L’accélération de l’histoire détruit-elle la liberté ?

Le 18 décembre 1975

Maurice SCHUMANN

L’accélération de l’histoire détruit-elle la liberté ?

 

Un enfant — décrit par le philosophe Lequier — joue dans le jardin paternel. Il touche une feuille de charmille. Le jeu s’arrête. La perception de la liberté surgit. Cueillir ou ne pas cueillir la feuille : l’enfant se ressent soudain lui-même comme un être capable de commencer. Mais la conscience de l’acte ne se borne pas à l’émerveillement qui le précède. Pour s’assurer de son pouvoir, l’enfant arrache la feuille de charmille. La secousse effraye un oiseau. Un épervier le saisit. « S’envoler c’était périr. » Alors l’ivresse est recouverte par l’inquiétude née du remords enfantin. En devenant agissante, la liberté a convoqué l’angoisse.

Pendant sa courte vie, Jules Lequier n’aura d’autre but que de préserver ou de retrouver le vertige de cette triple révélation. D’abord la liberté est un commencement, devant lequel Dieu lui-même attend : même s’il sait que j’arracherai la feuille de charmille, il m’a créé libre de ne pas l’arracher. Ensuite, les conséquences de l’acte libre — ce qu’une liberté fait commencer devient aussitôt nécessité — sont imprévisibles : au-dessus de toutes les charmilles, il y a l’épervier, c’est-à-dire l’inconnu. Enfin, si je suis celui qui a commencé, tout ce qui suivra me concerne : se sentir ou se dire auteur d’un acte, c’est toujours ressembler à l’enfant qui, sans l’avoir voulue, assume la mort de l’oiseau.

Pourquoi Descartes recule-t-il les bornes du doute ? Parce qu’il recherche la certitude. Pourquoi Jules Lequier n’écrit-il que pour traquer la liberté ? Parce que la nécessité l’enserre. Sa mort est symbolique : né il y a un peu plus d’un siècle et demi, polytechnicien et mystique, habité comme les meilleurs de ses contemporains par une interrogation permanente sur l’avenir de la science, mais d’autant plus résolu à ressaisir la croyance en la liberté « au prix de sa raison même », ce Breton sera, jeune encore, englouti par une lame alors qu’il s’avançait seul dans la mer, avec une imprudence étrange. Du moins Lequier avait-il eu le temps de définir partout la liberté comme la première vérité. « Quand un parti politique veut vous faire jouir de la vraie liberté — dit-il — il faut lui demander de faire en votre faveur une exception et de vous laisser jouir de la fausse. » Voilà l’homme devenu le citoyen, et voici le citoyen devant la feuille de charmille.

Mais qu’est-ce que le citoyen ? Dans une note écrite au bas d’une page du « Contrat Social », Rousseau relève que le vrai sens du mot Cité s’est presque entièrement effacé chez les modernes. « Ils ne savent plus, dit-il, que les maisons font la ville, mais que les citoyens font la Cité. » En d’autres termes, il ne suffit pas que des hommes vivent ensemble entre les mêmes limites ou derrière les mêmes murailles pour qu’ils soient des cives. « Je n’ai pas lu — précise Rousseau — que ce titre ait jamais été donné au sujet d’aucun prince. Les membres du corps politique s’appellent citoyens comme participant à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État. » Cependant, entre le chapitre VI et le chapitre XIII du Contrat Social, Rousseau a, non pas rétracté, mais approfondi cette définition. Sans atténuer la rigueur de l’antithèse qu’il a établie pour la clarté du discours, il replace dans leur ensemble — c’est-à-dire dans la cité — et, par conséquent, relie l’une à l’autre les deux notions qu’il a distinguées : « l’essence du corps politique est dans l’accord de l’obéissance et de la liberté, et ces mots de sujet et de souverain sont des corrélations identiques dont l’idée se réunit sous le seul mot de citoyen ». Le Contrat Social fut publié en 1762. Emmanuel Kant avait alors trente-huit ans. Sa fameuse maxime est bien celle d’un contemporain de Jean-Jacques : « Agis comme si tu étais législateur et sujet dans la République des volontés libres et raisonnables. » Depuis deux siècles, aucune épreuve ne fut épargnée à la «corrélation » du sujet et du souverain : les unes, fort rares, ont aboli le sujet au bénéfice du souverain ; les autres, plus nombreuses, ont supprimé la participation à l’autorité souveraine au seul profit de la soumission à l’État. Mais — si la pensée sociologique a souvent oublié ou négligé le citoyen — elle n’a jamais tenté de le définir autrement que Kant et Rousseau. Après l’enfant qui joue, c’est donc l’homme qui se conçoit lui-même comme s’il était « législateur et sujet dans la République des volontés libres et raisonnables » que le philosophe confronte avec la feuille arrachée, avec l’épervier tournoyant, avec l’oiseau tué.

