Allocution prononcée devant les Académies de province

Le 11 octobre 1995

Maurice DRUON

Séance solennelle de la Conférence nationale
des académies de province

ALLOCUTION D'OUVERTURE

DE

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

Institut de France

le 11 octobre 1995

 

 

Messieurs,

Lors de votre première réunion dans ce Palais, il y a six ans déjà, et alors qu’il n’avait pas encore retrouvé la blancheur et les ors qu’on lui voit aujourd’hui, j’eus l’honneur de vous adresser quelques propos de bienvenue et quelques souhaits de pérennité.

« Non bis repetita placent »... Et pourtant il m’a été dit qu’il vous serait agréable que je revinsse vous saluer. Je m’en tiens fort honoré.

Mais vous me laisserez relever la manière de paradoxe qu’il y a à vous voir associés à la célébration du bicentenaire de l’Institut.

Car le propre de vos distinguées Compagnies provinciales est d’avoir été fondées avant la Révolution. C’est même là, je crois, une des conditions d’appartenance à votre Conférence.

Or, si la Convention, la veille exactement de se dissoudre, ayant trop fait son temps, créa l’Institut national, c’est parce que, deux ans auparavant, la même Convention avait, à l’inspiration de l’abbé Grégoire, décidé la disparition des Académies. « Toutes les Académies et Sociétés littéraires — notez bien ce littéraires — patentées par la Nation sont supprimées », portait le décret.

L’abbé Grégoire était une de ces âmes troubles qui se font parure d’idées généreuses pour masquer leurs reniements, assouvir leurs ressentiments ou satisfaire leur besoin d’importance. Nous en avons connu depuis.

L’abbé jureur, en l’occasion, cracha sa bile, proclamant dans son rapport que les Sociétés littéraires « étaient gangrenées d’une incurable aristocratie » et terminant par cette phrase à jamais inscrite dans l’histoire de la bêtise : « Je dirai crûment, presque toujours le véritable génie est sans-culotte. » Cela valait bien de recevoir sépulture au Panthéon, comme cela fut fait voici quelques années.

Or, dans le décret d’abolition, vos Académies, Messieurs, étaient comprises ; et je vous trouve bien de la mansuétude à venir commémorer votre propre éclipse.

Lors de la messe qui sera dite, ces jours prochains, pour le repos de l’âme des membres de l’Institut disparus depuis deux cents ans, j’espère qu’on voudra bien réserver quelques prières pour les trois membres de l’Académie française : Bailly, Malesherbes, Nicolaï, qui passèrent sous le couperet de la guillotine, pour les deux, Condorcet et Chamfort, qui furent acculés au suicide et pour les trois autres qui moururent en prison. Auxquels, il faut ajouter M. Vicq d’Azyr, qui s’effondra d’une crise cardiaque quand on vint l’arrêter. C’est donc plus du cinquième de notre Compagnie qui fut sacrifié aux humeurs de la déesse Raison.

En vérité, c’était l’Académie française « incurable aristocratie » qui était surtout visée par la vindicte de la Convention, car lorsque celle-ci s’étant aperçue que la France ne pouvait tout de même pas se passer d’institutions savantes, décida de l’Institut national, et que le Directoire entreprit d’organiser ledit Institut, on renvoya les Lettres, amalgamées à diverses autres disciplines, dans une troisième et dernière classe, ce qui nous fait nous souvenir du mot de Voltaire : « La littérature est le premier des Beaux-Arts et le dernier des métiers. »

Au long des multiples révisions du statut de l’Institut, pendant le Consulat et la période napoléonienne, et comme les Académies, sans en retrouver encore l’appellation, se reconstituaient par la force des choses, il fut très vivement question de rétablir l’Académie française telle que par le passé et distincte de l’Institut. Une opposition se montra si forte que les pouvoirs y renoncèrent.

De tout cela, nous avons gardé quelques rhumatismes.

En 1816, date de la « refondation », comme on dit aujourd’hui, Louis XVIII, roi radical-socialiste, s’efforça de contenter tout le monde. Il rétablit des Académies de plein droit, indépendantes les unes des autres, mais maintint, sans autre mission que d’être leur service commun, l’Institut qui s’était acquis prestige et s’en acquerrait plus encore.

L’Académie française dans cet ensemble avait néanmoins une situation un peu particulière, en ceci que, seule, elle reprenait ses anciens statuts, qui lui prescrivaient sa mission de donner des règles au langage, et qui l’assimilaient, de manière toute théorique, aux « cours supérieures », celles qui jugent en dernier ressort.

Cette situation, et quelle que soit la confraternité qui règne entre les différentes Compagnies de cette grande maison, a toujours provoqué quelques ambiguïtés et quelques confusions, surtout dans l’opinion.

