Tout homme est-il un comédien ? Discours de la séance publique annuelle

Le 16 décembre 1976

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

Tout homme est-il un comédien ?

 

Le 5 mars 1702, Mgr de Chalucet, archevêque de Toulouse, publiait un mandement qui fit quelques remous. Peut-être avait-il lu dans Les Caractères de La Bruyère ce passage, ironique et émouvant, sur la situation des comédiens : « Quelle idée plus bizarre que de se représenter une foule de chrétiens de l’un et l’autre sexe, qui se rassemblent à certains jours dans une salle pour y applaudir une foule d’excommuniés... Il me semble qu’il faudrait ou fermer les théâtres ou prononcer moins sévèrement sur l’état des comédiens. » Ne se sentant pas de taille à nuancer les condamnations que portait l’Église gallicane, Mgr de Chalucet opta pour la première solution : il ferma pratiquement les théâtres dans son diocèse puisque le mandement excommuniait en même temps que les comédiens... les spectateurs.

Un long conflit, souvent tragique, tombait — on le voit — dans l’absurde. Et l’absurdité était d’autant plus flagrante que le Pape, qui avait des comédiens dans les Etats pontificaux, ne prenait contre eux aucune mesure discriminatoire.

Il n’est pas question de relater ici les étapes de ce conflit limité à la France, ni d’en dénombrer les motifs. En fait, si les spectacles apparaissaient dangereux, c’est que l’auteur — prétendait-on — avait toujours pour intention de flatter et de nourrir la concupiscence et les passions de l’amour. D’où la Préface de Phèdre que Racine écrivit pour décourager ses détracteurs. Avec une insistance qui nous gêne il affirme qu’il n’a point écrit de pièce « où la vertu soit plus mise en jour que celle-ci ; les moindres fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses ; ... et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité ».

Même Bossuet, qui orchestra avec somptuosité ce thème de l’immoralité, ne creuse pas plus profond ; il ne perçoit pas ce que théologiens et évêques avaient plus ou moins pressenti au cours des âges, sans l’exprimer clairement, ce que Shakespeare, lui, avait saisi, et que des hommes comme Jacques Copeau ou Louis Jouvet devaient éprouver jusqu’à l’angoisse : le péril « d’oublier sa propre place à force de prendre celle d’autrui ». Cette dernière formule, percutante, est de Jean-Jacques Rousseau. Eh oui ! le vertueux Jean-Jacques de Genève fustigea les comédiens, en réponse à D’Alembert qui avait eu le malheur de plaider leur cause dans l’Encyclopédie. D’abord, sur la scène on devient un autre, et la substitution, quand elle s’effectue avec la complicité d’une assistance littéralement envoûtée, aboutit à cette « perte d’identité » qui, un soir, fit si peur à Jouvet. On rapporte même l’histoire d’un acteur qui, pris de panique devant l’hostilité du public, arrêta la pièce pour crier aux contestataires : « Je n’y suis pour rien. C’est l’auteur qui me fait dire cela »... Par ailleurs, dans l’existence quotidienne, n’est-on pas menacé d’oublier sa propre place, en continuant à jouer un rôle, ou plusieurs rôles, comme si les personnages que l’on a accueillis, assumés, habitaient votre âme ?

Voilà le problème. Mais je m’interroge. Ce problème-là est-il réservé à ceux qui affrontent les feux de la rampe ? Ne ferait-il point partie de la condition humaine ? Lorsque Mgr de Chalucet refusait de distinguer entre les acteurs et le public, son geste ne prenait-il pas une signification qu’il n’avait pas prévue ? Chacun de nous lit des livres d’histoire, et la complexité et les métamorphoses des hommes et des femmes dont on lui parle sont effarantes. Chacun de nous regarde, écoute, ses contemporains. S’il a du courage et de la lucidité, il se regarde aussi, il essaie de capter les voix multiples qui retentissent en lui, et il écoute ce que l’on dit de lui. Que découvre-t-il ? Un extraordinaire amalgame où il n’est point facile d’introduire de la clarté. Tout spectateur n’est-il pas, lui aussi, un comédien ?