 

I. — La feuille de Charmille

 

Le plus facile est-il de déchirer la feuille ? Oui si, comme Lequier enfant, je suis seul devant elle. Non si cet acte doit être à la fois librement consenti et accompli devant des témoins qui ne sont pas seulement des spectateurs. Oui, s’il s’agit d’écrire un article sur la peine de mort. Non, s’il s’agit de signer ou de refuser une grâce. La liberté est toujours un commencement. Elle n’est pas le même commencement pour le gouvernant et pour le gouverné. En 1774, dans la paisible retraite que lui ont procurée les Pays-Bas, Diderot rédige ses « Observations » sur le mémoire adressé par Catherine II de Russie aux membres d’une commission chargée de rédiger un Code. L’Impératrice lui répond : « Monsieur Diderot, j’ai entendu avec le plus grand plaisir tout ce que votre brillant esprit vous a inspiré, mais avec tous vos grands principes que je comprends très bien on ferait de beaux livres et de mauvaise besogne. Vous oubliez dans tous vos plans de réforme la différence de nos deux positions ; vous, vous ne travaillez que sur le papier, qui souffre tout ; il est tout uni, souple et n’oppose d’obstacle ni à votre imagination, ni à votre plume, tandis que moi, pauvre impératrice, je travaille sur la peau humaine, qui est bien autrement irritable et chatouilleuse. » L’argument emprunté par la souveraine à « la différence des deux positions » importe plus que l’enjeu de la querelle. C’est lui qui a fait passer dans la langue la locution dont nous venons de retrouver l’origine : « le papier souffre tout ». Le débat devient pathétique ou prête davantage à sourire —selon qu’on le considère du dehors ou du dedans — quand « les deux positions » sont successivement ou simultanément occupées par le même homme. Nul n’ignore que Robespierre Constituant réclame l’abrogation de la peine capitale, quatre ans avant d’en étendre l’application aux suspects. On sait moins qu’il écrivait en mai 1792, donc quinze mois à peine avant son entrée au Comité de Salut Public : « J’aime mieux voir une assemblée représentative populaire et des citoyens libres et respectés avec un roi qu’un peuple esclave et avili sous la verge d’un sénat aristocratique et d’un dictateur. Je n’aime pas plus Cromwell que Charles 1er et je ne puis pas plus supporter le joug des décemvirs que celui de Tarquin. » Mais, loin de nier la contradiction, il s’est efforcé de la résoudre en opposant — dans un discours du 25 décembre 1793 — la théorie du gouvernement constitutionnel à la théorie du gouvernement révolutionnaire : « Le gouvernement constitutionnel s’occupe principalement de la liberté civile ; et le gouvernement révolutionnaire, de la liberté publique. Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l’abus de la puissance publique ; sous le régime révolutionnaire, la puissance publique elle-même est obligée de se défendre contre toutes les factions qui l’attaquent. » À quoi il pourrait ajouter que — depuis mai 1972 — la guerre, à laquelle il s’est vainement opposé, a éclaté et déroulé la chaîne des conséquences qu’il avait prévues. Il n’est pas un homme investi du devoir de trancher qui n’ait vu se dresser devant lui soit, comme Catherine II, un Diderot, soit comme Robespierre, son propre passé. S’il a confondu la tergiversation avec la réflexion, il n’y aura trouvé qu’un abri précaire et percé.

Quand le philosophe a mesuré l’écart qu’il y a de la liberté du gouvernant à celle du gouverné, il lui reste à choisir, non pas son camp, mais son disciple. À qui prodiguera-t-il ses conseils, à qui proposera-t-il ses modèles ? Il y a trois réponses. Celle de Diderot qui s’adresse au gouvernant, quitte à saisir bientôt qu’il ne sera pas entendu ; celle d’Alain, qui ne parle qu’au gouverné, sans illusion mais sans jamais craindre de parler en vain ; celle d’Albert Camus qui confond le gouvernant et le gouverné dans la même adjuration désespérée.

