Rapport sur les prix de vertu 1969

Le 11 décembre 1969

Thierry MAULNIER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 11 décembre 1969

Discours sur les prix de vertu

PAR

M. THIERRY MAULNIER
Directeur de l'Académie

 

 

Messieurs,

Celui à qui est accordé l’honneur de vous parler aujourd’hui de la Vertu vous prie de considérer qu’entre toutes les matières sur lesquelles il a été appelé, au cours de sa vie, à fixer son attention sans compétence particulière, celle-là est moins que toute autre de son ressort et de sa vocation. Sans doute ne l’aurait-il point abordée, si les traditions, pour ne pas dire les rites, de la Compagnie à laquelle il appartient, ne lui en faisaient une obligation. Obligation à laquelle tout homme qui se croit, un jour d’estime particulière pour soi-même, assez de mérites pour solliciter le droit à cet habit, souscrit en quelque sorte par avance, et qu’il endosse comme l’habit lui-même. Cette obligation peut paraître redoutable, et elle le serait en effet si elle condamnait celui qui l’accepte, dans toutes ses actions, à une sévérité pour lui-même égale à celle dont il doit célébrer les effets en autrui, sous peine de mériter le discrédit qui frappe les hypocrites et les pharisiens. Mais on le sait par d’illustres exemples, dont certains pourraient être pris dans l’histoire même de notre Académie, il n’est pas indispensable, pour honorer la vertu, d’être soi-même vertueux.

Sans doute ne saurions-nous pas dire exactement ce qu’elle est. Elle n’appartient pas au monde mathématique des définitions exactes. Mais comme le disait à peu près Pascal, « ce qui est indéfinissable ne laisse pas d’être ». De la vertu, nous n’avons pas, tous tant que nous sommes, la même idée. Elle est pour chacun de nous ce que nous désirons qu’elle soit, elle prend un visage qui est celui que nous voudrions donner à notre propre vie si nous avions l’énergie suffisante pour être nous-mêmes, à moins qu’elle ne soit pour nous l’image de ce contraire, ou de ce complémentaire, de ce juge secret qui affecte à l’avance d’un signe de dérision ou de déception des passions et des plaisirs auxquels nous n’entendons pas renoncer. Il y a dans la haine amère nourrie par certains vertueux contre les joies du monde, qu’ils n’ont jamais connues ou ne connaissent plus, une envie ou, pour employer un mot qui s’est introduit dans le vocabulaire quotidien, une frustration. Il y a une frustration semblable, et pour ainsi dire symétrique, dans le ressentiment sarcastique de certains non-vertueux, contre ceux qui trouvent le sens de leur vie dans le dévouement à leurs semblables, la lutte intérieure contre les tentations et la sollicitation des biens matériels et des jouissances qu’ils procurent, l’empire de soi-même. Quel est celui qui au moins une fois dans sa vie, devant un être qui s’est accompli lui-même dans l’abnégation et a trouvé dans tout ce à quoi il a renoncé le secret d’une lumineuse paix intérieure, n’a pas eu à se défendre contre cette pensée : « Celui-là, celle-là sont peut-être plus heureux que moi » ? Je viens de vous le dire : il n’est pas aisé de définir la vertu, car elle est un mot, un mot du langage de la morale, qui est une partie de la philosophie, et comme tous les mots du langage de la philosophie, — la philosophie est, si j’ose dire, la mathématique des définitions imparfaites —, ce mot est susceptible de revêtir une signification toujours nouvelle, toujours incomplète, pour chacun de ceux qui l’emploient, le lisent ou l’entendent. Du triangle, nous savons qu’il est une figure qui comporte trois angles et trois côtés et que la somme de ses angles est égale à deux angles droits. Si ces propriétés ne sont pas les seules, s’il peut en être déduit une infinité d’autres, nous savons que le triangle est seul à les posséder, et qu’une figure qui ne les possède pas n’est pas un triangle, de même qu’une figure dont tous les points ne sont pas à égale distance du centre n’est pas un cercle. Par là même, le triangle et le cercle sont affranchis du temps, ils sont les mêmes pour Euclide et pour Pascal, pour Pascal et pour nous. Ce que contient le mot de vertu, et qui n’est que ce qu’y met le consentement général des hommes dans une certaine époque, dans une certaine civilisation et à une étape de l’évolution des mœurs, est divers et fluctuant. Longtemps, comme en témoigne son étymologie, il fut considéré comme la somme et le résumé des qualités viriles, telles qu’il faut qu’elles soient pour permettre aux hommes de triompher dans le combat et de rester debout dans le malheur. Plus près de nous, la vertu se féminisa pour ne plus désigner qu’une certaine capacité de résistance aux tentations charnelles qui, considérée avec un soupçon d’ironie chez le mâle, n’était exigée avec quelque sévérité que de sa partenaire, soit en raison d’une inégalité devant l’amour imposée par les maîtres, soit parce que, dans une société où l’héritage était une institution fondamentale, le privilège naturel de la femme infidèle, qui est de pouvoir introduire dans la famille à l’insu du père légal un enfant de sang étranger, paraissait exiger une règle d’une plus grande rigueur. Mais cette vertu-là, à son tour, se trouva dévaluée par l’évolution des mœurs au point que le mot tendit à disparaître des sermons des prédicateurs pour désigner une forteresse toujours assiégée, et souvent mal défendue, dans le langage des artisans du vaudeville.

