ne connaîtrons jamais le nom.

     Je m’attarde encore un instant sur ce roman. Il constitue, me semble-t-il, une étape décisive dans votre œuvre. Vous y avez réussi ce que beaucoup de romanciers ont rêvé d’écrire et à quoi peu sont parvenus : le roman d’une génération. Le roman de cette génération qui, pour son vingtième anniversaire, a rencontré la guerre, puis qui en a vécu les suites, la guerre froide, les événements d’Algérie, cette génération bousculée, cette génération casquée, brutalement confrontée avec l’ouragan, cette génération qui est la vôtre, Monsieur, qui est la mienne, cette génération qui, malgré les divergences, reste, entre nous tous, un lien.

     Mieux encore – et nous touchons ici à la définition la plus haute et donc la plus exacte du roman – vous avez réussi à créer un univers, à projeter devant nous une vision du monde. Si vous y avez à ce point réussi, c’est, entre autres choses – lorsqu’on parle de ce phénomène mystérieux qu’est le roman, il faut toujours dire : entre autres choses car, en effet, il y a toujours d’autres sources, d’autres secrets – c’est entre autres choses, parce que vous aviez trouvé votre totale liberté, – et sans doute, pour cela, vous fallait-il ce recul, cet éloignement, ce dépaysement – c’est parce que, refusant ce repliement sur lui-même dont témoigne souvent le roman actuel et que, suivant ce que nous en pensons, nous pouvons appeler puritanisme, terreur ou pusillanimité, ces termes, en l’occurrence, étant d’ailleurs assez synonymes, parce que vous avez considérablement élargi votre aire, parce que, dans ce roman, roman au meilleur sens du terme, vous n’avez pas hésité à chercher vos supports, vos tremplins à la fois dans l’Histoire avec les perspectives qu’elle ouvre, dans le roman d’aventures avec ses péripéties, ses violences qui portent les hommes à la pointe d’eux-mêmes, dans le roman d’espionnage avec ses jets de lumière froide.

     Je ne vais pas entamer ici une dissertation sur la différence entre le classicisme et le romantisme. Cela nous mènerait au-delà des limites qui nous sont imparties. Notons cependant rapidement ceci : là où le classique tend à exprimer une vérité à la fois universelle et éternelle, une vérité épurée de ses circonstances – ce qui explique que le Romain Britannicus ne raisonne pas autrement que le Turc Bajazet, ce qui explique l’indifférence de Corneille et de Molière pour les décors de leurs pièces ou, en tout cas, la brièveté de leurs indications, ce qui explique, dans un autre domaine, que, pour emporter le cher objet, l’Espagnol Don Juan, le Français Valmont et l’Anglais Lovelace usent à peu près de la même dialectique – le romantique, lui, exprime une vérité dans laquelle précisément ces circonstances interviennent, dans laquelle la date et le lieu, le siècle et la nation jouent leur rôle et modifient les contours, bref une vérité imprégnée de ce que, d’un terme trop simple, nos professeurs de troisième appelaient la couleur locale. Il paraît, ai-je lu, que Louis XIV n’a jamais prononcé le célèbre : « Il n’y a plus de Pyrénées. » Dommage. La phrase recouvrait assez bien au moins un des traits de la littérature de son temps. Mais, là où le classique supprime les Pyrénées, le romantique les rétablit. À cet égard, Monsieur, vous êtes un romantique. Non, ou pas tellement, dans le sens échevelé qu’on donne souvent au mot, mais dans le sens, toujours actuel, de cette collusion de l’homme et de ses passions avec son temps et avec ses paysages ou encore dans le sens que lui donne Chateaubriand lorsqu’il parle de l’Histoire prise en croupe par le roman. Je décèle chez vous une harmonie entre ce que, pour user de grands mots, j’appellerai votre esthétique et votre métaphysique, ou, pour recourir à des termes plus simples, entre l’idée que vous vous faites de l’homme et l’idée que vous vous faites de votre œuvre. Si j’ai insisté sur cette place du narrateur, c’est qu’elle en est une des illustrations. Cette place découle tout naturellement chez vous de ces deux sources pourtant différentes : le caractère du personnage et l’ordonnance même du roman.

