Discours sur l’inauguration du groupe scolaire Maurice Genevoix à Montrouge (Hauts-de-Seine)

Le 24 janvier 1981

Étienne WOLFF

DISCOURS

DE

M. Étienne WOLFF
de l’Académie française

pour l’inauguration
du groupe scolaire Maurice Genevoix
à Montrouge (Hauts-de-Seine)

le 24 Janvier 1981

 

Il y a quatre mois que Maurice Genevoix nous a quittés. Il reste vivant parmi nous, d’une vie intense et profonde. Nous conservons son souvenir avec une précision qui, en nous le restituant, nous redonne la joie de sa présence et la franche gaieté qu’il exhalait. Une place vide dans la salle des séances de l’Académie française nous rappelle une réalité à laquelle nous ne pouvons encore croire. Il avait si souvent échappé à la mort depuis la guerre de 1914. Il avait tant de fois souffert dans sa chair de graves lésions, de blessures presque mortelles. Il avait 90 ans. Nous le savions atteint d’un mal dangereux. À cela s’était ajoutée l’urgence d’une opération, non moins grave.

Maurice Genevoix nous revenait toujours, avec le sourire, avec la volonté de continuer son œuvre, avec une vigueur intellectuelle intacte, avec un humour et un art de la répartie étonnants.

Qui donc était Maurice Genevoix ?

Vous avez voulu donner son nom au grand ensemble d’établissements secondaires de Montrouge. Savez-vous qu’il était destiné lui-même à l’enseignement ? Le voulait-il vraiment ? Il s’insérait dans la filière que suivent les bons, les excellents élèves, à vocation littéraire, des lycées de France.

Ils se rencontraient presque automatiquement dans une Khâgne parisienne, puis les meilleurs d’entre eux à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. C’est là que la guerre vint le surprendre.

Nous imaginons très bien Maurice Genevoix agrégé, docteur ès lettres, professeur de lycée — dans un grand lycée de la région parisienne, enfin professeur en Sorbonne ou au Collège de France, couronnement d’une brillante carrière.

Tel était le destin normal, presque obligatoire, d’un sujet exceptionnel dont on devinait l’avenir dès l’entrée à l’École. Mais la guerre — celle de 1914 —, sa santé durement éprouvée et sa vocation naissante d’écrivain vinrent briser une ligne qui s’annonçait toute droite. C’est volontairement que Maurice Genevoix renonça à revenir sur les bancs de la Faculté, après 5 ans d’une guerre atroce où il avait vu et souffert tout ce qu’on aurait cru impossible d’endurer. Comment pouvait-on exiger d’un jeune homme mûri par une telle expérience de reprendre des études livresques, de passer des examens et des concours au même titre que de jeunes étudiants ?

Mais cette expérience, si terrible fût-elle, servit à exercer son talent, à éveiller son immense génie qui ne demandait qu’à s’épanouir... Il donnait dans ses premiers essais une image tellement réaliste, tellement effrayante de son expérience de combattant que ses lecteurs en étaient hantés, comme s’ils l’avaient eux-mêmes vécue. Il eut les honneurs d’une censure aveugle, réservés en ces temps durs aux hommes de vérité. La vérité ? Maurice Genevoix la révélait simplement, sans fard, avec ce talent qu’il mit en toutes choses. Ajoutons qu’il ne se plaignit jamais et que, s’il appartint à une génération sacrifiée, sa bonne humeur n’en fut pas altérée. De cette période, il nous a rapporté plusieurs essais et romans, parmi lesquels « Ceux de Quatorze », l’un des premiers, et « La Mort de près », l’un des derniers, qui traitent du même sujet à 55 ans d’intervalle, tant la guerre avait marqué sa jeunesse.

Il aurait pu dès cette époque écrire avec la même verve sur le Val de Loire, sur la chasse, sur les burgs romantiques de la Vallée du Rhin, s’il avait eu une vie normale. La preuve, c’est qu’il le fit plus tard.