Lorsque au XVIsiècle, Catherine Sforza, qui fut tenue pour le modèle de la virago au sens de la Renaissance, de la femme capable d’égaler l’homme en énergie, fut assiégée dans son château de Forli par César Borgia et eut à répondre aux envoyés de son ennemi qui la sommait de livrer la place, sans quoi ses deux enfants, tombés au pouvoir des assiégeants, seraient mis à mort, elle répliqua par un geste que même à notre époque, les metteurs en scène du théâtre de la nudité et de la transgression des tabous hésiteraient peut-être à reproduire devant les spectateurs. Elle releva de ses deux mains, jusqu’à sa ceinture, le pesant appareil, velours et dentelles, de ses jupes et de ses jupons et dit aux deux émissaires : « Tuez-les, j’ai le moule pour en faire d’autres. » C’était là une forme de la vertu, qui a pu surprendre, ou scandaliser, dès le moment où le mot a commencé de se vider de son contenu originel pour revêtir une signification plus décente, plus modeste, moins orgueilleusement violente. Mais la vertu de Lucrèce, qui meurt de l’humiliation d’avoir subi un hommage que beaucoup d’autres femmes, en d’autres temps, et peut-être même dans le sien, auraient accepté sans déplaisir jusque sans sa brutalité, et que beaucoup aujourd’hui jugeraient sans conséquence, la vertu de la Princesse de Clèves, qui même libérée par son veuvage, se refuse à l’amour de celui qu’elle aime, bien qu’elle ou plutôt parce qu’elle l’aime, ne nous paraissent pas aujourd’hui moins singulières, considérées selon les perspectives de l’ordre des valeurs qui est le nôtre, ou du désordre des valeurs qui en tient lieu.

Ne tirons pas de tels exemples de conclusions trop générales. Des comportements analogues, sinon par le style et par le langage de leurs justifications, du moins dans les faits, à ceux que nous venons d’évoquer, ne sont pas, de nos jours, absolument inconcevables. Les comportements contraires, qui sont monnaie courante aujourd’hui, étaient sans doute plus communs qu’on ne pense. Mais le fait est que si la vieille Rome, si la Renaissance, si le XVIIe siècle, ont pu reconnaître et se définir dans les attitudes de Lucrèce, de Catherine Sforza, de l’héroïne de Madame de La Fayette, le XXe siècle ne se reconnaîtrait pas, ne se définirait pas dans leurs imitatrices. La vertu, même à ses Plus hauts sommets, ne peut prétendre être tout à fait pure, elle ne peut, même dans les sociétés qui l’honorent et la pratiquent avec la plus grande rigueur, prétendre à être universelle. Elle propose une limite idéale à laquelle un individu humain, une société humaine essaient d’atteindre en réponse au défi des faiblesses qu’ils ressentent en eux, dans la conscience qu’ils renoncent à être pleinement eux-mêmes s’ils renoncent à être un peu plus que ce qu’ils sont.