L’année même où mourut Alain, Albert Camus publiait « L’Homme révolté ». Il y a, dans cette coïncidence, quelque chose qui rappelle la course du flambeau : les regards des deux coureurs ne se croisent pas, mais la flamme est la même. Que s’est-il passé dans le monde en 1888 pour un garçon de vingt ans ? Rien qui méritât son attention ou lui donnât le sentiment de peser sur sa destinée. Et en 1933 ? L’avènement d’Hitler. Alain a eu vingt ans en 1888 ; Camus a eu vingt ans en 1933. Il n’est pas surprenant que les « Propos sur la Politique » et « L’Homme révolté» paraissent avoir été conçus sur deux planètes différentes. Mais faut-il que l’incompatibilité des langages dissimule la connivence des pensées ? Camus oppose en 1951 « la source créatrice de la révolte » au « délire historique». Alain s’interroge en 1923 : « À ceux qui ne cherchent nullement le pouvoir sous aucune forme, que reste-t-il donc ? La politique réelle, c’est-à-dire un effort continu contre le despotisme militaire et le despotisme politique, qui ne font qu’un. » Le premier pense aux procès de Prague, à la terreur stalinienne, à la « révolution triomphante » qui « doit faire la preuve par ses excommunications et ses polices qu’il n’y a pas de nature humaine ». Le second reste le canonnier de deuxième classe qui a revêtu volontairement l’uniforme en 1914 pour avoir le droit de juger la guerre. Celui-ci — bon paysan radical du temps d’Émile Combes — tient pour un piège tout ce qui tend à détourner son attention de son champ visuel. Celui-là brûle — à l’instar de Nietzsche quoique d’une tout autre manière — de « l’amour du plus lointain ». Mais les mouvements respectifs par lesquels ils refusent « un monde réduit au consentement » se ressemblent autant que le permettent — comme il est dit dans le Mythe de Sisyphe — « les sanglantes mathématiques qui ordonnent notre condition ». « L’Homme révolté » selon Camus, ne contredit qu’en apparence le « citoyen qui tire » c’est-à-dire qui résiste à force d’obéir sans admirer et sans aimer, comme Alain l’exige, jusqu’à l’entêtement.

Il me souvient d’un commentaire oral de l’Euthyphron par l’auteur des « Onze Chapitres sur Platon » : « Siècle après siècle, c’est la révolte des esclaves qui fonde la puissance des tyrans. » Or, Albert Camus énonce exactement la même maxime quand il affiche sa méfiance à l’égard des révoltes historiques d’où ressurgit la Terreur : « La révolte est, dans l’homme, le refus d’être traité en chose et d’être réduit à la simple histoire. » C’est au-delà de ce point crucial que les deux chemins divergent. Au nom de la vraie révolte, Camus rejette « la révolution césarienne ». Alain croit que tout pouvoir est césarien par nature, qu’il faut donc à la fois s’accommoder d’un pouvoir et s’appliquer sans relâche à contrarier son penchant. Au fond de lui-même, l’homme révolté garde l’espérance qui soulevait l’insurgé de 1941 : celle d’une Terre Promise, d’un système de gouvernement auquel le juste ne doive pas désobéissance ; contrairement au paysan radical, il ne se résigne pas à prononcer le divorce irrémédiable de l’obéissance et de l’amour ; indirectement, il s’adresse au Chef présent ou futur pour l’adjurer de se rendre digne d’être aimé.

Cependant, les avertissements qu’Alain prodigue à ceux « qui ne cherchent nullement le pouvoir » ne lui laissent ni le loisir ni le goût d’admonester en pure perte ceux qui l’exercent ou le briguent. Mais Camus attend Alain devant la feuille de charmille : là où commence la liberté et où toute liberté est commencement.

 

II. — L’Épervier

 

Cependant l’épervier paraît. Pour mieux dire, il était déjà là. Ce qu’a commencé la liberté en arrachant la feuille devient aussitôt sa proie : celle de la nécessité ; l’acte libre et la première de ses conséquences imprévisibles sont confondus dans le même instant. Ne reste-t-il alors au sujet-souverain ou souverain-sujet — « ces corrélations identiques dont l’idée se réunit sous le seul mot de citoyen » —qu’à soupirer avec Jules Lagneau : « L’espace, forme de notre puissance, le temps, forme de notre impuissance ? » L’interrogation a retenti et retentira dans tous les siècles. Le nôtre lui donne une résonance nouvelle.

