Discours prononcé à l’occasion de la mort de M. Jean Rostand

Le 22 septembre 1977

Louis LEPRINCE-RINGUET

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. Louis LEPRINCE-RINGUET
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

Jean ROSTAND[1]
de l’Académie française

séance du jeudi 22 septembre 1977

 

Nous venons de perdre notre confrère, un grand ami pour beaucoup d’entre nous, Jean Rostand. On n’ose dire, on n’ose croire, qu’il s’est éteint car il était exceptionnellement rayonnant. Et pourtant, depuis trois ans, il s’isolait de plus en plus, comme si le goût de vivre, si ardent chez lui, l’abandonnait progressivement. Jean Rostand, connu et estimé de toute notre population, même par les humbles, les sans grade, se savait respecté et aimé parce qu’il incarnait la science avec toutes ses motivations, ses éléments de culture et également la liberté, l’indépendance du jugement et du caractère et surtout une profonde générosité. Peu d’hommes en France connaissent une renommée aussi pure et intense : c’est pour notre ami un très grand titre de gloire.

Et puis on lui savait gré, à lui scientifique, de dénoncer ouvertement, quand il le jugeait nécessaire, le mauvais usage de la science. La science est un des principaux leviers de l’activité de l’homme. Elle exige une longue ascèse contraignante, utilise la méthode rationnelle, demande une imagination créatrice. Elle est belle et bonne : elle est une des grandes voies ouvertes vers la vérité. Mais les découvertes de la science peuvent être utilisées pour rapprocher ou pour écarter les hommes, pour construire ou pour détruire et le scientifique est investi d’une réelle responsabilité morale, même s’il ne participe pas aux réalisations de la technologie. Nous le ressentons tous et nous devons intervenir quand cela est possible soit auprès des autorités, soit devant la population qui doit être éclairée.

Jean Rostand ressentait cette mission avec une exceptionnelle acuité. Son enthousiasme naturel et son extrême indépendance devant les pouvoirs politiques ou industriels, les Églises, le faisait réagir souvent avec passion. Ce fut le cas ces dernières années à l’occasion de ses prises de position contre les dangers des rayonnements et les bombes atomiques.

Jean Rostand a toujours manifesté un amour de la science, avec une ardeur, une exaltation qui apparaissaient déjà dans la prime jeunesse : « Je ne rêvais plus que cigales, mantes religieuses, grands paons de nuit, insoucieux désormais de ce qui n’était pas l’insecte ; j’explorais, muni d’une bouteille de chasse, la campagne basque. » Sa constante préoccupation fut de faire partager au plus grand nombre son enthousiasme pour la science. Il y a tant de merveilles dans la nature tout autour de nous et si peu de gens le savent ! Ce qu’on nomme vulgarisation, c’est partage, communication, récit poétique, initiation qu’il faudrait dire. C’est une admirable mission que de permettre aux autres, à ceux que leur formation, leur métier ou leurs préoccupations éloignent de la connaissance scientifique, de ne pas être des retardataires, regardant passer le grand char éclatant de la découverte sans rien connaître de son contenu, des émigrés du progrès. Et l’on devient si naïf quand on n’est pas informé ! on finit par croire n’importe quoi, étant incapable de distinguer la fausse science de la vraie. Jean Rostand le disait bien avec son humour : « L’homme croit qu’il a un destin et que ce destin est écrit dans les astres. » On ne peut pas être plus incisif pour l’astrologie.

Ce poète qu’était Jean Rostand avait considéré comme une vraie vocation cette mission d’éclairer les hommes sur la grandeur et la beauté de la science. Aussi la rendait-il attrayante et aimable. Rarement le Prix International Kalinga de vulgarisation scientifique, qui lui fut décerné en 1959, fut mieux attribué.

On peut distinguer quatre orientations principales dans son œuvre écrite : Des monographies d’une espèce : La Vie des crapauds, La Vie des libellules, La Vie des vers à soie. Des exposés généraux : le premier, celui qui fit découvrir la génétique aux français en 1929 avait pour titre Les Chromosomes, artisans de l’hérédité et du sexe. Ou encore, en 1938, La Vie et ses problèmes. En 1948 L’Hérédité humaine, Bestiaire d’amour en 1958, La Biologie et les problèmes humains en 1960 et bien d’autres.