Si ce que j’appellerai, pour reprendre à peu près la formule d’un auteur dont on n’attend peut-être pas que je cite le nom à propos d’un tel sujet, le Marquis de Sade, si ce que j’appellerai donc « l’infortune de la vertu » à notre époque apparaît comme un discrédit jeté sur la vertu elle-même, au point qu’il s’agit là d’un mot qu’on ne peut plus guère écrire ou prononcer sans quelque appréhension du ridicule, c’est sans doute parce que notre société, qui ne se connaît plus, et ne s’assigne plus de fins, et conteste la seule qu’elle ait pu se proposer, son propre développement matériel, n’a plus rien qui puisse orienter l’effort de l’être humain sur lui-même. Au XVIIe siècle, la vertu, lorsqu’elle n’était pas la vertu des saints, tout entière hypostasiée dans la conquête d’un monde autre que le monde, s’affirmait dans la capacité d’observer les règles de la morale des maîtres. Elle se confondait avec le souci de ce qui était appelé d’un nom aujourd’hui rejeté, lui aussi, par le cours présent du monde, avec le souci de ce qui était appelé la gloire C’est leur gloire, la gloire de leur souverain, de leur nation, de leur famille, de leur caste et de leur propre personne, que les personnages désignés comme exemplaires par la littérature et le théâtre du temps trouvent la force de préférer à leur intérêt, à leur amour et à leur vie. Un siècle plus tard, tandis que l’ancienne hiérarchie s’effondre, recouverte par la marée de temps nouveaux comme, par l’Océan, les villes pécheresses des légendes, la vertu rompt son alliance avec l’orgueil aristocratique pour nouer une alliance analogue avec le civisme. L’éthique sociale nouvelle est proposée ou imposée par des disciples de Rousseau qui sont des lecteurs de Plutarque. La vertu est, au temps de la Révolution, ce qui fait la nation forte. Il faut qu’elle règne là où le roi ne règne plus, et elle exclut en même temps que l’appétit de l’or ou de la chair, le doute à l’égard de l’idéologie victorieuse. Jamais, sans doute, elle n’a été à ce point révérée, à ce point invoquée, à ce point majestueuse et implacable. Son dernier argument est la lame péremptoire qui glisse dans des rainures huilées, au long de deux poteaux de bois. Thermidor fut-il la révolte contre les Purs, ou la révolte contre la guillotine ? Contre les uns et contre l’autre en même temps, puisque c’étaient les uns qui maniaient l’autre.

Le Directoire, ses beautés gracieusement dévêtues et sa corruption viennent tôt après Saint-Just. Les périodes d’extrême austérité dans l’histoire, sont rarement très longues. Les périodes d’extrême licence ne sont guère plus durables. Les unes meurent de la contrainte et de l’ennui qu’elles sécrètent, les autres de leur glissement vers une complète désagrégation du corps social. Les plus grandes chances de stabilité semblent données à des équilibres de compromis où la vertu et son contraire, le bien et le mal, s’acceptant dans une mutuelle tolérance, se laissent respirer l’un et l’autre, où l’ordre et le désordre ont chacun leur domaine et se protègent l’un l’autre contre les extrémités-délirantes de la tyrannie absolue, où l’individualité étouffe, et de l’anarchie absolue où la communauté elle-même se dissout. Oui, la vertu a aujourd’hui mauvaise presse, face aux revendications d’une liberté qui me semble unir dans la même exécration ce qui mutile l’homme et ce qui le porte au-dessus de lui-même, le soutient, l’organise face aux ivresses d’une transgression qui a pourtant besoin de règles de conduite, ne serait-ce que pour le plaisir de les défier. Le monde du « tout est interdit », le monde du « tout est permis » seraient l’un comme l’autre le monde de l’ennui suprême, de l’universelle monotonie. Même si nous pensons que dans un temps où presque tout semble remis en question des rapports des hommes entre eux, des rapports des hommes et des choses, des choses et des hommes eux-mêmes, le système d’obligations et de défenses, d’ailleurs sujet à variations, qui nous a été légué par les âges antérieurs doit être mis en question lui aussi, reconnaissons qu’il nous propose encore, tel qu’il est observé et respecté par certaines âmes, d’admirables exemples de maîtrise de soi, de ténacité, de désintéressement, de dévouement, de courage, de grandeur parfois éclatante, parfois modeste et presque invisible, et que c’est encore à lui que nous devons jusqu’aux délices d’un sentiment de culpabilité qui n’existerait pas sans lui. Reconnaissons enfin que cette grande forteresse à demi ruinée, que tant de siècles, au prix de leur lent effort, élevèrent pour tenter de défendre l’homme contre les hommes, reste pour nous une protection non seulement contre les excès du désordre, mais contre les excès de l’ordre que les premiers appellent derrière eux. Déjà, en regardant du côté de l’Orient, nous voyons se dessiner le visage d’une Vertu nouvelle qui prétend au droit de s’imposer à nos sociétés décadentes et corrompues, d’une vertu qui traite ceux qui manquent à ses commandements comme des ennemis du peuple ou comme des déchets bons pour la décharge publique, d’une vertu qui exige de chacun l’exacte conformité, l’asservissement docile, pis, enthousiaste, aux rites sociaux, aux exigences des tâches imposées, au culte du pouvoir, aux préceptes de la pensée régnante, aux règles de vie voulues par tous pour chacun, ou par quelques-uns au nom de tous. Il est permis de craindre que ce qui se prépare pour notre espèce, dans les temps qui viennent vers nous, ce ne soit pas une Sybaris voluptueuse, la Thélème souriante du « fais ce que voudras », une plage universelle où s’ébattraient des corps heureux, l’Eden polynésien dont rêvent les jeunes fumeurs de haschich porteurs de colliers de fleurs, mais quelque Sparte lugubre, un immense chantier de travail forcé, de prières en commun et de reproduction contrôlée, sous le fouet des contremaîtres de l’Empereur Assyrien. Prions les dieux qui nous restent, appelons à notre secours celui que nous portons en nous, pour qu’il nous reste assez de vertu, celle de Lucrèce, celle de la Princesse de Clèves, celle de Catherine Sforza, celle d’Epictète, celle des Puritains d’Angleterre qui conquirent une moitié du monde et celle, moins dure et moins revêche, du confident souriant de l’Alceste de Molière, celle enfin que nous couronnons ici, aujourd’hui, pour que veille ou se réveille en nous assez de vertu pour nous protéger de cette vertu-là.