Gaston Berger disait que, depuis l’invention de l’agriculture, c’est-à-dire depuis l’ère néolithique, il ne s’était rien produit de notable jusqu’à la découverte de l’énergie atomique. Le professeur Grassé précise, sous une forme plus poétique : « L’homme, par la fission de l’hydrogène, a créé de nouveaux soleils. » Nous ne saurons jamais si la naissance de l’agriculture fut, pour l’homme du néolithique, le prétexte d’une exaltation du moi ; nous savons que — pour l’homme du XIXe siècle — l’essor de la découverte fut comme l’aliment d’un défi permanent au mystère. Nous ne savons pas assez que la création de nouveaux soleils a, dès le premier instant, plongé les créateurs dans l’angoisse métaphysique. Quand Otto Kahn — physicien d’origine allemande qui fut l’émule de Joliot Curie — commence à mesurer les effets de la désintégration artificielle, il murmure : « Dieu ne le permettra pas. » Quand Oppenheimer résume son expérience après les premières explosions atomiques, il s’écrie : « Nous avons fait le travail du diable. » Dès le 16 juillet 1945, lorsque — sur le terrain d’essai de Jordeno del Muerto (en français : voyage de la mort) — ses yeux voient briller le soleil de la première bombe atomique, il se cramponne à un pilier de la station de contrôle, puis évoque à voix haute ce passage de la Bhagavad Gîtâ ou Chant des Bienheureux (qui est en quelque manière l’Apocalypse des livres sacrés de l’hindouisme) :

Si la lumière de mille soleils
éclatait dans le ciel
au même instant ce serait
comme cette glorieuse splendeur.

Mais aussitôt il ajoute cette parole attribuée par l’Écriture hindoue à celui qui règne sur le destin des mortels : « Je suis la mort qui ravit tout, qui ébranle les mondes. » Robert Jungk — qui nous a livré ce récit — ajoute que tous les assistants, même ceux qui n’ont pas la moindre attache avec une religion révélée, réinventent sur-le-champ, pour commenter l’événement, le vocabulaire de la mythologie ou de la théologie : « Et maintenant, dit encore Oppenheimer, nous vivons au bord du mystère. » Au mythe de Prométhée enchaîné se substitue le mythe de Prométhée cloué par lui-même au rocher, comme le savant atomiste au pilier du « Voyage de la mort ».

Ce vrai mythe du XXe siècle, nous le réinventons chaque fois que nous nous questionnons sur la double accélération du rythme de la découverte et du rythme de l’histoire. Plus précisément, chaque fois que nous nous demandons si nous sommes capables d’adapter l’accélération de l’histoire à celle de l’invention. Or — c’est en cela que notre époque se distingue de toutes celles qui l’ont précédée — l’accélération est devenu immédiatement perceptible : de l’échelle cosmique à l’échelle historique, elle est passée à l’échelle humaine.

Pour moi, qui ai fréquenté Cap Kennedy et les steppes de Baïkonour, elle est surtout illustrée par le mobile le plus moderne, c’est-à-dire la fusée qui — bien loin d’atteindre immédiatement le maximum de sa vitesse — ne cesse de l’accroître tant que son combustible n’est pas épuisé. Or — si le fait nouveau est, non l’accélération, mais l’aperception ou la perceptibilité de l’accélération — une chance nouvelle de ne pas être le jouet de l’histoire est offerte à l’homme du XXe siècle. Il suffit, pour mesurer cette chance, de le comparer à ses devanciers. À Sainte-Hélène, Napoléon devine fugitivement le déclin de l’Europe et la montée corrélative des deux géants appelés au partage du monde : les États-Unis et la Russie. Talleyrand, Thiers, Tocqueville esquissent la même prophétie. Mais cet avenir ne concerne que leurs arrière-petits-enfants. Leur divination est un plaisir de l’intelligence plutôt qu’une pensée politique : elle ne mène à aucune décision, ne dessine aucune ligne de conduite. La destinée collective de leurs contemporains sera déterminée, comme la leur, par l’ensemble des causes secondes et transitoires qui — lentement, insensiblement — préparent les bouleversements dont ils ne seront pas les témoins. Aujourd’hui, les émules d’Alexis de Tocqueville ne sont plus des prophètes, mais des spectateurs et des analystes : ils ne prévoient pas, ils voient les grandes mutations qui s’insèrent dans les limites d’une vie, comme la terre entière dans le champ visuel du cosmonaute. Le même homme a parcouru — en moins de trente ans — tout le chemin qui va du premier « soleil » atomique à la fin de l’invulnérabilité du territoire américain et à l’équilibre de la dissuasion. Il n’est pas contraint d’en rester à son premier cri. De la prise qu’il a sur l’histoire, il peut faire un bon ou un mauvais usage, être ou ne pas être entendu, se tromper de règle à calcul. Mais il a prise sur l’histoire : à cause et non pas en dépit de la précipitation du rythme.

