Discours prononcé devant l’Académie brésilienne des Lettres, à Rio de Janeiro dans sa séance spéciale en l’honneur de l’Académie française

Le 14 juillet 1998

Maurice DRUON

Discours prononcé dans la séance

DE

L’ACADÉMIE BRÉSILIENNE DES LETTRES

PAR

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

Rio de Janeiro, le 14 juillet 1998

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Monsieur le Président,

Excelentissimo Senhor Présidente da Academia Brasileira de Letras,

Illustrissimes Senhores Académicos, Senhoras e Senhores,

À cette adresse se limite, hélas ! ma capacité de m’exprimer en portugais. À mon regret, et à ma honte, je ne sais pas parler votre langue. Toutefois, je parviens à la lire, partiellement, ou à saisir le sens général des phrases. Et cela grâce à quoi ? Grâce à la Revista Brasileira et à votre Boletim de Informaçâo. Car, depuis que vous m’avez fait l’insigne honneur de m’associer à votre Compagnie, je me plais à m’informer, par ces deux publications, de tout ce qui vous concerne.

Anniversaires, élections, deuils, je suis instruit de vos joies et de vos peines, de vos travaux et de vos célébrations ; oui, j’apprends tout. Je sais ainsi que j’ai l’avantage de partager, à un jour près, la date de naissance de mon grand et respecté ami, le Président José Sarney, et de votre autre estimé confrère, Geraldo França de Lima. Je m’inquiète si, pendant deux quinzaines, je n’ai pas relevé que mon cher Josué Montello ait pris la parole ; je me rassure quand je comprends qu’il s’était retiré pour travailler dans son Sâo Luis du Maranhâo qui nous fait compatriotes. J’ai su, en décembre de l’an dernier, que la présidence de l’Académie, après avoir été exercée avec tant d’élégance par Mme Nélida Piñon, était échue au Professeur Arnaldo Niskier, et quels étaient les nobles projets d’activité qu’il nourrissait.

J’espère qu’il sera fait écho, dans le prochain Boletim, des expressions les plus vives, les plus chaleureuses, de nos remerciements.

Un accident de santé m’en ayant empêché l’an dernier, c’est notre confrère le Professeur Marc Fumaroli qui est venu vous apporter les félicitations et les vœux de l’Académie française dans l’occasion de votre centenaire ; et il nous a fait à Paris un rapport enthousiaste sur cette célébration.

Nous tenons pour une preuve particulièrement délicate de votre amitié que vous nous ayez, Monsieur le Président, Messieurs, renouvelé cette année votre invitation afin de mettre en lumière les liens qui unissent nos deux pays, nos deux langues et nos deux Compagnies.

Nous sommes infiniment sensibles au fait que vous n’hésitiez jamais à rappeler que la vieille maison fondée par le Cardinal de Richelieu servit en partie de modèle à celle que fonda, il y a un siècle et un an, Machado de Assis dont je salue avec vous la mémoire. Règlements, usages, travaux : sur bien des points, et par bien des aspects, l’Académie brésilienne s’affirme sœur de la française, et c’est là pour nous un motif de fierté et d’honneur.

Il y a tout de même quelques différences, et qui tiennent d’abord aux dimensions respectives de nos nations. Vous êtes l’élite intellectuelle, l’élite littéraire, l’élite, scientifique et pensante d’un demi-continent. Vos moyens sont à proportion de vos espaces, et vous gouvernez une fortune bien plus considérable que la nôtre. Vous avez des correspondants qui vous tiennent en liaison avec les plus importantes académies du monde ; il me réjouit d’être désormais du nombre, par votre choix.

Enfin, vous disposez, traditionnellement, d’ambassadeurs « extraordinaires », que je ne qualifierai pas seulement d’itinérants, mais aussi de rayonnants, comme Montello naguère, et comme aujourd’hui votre confrère Sergio Correa da Costa, qui incarne à Paris la culture, l’élégance, la sensibilité et l’hospitalité brésiliennes.

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Messieurs,

Nous avons entendu les paroles de celui que vous avez désigné pour m’accueillir.

Cher Josué Montello, vous m’avez ému, et d’abord par l’hommage rendu à la langue française, que vous maîtrisez à la perfection. Vous m’avez ému par votre vœu qu’elle demeure connue, enseignée, usitée, au Brésil. Jean Giraudoux, que vous avez cité, disait « que la France avait une civilisation dont elle n’était pas propriétaire, mais responsable devant le monde entier ».

Soyez donc remerciés, tous ici, de partager avec nous cette responsabilité.

Jai été ému enfin par des considérations parfaitement humanistes sur l’état et le devenir intellectuel de l’humanité, conceptions auxquelles j’adhère pleinement, et je m’associe particulièrement à la célébration qui vient d’être faite de la parole écrite.