Se mettre des masques, égarer les soupçons, prendre une pose, faire l’intéressant, se contraindre pour satisfaire l’attente d’autrui : autant d’attitudes que nous inscrivons volontiers au compte des adultes, mais qui sont déjà le fait des enfants. Les parents leur en dictent certaines, quand ils font des visites par exemple, et ils qualifient d’éducatives de telles interventions. (Mettons à part la duchesse d’Orléans qui, le 26 février 1844, parlant de son fils à Victor Hugo, déclarait : « J’aime mieux un sauvage qu’un comédien. »)

Mais l’enfant n’a pas toujours besoin de guides : dès l’instant où il a pris conscience qu’il n’est pas seul, qu’il est vu par les autres, autrement dit qu’il possède un public, il est tenté de se composer un visage. Pudeur, dissimulation, calcul, peur d’être incompris, besoin instinctif de plaire et d’être aimé ?... Cela dépend des circonstances et des tempéraments. Cela dépend aussi du public, de ce public qui nous accompagne et, jusqu’à notre mort, nous accompagnera partout. Ainsi commence cette manœuvre où M. Jean-Louis Barrault, dans un article consacré au « phénomène théâtral », distingue trois plans : « ce qu’on est ; ce qu’on croit être ; ce qu’on veut paraître. »

À peu de frais, la cause semble donc entendue. Vilipendé par un spectateur en raison de son métier, tout acteur peut riposter sans crainte d’erreur : « Comédien, toi-même ! »

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La comédie la plus voyante est celle qu’entraînent certaines professions. Celles-là s’emparent très vite de l’homme et lui donnent ce qu’on appelle un certain « pli ». Ce « pli » est décelable sans effort dans de nombreux milieux de la société, là en particulier où se multiplient les spécialistes, au sens le plus étroit du mot. Parce qu’ils ont tendance à tout accaparer, de tels métiers façonnent l’individu. Ils imposent des comportements, un rythme d’existence, qui ne font pas que déteindre sur ce que l’on est. Ils poussent chacun à s’identifier à ce qu’il doit paraître. Ils mangent l’être et la vie. La personnalité a si bien disparu derrière le personnage que, du premier coup d’œil, hélas ! vous savez à qui vous avez affaire. Pour prendre la défense des comédiens dont j’étais l’aumônier, il m’est arrivé de dire, avec plus d’agacement que de charité : « Ne daubez pas sur leurs déformations ou leurs outrances ; les plus cabotins ne sont pas ceux qu’on pense »...

Ici, l’artifice prend les allures d’une seconde nature. Victime pour une part d’une situation sociale qu’il n’a pas toujours choisie, l’homme n’invente guère. Il se laisse habiller par des vêtements d’emprunt, qui finissent par lui coller au corps et à l’âme. Il ne pourra même pas s’en débarrasser, l’âge de la retraite venu. D’ailleurs, quelle image de lui-même renverrait-il alors aux autres, habitués qu’ils sont à lui, à son genre, à ses réactions, à sa démarche ? Il lui arrive ce que connut Raymond Souplex : quelque rôle qu’il désirât tenir au théâtre, il demeurait aux yeux de tous le Commissaire Bourrel des Cinq dernières minutes.

Chez beaucoup de gens les relations entre la personnalité et le personnage ne sont pas aussi radicales. Elles sont sujettes à des variations, en raison d’une grande plasticité. Cette fois, vous ne savez jamais très bien à qui vous avez affaire. Les enfants aiment jouer à ce qu’ils ne sont pas, et leur débauche d’imagination nous étonne, nous amuse. Nombre d’adultes continuent de jouer. Mais chez eux ces débordements ne sont point signes de richesse. Ou bien ils copient autrui, et l’on songe au pénétrant roman de M. Julien Green : Si j’étais vous... Ou bien ils s’adaptent sans cesse aux événements et aux êtres en s’efforçant de donner le change, et l’on évoque le mot cruel de Jacques Charon (il faut se rappeler que les acteurs disent volontiers du mal de leur art) : « Le comédien est un voleur : les trois quarts de ses sentiments ne sont pas à lui de naissance. » Encore l’espèce de voleur dont il est ici question peut-elle user d’un procédé intolérable sur la scène, tel cet ami que fatiguaient les grands sentiments : à l’issue d’un mariage ou d’un enterrement, il se présentait avec le visage de circonstance et serrait les mains dans un murmure : « Vous savez ce que je pense ! »