     C’est ce qui donne tant de force à ces passages où, comme sous l’effet d’un bouillonnement intérieur, ce narrateur brusquement se révolte contre son roman ou le quitte pour nous livrer un pan de sa vie ou de son âme. Je cite : « Ce que j’avais décrit et raconté dans ma vie m’était sorti de la tête, comme on se débarrasse de l’inutile, de ce qui encombre et alourdit. En revanche, ce que j’avais tu et gardé secret – mes relations avec ma mère, mon père – ou même simplement renoncé à écrire par pure paresse, était là, présent, indélébile dans ma mémoire et je pouvais revivre avec une effarante précision, sans oublier la couleur d’un rideau, la composition d’un vase de fleurs, une séance de lanterne magique avec un drap tendu sur une armoire dans la maison de Chatenay alors que j’avais à peine trois ans, ou une scène absurde au cours de laquelle j’avais bêtement heurté ma mère sans avoir le courage de lui donner la véritable raison de ma mauvaise humeur. »

     Des chevaliers, ai-je dit en commençant. Au fur et à mesure que nous avançons dans votre œuvre, ce sont de plus en plus ces chevaliers que nous voyons se préciser. Chevaliers de notre époque, bien entendu, chevaliers d’autoroutes et d’aéroports. Chevaliers dénaturés, si on veut, mais dénaturés par le temps dans lequel ils vivent, par les acides dans lesquels ils baignent. Chevaliers que n’étouffent pas toujours les scrupules, immergés dans des doubles ou triples jeux ou parfois excessivement cavaliers dans leurs actes. J’en vois un, là, qui tue sa femme. J’en vois un autre qui dévalise les troncs des églises. Chevaliers quand même parce qu’ils empoignent rudement leur destin, parce qu’un principe de violence commande à leurs mœurs, parce que leur trajectoire évoque un galop furieux, parce que, même parfois un peu tordue, il leur reste cette colonne vertébrale qui est l’honneur, un certain sens de l’honneur. Je ne saurais d’ailleurs mieux les définir qu’en reprenant le signalement que vous en donnez vous-même dans un passage du Jeune homme vert : « Les camionneurs étaient les chevaliers sans peur et sans reproche des temps modernes. Au volant de leurs poids lourds, ils traversaient les pays en trombe, imposaient leurs lois sur les routes... narguaient les riches en voitures de sport, trompaient les surveillances des douaniers et, à l’étape, besognaient des créatures enflammées qu’ils abandonnaient à l’aube... Des panonceaux indiquaient leurs lieux secrets de rendez-vous, de petits restaurants où les serveuses bordaient dans leurs lits ces géants fatigués... Parfois, l’un d’eux, prisonnier de sa cage comme un paladin de son armure, brûlait en torche, éclairant la campagne nocturne d’une lueur qui se voyait des lieues à la ronde, ameutant la foule des autres chevaliers. » Ce signalement s’applique à ceux de vos héros qui sont mêlés à des aventures de plus de portée. Chevaliers errants aussi, qui franchissent les frontières comme nous tournons le coin de la rue. Chevaliers du guet, l’œil fixé sur les événements et souvent même les suscitant. Chevaliers des dames et portant fièrement leurs couleurs. Chevaliers d’industrie même, comme le Constantin Palfy du Jeune homme vert ou comme votre extraordinaire personnage de Taubelman dont la cavalerie rappelle plutôt les traites du même nom.

     Mais, de tous ces chevaliers, le plus chevalier, c’est le narrateur. Observons sa conduite. Toujours prêt à s’éprendre, mais prêt aussi à s’effacer, à se sacrifier. Amant parfois, plus souvent ami. Généreux mais sage, tour à tour engagé et détaché : nous retrouvons Athos. Toujours prêt à voler au secours d’autrui mais, la rixe terminée, pansant les blessés ou les conduisant à l’hôpital. Je dirais même qu’il y a chez lui une vocation d’infirmier. Je vois, Monsieur, que le terme vous fait tressaillir mais quoi, si, entre différents titres pour votre Taxi mauve, vous avez choisi celui-là, c’était bien pour marquer l’importance, dans votre roman, de cette voiture. Or, c’est celle du médecin. Forçons un peu les termes : nous avons l’ambulance. Et le jour où vos romans seront publiés en œuvres complètes, dans l’ordre où ils ont été écrits, c’est dès votre premier livre, que dis-je, dès ses premières pages, plus exactement dès la page 34, que le lecteur trouvera un de vos héros déjà garrottant un poignet tailladé.