En cette solennité où vous me permettez, Messieurs, de prendre séance parmi vous, il est un sujet qu’il me tient à cœur d’évoquer, celui de l’émergence de la Communauté lusophone. J’y suis d’autant plus attaché que, avec une immodestie que vous voudrez bien me pardonner, je ne m’y sens pas complètement étranger.

Je me souviens, en effet, de l’intérêt passionné avec lequel, il y a onze ans, le Président Sarney, alors chef de l’État et dont j’étais l’hôte, m’interrogeait sur la Communauté francophone qui venait tout juste d’être créée.

Il avait fallu dix ans, depuis les premières initiatives prises par le Président Léopold Sédar Senghor, pour que la Francophonie vît effectivement le jour. Dix ans aussi entre ces conversations de Brasilia et la déclaration de naissance de la Lusophonie.

Je vois là deux actes plus qu’importants, deux actes salutaires dans l’évolution générale de la civilisation.

À côté des ensembles régionaux ou économiques qui se sont nécessairement constitués depuis la fin du deuxième conflit mondial, voici deux entités internationales d’un type entièrement nouveau qui apparaissent, et qui ne sont conditionnées ni par une proximité géographique, ni par une convergence d’intérêts matériels, mais par le partage d’une même langue disséminée à travers la planète.

Le langage étant le fondement et l’outil initial de toute culture, de tout savoir, de toute recherche, de toute création intellectuelle et même de toute action politique, Francophonie et Lusophonie sont probablement les deux premiers éléments de ce nouvel ordre mondial que chacun, partout, appelle de ses vœux, mais qu’on voit mal encore se dessiner.

La mondialisation, produit du développement des techniques de communication, est un fait d’évidence auquel, volens nolens, il faut s’adapter. Mais mondialisation ne veut pas dire uniformisation ; autrement ce serait un facteur de régression dramatique.

Nous vivons d’échanges, donc de différences. Si nous ne sommes pas différents, nous n’avons plus rien à échanger, et toute vitalité créatrice est stérilisée.

Il nous faut reconnaître, sans en accuser précisément personne, mais parce que c’est un constat, que nous étions et sommes encore menacés par une uniformisation linguistique, et donc mentale, nord-américaine.

Lusophonie et Francophonie, si elles savent s’appuyer l’une l’autre et se compléter, peuvent participer grandement à rétablir un équilibre culturel entre les langues saxonnes et les langues latines. Que l’on États bien calculer le nombre d’êtres humains que totalisent les États qui composent ces deux ensembles. Nous ne sommes pas loin du milliard.

Et que se taisent les esprits chagrins qui prétendent apercevoir dans nos entreprises une sorte de néo-colonisation linguistique. Il y a beau temps que ces rhumatismes-là sont guéris.

Le Brésil n’a-t-il pas été l’un des premiers pays du monde à dépasser l’étape de la colonisation ? Il a apporté à la langue de Camoens non seulement des millions et des millions d’usagers, mais aussi une littérature originale et vivace, qui se renouvelle de génération en génération et dont j’ai devant moi, en ce jour et ce lieu, les plus hautes expressions contemporaines.

Quant à ce qui cimente la Francophonie, je ne rappellerai jamais trop le mot de Léopold Senghor : « Dans les ruines de la décolonisation, nous avons trouvé cet outil merveilleux : la langue française. »

Pourquoi, je vous le demande, la Roumanie, la Bulgarie, la Macédoine, la Moldavie, l’Albanie, qui jamais ne furent sous une administration française quelconque, auraient-elles demandé et obtenu de faire partie de la Francophonie, si, dans une langue universelle, non pas imposée, mais choisie et partagée, elles ne voyaient le moyen de conserver et d’épanouir leur personnalité propre dans le concert des nations ?

Chaque langue transporte dans ses mots, et si j’ose dire dans ses gènes, certaines valeurs qui lui sont comme intrinsèques, et qui constituent le cadeau qu’elles peuvent apporter aux autres. Filles d’Athènes et de Rome, nos deux langues sont porteuses d’une certaine idée de l’homme, noble et ambitieuse, qui se traduit dans notre morale et notre droit. Si nos actes politiques ne parviennent pas toujours à s’y conformer, au moins l’idée est là, suprême et lumineuse, comme une référence.

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L’un des pires fléaux de notre temps, et dont la télévision « mondialise » les images, est le fanatisme, escorté de son compagnon d’horreur : le terrorisme.

Fanatisme national, fanatisme frontalier, fanatisme ethnique ou tribal, fanatisme religieux, fanatisme idéologique : il n’est pas de jour où les écrans ne nous montrent des populations éperdues fuyant leurs demeures, des réfugiés hagards mourant de faim dans des camps improvisés, des marchés éventrés par l’explosion de véhicules truffés de bombes, des mères en sanglots, des vieillards à la gorge tranchée, des enfants déchiquetés, et des hurleurs cagoulés de noir, brandissant des armes automatiques. Quand ce n’est pas en Irlande, c’est en Palestine, quand ce n’est pas en Bosnie, c’est en Algérie, ou au Rwanda, ou au Congo, ou en Afghanistan. Pas un point du monde qui soit épargné. Paris a eu à connaître de ces attentats, et New York aussi. On ne sait plus où donner de l’indignation ou de la pitié. Partout on marche dans le sang.