Ce sont aussi ces gens qui se délectent de ce qui arrive aux autres, de bon ou de mauvais. La journée finie, le contact interrompu avec les spectateurs, ils ne se dépaysent pas quand ils lisent un livre ou regardent un film : ils vivent par procuration d’autres aventures, qu’ils ne connaîtront jamais. « Vous devez vous ennuyer », ai-je dit un jour à une vieille femme de la campagne dont l’instabilité m’avait frappé — « J’ai les journaux », me répondit-elle. — « Vous faites de la politique ? » — (dans son regard passa une lueur inquiétante) « Non, mais il y a parfois de beaux crimes »...

Ne confondons pas cette projection de soi-même avec un divertissement de bon aloi. On peut raffoler des romans policiers ; on peut faire cohabiter dans sa bibliothèque Agatha Christie, Simenon et autres Exbrayat avec de nobles ouvrages de littérature, voire de théologie. Je parle d’hommes et de femmes dont la personnalité se dilue dans des personnages successifs. Du fait de cette plasticité ils passent leur temps à raconter, et à se raconter, des histoires.

Si vous cherchez à découvrir qui sont réellement tous ceux-là, il vous faudra les écouter longuement sans oublier qu’ils affabulent ; il vous faudra les interroger en essayant de déceler la part de mensonges ou d’alibis. Peut-être, au détour d’une phrase, un indice vous mettra-t-il sur le chemin, d’autant que beaucoup ne sont pas dupes de leurs propos et de leurs gestes. Cependant, ce travail d’investigation est très délicat. Il relève du thérapeute plus que du psychologue amateur. La science contemporaine s’intéresse de près au jeu humain. Elle tente d’éclaircir les rapports obscurs entre le moi et l’inconscient ; elle diagnostique les maladies de la personnalité ; soucieuse de guérison elle offre toute une gamme de soins appropriés, et parfois efficaces. À condition de ne pas systématiser à outrance et de ne pas être trop sûre d’elle-même, la science sonde utilement les reins et les cœurs. Se charger, soi, de telles responsabilités, sans compétence aucune, peut amener des catastrophes. Prétendre, par exemple, expliquer à quelqu’un ce qu’il est, et qui diffère si fortement de ce qu’il croit être ou de ce qu’il veut paraître, lui jeter à la face (comme l’on dit) ses quatre vérités, libère nos agacements ou nos scandales, mais risque de briser autrui. Attention aux apprentis sorciers ! En la transposant, une réflexion de M. le Professeur Hamburger n’a-t-elle pas quelque chose à nous enseigner ? « Une bonne moitié des grands artistes que j’ai rencontrés dans mon existence, écrit-il, m’ont paru des malades, si l’on entend par malades des hommes qui souffrent ; mais, dans les quelques cas où j’ai vu des médecins leur administrer des doses de sédatifs assez fortes pour faire disparaître toute plainte, j’ai aussi vu disparaître pour un temps ce qui faisait d’eux de grands artistes. »

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En revanche, si l’on admet que, sans relever nécessairement du pathologique, jouer de quelque manière la comédie fait partie de la condition humaine, il semble très profitable de se scruter soi-même. On apprend ainsi beaucoup, et l’on comprend mieux les autres. Des personnages variés nous sollicitent. Et nous les portons en nous. D’où vient que trop souvent nous cédions aux moins recommandables d’entre eux ? Pourquoi, sur nos visages, successivement tous ces masques ?

