Louis, Maurice et le laboratoire. Discours prononcé pour le centenaire de la naissance de Louis de Broglie

Le 15 juin 1992

Louis LEPRINCE-RINGUET

Louis, Maurice et le laboratoire

 

Lorsqu’en mars 1987 Louis de Broglie nous quitta, les médias annoncèrent à peine l’évènement, brièvement, comme un fait divers de peu d’importance. À son enterrement, le 23 mars, l’église de Neuilly n’était qu’à moitié remplie : aucun ministre, aucune délégation officielle, un petit nombre d’académiciens. Seul le Père Carré s’exprima, dans une homélie émouvante, avec sa spiritualité et sa simplicité si attachantes. À vrai dire, Louis de Broglie ne souhaitait pas la publicité, il la redoutait plutôt. Mais n’est-ce pas le rôle des médias de nous faire découvrir nos grands hommes, de permettre aux Français de les deviner, même s’ils ne peuvent les comprendre dans leur profondeur intellectuelle, de les estimer, de les aimer ? Mais non, un chanteur de petit talent, un auteur à scandale susciteront de la part de nos médias cent fois plus d’intérêt. Heureusement, sur notre planète, le monde scientifique réagit autrement, et la « longueur d’onde de L. de Broglie » continuera dans toutes les universités de tous pays, de provoquer l’intérêt des étudiants.

 

Louis de Broglie est né le 15 août 1892 à Dieppe. Il était le dernier d’une famille de quatre enfants, ses deux sœurs et son frère, Maurice, étant beaucoup plus âgés que lui. Maurice, de seize ans son aîné, joua un grand rôle dans l’orientation de son très jeune frère. Il écrivit, lorsqu’en 1945 il le reçut à l’Académie française : « Rien dans l’enfant sociable et turbulent que vous étiez alors n’annonçait le savant assez austère et même un peu sauvage que vous êtes devenu. Le génie mathématique se révèle généralement de très bonne heure, comme le génie poétique ou musical; vous fîtes à cette règle une assez remarquable exception. » Le jeune Louis, brillant élève sauf en maths et en chimie, fut attiré, après un bachot précoce, par l’histoire, celle du Moyen Âge en particulier. D’où une licence en Sorbonne à 18 ans. Il compléta sa formation par un examen de droit, tout en envisageant un diplôme historique sur la politique du Régent vers 1717. Mais sa réflexion le pousse aussi vers la pensée philosophique orientée par Henri Poincaré. Alors il change de faculté, empoche rapidement une licence de science et se trouve, à 20 ans à peine, avant même son service militaire, attiré par un pôle puissant qui l’entraînera sa vie durant.

 

Pour comprendre le cours de ces évènements, il faut savoir que Maurice, le frère aîné, après quelques années passées comme officier de marine, avait quitté son uniforme pour se consacrer à la physique des rayons X. Dans son hôtel particulier près de la place de l’Étoile, il avait aménagé un petit laboratoire pour l’étude de la diffraction de ces rayonnements. Progressivement, quelques physiciens, Lucas, Dauvilliers, Thibaud, Trillas, vinrent y travailler et, en 1929, je me joignis à eux pour être l’assistant de Maurice de Broglie dans l’orientation nouvelle qu’il voulait donner à ses recherches en direction des transmutations des noyaux atomiques. Ainsi, dès 1911, Maurice était un jeune physicien estimé, et, au cours de cette année, se tint à Bruxelles le fameux « congrès Solvay » qui réunit pendant une semaine les plus grands physiciens de la planète pour une confrontation sur la science la plus avancée, la plus sujette à discussion, la théorie des quanta. Maurice de Broglie avec Paul Langevin furent les secrétaires de ce congrès et en rédigèrent les comptes rendus. Ainsi, le jeune Louis fut-il passionné par le contenu de ces discussions : il avait trouvé la voie de sa propre réflexion.

 

Mais vint le service militaire, puis la guerre de 1914. Louis fut mobilisé, affecté comme sapeur télégraphiste au poste de la tour Eiffel. Pendant cette longue période, il eut un conta& avec les appareils, en particulier les premières lampes à trois électrodes que les États-Unis commençaient à fabriquer et nous procuraient. Adjudant à la fin de la guerre, il ne fut démobilisé qu’au milieu de 1919. C’est alors qu’il trouva le chemin du laboratoire de Maurice : il participa aux colloques internes avec les jeunes physiciens attelés aux recherches sur la diffraction des rayons X et sur les faisceaux d’électrons. Les rayons X présentent un aspect ondulatoire avec les phénomènes de diffraction sur les cristaux. Mais l’effet photo-électrique de ces mêmes rayonnements oblige à leur attribuer un aspect corpusculaire, celui des photons. Il est bien difficile pour un esprit rationnel d’admettre que l’on puisse être effectivement une chose et son contraire : c’était pourtant ce qui apparaissait avec les rayons X. De plus, bien des difficultés se présentaient dans l’image que l’on se faisait de l’atome. Le modèle de Bohr-Rutherford n’était pas satisfaisant. Un électron tournant autour du noyau doit, à cause de son accélération, perdre progressivement son énergie, donc tomber finalement sur le noyau. C’est contraire à la réalité. Et puis, comment admettre facilement qu’un électron puisse changer brusquement d’orbite en émettant un photon et que seules certaines orbites soient autorisées, ce qu’indiquent les raies monochromatiques de l’émission ? Car la mécanique classique est une mécanique du continu, et l’interdiction de changements continus d’orbites (avec émission de rayonnements d’énergies variées) est contraire au fondement même de la mécanique.

