La Langue et la Science. Discours pour la célébration du 300e anniversaire de la première publication du Dictionnaire de l’Académie française

Le 26 mai 1994

Jean BERNARD

La Langue et la Science

par
M. Jean BERNARD

 

 

Dans la vie des hommes de science, deux périodes parfois se succèdent. Pendant une première période, ils font des découvertes. Pendant une deuxième période, ils s’interrogent : « Comment ai-je pu faire de si grandes découvertes ? » Et ils écrivent, l’un le Discours de la méthode, l’autre l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale.

Pendant les deux périodes, ils utilisent la même langue simple, claire.

Ainsi Descartes. Lorsqu’il découvre :

« L’arc-en-ciel est une merveille de la nature si remarquable, et sa cause a de tout temps été si curieusement recherchée par les bons esprits et si peu connue, que je ne saurais choisir de matière plus propre à faire voir comment par la méthode dont je me sers, on peut venir à des connaissances que ceux dont nous avons les écrits n’ont point eues.. »

Et lorsqu’il médite :

« Mais comme un homme qui marche seul dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement et d’user de tant de circonspection en toutes choses que si je n’avançais que fort peu, je me garderais bien au moins de tomber. »

« Le langage ordinaire, écrit Valéry, est la condition nécessaire de nos rapports avec nous-mêmes et avec les autres. L’effort intellectuel est de le débrouiller. Le langage commun ne coïncide pas avec celui de nos moyens réels de pensée. Il ne la divise, ni ne la compose exactement. C’est pourquoi les sciences se font un langage qui se réfère toujours à des observations ou opérations sensibles lesquelles soient toujours telles que le langage commun puisse les décrire exactement. »

Les hommes de science étaient jadis appelés savants, alors qu’ils étaient généralement ignorants. Ils sont aujourd’hui nommés chercheurs alors qu’assez souvent ils trouvent, ou encore scientifiques, par une fâcheuse transformation de l’adjectif en substantif, ou scientistes, par un fâcheux emprunt à l’anglais.

On peut, employant le langage des naturalistes, distinguer ici deux grands ordres et dans chaque ordre plusieurs classes.

Dans un premier ordre se trouvent assemblés les hommes de science qui allient à leur savoir la connaissance, le respect de la langue et écrivent un bon et beau français. Tels Ambroise Paré, Descartes, Pascal, Lavoisier, Claude Bernard, Henri Poincaré.

Au premier rang sont les mathématiciens. Ils utilisent les mots simples, aussi bien les noms : anneaux, atlas, adhérences, boules, carapaces, modules, pavés, ribambelles, que les adjectifs : dense, compact, clairsemé, rare, ouvert.

Étiemble analysant le jargon des sciences, Raymond Queneau examinant Bourbaki et les mathématiques de demain leur ont rendu justement hommage. Nous aimons lire Lichnerowicz, « le plus grand groupe de transformations affines d’une variété riemanienne complexe », Douady, « platitude et privilèges », Micali, « les algèbres intégrées et sans torsion ».

Les mathématiciens respectent la langue, la langue aide les mathématiciens.

À science exacte, langue correcte. Il est peut-être difficile de bien penser et de mal écrire. Lorsqu’on parcourt la longue route qui va des mathématiques aux disciplines bizarrement appelées sciences sociales, on constate cette lente dégradation de la langue.

La langue des physiciens est souvent assez rigoureuse aussi. Il suffit d’évoquer les textes du cher Pierre Auger.

Puis viennent les altérations. Le second ordre est celui des désordres. On y trouve les hommes de sciences qui n’écrivent pas en français. Plusieurs classes peuvent être distinguées.