Évidemment, la responsabilité des autres apparaît très grande. Quelles pressions la société n’exerce-t-elle pas sur les individus ! À l’intérieur des collectivités, que de comédies imposent les relations humaines, à tous leurs niveaux, au risque de faire sombrer dans le conventionnel ce qui est original chez un être, et prêt à s’épanouir ! Un certain lit de Procuste fait ici bien des victimes.

Cependant, si graves que soient ces choses, ne nous attardons pas. Notre propos est de nous mettre nous-mêmes à la question. Et le sujet est suffisamment ample comme cela. Pourquoi ces masques ? ai-je demandé. Le manque de maturité apparaît en premier. Et cette déficience peut malheureusement durer longtemps. Parvenu à un certain âge, et si l’on n’est pas demeuré irrémédiablement enfant, qui parmi nous ne reconnaît qu’il s’est toujours cherché ? Il s’est cru tour à tour appelé à ceci ou à cela. Congédier les personnages que l’on a confondus avec sa personnalité, les abandonner au bord de la route, mieux encore : les empêcher de nous envahir, fût-ce pour un temps, demande une fermeté dans le choix et d’abord un discernement qui sont le fruit d’une longue conquête.

Ajoutez à cela l’insécurité. Elle est inscrite en nous à une grande profondeur. On a du mal à s’en délivrer, et par périodes elle revient et nous désarçonne. Le monsieur content de lui, qui dit : « Je » à tout propos, est-il toujours cette baudruche qu’on a envie de dégonfler ? N’essaye-t-il pas de se cacher à lui-même, et de nous cacher, telle détresse poignante qui l’empêche de dormir ? Il plastronne ; il pourrait tout aussi bien hurler pour exorciser son angoisse. Même s’il a évité le ridicule, nul ne saurait se vanter d’avoir échappé à ces réactions de défense qui sont aussi des compensations. Entre l’homme qui affiche ses certitudes avec intolérance et le sceptique revenu de tout, la différence est parfois minime. Pour une part ils jouent l’un et l’autre. Ils camouflent de lancinantes questions qu’ils n’ont pas la force de regarder en face. Ils ne veulent pas ressembler à ces artistes qui avouent devant quel vide redoutable ils se trouvent entre deux représentations. Ne les jugeons pas. Rappelons-nous nos propres comportements. Il y a quelque chose de tragique dans ce jeu. On a beaucoup ri dans la salle, un certain 17 février 1673, lorsque Molière lança la fameuse réplique du Malade Imaginaire : « Y a-t-il quelque danger à contrefaire le mort ? » Les autres rient souvent de ce qui nous fait mourir.

Se pencher sur son passé conduit à une autre constatation, que l’insécurité n’explique pas entièrement. Sans verser dans le goût morbide de la culpabilité, tout homme clairvoyant ne ressent-il pas la déception d’un acteur qui, en quittant le théâtre, sait qu’il a fait des fautes, a été franchement mauvais dans telle réplique, a manqué telle scène ? Même s’il fut applaudi, il n’a pas donné sa mesure. Pour ne pas se laisser déprimer, pour nourrir son ambition ou son orgueil, l’acteur a la possibilité de fuir, de se fuir, en réduisant à néant les reproches qu’il se fait : des responsables de ses erreurs il en trouvera toujours. Pareillement, un arsenal d’arguments est à ma disposition, si je suis incapable, moi aussi, de supporter mes échecs. Dans une étude sur André Gide et Charles Du Bos, M. Étienne Gilson explique un grand nombre de nos comédies lorsqu’il parle — avec une redoutable lucidité — du « patient travail d’auto-justification grâce à quoi, précise-t-il, la vue de nous-même finit par nous devenir à peu près tolérable ».