Parce que Flers et Cavaillet ont écrit leur satire fameuse L’Habit vert, le public croit volontiers que cet habit est celui de l’Académie française, alors qu’il est celui de tout l’Institut. Et quand des membres d’autres Compagnies se plaisent à l’arborer dans les manifestations qui suivent leur élection, la presse titre largement que tel danseur ou tel couturier, au demeurant hommes éminents dans leur art ou leur métier, sont entrés à l’Académie, ce qui crée quelque surprise. Si de surcroît ils délivrent sur les écrans leur propre philosophie sur l’état des mœurs et du monde, on est en pleine confusion des genres.

Depuis trois siècles et demi, le mot « Académie » pris absolument, c’est-à-dire sans épithète et sans complément, désigne l’Académie française.

Nous ne demandons rien d’autre que le respect de cet usage.

Nous ne nous tenons pas pour supérieurs, si même l’Académie française apparaît à beaucoup comme une suprême consécration. Nous sommes simplement antérieurs et différents. Nous n’avons pas de président, mais un directeur qui change tous les trimestres. Nous n’avons pas de sections; nous n’avons ni associés ni correspondants, et aucun public n’est admis à nos séances ordinaires. Nous signons nos ouvrages d’un titre qui nous est propre et exclusif. Nous vivons à quarante, dans une sorte de clôture.

Je me rends bien compte que par là nous sommes un peu gênants. Qu’on nous en pardonne. Il faut bien s’accommoder des marches et contre-marches de l’Histoire. Depuis près de deux siècles, l’Institut est le modèle de la cohabitation.

Vous vous demandez peut-être, Messieurs, pourquoi je vous ai parlé de ces choses. Mais tout bonnement, parce que l’Institut, à l’initiative de l’Académie des sciences morales et politiques, vous ayant pris sous son égide, il n’est peut-être pas inutile que vous soyez instruits de nos subtilités internes. Cela évite les faux pas.

Et puis surtout parce que, à y bien regarder, vos savantes sociétés régionales ressemblent plus à l’Académie française qu’à aucune des autres classes de l’Institut.

La spécialité de l’Académie française est de n’en avoir pas, et de les accueillir toutes. Cela pour l’accomplissement même de notre mission séculaire. Nous avons à régenter, autant que faire se peut, le langage. Or, le langage importe à tous les champs du savoir et tous les domaines de l’activité humaine ; il en est même l’outil premier. Et Dieu sait combien aujourd’hui veiller au langage est tâche complexe, malaisée, et souvent décevante ! Pour ce faire, pour seulement définir correctement les mots, nous avons besoin de juristes et d’historiens, de philosophes et de biologistes, de théologiens, de diplomates et d’érudits autant que de littérateurs purs. Mais n’est-ce pas la même diversité de compétences que l’on rencontre chez vous ?

Nombre d’académiciens français appartiennent à vos Académies de province, soit à titre honorifique, soit par attaches régionales.

Je fus moi-même reçu à l’Académie nationale de Bordeaux, à laquelle j’adresse une pensée particulière. Et quand j’ai le plaisir, de loin en loin, d’assister à l’une de ses séances, ou lorsque j’en reçois les actes, je suis frappé par la variété des sujets traités. Poésie, archéologie, médecine, enseignement, et jusqu’aux travaux publics, sont sujets qui y sont traités avec talent et pertinence. L’échange constant entre des esprits pratiquant diverses disciplines, voilà bien ce que vos Compagnies ont de commun avec la mienne.

Alors, Messieurs, je vous adresse une requête, une prière, une supplique : soyez nos relais dans la surveillance du langage. Pas entre vous, bien sûr, qui vous exprimez excellemment ; c’est même peut-être là le témoignage encore d’une « incurable aristocratie », mais veillez au langage dans vos provinces.

Je ne vais pas répéter nos déplorations, nos indignations, nos objurgations, à propos de la dégradation que subit la langue française et des tortures qu’on lui inflige. Cet élément essentiel, initial de notre patrimoine intellectuel est menacé : et menacé à ce point que le Parlement a dû prendre une loi sur l’emploi de la langue qui dans des cas bien définis, et à travers les associations agréées, va permettre au tribunaux de sanctionner certaines atteintes vraiment dommageables aux citoyens.

D’autre part, les commissions ministérielles chargées de proposer une néologie nécessaire à tant de secteurs scientifiques et techniques vont être réorganisées. Mais il y a aussi l’ordinaire des jours et des relations écrites et verbales, non seulement entre les Français, mais entre tous les hommes dans le monde qui ont notre langue en partage.

Je vous répète ma demande : soyez nos relais. Aidez-nous. N’hésitez pas à protester, auprès de leurs auteurs, contre les manquements dont se rendent coupables, par ignorance, négligence, snobisme ou vulgarité volontaire, vos journaux et médias locaux, contre les horreurs qu’invente, par souci de lucre, la publicité, contre l’obscurité prétentieuse des circulaires administratives, voire parfois contre un jargon pédagogique funeste pour la formation des jeunes générations.

Faites-le, je vous en prie. Prenez partout la tête d’une permanente croisade pour le respect de la langue de France.

Et votre Conférence trouvera là, aux yeux de l’Institut tout entier comme du pays dans son ensemble, sa justification la plus évidente et la plus certaine.

D’avance, je vous en remercie.