La découverte du fondement dialectique d’un optimisme raisonnable explique, indirectement mais pour une grande part, le prestige du marxisme. Pourquoi la réflexion et la controverse politique s’articulent-elles autour de lui ? La puissance et l’étendue des empires qui se réclament de la nouvelle religion ne fournissent qu’une réponse incomplète : Moscou et Pékin se jettent Marx à la tête ; la conquête de la puissance a conduit, comme d’ordinaire, à la division et à l’affrontement ; évolution normale, mais plus attristante qu’attrayante. De même, l’infaillibilité de l’Écriture marxiste est de moins en moins rarement invoquée. C’est le jeune professeur Bernard Lecherbonnier qui nous adresse cette utile mise en garde « Il faut éviter l’erreur de mettre les systèmes de Rousseau et Marx en parallèle. Une centaine d’années les sépare. On les mettra donc en perspective et on se référera à l’histoire pour apprécier leur véritable teneur. » Il s’est écoulé beaucoup plus de cent ans depuis le Manifeste du parti communiste. Comment le marxiste le plus convaincu pourrait-il s’épargner le recours à la perspective et la référence à l’histoire ? Par exemple, Bakounine s’opposait à Marx sur une prévision que les deux doctrinaires s’accordaient à juger essentielle : selon lui, le communisme triompherait d’abord non dans les pays les plus industrialisés, mais là où le développement économique aurait été le plus tardif et le plus lent. Qui soutiendrait aujourd’hui que Bakounine avait tort ? Mais l’attrait du marxisme ne procède-t-il pas d’une essence antérieure ou supérieure à sa dialectique, à son contenu, à ses victoires ?

Deux ans avant la rédaction du Manifeste du parti communiste, les « Thèses sur Feuerbach » contenaient l’expression du dessein fondamental de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer. » Ce défi est lancé en un temps où la pensée politique n’échappe au pessimisme que quand elle devient poétique ou scientiste. Elle est obsédée par le conflit qui lui semble dominer le XIXe siècle : celui de l’égalité et de la liberté ; l’égalité, cours fatal et nécessaire ; la liberté, toujours menacée et presque toujours vaincue. Au contraire quand il croit avoir découvert la source unique de toutes les aliénations, c’est bien à l’optimisme qui transforme le monde au lieu de l’interpréter que Marx laisse le champ libre. En restant fidèle à son choix de 1845, il tourne le dos à Hegel, tout en lui empruntant sa dialectique, c’est-à-dire la théorie des contradictions qui s’oppose à l’illusion d’un ordre harmonieux et universel. La ressemblance porte sur la méthode, la dissemblance sur le fond. Selon Marx, le tragique n’est pas inhérent à la condition humaine : il peut disparaître et disparaîtra avec les conflits sociaux qui l’ont engendré. Hegel, au contraire, croit profondément à la pérennité du tragique qui tient à la vie même de « l’Idée dans l’histoire » et qui, par conséquent, durera aussi longtemps que l’histoire. Tragique et oppression sont ici pleinement synonymes.

L’incompatibilité des deux visions est totale. Indépendamment des prophéties et des conclusions énoncées par Le Capital ou La Sainte Famille, le marxisme convient donc mieux que l’hégelianisme à l’homme de la fin du XXe siècle qui veut jeter sur l’histoire à faire le même regard patiemment conquérant que l’astronaute sur les espaces à explorer. Si j’allais au fond de ma propre pensée, je dirais : le monde photographié par l’analyse marxiste est révolu ; le choix initial qui fait du marxisme un optimisme authentique est étrangement actuel. Aussi n’a-t-il rien à redouter des adversaires ou des contradicteurs qui ne lui opposent pas une autre manière de dire à l’homme, quand il cueille la feuille de charmille : « Un jour viendra où tu n’auras plus peur de l’épervier. »

 

L’oiseau

 