Cet inventaire est, bien sûr, incomplet. Ils jouent aussi — et quel jeu ! — les hypocrites, les imposteurs, les bien-pensant qui sacrifient en même temps à Dieu et à Mammon, les hommes et les femmes qui, menant délibérément une double vie, sauvent les apparences à force d’imagination et d’improvisations, pendant des jours, des mois, des années. Mais ceux-là, s’ils mettent en cruelle évidence le mal qui nous ronge, ne nous aident pas à cerner les causes profondes de la comédie humaine. Si sommaires qu’elles soient, les indications que nous venons de proposer expriment, je l’espère, l’essentiel. Aussi le moment est-il venu de demander quelques conseils aux comédiens qui ont le plus réfléchi sur leur art et sur leur vie. Comment se défendent-ils, eux, contre les empiètements des personnages afin de faire exister leur personnalité ? Est-il possible d’y réussir, comme fit l’un des plus prestigieux d’entre eux, Rodrigue inoubliable, étincelant Prince de Hombourg, dont on a écrit qu’il n’y avait pas deux Gérard Philipe, « l’homme dans la vie et le comédien sur la scène ; son art n’était pour lui que l’accomplissement de sa vie » ?

Un mot — un pronom : moi — définit l’enjeu du combat qu’il faut livrer. Le vrai moi est menacé d’aliénation par les rôles, qu’ils soient tenus au théâtre ou dans l’existence quotidienne. Or (je cite encore l’article sur Gérard Philipe) « ce jeune chien de race, rieur et gambadant, comblé de dons, avait choisi de choisir sa vie, et non de la laisser se vivre au hasard ». L’homme ne choisit pas toujours sa vie. Mais il doit choisir de devenir ce qu’il est, en se méfiant de ce qu’il croit être et en regardant, selon les cas, avec sévérité ou avec humour ce qu’il veut paraître. Le moi domine alors ce qui lui est étranger ; il n’en est pas la victime. Il accorde parfois le droit d’asile, mais il ne se confond jamais avec ce qui n’est pas lui. « Il faut saisir le personnage avec son âme », affirmait Louis Jouvet, qui ajoutait aussitôt ce trait fulgurant : « Pour cela il faut en avoir une et s’y exercer. »

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S’y exercer ! L’engendrement progressif de l’âme est, certes, favorisé par un christianisme pris au sérieux. L’Évangile nous révèle un Dieu qui nomme chacune de ses créatures, l’appelle à être parfaite comme lui-même est parfait. En mettant leurs pas dans les pas de leur Maître, les saints et les saintes imitent sans doute quelqu’un, mais ils ne jouent pas. Selon la parole de saint Paul ils ont « revêtu Jésus-Christ », et s’ils se laissent envahir par lui, ils mettent peu à peu au monde l’être authentique qui correspond aux vouloirs du Créateur et donc à leur vrai moi. L’histoire abonde de personnalités de ce genre, d’une incroyable variété. Elles se ressemblent car elles ont le même modèle, et elles diffèrent, chacune étant à l’image d’un Être dont la prodigalité est infinie. Elles sont vigoureuses, bien campées, d’une « vitalité accrue » (selon le mot de Bergson), et néanmoins leur douceur les rend accueillantes à tous. Lors de la première rencontre de Huysmans avec l’abbé Mugnier dans la sacristie de l’église Saint-Thomas-d’Aquin, la glace fut rompue parce que Huysmans s’aperçut « très vite, écrit l’abbé, que je n’avais pas de frontières ».

Cependant, que l’on soit croyant ou non, avoir une âme c’est avoir une conscience où se forgent les armes du combat. De cette conscience qui fit son apparition dans la philosophie grecque, surtout sous les espèces du remords, et qui devint grâce à Cicéron et à Sénèque la vive perception d’une loi morale à l’intime de l’homme, nous assistons en ce moment à la renaissance : conscience non pas abstraite ou idéologique, mais personnelle et ouverte aux impératifs de la condition humaine. La conscience est l’alliée vigilante de ce que l’on est et doit donc devenir.

