Discours prononcé lors de la visite de S. Exc. M. Abdou Diouf, président de la République du Sénégal

Le 26 juin 1997

Maurice DRUON

Discours prononcé lors de la visite

de

S. Exc. M. Abdou DIOUF
Président de la République du Sénégal

par

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

Dans la Séance du jeudi 26 juin 1997

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Monsieur le Président,

La prospérité des familles rurales, au Sénégal, se mesurait naguère, et peut-être aujourd’hui encore, à la quantité de gerbes de mil engrangées dans les hauteurs de la maison, pour plusieurs saisons.

L’année 1935 fut à cet égard une année faste. Le climat fut bénéfique, les récoltes abondantes ; en même temps le cours de l’arachide monta. Tout le pays s’en trouva bénéficiaire, de Saint-Louis et Thiès jusqu’à la verte Casamance. Dans le cercle de Ziguinchor se développèrent, odorantes et sapides, les cultures de l’orange, du citron, de la goyave et de l’ananas.

C’est vers la fin de ce bel été que le destin choisit de vous faire naître, d’un père sérère et d’une mère toucouleur. Dans le grand et multimillénaire brassage des peuples africains, du sud au nord et d’est en ouest, vous témoignez à l’évidence d’une ascendance nilotique, et de la signature génétique de ces longs seigneurs des débuts de nos civilisations.

Votre enfance fut saint-louisienne. Vos études, dès leurs débuts, vous forment à une double culture, puisque vous êtes inscrit dans la meilleure école primaire de la capitale sénégalaise en même temps qu’à l’école coranique. Vous entrez ensuite au fameux lycée Faidherbe, qui n’accueille que les tout meilleurs élèves. Vos dons manifestes et votre caractère, réfléchi, courtois, loyal, vous valent l’attachement de vos professeurs.

Le baccalauréat pouvait vous donner droit, immédiatement, à un emploi public. Mais vous vouliez mieux, ou l’on voulait mieux pour vous. Attentifs au talent, vos maîtres secondent les souhaits de votre famille. Faculté de droit de Dakar, licence en droit et sciences politiques à l’Université de Paris, et enfin l’École nationale de la France d’Outre-Mer. Vous y entrez major ; vous en sortez major. Ah ! cette célèbre F.O.M. ! Combien de hauts fonctionnaires intelligents, actifs, responsables, aura-t-elle formés ! Et combien de grands administrateurs, épris de l’Afrique Elle aura même formé, en votre personne, un chef d’État.

Votre carrière suit alors une trajectoire exemplairement ascendante. L’indépendance du Sénégal, qui vous trouve directeur technique de la Coopération et du Plan, va faire de vous, à vingt-cinq ans, le secrétaire général adjoint du gouvernement, puis successivement le secrétaire général du ministère de la Défense nationale, le gouverneur de la grande région de Siné-Saloum — l’une des plus riches de la planète en témoignages préhistoriques — et le directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères. Depuis longtemps le président Senghor avait les yeux sur vous. Il vous appelle à la direction de son propre cabinet, et au Secrétariat général de la Présidence. Il fera de vous son ministre de l’Industrie et du Plan, et, enfin, son Premier ministre en 1970. Vous le resterez dix ans.

C’est dans cette période-là que j’eus l’avantage de faire votre connaissance et que se noua une amitié dont je m’honore.

Senghor me disait de vous : « C’est le meilleur. » Il était donc dans l’ordre des choses que, lorsqu’il décida de se retirer du pouvoir avec une dignité et une grandeur dont notre époque offre peu d’exemples, vous deveniez son successeur.

Vous n’avez pas fait mentir le dicton romain : « Un pape rond, un pape long. » Vous pardonnerez cette pointe d’affectueuse ironie ; elle est dans nos traditions à l’égard de ceux que nous aimons d’associer, fût-ce pour un jour, à nos travaux.

Mais dans le témoignage des harmonieux contrastes africains, vous nous offrez mieux encore ; Senghor est catholique et vous êtes musulman. Vous appartenez à cet islam qu’importèrent au XIe siècle de notre ère les Almoravides, ce qui explique les liens électifs existant depuis lors entre le Sénégal et le Maroc, et dont les relations confiantes et étroites que vous entretenez avec le roi Hassan II sont la moderne preuve.