La première classe utilise le latin ou le grec. Tantôt ouvertement, délibérément. Tels étaient les médecins de Molière : le latin de Diafoirus masquait l’incapacité, l’ignorance. Tels sont encore de nombreux médecins du début de ce siècle, évoqués par Remy de Gourmont : « Si les médecins parlent grec, c’est une ruse qui augmente plutôt leur prestige que leur science », ou par Proust dans Sodome et Gomorrhe : « Il (le professeur E...) me parla de la grande chaleur qu’il faisait ces jours-ci. Mais bien qu’il fût lettré et qu’il eût pu s’exprimer en bon français, il me dit Vous ne souffrez pas de cette hyperthermie ? » C’est que la médecine a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis Molière mais aucun dans son vocabulaire. »

Tantôt presque inconsciemment, sans bénéfice particulier. Tels sont, largement employés par l’histoire naturelle : dolicocéphale, brachycéphale, anthropopithèque, pithécanthrope ; par la médecine céphalalgie, phlyctène. Remy de Gourmont, critiquant ces abus, rappelle que « Buffon cependant qui avait du génie a écrit sur l’homme tout un volume encore scientifiquement valable et dans une langue qu’un enfant de douze ans comprend à la première lecture. La notion contenue dans hyperdolichocéphale n’est pas de celles dont l’importance puisse justifier la méchanceté du mot »

Parfois le mot grec saute au-delà de la science et entre dans le langage commun. Ainsi thalassothérapie et surtout kinésithérapie. Vous n’allez plus chez votre masseur mais chez votre kinésithérapeute. Non, chez votre kiné. Il est bien vu d’abréger.

La deuxième classe a recours à l’anglais. Doublement. Elle utilise l’anglais dans toutes les réunions scientifiques, même et peut-être surtout dans celles qui se tiennent en France. En août 1992, se tenait à Paris le Congrès international de transplantation d’organes. Il m’a été demandé de prononcer en anglais l’éloge de mon cher et tant regretté ami Jean Hamburger. J’ai refusé. Les organisateurs ont cédé. J’ai parlé en français. En fait, il ne s’agit pas d’anglais mais d’anglo-sabir. Un colloque scientifique à Athènes vers 1980. Premier orateur américain. Deuxième orateur américain. Troisième orateur un Anglais de Cambridge. « Let me speak english. Permettez-moi de parler anglais », dit-il en commençant. Comme l’a très justement recommandé notre Secrétaire perpétuel Maurice Druon, il serait très raisonnable pour la science de défendre ensemble la langue française et la langue anglaise.

Même les hommes de science qui parlent français trop souvent introduisent dans leur texte des termes anglais. Bien inutilement avec standard of life, learning, leadership, abusivement avec environment, development, crossing over. Parfois avec succès. Ainsi prospective qui a fini par entrer dans la langue française, lobby que l’Académie a admis dans le dictionnaire, self qui, selon Valéry, n’a pas d’équivalent français.

Parfois les représentants de ces deux classes, la grecque, l’anglaise, s’unissent pour former des bâtards, tel body graf, avec une tête britannique et une queue vaguement hellénique.

La troisième classe, fortement représentée, hélas, en médecine, a recours à un français incertain. Parfois avec de bons sentiments, par compassion. Au temps où la syphilis, le cancer étaient incurables, spécificité, spécifique désignaient syphilis et syphilitique, néoplasme ou, par abréviation, néo, le cancer. Parfois par un usage abusif des abréviations, avec un surprenant rapport entre l’importance du fait scientifique et le succès du sigle. Tel l’A.D.N., acide désoxyribonucléique, qui gouverne notre vie. Tel, à la fois abrégé et anglais, le système H.L.A. de Dausset (human leucocyte antigens) qui nous définit. Tel le sida.

Parfois, enfin, il s’agit d’un langage déplorable et inexcusable. Aussi bien en chirurgie avec les chaires de clinique chirurgicale infantile, le ventre aigu chirurgical, qu’en médecine avec les cœurs pulmonaires chroniques, les anémies inflammatoires, la relaxation, qui se dit relâche en bon français, ou encore, lu dans la Presse médicale en 196 : « L’allaitement au sein se rétrécit comme une peau de chagrin. »

Certains désordres des hommes de science du second ordre sont donc inexcusables. D’autres peuvent être expliqués. Par deux phénomènes. La vie des mots, les révolutions de la science. D’un côté la vie des mots. D’un autre côté les révolutions de la science. Deux révolutions, la révolution de la physique pendant la première moitié du siècle, la révolution de la biologie pendant la deuxième moitié ont transformé le destin des hommes, ont ouvert de nouvelles voies, rendu parfois nécessaire un nouveau langage. Des mots comme codon, cistron, opéron, créés par François Jacob et Jacques Monod, sont tout naturellement entrés dans la langue.