Tous ceux qui ont eu le privilège de se lier d’amitié avec de grands artistes témoignent de leur simplicité. Cette simplicité, ils l’ont acquise, et dans la mesure même où, grâce aux interventions de la conscience, s’affirmait leur être le plus vrai. Si vous leur demandez leur secret, voici ce qu’ils mettent en valeur avec une impressionnante convergence. D’abord, la nécessité d’une culture générale. On ne peut empêcher son art de prendre toute la place qu’en refusant d’en faire un absolu. Il s’agit de le situer au milieu des autres activités humaines. Une boutade, plus drôle que méchante, prétend que comédiens et comédiennes sont « si profondément assurés de l’importance de leur tâche qu’ils regarderaient le monde crouler en se demandant : « est-ce que ça fera trente représentations ? » De fait, sans une curiosité habituelle de l’esprit, l’univers se rétrécit, et cette réduction finit par déshumaniser l’être. L’interprète musical obéit à la même loi, et s’il ne lui obéit pas, il devient le serviteur-esclave d’un instrument.

Dans le secret des plus grands, nous découvrons aussi une vertu fort décriée, que M. Fernand Ledoux réhabilite dans les termes suivants : « Le comédien en scène est deux fois humble, car il donne et se donne comme tout homme fidèle à sa vocation, et en outre il s’efface et subordonne son moi à une existence empruntée qu’il fait vivre de tout son être en oubliant son être. » Mais n’est-ce pas l’humilité qui aura permis la formation de ce moi qui maintenant, sur la scène et pour un temps, s’efface et s’oublie ? La conscience ne parle pas d’orgueil à celui qui se cherche. Elle le défend aussi contre toute existence empruntée. Elle veut qu’il soit pleinement ce qu’il est. Car l’humilité est quelque peu défigurée dans les définitions qu’en proposent d’ordinaire les dictionnaires : « abaissement volontaire inspiré par un sentiment de faiblesse », ou bien : « sentiment de sa propre insuffisance ». Je rends hommage au Dictionnaire de l’Académie qui se contente d’indiquer notre faiblesse, en précisant que cette vertu « réprime en nous les mouvements de l’orgueil ». En toute justice on devrait ajouter qu’elle pousse l’homme à se connaître dans la vérité de ses ressources et de ses déficiences, à se situer par conséquent avec exactitude, et qu’elle est indissociable de la magnanimité, mise en œuvre généreuse et audacieuse de ce que l’on a reçu.

La citation que nous avons faite comporte davantage, et là réside sans doute le plus important de la réponse que nous attendons. « Il donne et se donne », écrit Fernand Ledoux. L’article de Jean-Louis Barrault explicite admirablement ce que contient cette affirmation. « Pour pouvoir représenter d’une façon cristallisée, sélectionnée, un prototype humain, il lui aura fallu beaucoup d’amour... Aimer c’est devenir l’Autre... La vocation théâtrale est la vocation du Don de Soi. » Ces trois derniers mots sont en italique dans le texte.

Parlant comme auteur dramatique, Henry de Montherlant déclarait, de son côté : « Je crois qu’il faut aimer beaucoup ses personnages... Moi, j’aime les miens au point qu’ils me hantent. » Mais, ici, il s’agit non pas de les créer : de les représenter. Aimer c’est devenir l’autre. Cependant, n’est-ce pas travailler aussi à se constituer dans son originalité, dans son identité propres ? Paradoxalement, n’est-ce pas d’abord devenir soi-même ? De façon assez mystérieuse mais réelle, le don de soi rassemble les éléments épars d’une personnalité. Au lieu de s’exhiber ou de se prêter dans l’indifférence, le comédien prend conscience du moi qu’il doit donner. Si la vocation théâtrale est celle que l’on nous dit, s’exercer à avoir une âme c’est cultiver le don de soi par amour. Grande aventure où l’homme se construit ! Grande aventure où, dans le même temps qu’il devient l’autre, il se distingue de l’autre pour ne pas être dévoré par lui ! Car il faut croître dans son vrai moi pour mieux ensuite — sans jamais oublier sa propre place — devenir l’autre, tous les autres.

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Quelqu’un déclarait un jour que le destin du comédien était « comme une parabole de la vie humaine ». La comparaison entre l’homme, « l’homme quelconque », et le comédien, dont j’ai fait l’objet de ce discours, nous en a-t-elle, sommairement, fourni la preuve ? Chacun de nous est voué aux mêmes tentations fondamentales. Chacun de nous, pour s’engendrer en appelant masque ce qui est masque, façade ce qui est façade, a les mêmes armes à portée de sa main. Le combat traverse pareillement des phases de victoire et des phases de défaite. Ce qui se passe dans l’intime de l’être est souvent dramatique. Le plus grand champ de bataille de l’histoire est la conscience de l’homme qui a décidé de mettre au monde son vrai moi.