 

On le voit, de nombreux problèmes, combien fondamentaux, se posaient alors, et l’on comprend que l’esprit curieux de Louis de Broglie se soit passionné à les étudier et à essayer de résoudre les graves contradictions qui se présentaient. Sa thèse de doctorat, quelques dizaines de pages petit format, sera le résultat de ses réflexions. Il parvient à la conclusion que, tout comme la lumière, la matière doit aussi présenter, outre l’aspect corpusculaire que l’on connaît bien, un aspect ondulatoire aussi fondamental, et il donne même la formule d’une longueur d’onde associée aux électrons, formule très simple : λ = h/p, h étant la fameuse constante de Planck, introduite pour la théorie des quanta dès 1900, et p étant l’impulsion de l’électron.

 

Ces idées parurent curieuses et même choquantes. La thèse, soutenue en 1924 devant Jean Perrin, Élie Cartan, Charles Mauguin et Paul Langevin, contenait les principes d’une nouvelle mécanique, ondulatoire, mais dont les conséquences apparaissaient comme tellement invraisemblables qu’elle fut considérée avec un peu de légèreté. Pensez donc ! imaginer qu’une particule soit un « paquet d’ondes », qu’un faisceau d’électrons puisse présenter des phénomènes de diffraction, c’était fort difficile à concevoir. Ainsi, Jean Perrin, qui présidait le jury, confia-t-il à Maurice de Broglie, à propos des conceptions de son jeune frère : « Tout ce que je peux dire, c’est que votre frère est bien intelligent ! » Quant à Langevin, il ne croyait pas que la voie que Louis de Broglie pensait ouvrir fût la bonne porte pour sortir de l’impasse où la physique était acculée. Pourtant, avant la date de la soutenance, il avait adressé à Einstein une copie de la thèse, et le grand savant avait répondu : « C’est une idée géniale comme il y en a une par siècle, il a soulevé un coin du grand voile. » Effectivement ce fut Einstein qui contribua à faire connaître aux milieux scientifiques de la planète la théorie de Louis de Broglie. En France, même les jeunes expérimentateurs qui travaillaient au laboratoire des rayons X restèrent sceptiques. Ainsi Alexandre Dauvilliers, qui avait réalisé un beau faisceau d’électrons rapides, aurait pu utiliser aussitôt cette théorie pour tenter une expérience de diffraction puisque la formule de la longueur d’onde était indiquée. Non, personne en France ne broncha.

 

Mais voilà que, trois ans plus tard, en 1927, deux physiciens américains, Davisson et Germer, expérimentant sur la réflexion des électrons rapides par le nickel, trouvent un phénomène inexplicable. Ils ne comprennent pas, vont vers Einstein qui leur dit après réflexion : « Vous êtes assis sur une mine d’or. » C’était la diffraction des électrons, confirmation éclatante de la mécanique ondulatoire et de la longueur d’onde de Louis de Broglie. Alors tout change : on prend ce jeune homme au sérieux, on s’empresse de le nommer maître de conférences à la Sorbonne avec un cours officiel à l’Institut Henri Poincaré. Il était temps car le prix Nobel venait couronner ses réflexions dès 1929.

 

Ainsi, la mécanique ondulatoire prévoyait la diffraction des faisceaux de particules. Elle fut confirmée non seulement pour les électrons mais aussi, plus tard, pour les faisceaux de neutrons. Les applications des propriétés ondulatoires des électrons furent considérables. Les ondes associées à leur mouvement permirent de définir le pouvoir séparateur des microscopes électroniques, tout comme la longueur d’onde optique permet de définir celui des microscopes à lumière visible. On peut ainsi réaliser avec les électrons des microscopes extrêmement performants, aux pouvoirs séparateurs plusieurs centaines de fois supérieurs à ceux de l’optique — d’où les admirables photographies de phénomènes cristallins et surtout biologiques impossibles à déceler avec l’optique ordinaire.

 

Mais les prolongements de la mécanique ondulatoire furent aussi considérables dans le domaine des concepts fondamentaux. Tandis que la mécanique classique permet, à partir de la position et de la vitesse d’un mobile à un instant donné, de calculer rigoureusement son mouvement ultérieur, la mécanique ondulatoire n’apporte plus une précision aussi définie et se borne à des indications probabilistes. C’est Heisenberg qui formula la relation d’incertitude Δq.Δp > h. Impossible de mesurer avec une précision infinie à la fois la position et la quantité de mouvement d’une particule. Plus on resserre la précision sur l’une des deux quantités, plus l’imprécision apparaît sur l’autre, la limite du produit des deux imprécisions étant la fameuse constante de Planck.