Paul Valéry l’avait prévu : « L’accroissement du nombre des mots techniques presque indispensable dans la langue de l’usage est la mesure du changement de siècle du XVIIe au XXe siècle »

Les hommes de science responsables de ces changements devront allier l’amour de notre langue à la prudence et à l’humilité. L’amour de notre langue tel que l’a exprimé Rivarol :

« La langue française est la seule qui ait la probité attachée à son génie.

C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations, la syntaxe française est incorruptible. »

La prudence est recommandée par Ernest Renan. Il pensait que le français « n’a pas besoin de changer », qu’on ne propose de nouveaux mots que « quand on ne veut passe donner la peine de connaître la richesse du français ».

L’humilité est conseillée par Valéry :

« Excellent de ne pas trouver le mot juste. Cela peut prouver qu’on envisage bien un fait mental et non une ombre de dictionnaire. »

Humilité personnelle nécessaire. Je suis abordé dans la cour de l’hôpital, au lendemain d’une émission scientifique de télévision, par un de mes anciens malades, paysan d’une soixantaine d’années : « Monsieur le professeur, je vous ai écouté hier soir. C’était remarquable. Je n’ai rien compris, mais c’était remarquable. »

« Le langage est plus propre à la poésie qu’à l’analyse », dit encore Valéry. Mais la question posée par la relation entre la science et la langue va bien au-delà des querelles de nomenclature. Elle nous conduit à examiner les rapports existant entre les deux créations, la création littéraire, artistique, d’une part, la création scientifique, d’autre part.

Pendant plusieurs décennies se sont courtoisement opposés les partisans de l’identité des deux créations, les partisans de la différence.

J’ai pour ma part et depuis longtemps tenu pour différentes les deux créations. L’écrivain, l’artiste inventent, l’homme de science découvre. L’Amérique, la fonction glycogénique du foie existaient avant Christophe Colomb et Claude Bernard. L’Iliade, Le Rouge et le Noir n’existaient pas avant Homère et Stendhal. « Le grand savant, écrit Valéry, en tant qu’artiste est donc l’inimitable créateur de l’imitable », et René Thom : « L’œuvre de science exige la copie ; l’œuvre d’art refuse la copie. » Cette différence fondamentale affirmée, on ne peut pas ne pas être frappé par l’importance des analogies, des ressemblances, des caractères communs. L’inspiration d’abord. Elle est définie presque dans les mêmes termes par Baudelaire : « L’imagination est la plus scientifique des facultés », et par Einstein : « L’imagination est le vrai terrain de germination scientifique. »

Le poète est ému par une fleur, par un amour, par une souffrance. Il fait œuvre de poète et crée son poème. Puis il fait œuvre d’écrivain et corrige, rectifie, ajuste, donne leur forme définitive aux divers éléments du poème.

Le savant observe un fait fortuit, la chute d’une pomme, la souillure d’une culture de microbes. Il construit à partir de ce fait fortuit une hypothèse neuve. Il vérifiera ensuite en de nombreuses expériences l’hypothèse.

L’artiste, l’homme de science regardent le monde. Au long des millénaires, des siècles, changent les regards, comme aussi les imaginations qui les inspirent, les conséquences tirées. Mais, pour une période donnée, les regards, les inspirations, les conséquences tirées sont, pour l’artiste, l’homme de science, très proches.

André Lichnerowicz a donné quelques exemples très forts de cette évolution comparée.

Du début du XVIIsiècle jusqu’à Fresnel, la mécanique est la discipline reine, l’espace est celui de Newton séparé du temps.