     Du chevalier, votre héros porte le pavillon : c’est celui de la fidélité. Je rappelle ici le titre de votre premier livre : Je ne veux jamais l’oublier. Il éclaire toute votre œuvre. Entre autres choses, elle est un hymne à l’amitié. Et il éclaire particulièrement votre plus récent ouvrage, Mes Arches de Noé. Dans ce livre, vous évoquez des hommes qui ont été vos maîtres ou vos amis. À ces hommes, il arrive de s’aventurer dans des chemins qui ne vous plaisent pas, d’adopter des attitudes ou des doctrines que vous désapprouvez. Vous l’indiquez. Vous marquez vos désaccords ou vous prenez vos distances. Mais vous ne reniez pas. Dans un temps où on affirme volontiers son indépendance d’esprit en claquant les portes, vous ne les claquez pas, vous passez dans la pièce à côté, prêt à revenir si le malheur, l’adversité s’abattent sur ces hommes à qui, une fois pour toutes, vous avez donné votre amitié. Dans une de ses nouvelles, Balzac nous montre Gaudissart terminant ainsi une lettre à sa maîtresse : « La fidélité quand même est une des qualités de la femme libre. Qui est-ce qui t’embrasse sur les œils ? Ton Félix pour toujours. » Passons sur l’espièglerie des termes. Elle ne doit pas déplaire au romancier qui, dans son Jeune homme vert, nous a présenté l’excellente Mme Michette et les cuirs dont sont émaillés ses discours. Mais nous y trouvons les mots essentiels : pour toujours, fidélité quand même. Ils contribuent à vous définir. Peut-être allez vous trouver que je m’aventure trop avant mais en lisant vos Arches de Noé, il m’a même semblé – et je le dis avec émotion – il m’a semblé que vos convictions monarchistes étaient faites moins d’une adhésion raisonnée que d’une ultime fidélité à votre père et que lorsque, avec vos camarades, vous entonniez La Royale, c’était encore pour le rejoindre, lui, ce père trop tôt disparu.

     Monsieur,

     Votre discours, vous le savez, en termes académiques, s’appelle un remerciement. À mon tour, à notre tour de vous remercier. De vous remercier pour l’émotion et la justesse avec lesquelles vous avez évoqué la grande figure de Jean Rostand. Vous nous avez montré cette étonnante trajectoire qui, d’un petit lord Fauntleroy, élevé dans la gloire des générales, nous a menés jusqu’à ce savant reclus dans sa recherche et y trouvant une autre gloire. Jean Rostand aussi était un chevalier, un chevalier par sa sauvage indépendance, un chevalier parce que sa vie a été droite et son labeur obstiné, un chevalier par son ardeur à servir les causes qu’il trouvait justes ou généreuses.

     Monsieur,

     Dans un de vos premiers romans, Les Gens de la Nuit, vous avez mis en scène un académicien. Un académicien dont les mérites sont décrits comme assez minces et dont d’ailleurs, vous le précisez, l’élection a été plus difficile que la vôtre – ce qui me permet de penser que, déjà alors, vous aviez une certaine confiance dans nos jugements. Le soir de son élection, cet académicien dit à son fils : « Mon petit, tu as un homme heureux devant toi. » En vous recevant en ce jeudi, prélude pour vous à d’autres jeudis, ceux-là sans tambours et plus studieux, en vous souhaitant la bienvenue au nom de notre Compagnie, c’est le vœu que je vous adresse : soyez heureux, Monsieur. Soyez-le aujourd’hui. Soyez-le toujours.