De son œuvre immense, je ne peux rien dire en quelques minutes, sans le trahir. Mais je voudrais dégager un ou deux traits constants : le sens de la nature, la communion avec les hommes du terroir, avec les animaux, avec les plantes, avec les choses elles-mêmes. Voici un exemple : je le prends au hasard dans « Rroû », une histoire de chat, qu’il considérait comme l’un de ses meilleurs romans. Il me le disait encore tout récemment. Le passage que j’extrais raconte les impressions d’un chat, interprétées par Maurice Genevoix.

« Le ciel, où il était plongé, le baignait d’une lumière jamais vue, immatérielle et cependant palpable, d’un bleu frais et doré qui vibrait de toutes parts, sur les yeux mêmes de Rroû, et aussi tout là-bas, à l’extrême horizon. Derrière, c’était un bois taillis qui sentait la feuille chaude et la bête. En avant, par-delà le murtin de la terrasse, un talus couvert d’herbe grasse, chevelu de marsaules et d’acacias fleuris, s’abaissait à pic vers la Loire. L’eau vibrait comme la lumière, d’un bleu plus frais encore que la coupole du firmament.

Et partout des fleurs s’épanouissaient, des roses pourpres et blanches en massifs, en plates-bandes, des roses rose, des roses feu berçant leur ombre sur les murs, mêlées à la vigne vierge où les abeilles bourdonnaient. Des géraniums, des capucines flambaient sur le murtin de la terrasse. Des pivoines, sur les pelouses, inclinaient leurs corolles trop lourdes ; des bordures d’iris nains coulaient en ruisselets mauves ; des pieds-d’alouette, sous une brise, en traînante écharpe, tremblaient le long de leurs hampes fines.

L’air chantait, animé dans sa profondeur d’une lente vibration musicale, qui provenait peut-être des millions d’ailes emportées dans le vent, cachées dans l’herbe des guérets, mais qui n’était peut-être que la chanson de l’air lui-même sous la caresse retrouvée du printemps. De grandes tipules, des mouches de mai floconnaient dans le soleil. Des morios aux ailes velouteuses, des adonis ponctués de bleu céleste voltigeaient sur les tuiles du toit. Un rhodocère couleur de soufre, posé sur une mousse bronzée, soulevait et abaissait ses ailes avec une palpitation respirante, d’une lenteur voluptueuse qui tenait les regards captifs. » ...

« L’ivraie lui rebroussait le poil, le gratteron s’accrochait à ses flancs ; le houblon, en guirlandes, se nouait à son cou. Il se roulait, les pattes en l’air, les décochant par jeu contre ces lianes inoffensives, ...

Un coup de reins le remettait debout, le projetait au milieu d’un roncier, si dru qu’il y marchait comme sur un toit. Et soudain ce toit s’entr’ouvrait, il tombait sous la voûte de feuilles, dans une ombre glauque de crypte. Il découvrait alors une faune inconnue : des iules repliés en spirale qu’il déroulait du bout de l’ongle, des cloportes cuirassés d’argent, et parfois une petite rainette grise qui sautelait derrière une pierre moussue. »

Peut-on imaginer une description plus merveilleuse de la campagne printanière ? Chaque ligne, chaque mot fait image, avec un frémissement, un scintillement, un papillotement qui rappelle les plus grands des impressionnistes : Monet, Sézanne, Van Gogh, Seurat, et, parmi les fauves et les modernes, Vlaminck qu’il admirait et dont il fut l’ami. Mais il y a dans Vlaminck une certaine rigidité, une tristesse qui n’est pas dans Genevoix. Chez lui, tout était gaieté et spontanéité.

Il avait tous les dons, entre autres celui de la peinture et du dessin. Il aurait pu facilement suivre cette vocation. Il illustra les « Bestiaires » de croquis charmants où il donna toute sa mesure. Le fait qu’il préféra le plus souvent écrire montre qu’il trouvait dans cet art un moyen d’expression plus complet. Le passage que je viens de lire en porte témoignage.

