Discours prononcé à l’occasion de la mort de M. René Clair

Le 19 mars 1981

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

DISCOURS PRONONCÉ PAR

Le Révérend Père A.-M. CARRÉ
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

M. René CLAIR[1]

Séance du jeudi 19 mars 1981

 

Messieurs,

Il y a cinq ans, lorsque je fus reçu dans cette Salle de nos Séances, on chercha, selon l’usage, une place vide que je pouvais occuper. Il y en avait une auprès de René Clair : c’est celle-là que l’on m’indiqua. Dès que fut terminée la discussion d’un mot du Dictionnaire, René Clair se pencha vers moi et avec la gentillesse, l’affection et aussi l’humour que vous lui connaissiez, il me dit : « On se lève deux fois ici : la première, pour saluer votre arrivée, et la seconde pour écouter les quelques mots que prononce le Directeur en exercice, lorsque vous venez de mourir. »

Ce souvenir m’émeut. Je ne pensais pas, en cet instant-là, que ce serait moi qui aurais le triste privilège d’évoquer un jour la mémoire de René Clair. La presse, la radio, la télévision nous donnent la preuve que cette disparition est ressentie par une foule innombrable de gens, aussi bien en France qu’à l’étranger. Ceux qui ont connu personnellement René Clair savent qu’un ami irremplaçable les a quittés. Il était la délicatesse même et son abord, toujours chaleureux, ne relevait d’aucune contrainte ni d’aucun procédé. S’il avait un effort à faire, c’était plutôt pour vaincre sa timidité afin que ses sentiments puissent s’exprimer dans leur fraîcheur et leur douce joie.

Ses proches pensent donc d’abord à l’être exceptionnel dont le visage demeure inscrit dans leur cœur. Cette attitude est normale. Quelle que soit la grandeur d’un homme, nous pensons à l’homme dont l’affection nous combla, avant de mesurer la grandeur devant laquelle, avec nous, s’inclinent tous ceux qui n’ont point eu la chance de voir leur route croiser la sienne.

J’ai tort de dire cela : c’est bien la route de René Clair qu’ils ont aussi croisée. Car il n’y avait pas les œuvres de René Clair d’une part et René Clair de l’autre. Il était tout entier dans ses films où les petites gens du peuple de Paris, qui l’aimaient et qu’il aimait, aussi bien que les intellectuels, reconnaissaient chaque fois quelque chose d’eux-mêmes.

Les grands destins ne commencent pas toujours par une vocation irrésistible. René Clair s’adonna d’abord à la poésie, je veux dire qu’il écrivit des poèmes. Il se destina ensuite au journalisme. Un jour, par hasard, il devint acteur, se lia avec de jeunes comédiens. Il sentit alors prendre tournure une aspiration qu’il portait en lui sans l’avoir jusque là identifiée : raconter des histoires. En 1923 il réalisait son premier film d’après un scénario dont il était l’auteur. Dès lors il n’avait plus qu’à donner leur chance à tous les personnages qu’il portait en lui : le poète, l’écrivain, l’analyste du cœur humain, l’observateur des mœurs, le musicien, le fantaisiste qui cédait à ses rêves tout en les maîtrisant, le nostalgique de l’enfance, l’amoureux de la lumière.

Sans doute ces personnages divers devaient parfois se quereller en lui. Tous les créateurs, nous le savons, sont des êtres déchirés. Mais s’il a su apporter aux autres ce bonheur où il voyait un signe de liberté, c’est, je crois, parce que le désir de servir en même temps l’art et la famille humaine fit peu à peu de lui un artiste unifié.

N’est-ce point cela que disait à sa manière notre doyen d’élection, M. Jacques de Lacretelle, lorsqu’il le recevait, en 1962, dans le cadre somptueux de l’Opéra royal du château de Versailles : « Vous avez trouvé le moyen de rester secret sans rien dissimuler » ?

Me permettrai-je d’ajouter que, rendant compte du Discours prononcé cet après-midi-là par René Clair, un éminent critique, qui est maintenant parmi nous, déclara qu’il avait « une diction de prédicateur » !

Mes chers Confrères, je ne vais pas énumérer les titres de ses œuvres majeures. Elles sont dans nos mémoires : « Sous les toits de Paris », « La Beauté du Diable », « Ma femme est une sorcière », « Le silence est d’or », « Belles de nuit », « Les grandes manœuvres »... Celui qui succédera à René Clair au 19e fauteuil pourra tout à loisir les analyser. Qu’il me suffise de dire qu’un poète du cinéma nous a quittés, maître du cinéma muet, maître surtout du cinéma parlant, instigateur — du surréalisme au classicisme — d’un art merveilleusement français. M. André Roussin vient de l’affirmer : « Il nous a apporté un style que personne n’a égalé ».

René Clair — l’ai-je assez suggéré ? — était aussi un écrivain. Doué d’une vaste culture, il aimait de nombreux auteurs et, entre tous, ses frères les poètes. « L’avenir, disait-il, nous donnera peut-être des moyens d’expression qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui. Je doute qu’aucun d’eux, quelles que soient leur puissance et leur portée, parvienne jamais à créer la communication intime que la chose écrite établit entre les esprits et les cœurs. » La littérature lui permit d’exprimer sous un autre mode ce qu’il portait en lui. Qui ne se souvient de Réflexion faite », de « Comédies et Commentaires », sans parler de L’étrange ouvrage des cieux » ? Ses poèmes, nous les connaissons peu. Il n’a jamais voulu les publier, et l’on en trouve seulement quelques-uns dans un livre qui lui fut consacré.

Or il advint que cet enchanteur trouva sa place au sein de notre Compagnie. Son élection fit la joie malicieuse de quelques-uns qui n’auraient point imaginé voir un jour un ancien du Collège de Pataphysique revêtir l’habit vert. D’autres (et ils n’avaient point tort) pensèrent que « la vieille dame du Quai Conti » avait trouvé quelqu’un qui saurait à elle aussi raconter de belles histoires. Mais cette élection représenta surtout un événement : l’entrée du premier artisan du septième art à l’Académie française.

L’Académie faisait là un choix qui n’eut pas seulement une extraordinaire répercussion ; elle comblait les vœux d’un homme aussi modeste que célèbre. En effet, René Clair n’avait point caché à sa chère femme (elle me l’a confirmé tout récemment) son désir d’être introduit dans un milieu où il savait que régnaient le goût des échanges intellectuels, le souci aigu de la langue, cette courtoisie qu’il estimait si fort, et puis une amitié fondée sur la confiance et sur le respect des convictions d’autrui.

Seule la maladie put l’empêcher de participer à nos séances. Il les attendait avec joie, et même lorsque ses déplacements devinrent pénibles, c’est avec un grand sourire qu’il nous saluait et nous serrait les mains.

Ce sourire, René Clair l’a préservé jusqu’à la fin. Certes, il n’est pas plaisant pour nous de voir diminuer les forces d’un confrère. Mais il est beau de constater le courage d’un lutteur et, lorsque l’issue de la lutte apparaît incertaine, puis trop certaine, il est beau d’admirer la sérénité qui, en dépit des épreuves physiques et morales, s’empare peu à peu d’un cœur et rayonne sur un visage.

Fidèle entre les fidèles, René Clair demeurera parmi nous le témoin de la clarté.

 

[1] Mort le 15 mars 1981, à Neuilly-sur-Seine.