À cette notion de la permanence de la matière et des corps célestes répondent, dans le domaine de l’art, la science des proportions, les règles de la perspective, les lois immuables de la beauté qu’illustre un texte de Montesquieu sur l’architecture. 1870, c’est l’impressionnisme, mais c’est aussi le nouveau statut de la lumière qui devient avec Maxwell une onde électromagnétique. Dans les années 1905-1925, « le réalisme de la matière s’est dissocié en art comme en science ».

Après les travaux de Lord Kelvin, de Planck, de Poincaré, de Lorenz et surtout d’Einstein, l’espace et le temps fusionnent en une seule entité, celle de l’espace-temps. La lumière bénéficie d’un double statut ondulatoire et corpusculaire. La gravitation se voit expliquée par la théorie relativiste et l’échelle microscopique peut être analysée par la mécanique quantique.

Mêmes créations en peinture : le nouveau statut des choses découvertes par le cubisme, les représentations spatio-temporelles de Duchamp, les synthèses chromatiques de Delaunay, la transfiguration surréaliste de l’objet, la combinatoire des signes de Malevitch et Mondrian. Faisant sortir l’activité scientifique et l’activité artistique des cadres où elles restent trop souvent cloisonnées, André Lichnerowicz montre qu’aujourd’hui encore « dans le dernier quart du XXsiècle, malgré certaines apparences, science et peinture, filles de notre esprit, continuent à évoluer dans une étrange harmonie, provenant de notre regard global sur le monde ».

Comme le remarque René Huyghe qui, l’un des tout premiers, dans Formes et Forces, a examiné ces relations entre l’art et la science, des situations variées peuvent être observées.

Participation des deux disciplines à une commune évolution de la pensée et de la conception du monde.

Influence de la science sur l’art, la science pouvant aider l’artiste à développer son répertoire d’images.

Intuition encore vague de l’art précédant les découvertes scientifiques.

René Huyghe a ainsi suggéré que l’impressionnisme, en transmuant la représentation du réel et en la faisant passer des « formes » de la matière à la représentation lumineuse, a anticipé confusément sur la cassure apportée par E = MC2.

Les tragiques grecs ont célébré le rôle du sang vecteur de l’hérédité deux mille cinq cents ans avant les hématologues. Shakespeare dans Coriolan décrit la circulation du sang avant Harvey.

Ces évolutions parallèles ou successives permettent de grandes espérances. Comme aussi les vies de quelques hommes de haut rang capables des deux créations, tels dans le passé Pascal, Descartes, et plus près de nous, Charles Cros, qui tout à la fois nous donne les émouvants poèmes du Coffret de santal et découvre le phonographe. Les grands hommes de science de notre temps ont souvent trouvé leur inspiration dans les lettres ou dans l’art qu’ils aimaient aussi. Jacques Monod était un admirable violoncelliste. François Jacob — La Statue intérieure en témoigne — est un très bon écrivain. Jean Dausset a jadis dirigé une galerie de tableaux. André Lwoff, au long de sa vie, a combattu quatre ennemis, les virus, les racistes, le mauvais goût, les fautes de français.

Ce qui me reconduit à mon sujet qu’en fait je crois n’avoir point quitté.

Paul Valéry a bien souvent, dans ses Cahiers, consacré sa méditation du matin à ces relations des sciences avec la langue : « Physiologie et physiologie du langage. Celui qui saura nouer le langage à la physiologie saura beaucoup et nulle philosophie ne prévaudra contre ceci. »

Et, enfin, en guise de conclusion :

« Si j’avais été à l’Académie au temps où on a recommencé le dictionnaire, j’aurais demandé que l’on procédât par catégorie de mots avant de passer à l’exécution par ordre alphabétique. On aurait pu classer les mots en familles dont la première eût été celle des mots qui définissent tous les autres, et les autres, les mots définis par les premiers, classés selon les matières spéciales. On eût pu ainsi prévoir les implications. »

Paul Valéry avait été élu en 1925 au trente-huitième fauteuil. On trouve ce projet dans ses Cahiers en 1929. Je me permets de le soumettre aux membres de la Commission du Dictionnaire en ce jour anniversaire.