En attendant, l’épervier fond sur les proies que lui ont livrées les effets involontaires des plus libres de nos actes. La fonction de l’oiseau que Jules Lequier condamne à mort, sans le savoir et sans le vouloir, parce que son regard n’a rencontré ni la future victime ni le futur meurtrier au moment où l’exalte l’aperception de son libre arbitre, est le reflet de celle que Jean-Paul Sartre assigne à l’écrivain « engagé » : « Faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent. »

Gouvernant ou gouverné, le citoyen, c’est-à-dire celui qui « participe à l’autorité souveraine » ne ressemble pas à l’Oreste de Racine : le personnage d’Andromaque est à la fois totalement responsable de son acte, puisqu’il a voulu le meurtre de Pyrrhus avec toutes ses conséquences, et totalement irresponsable puisqu’il perd la raison. En revanche, le même citoyen ressemble à l’Oreste de Jean-Paul Sartre : le héros des « Mouches » ne choisit que de « peser » sur la terre ; mais à partir de l’instant où un seul acte est devenu son acte, il a découvert sa responsabilité en même temps que sa liberté.

Relisons Hegel : nous voyons d’abord le concept nier la nature, le sujet en face de l’objet. Mais bientôt le concept niera la négation. Alors il s’incarnera et deviendra souffle, c’est-à-dire Esprit. Ainsi naîtra l’humanité, à la fois objet et sujet.

Relisons Sartre : il n’y a pas de place pour une humanité dans l’Être et le Néant, parce que la négation n’y est pas niée, parce que le droit à l’incarnation est dénié à la conscience. « Dans Hegel, dit Guindey, la négation fait l’être ; dans Sartre, elle le défait. » D’où le drame sartrien, le vrai : dans ce « manchon de néant » qui entoure l’être, comme il l’écrit superbement lui-même, Jean-Paul Sartre étouffe ; son insatisfaction exige un prolongement. Aucune pensée n’a jamais souffert d’un malaise aussi noble mais aussi incurable. Celui qu’il tenaille avait trente ans quand il l’a décrit une fois pour toutes. Assis sur le banc d’un jardin public, il voit la racine d’un marronnier s’enfoncer dans la terre. Alors « le monde des explications et des raisons » s’évanouit et laisse surgir « l’existence » dans laquelle est pétrie la racine du marronnier. Sartre est éclairé mais non allégé. Il voit ce qu’il voulait savoir. Mais la Nausée ne l’a pas quitté. Il dit et répétera ce que Lequier ne s’est pas dit devant un autre arbre et une autre racine : « Ça m’écrase. »

Tout homme engagé reconnaîtra ce cri. Sa résonance lui est familière. Il le pousse chaque soir vers l’intérieur de lui-même, parfois parce que l’action le déçoit, plus souvent parce qu’elle est impure. Il n’ose pas rêver alors d’une harmonie entre l’univers, la société et l’homme. S’il l’ose, il n’appelle pas cette harmonie par son nom, car c’est un nom chargé de malentendus et de soupçons : Utopie. Pourtant celui qui congédie purement et simplement l’Utopie commence ou finit nécessairement par ressembler à Machiavel. « S’il n’y a pas d’absolu — dit Étienne Borne — la politique est un absolu. Dès lors, elle ne peut être que machiavélique.

En lisant Herbert Marcuse et « La Fin de l’Utopie », j’ai eu le sentiment de l’avoir déjà lu. Qu’ajoute-t-il à ce que Platon fait dire au Calliclès de son Gorgias : « Si l’homme sans désir était heureux, il faudrait dire heureux les pierres et les morts ? » Or Calliclès est l’irréductible ennemi de Socrate. À ce titre, il revit plusieurs fois par siècle. Déjà les pseudo-nietzschéens qui cherchaient des lettres de noblesse au fascisme lui empruntèrent son vocabulaire et ses images pour écrire sur les murs de Rome : « Il vaut mieux vivre un an comme un lion que cent ans comme une brebis. » Ce style souffre la comparaison avec celui des nouveaux Calliclès dont la même aversion à l’égard de l’Idée nous presse d’« activer une dimension biologique de l’existence humaine, non située au-delà de la base matérielle ».