On y trouve résumés tous les talents de Maurice Genevoix : le style harmonieux et fluide, au souffle poétique, alors qu’il a presque toujours écrit en prose. Son langage est précis. C’est celui d’un naturaliste, d’un artisan, d’un homme de métier, de plusieurs métiers. Il n’hésite pas devant les termes scientifiques ou techniques, le parler paysan. Il n’y a aucune affectation dans son vocabulaire d’une richesse peu commune : il emploie les mots propres, ceux qui lui viennent tout naturellement à l’esprit, ceux qu’il trouvait spontanément dans la conversation. Et si d’aventure l’un ou l’autre échappe à l’entendement du lecteur, la musique de la phrase en est toute enrichie. Maurice Genevoix est un enchanteur.

Il aborde tous les sujets avec le même bonheur. Et, s’il s’attache beaucoup à décrire le décor où vivent ses personnages, ceux-ci n’en sont pas moins traités avec finesse et profondeur. Bien au contraire. Ils ressortent davantage, tels ceux des peintres de la Renaissance sur fond de vastes horizons champêtres ou de mille-fleurs. Ses personnages, qu’ils soient paysans, artisans ou hobereaux, ont les sentiments, les réactions d’hommes attachés à la terre, tels Raboliot, d’Aubel. Curieuse figure que celle de d’Aubel, personnage clé d’un des derniers romans de Maurice Genevoix « Un jour ». Dialogue entre le héros du livre et son double qui n’est autre que l’auteur. Mais il est plus encore : il exprime des sentiments que chaque lecteur reconnaît comme les siens. Roman passionnant, composé avec un grand art, il est un de ceux que Maurice Genevoix préférait. Véritable modèle de contrepoint en littérature, de composition à la fois savante et spontanée, il restera un des chefs-d’œuvre majeurs de Maurice Genevoix.

Mais, à quoi bon les comparer, quand on sait que le meilleur d’entre eux, selon le mot d’un de nos confrères, était toujours l’avant-dernier. Car il y avait encore un dernier en préparation. Nous devons — hélas — arrêter aujourd’hui la liste à « Trente mille jours » — que nous lisons avec passion et tristesse : car nous n’aurons plus la joie de nouvelles découvertes.

Quelle brillante explication de texte on pourrait tirer de toute page de Maurice Genevoix. C’est lui tout entier qu’on retrouve dans son œuvre. Nous l’avons vu et entendu sur les écrans de la Télévision. Il était éblouissant. Sans image, il évoquait n’importe quel spectacle de la nature, n’importe quel tableau d’histoire ou d’actualité, avec une présence admirable. Il était enjoué, spirituel, fin, rieur, légèrement caustique, un peu blagueur. Il entraînait tous les publics, il « crevait l’écran », comme on dit au théâtre : « Il passe la rampe. » De l’avis de tous, on n’a jamais entendu de plus belle émission sur nos écrans.

Maintenant que nous ne l’avons plus, nous souhaitons que le groupe scolaire Maurice-Genevoix contribue à entretenir son souvenir par la lecture, le commentaire de ses œuvres ; il y a tant à puiser en elles et puis, elles sont si enrichissantes, si divertissantes. Quand on a commencé la lecture de l’une d’elles, on ne peut s’en détacher. Comme on envie les professeurs qui « expliqueront » ici les livres de Maurice Genevoix et les feront lire à leurs élèves !

Pour terminer, je veux dire mon émotion de voir auprès de nous son épouse Suzanne Genevoix, ses deux filles Françoise et Sylvie, sa belle-sœur Madame Carrère, qui fut sa collaboratrice à la Commission du Dictionnaire. Qu’elles soient assurées, dans leur immense chagrin, de notre chaleureuse amitié.