Avant de terminer, je voudrais récuser sur un point ce que l’on entend d’ordinaire par « jouer la comédie », à savoir feindre des sentiments que l’on n’a pas. D’abord, s’il se donne par amour, l’artiste confèrera à ses rôles — à condition que ce soit possible... — une certaine qualité intérieure que le seul jeu, fût-il de grande classe, ne comporte pas. En outre, parmi les personnages qu’il « incarnera », il y en aura de privilégiés : ceux en qui sa personnalité s’exprime, ceux qui lui offrent l’occasion de libérer certains aspects de sa vie profonde. Il sera vraiment lui-même, tout en étant un autre. Jouant la comédie, il ne la jouera pas. De même, il arrive à l’homme, à la femme, blessés par une épreuve, de cacher leur blessure ; il leur arrive aussi de répandre autour d’eux la joie, la sérénité, alors qu’ils sont dans la peine, de sourire sur un lit d’hôpital, alors que la douleur les tenaille, voire de réconforter ceux qui devant eux s’apitoient, ou bien, à l’inverse, de faire bonne figure et même davantage devant un malade que le diagnostic condamne et qui flancherait d’un seul coup s’il le savait. En tout cela, dira-t-on, n’y a-t-il point justement une part de « comédie », au sens défavorable du terme ? Attention ! Les sentiments que ces gens traduisent, avec parfois de l’héroïsme, existent réellement dans leur cœur. La tristesse, la crainte, le découragement, l’inquiétude devraient les submerger. Mais l’amour, le don de soi par oubli de soi sont les plus forts. Jouant apparemment la comédie, eux non plus ne la jouent pas.

J’irai plus loin. Dans la Réponse qu’il prononçait sous cette Coupole il y a quelques mois, lors d’une séance dont j’ai tout lieu de me souvenir, M. Jean Guitton disait avec raison qu’il y a toujours dans le comportement humain un certain « art de paraître ». Cependant ce qui relève de cet art ne peut-il être mis au service de la vérité ? Si les sentiments auxquels je viens de faire allusion n’existent que médiocrement dans un cœur, les traduire au delà de leur réalité peut s’appeler : feindre. Mais s’exercer à mettre au monde son âme ne se fait pas sans exercices précisément, ni sans application. On peut paraître, non pour paraître : pour devenir ce que l’on paraît. Le sens exact du célèbre conseil de Pascal à qui veut aller à la foi et n’en connaît pas le chemin est là. L’intention est reine. Elle peut triompher de nos pesanteurs, à condition que nous ne soyons jamais dupes, et donc que nous nous surveillions de près. Le moi réel s’adapte aux circonstances, sans perdre de sa substance. On n’est pas le même au foyer, au bureau, dans une réception mondaine, dans un débat d’affaires, au cours d’une rencontre avec des inconnus. Et cependant le moi subsiste, s’il ne perd pas de vue son mystère de solitude et de singularité. Pour exprimer ce contrôle permanent, je retiendrai volontiers, sur le ton le plus grave, une réflexion de Mme Silvia Montfort : « Le comédien doit être parfaitement sincère, et conscient de sa sincérité. Il a trois « œils » : deux pour pleurer, et un pour se regarder en larmes. »

« Comédien, toi-même ! » Et si la réplique perdait son ironie, si elle mettait tout homme en face de son destin, de sa grandeur et de sa fragilité, si elle le prévenait du combat où il est engagé, si elle l’avertissait qu’un choix doit être fait chaque jour, si Mgr de Chalucet avait secoué les consciences endormies ? Comme l’écrivait mon confrère dominicain, le peintre Marie-Alain Couturier : « Dans les royaumes de l’esprit, les plus grandes chances sont là aussi où sont les plus grands risques. »