 

Les travaux de Louis de Broglie, d’Heisenberg, de Schrödinger, de Dirac, de Pauli jettent une lumière toute nouvelle et révolutionnaire sur la microphysique. Ce n’est pas en quelques lignes que l’on peut les développer. Disons seulement que les discussions sur la dualité onde-corpuscule, sur l’assimilation du corpuscule à un paquet d’ondes, sur la probabilité de présence de la particule, définie par le carré de la fonction d’onde, sur une interprétation causale de la mécanique ondulatoire, ne sont pas terminées. Louis de Broglie écrivait : « Malgré tant de succès remportés et tant de chemin parcouru, je ne crois pas que l’énigme ait été vraiment résolue. »

 

Je voudrais achever cette fresque par quelques souvenirs plus personnels. Lorsqu’au début de 1929 Maurice de Broglie me reçut dans son laboratoire, il n’engagea pas un jeune physicien de 28 ans, mais un ingénieur ayant, pendant cinq ans, réparé le réseau des câbles sous-marins français. Je ne connaissais de la physique contemporaine que fort peu de notions, celles apprises plus ou moins attentivement dans le cours de l’École polytechnique où les quanta et la Relativité n’étaient même pas évoqués. Maurice de Broglie m’installa dans la pièce attenant à son bureau et, quotidiennement, me faisait entrevoir tout un monde nouveau. Très affable, sans rien de hautain, il mettait son interlocuteur à l’aise : on sentait en lui la discrétion, la modestie fondamentale du vrai savant, un jugement équilibré sur les évènements et les hommes qu’il décrivait sans méchanceté, mais avec un humour souriant, voire caustique. Très vite, je fus séduit par sa personnalité d’exception, très vite notre conversation devint parfaitement confiante, très vite je me décidai à le rejoindre et à modifier le cours de ma carrière quand il me proposa de venir travailler auprès de lui. Il m’expliqua son désir de voir son laboratoire changer, partiellement au moins, d’orientation. Il souhaitait qu’à côté de la physique des rayons X, une autre branche pût trouver un développement significatif, à savoir la physique des noyaux atomiques. Il était persuadé que c’était le bon moment pour se lancer dans l’aventure nucléaire, qu’on était sur le point de découvrir la structure, encore largement inconnue, de ces petits grains de matière caractérisant l’essentiel des éléments de notre environnement, que ce soient les gaz, hydrogène, oxygène, azote, chlore, brome,... ou les métaux les plus lourds comme l’or ou le plomb, avec en plus les corps radioactifs se décomposant spontanément et dont les rayonnements étaient connus. Il avait besoin d’un assistant susceptible de fabriquer des appareils de détection, d’effectuer des expériences sous sa direction, désireux de consacrer son activité, à plein temps naturellement, à la connaissance des constituants des noyaux d’atomes. J’allais vite devenir cet assistant.

 

En dehors de ma bonne volonté, j’avais un atout technique, à savoir la connaissance des « courants faibles » auxquels mes années de câbles sous-marins m’avaient familiarisé. De Louis de Broglie et de ses intuitions géniales j’ignorais tout au début de 1929. Mais progressivement, lors des séminaires du laboratoire, il venait apporter le fruit de ses réflexions et s’informer sur les expérimentations en cours. Il était toujours discret, en général peu communicatif, sauf naturellement lorsqu’il s’agissait de ses préoccupations scientifiques. Lorsque le prix Nobel lui fut décerné, j’ai gardé un souvenir parfait de la cérémonie organisée pour le jeune lauréat par sa sœur Pauline de Pange, dans sa demeure de la rue de Varenne, car je venais d’entrer au laboratoire quelques mois plus tôt. C’était une réception superbe, associant les plus célèbres de nos personnalités. Lorsque les salons furent remplis par la foule des invités, une inquiétude gagna la maîtresse de maison et progressivement les autres : pas de Louis de Broglie ! Enfin, au bout de quelque temps, on vit arriver un jeune homme timide, rasant les murs pour aller s’asseoir discrètement dans un coin. Ouf, il était venu !

 

Si j’ai tenu à associer Maurice de Broglie à son frère Louis, c’est à cause de l’influence considérable qu’il exerça sur l’orientation de son frère, et cela par sa présence, sa connaissance des réalités et des problèmes du moment — le secrétaire du congrès Solvay était particulièrement bien placé — et aussi par l’existence du laboratoire, centre où Louis pouvait s’exprimer et se ressourcer en toute liberté.

Ici nous pouvons reprendre la vision de Louis de Broglie lorsqu’il fut reçu par son frère à l’Académie française en mai 1945 : « Pour pouvoir soulever un coin du voile des apparences, sous lequel se cachent les insondables mystères du réel, il faut être guidé par des intuitions profondes et par un sentiment puissant de l’harmonie et de la beauté du monde. » « La nature ne livre ses intimes secrets qu’à ceux qui savent en comprendre la beauté. La science, dans ce qu’elle a d’élevé, est le tableau de la réalité éclairé par la lumière de la pensée humaine. On a dit de l’art qu’il était l’homme ajouté à la nature : tout aussi bien peut-on en dire autant de la science. »