Discours pour l’inauguration de la rue Georges Duhamel, à Valmondois

Le 27 juin 1970

Maurice DRUON

INAUGURATION DE LA RUE

GEORGES DUHAMEL

ET DE LA PLAQUE APPOSÉE SUR SA DEMEURE

A VALMONDOIS

DISCOURS PRONONCÉ

le 27 juin 1970
par

M. MAURICE DRUON
de l’Académie française
délégué de l’Académie

 

Madame,
Monsieur le Préfet,
Mesdames, Messieurs,

Quand une génération prochaine, de même que la nôtre a redécouvert Tocqueville, redécouvrira en Georges Duhamel le moraliste et l’observateur des faits sociaux, elle ne manquera pas de s’arrêter sur cette petite phrase écrite ici, à Valmondois, en 1930, dans les Scènes de la vie future :

« Puisque la machine existe, pourquoi ne pas tout lui demander ? Qu’elle nous délivre de tout, même de vivre. »

Car le problème capital des temps modernes y était posé, bien avant le Brave new world d’Aldous Huxley, bien avant le 1984 de George Orwell, bien avant les cris d’alarme et d’angoisse que l’on entend aujourd’hui s’élever de tous côtés parce que le drame est imminent, parce que nous sommes dans le drame.

Nous délivrer de vivre...

Déjà nous voyons les appareillages audio-visuels, utilisés généralement sans lois ni discernement ou placés au service des propagandes totalitaires, gaver les esprits passifs d’idées et d’images préfabriquées, comme s’il s’agissait de nous délivrer de penser.

Déjà nous voyons user des ordinateurs et de l’informatique comme si ces procédés devaient nous délivrer de voter et d’élire, de choisir nos dirigeants, et bientôt nos métiers, et pourquoi pas nos conjoints.

Déjà nous voyons les industries, au gré de leurs appétits irréfléchis et de leurs concurrences anarchiques, défeuiller nos forêts, détruire nos alliés animaux et végétaux, troubler les cycles de la nature, altérer nos eaux, nos sols, notre atmosphère, et menacer de les rendre impropres à la vie.

Ces dangers, à présent manifestes, Georges Duhamel les avait aperçus et dénoncés à l’heure même où les peuples se grisaient de les créer, et où l’orgueil scientifique, la fatuité technicienne, l’ivresse de puissance leur mettaient un bandeau sur les yeux.

Ici vécut, dans des temps d’illusion, un humaniste aux yeux ouverts. Il s’était avisé que la grande affaire de ce XXe siècle serait de régler la marche du progrès sur les finalités de la personne humaine, et non d’aligner celle-ci sur les applications industrielles de la découverte et de l’invention.

Affirmer en tout la priorité de l’homme, garder en tout priorité à l’homme, ce fut la raison, le sens et le but des œuvres et des actes de Georges Duhamel.

Poète, au temps du groupe de l’Abbaye, il exerce le don suprêmement humain de verser des rêves dans des rythmes.

Médecin et chirurgien, alors que les nations se vouent aux hécatombes, il se penche pendant quatre ans sur des tables d’opération, pour sauver des êtres humains. Et quand il témoigne, par deux livres importants, la Vie des Martyrs et Civilisation, de l’horreur et de la grandeur de ce qu’il a vu, il lance cet appel qui lui vaut sa première célébrité : « Si la civilisation n’est pas dans le cœur de l’homme, elle n’est nulle part. »

Qu’est-ce qu’un romancier, sinon cet artiste pour qui la personne humaine, sa diversité, son irréductible originalité est un objet constant d’intérêt, de surprise et d’émerveillement ? Par le cycle de Salavin, par celui des Pasquier, Duhamel a ajouté à notre monde quelques-uns de ces frères imaginaires qui sont comme nos miroirs, et où notre reflet dure plus longtemps que nous-mêmes.

Vingt, trente, soixante autres ouvrages, romans, récits, essais, mémoires, attestent de cette volonté, qui est de l’homme et proprement de lui, de faire durer ce qui fut et de n’être jamais délivré de vivre.

Si Duhamel vénéra et servit avec une ardeur exemplaire la langue et la culture françaises, s’il leur dévoua tant d’écrits et de labeurs, c’est qu’il les reconnaissait plus destinées et mieux adaptées qu’aucune à exalter notre condition.

Pour la même raison, il avait un goût naturel de la courtoisie et de la cérémonie, ces deux arts sans œuvre, mais de constant exercice, par quoi, accordant égards à nos semblables ou lumière à leurs actions, nous nous honorons nous-mêmes.

Honneur et bonheur faisaient en lui harmonieux ménage car il savait goûter tout ce qui est humain : l’amour conjugal, l’affection fraternelle, l’interrogative tendresse des enfants, les partages de l’amitié, les découvertes du voyage, les enrichissements de la lecture, le plaisir des repas savoureux, les agréments de la conversation.

Ainsi cette maison, sur laquelle le monde un moment eut les yeux fixés parce qu’y vivait un homme qui chaque jour s’interrogeait, comme il l’a dit lui-même, « sur les vœux et les caprices d’une civilisation dont nous sommes en même temps les inventeurs, les bénéficiaires et les victimes », cette maison fut aussi la demeure d’une famille merveilleusement unie et admirablement épanouie, comme on voudrait que toutes les familles le fussent.

La musique était la délectation de ce penseur. Sous les feuillages qui nous font face s’élevait le soir la flûte de Georges Duhamel, à laquelle, dans l’orchestre amical, répondait le violon rudement tenu par Vlaminck.

Le théâtre était la vocation première de Madame Duhamel. Dans ce jardin, toute la famille grimée jouait, pour l’amour de Shakespeare et la joie du voisinage, Le songe d’une nuit d’été.

Oui, cette maison fut bien celle d’un civilisé.

Ajouterais-je, à l’intention de ceux qui, ces jours-ci, prétendent décrier la culture humaniste parce qu’elle serait un apanage de classe, que les aïeux, et très directs, de Georges Duhamel étaient laboureurs, tuiliers ou tailleurs d’habits, que son père vécut impécunieux dans des métiers modestes et que sa mère fut vouée aux tâches ménagères ? La culture humaniste prouve bien au contraire, par l’exemple de Georges Duhamel entre tant d’autres, qu’elle permet à tout enfant, lorsqu’il en a les dons et la volonté, de devenir un prince par l’esprit.

C’est là l’une des plus estimables constantes de notre pays. À moins, évidemment, d’en venir à considérer le talent comme une injustice... ce que certains ne seraient pas loin de proclamer. Pour ceux-là, certes, l’humanisme est gênant ; il suppose de grands hommes.

L’Académie française, institution où, depuis trois siècles, la priorité de l’homme est indiscutable et indiscutée, n’oublie pas que Georges Duhamel pendant trente et un ans fut l’un des meilleurs des siens, et qu’il sut, lors des jours sombres d’une occupation, lui garder l’honneur.

Elle s’associe avec une particulière ferveur à cet hommage d’un matin d’été.