Or, le fanatisme est le fait de gens qui n’ont qu’une seule culture, et ne la conçoivent et ne la vivent que de la manière la plus étroite, la plus bornée.

Dès que l’on participe à deux, et mieux encore à trois ou quatre cultures, on ne peut plus être fanatique ; on ne peut plus regarder l’autre comme le Diable. Parce que nous connaissons sa religion, son histoire, ses arts, sa langue, nous nous faisons son semblable et il devient le nôtre. Nous bénéficions mutuellement de nos acquis et nous nous pardonnons nos différences, parce que nous les comprenons. Nous nous conduisons en civilisés.

Comme le dit notre confrère Lévi-Strauss, si lié à votre pays « Il n’y a pas de civilisation sans mélange des cultures. »

Notre réunion aujourd’hui est, éminemment, un acte de civilisation. Il y a là, j’ose le dire, quelque chose de symbolique et de sacré. Nous mélangeons nos cultures, comme autrefois, dans des rituels d’amour ou de fraternité, il était de règle de mélanger les sangs.

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La délégation que je conduis est en soi un exemple de cette symbiose culturelle réalisée grâce à l’institution académique.

Mme Hélène Carrère d’Encausse est d’origine pétersbourgeoise et caucasienne, le Nord et le Sud de la Russie des tsars. Ses études et ses travaux l’ont faite un expert de l’histoire et de la politique de l’Est européen et elle a poussé jusque dans les républiques musulmanes d’Asie ses voyages et ses enquêtes. Ainsi a-t-elle pu prédire dans L’Empire éclaté la fin de l’empire soviétique que personne n’attendait si proche, si même on la croyait possible. Elle est notre lien avec toute cette partie du monde, et, de plus, elle est député européen.

M. Hector Bianciotti, d’ascendance italienne, a vu le jour en Argentine. Il a vécu en Espagne et en Italie. Et c’est pour avoir voulu lire Paul Valéry dans le texte original, qu’il a choisi d’écrire en français son œuvre de romancier, de mémorialiste et de critique. Il est notre lien avec l’Amérique latine et avec l’ensemble de la latinité.

Quant à moi, je viens des quatre points cardinaux. Ma carte génétique, au levant, touche à l’Oural et, comme il a été dit, atteint au couchant le Maranhâo. J’ai près de douze fuseaux horaires dans mes chromosomes, et peut-être est-ce en raison de cela que mes confrères m’ont choisi pour maintenir en bon ordre de marche les pendules de l’Académie.

Ainsi, ce sont trois Français de mélange, en même temps que patriotes profonds, qui viennent vous remercier d’avoir revêtu vos plus beaux atours pour célébrer la France, en ce jour de sa fête nationale, et rendre plus évidente la communauté d’âme et de pensée qui existe entre nous.

Cette solennité est, à tous égards, symbolique. Or, je crois, comme les Grecs de l’Antiquité, que les symboles sont actifs. J’aime que les manifestations symboliques aient un effet créateur.

Je souhaiterais que de notre réunion de ce 14 juillet 1998 naquît quelque chose, une action qui prouverait la volonté que nous avons exprimée de travailler en commun, de travailler en symbiose au maintien, au respect et à l’illustration des valeurs qui sont nôtres.

Et une idée m’est venue hier, tandis que je longeais la baie de Rio que la brume n’empêchait pas d’être l’une des plus séduisantes, des plus émouvantes du monde.

Cette idée, je vous en fais proposition et vous la soumets c’est l’idée de créer, ensemble, une haute distinction culturelle.

De même que l’Académie française et le gouvernement du Canada ont, voici douze ans, fondé le Grand Prix de la Francophonie, pourquoi l’Académie française et l’Académie brésilienne des Lettres ne s’associeraient-elles pas pour fonder un Grand Prix de la Latinité ?

Il y aurait là manière d’affirmer que Rio de Janeiro et Paris veulent rester des pôles de générosité, et que Francophonie et Lusophonie, à travers nos deux Académies, veulent marcher vers l’avenir d’un pas accordé et fraternel.

La définition de ce Grand Prix de la Latinité, son règlement, ses conditions, le recueil des fonds nécessaires, seraient le prétexte et l’occasion, précisément, de rencontres et de réflexions communes.

Pour l’heure ce n’est rien qu’une idée que je lance au vent, et la semence peut-être d’une belle fleur de civilisation.

Il ne faut jamais, par une paralysante pudeur, hésiter à témoigner à nos amis d’élection les sentiments que nous éprouvons pour eux :

Brasileiros, eu amo vocès !