Jai toujours pensé que la ligne Paris-Rabat-Dakar est une des lignes de force de la planète ; la façade atlantique est notre affaire commune.

Monsieur le Président, la place qui se trouve immédiatement à votre gauche est celle de Léopold Sédar Senghor. Nous célébrions ensemble, au printemps, à l’UNESCO, son quatre-vingt-dixième anniversaire. Si son grand âge l’oblige à des ménagements, et le retient aujourd’hui dans sa « normandité », il est toujours parfaitement présent parmi nous. Premier Africain entré à l’Académie française, ce grand poète, ce penseur, ce légiste, ce chantre de la négritude, ce ministre de gouvernements français, ce premier chef d’État du Sénégal, cet apôtre de la civilisation de l’universel, après qu’il fut retourné à sa plume comme Cincinnatus à sa charrue, est venu, avec une émouvante modestie, s’asseoir à cette place pour nous faire bénéficier de son savoir de grammairien. Que de fois nous a-t-il dit, alors que nous discutions d’une définition : « Soyons clairs, pensons à être bien intelligibles pour les jeunes filles sénégalaises qui excellent en grec ancien et en mathématiques ! »

Senghor, particulièrement, est l’initiateur et le père de la Francophonie institutionnalisée. Mais vous-même, son continuateur, vous êtes l’un des grands réalisateurs du projet.

Sans Mazarin, qui sait si l’œuvre de Richelieu aurait duré ? Sans Diouf, qui sait si la vision francophone de Senghor aurait aussi bien pu prendre corps ?

Chef de la nation qui fut la première terre de langue française en Afrique et qui la première envoya, dès le XVIIIe siècle, des représentants dans les assemblées françaises, vous avez fait vôtre la parole de votre prédécesseur : « Dans les décombres de la colonisation, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française. »

Ah ! Comme vous l’aimez, cette langue, comme vous la servez bien, et comme vous veillez à ce que l’élite de votre pays en use avec exactitude et distinction.

Dans notre correspondance, vous m’écrivez : « notre belle langue. » Rien ne peut m’aller plus droit au cœur.

La part que vous avez prise, dès 1986, à la Conférence des pays ayant en commun l’usage du français, aujourd’hui désignée officiellement comme la Conférence « des pays ayant le français en partage », le rôle que vous y avez joué, et ne cessez d’y jouer, sont déterminants. Quels soins, quelle volonté, quelle persévérance vous y avez dédiés !

Après Paris et Québec, vous avez accueilli à Dakar, candidate dès le premier jour, le troisième « sommet » francophone. Ce terme en l’occurrence fut pleinement justifié.

Vous y avez fait figure de sage, préconisant le renforcement des structures politiques de la Francophonie, persuadé que vous êtes, comme nous le sommes nous-mêmes, qu’un nouvel ordre mondial ne pourra s’établir convenablement que si de grands ensembles culturels, c’est-à-dire d’abord linguistiques, équilibrent les grands ensembles économiques. C’est la part de l’âme dans les affaires de la planète. Et les recommandations de Dakar ont eu effet dans les décisions de Maurice et de Cotonou.

Nul chef d’État francophone n’aura fait plus que vous au long des dix années écoulées.

C’est pourquoi, considérant que les œuvres de gouvernement doivent être honorées, parce que ce sont des œuvres de l’esprit, autant que les œuvres littéraires et scientifiques, l’Académie a décidé l’an dernier de vous décerner la plus haute de ses récompenses le Grand Prix de la Francophonie. Le calendrier des rencontres internationales vous avait empêché de nous faire l’honneur de votre présence le jour que ce prix fut proclamé. Nous allons vous faire joie de vous le présenter dans un instant, profitant de l’occasion où il vous a plu de nous faire visite en notre séance privée. Nos portes ne s’ouvrent, en moyenne, que cinq fois par siècle pour un souverain ou un chef d’État. Ce jour restera donc mémorable. Nous vous devions bien, Monsieur le Président, de vous inscrire dans notre histoire.