Des ouvrages d’histoire des sciences : L’Évolution des espèces en 1932, La Genèse de la vie, Histoire des idées sur la génération spontanée en 1943. Les grands courants de la biologie, Les Origines de la biologie expérimentale et l’abbé Spallanzani en 1951, Aux sources de la biologie en 1958, L’Évolution en 1960.

Enfin des essais, œuvres du moraliste qu’était Jean Rostand. Ils sont nombreux, variés, abordent les questions brûlantes : ils disent son amour, son espoir, son inquiétude. L’Aventure humaine, L’Homme maître de la vie en 1951, Qu’est-ce qu’un enfant ?, Pages d’un moraliste, Ce que je crois en 1953, La Vie, cette aventure, Science fausse et fausses sciences en 1958 et, plus récemment, Aux frontières du surhumain, Biologie et humanisme, Inquiétudes d’un biologiste.

L’activité proprement scientifique de Jean Rostand a été importante : grâce à lui des progrès notables ont été réalisés dans la connaissance de la fécondation et de la parthénogénèse, grâce à l’influence du froid. D’autre part, en 1946, il découvre l’action de la glycérine à faible dose sur la résistance d’un tissu vivant à la congélation. Ce fut le point de départ des « banques de sperme ». Enfin, l’étrange découverte des « étangs à monstre » où l’on trouve des têtards de grenouilles avec 7, 8, 10, jusqu’à 20 doigts aux pattes au lieu de 5. Il a démontré qu’il ne s’agissait pas d’une malformation héréditaire mais très vraisemblablement d’un virus, non encore identifié, produisant cette multiplicité.

Jean Rostand était agnostique. Jules Romains qui le recevait le 12 novembre 1959 sous la Coupole, évoque cette attitude : « Veut-on simplement nous rappeler que notre science a ses limites, si reculées soient-elles, et que la vérité dernière, ou absolue, échappera toujours à ses prises ? En ce sens Auguste Comte, Spencer et maints autres sont des agnostiques accomplis. Veut-on réserver à l’inconnaissable et à l’irrationnel un rôle positif, bien qu’impossible à saisir et à mesurer, dans la production des choses ? Ce qui est tout différent. Vous, Monsieur, j’ai le sentiment que vous vous rattacheriez plutôt à la première de ces formules. Mais ce qui me déplaît surtout dans ce mot d’agnostique, c’est qu’il semble affecter d’une négation l’immense effort de l’homme et ses conquêtes successives, dans le champ de la connaissance. Cet effort, il est injuste de le définir par ses limites, et non par sa faculté de dilatation continue. Vous me paraissez particulièrement préservé de cette sorte de défaitisme intellectuel. »

J’ai eu assez de contacts d’amitié avec Jean Rostand pour reconnaître en lui non pas l’athée froid et définitif, comme peut apparaître Jacques Monod, mais un esprit à la fois respectueux du cheminement des autres et profondément inquiet, angoissé même. Les problèmes religieux le préoccupaient, témoin cette réaction de scientifique conscient du progrès vers plus de vérité : « Je suis incapable de tenir compte d’une " révélation " prétendument faite à nos aïeux dans les temps reculés de notre histoire. Si respectable que soit ce genre de tradition, je ne puis accepter d’y voir des certitudes de départ... Impossible de croire à une vérité qui serait derrière nous. La seule vérité à laquelle je crois, acquise par la science et la libre réflexion, en est une qui se découvre lentement, graduellement, péniblement et qui imperceptiblement s’augmente chaque jour. La vérité doit être aujourd’hui plus qu’hier et demain plus qu’aujourd’hui. Elle est un appel à l’avenir. » Bien des scientifiques, même croyants, sont sensibles à des réactions de ce genre.

Autre réflexion, confiée au Père Carré : « Si les chrétiens étaient tous aussi préoccupés de Dieu que je le suis, ils seraient tous des Saints. »

La présence de Jean Rostand à l’Académie française fut de bien courte durée, dix-huit ans seulement. Mais il a fait passer sur nous tous un tel souffle de vie, d’une vie passionnée, inquiète, indépendante, une vie de chercheur, de poète généreux, une vie d’amoureux des êtres et des choses, que longtemps, très longtemps, nous resterons en communication étroite avec ce grand ami, vers qui va notre attachement, notre affection.

Je vous propose, mes chers Confrères, selon la coutume, d’observer quelques instants de silence en hommage à Jean Rostand.

 

[1] Mort le 4 septembre 1977, à Ville d’Avray.