L’ivresse n’égare donc pas Alcibiade quand il commence ainsi l’éloge du maître à la fin du Banquet : « Il est tout pareil à ces silènes qu’on voit exposés dans les ateliers de sculpture... ; les entrouvre-t-on par le milieu, on voit qu’ils contiennent des figurines de dieux. » Or le dieu que contient Socrate quand il parle à l’ambitieux ou généralement au politique est une utopie qui, — bien que révélée et adoptée par Platon — est radicalement différente de l’utopie platonicienne. L’obsession de l’auteur de La République — dont celui du Politique et des Lois ne s’affranchira que très partiellement — est la Cité idéale. Il n’échappe pas à la définition que Raymond Aron donne du millénarisme : « J’appelle politique millénariste celle qui confère à un objectif susceptible d’être atteint dans un délai fini, une valeur absolue, ou encore qui confond une société historique, créée ou à créer, avec la société idéale qui accomplirait la vocation humaine. » Sans doute l’objectif auquel il confère une valeur absolue n’a-t-il jamais été atteint ni — malgré ses efforts répétés — de son vivant à Syracuse ni après sa mort ; sans doute la société idéale dont il a décrit chaque pierre n’est-elle jamais devenue une société historique. Mais — si la politique platonicienne se distingue par son échec comme par son contenu de la politique marxiste — elle représente, comme elle « une politique millénariste à l’état pur. » La métaphysique platonicienne est dualiste, la politique platonicienne ne se résigne pas à l’être.

Socrate, au contraire, se garde et même se défend de projeter la Cité idéale toute bâtie en dehors de lui-même. Il ne serait qu’un buveur de ciguë parmi les innombrables victimes de l’injustice dont l’histoire des hommes est souillée, s’il n’avait obstinément enseigné au citoyen en tant que citoyen, comme à l’homme en tant qu’homme, pourquoi le demi-dieu Eros, par sa double nature, incarne dans l’homme l’exigence du Beau, du Vrai et du Bien, donc d’une Utopie éternelle qu’aucune société historique n’accomplira jamais totalement. D’où la merveilleuse ambiguïté de l’éloge du « Silène » que Platon confie à l’ivresse d’Alcibiade. Encore jeune, le panégyriste est au faîte de sa carrière. D’une part, il sent bien que sa conduite contredit les leçons du maître.

Échauffé par le vin, il ne taira rien de ce que Socrate le « contraint à s’avouer à lui-même ». « C’est en me faisant violence, les oreilles bouchées comme pour échapper aux Sirènes que, par la fuite, je m’éloigne de lui... Ce n’est qu’en face de lui que j’ai honte de moi... J’ai conscience en mon for intérieur que, n’ayant d’objection que je puisse opposer pour ne point faire ce qu’il ordonne, je me laisse pourtant, dès que je me suis éloigné, vaincre par la considération que la foule me témoigne. » Mais, d’autre part, quels que soient les mouvements d’une « ambition insurgée[1] » il ne peut se défendre de dire, devant Socrate et « sous la foi du serment » : « Quand je l’entends, le cœur me bat bien plus qu’aux corybantes[2] dans leurs transports ; ses paroles, les siennes, font couler mes larmes... Quand j’entendais Périclès, je n’éprouvais rien de pareil : mon âme n’était pas bouleversée. »

Cette confrontation porte au degré suprême celle du politique et de l’Idée. Elle met le politique en garde contre les ruses auxquelles son « ambition insurgée », et les illusions dont elle se pare, ne manqueront jamais de recourir pour éluder ou écourter son dialogue avec l’essentiel. Elle l’assure aussi que — s’il déjoue ces embûches — il échappera par le tourment au sommeil et à la nuit. Ici Platon rejoint pleinement Socrate. Comme l’Idée — par essence et parce qu’elle est essence — est intelligible, non à l’individu, mais à l’homme, comme il n’y a de Beau, de Vrai, de Bien, que s’il y a non des hommes, mais l’homme, l’Utopie intérieure transforme la société en communauté. En bref, elle l’humanise. Par elle, le citoyen — sujet et souverain — devient la personne dont Emmanuel Mounier — mort il y a un quart de siècle —a, dans un seul faisceau, relié les trois attributs : le dépassement (auquel nous accédons en cueillant la feuille de charmille) ; l’attention (qui oblige notre regard à se fixer sur l’épervier) ; l’engagement (qui veut dire que la mort de l’oiseau nous concerne).

C’est ainsi que le monde devient le reflet du Royaume parce que le Royaume n’est pas de ce monde.

 

[1] L’expression est de Léon Robin ; elle figure dans la notice qui précède son admirable traduction du Banquet (collection Guillaume Budé).

[2] Prêtres de Cybèle.