Mais voici que je me retrouve devant un mot dont j’ai dit en commençant qu’il n’était pas facile d’en circonscrire le contenu tant de l’intérieur pour dire ce qu’est la vertu, que de l’extérieur pour dire ce qu’elle n’est pas. Car ses contours se perdent dans les zones d’ambiguïté où elle se nourrit de ce qui n’est pas elle, prête un masque ou assure un assouvissement aux ressentiments et à la cruauté, offre son support à ce qui la nie, permet une existence supportable à toute cette part de l’homme qui ne saurait se réclamer d’elle et prend plaisir à en enfreindre les commandements. Mais, échappant aux définitions, ainsi que je l’ai dit, elle s’impose par une force qui lui est propre à l’admiration, à l’étonnement au moins de ceux qui ne veulent pas l’admirer, par la qualité qu’elle confère à des existences ; à des gestes où elle s’affirme fortement, où nous ne pouvons pas ne pas la sentir présente, par des exemples qui ne nous disent pas ce qu’elle est, mais qui nous disent qu’elle est là. Je ne puis, Messieurs, vous demander pour notre information, de nous conter quelque circonstances de votre vie où vous avez eu la grande satisfaction d’agir de manière à proposer à vos semblables un exemple irrécusable de vertu. Vous m’avez fait l’honneur de me confier la parole, et les règles de cette cérémonie m’interdisent de vous la rendre. Du reste, votre modestie vous commanderait le silence, et cette même modestie, qui fait partie de la vertu, m’interdit de rechercher dans ma propre vie, fût-ce pour nous éclairer, quelque circonstance possible où j’aurais éprouvé moi-même, devant moi-même, la certitude réconfortante d’agir selon la vertu. Ce qui me paraît certain, c’est que je ne suis pas le seul d’entre nous à qui les mérites que nous couronnons aujourd’hui, avec ce qu’ils signifient de long et obscur dévouement, de combats quotidiens courageusement acceptés, de fermeté devant les malheurs irrévocablement attachés à la condition humaine et devant d’autres malheurs qui ne résultent que des imperfections de la société et dont nous sommes donc tous un peu responsables, paraissent s’établir sur des sommets de vertu que je serais pour ma part incapable d’atteindre. Mais puisque faute de pouvoir vous expliquer la vertu, je tente au moins de vous aider à ressentir ce qu’elle peut être à mes yeux dans ses accomplissements supérieurs, je me conformerai à une tradition vénérable en allant, moi aussi, chercher un exemple dans l’histoire romaine. Je vous rappellerai le geste et le mot de cette femme d’un dignitaire impérial dont le mari venait de recevoir du César régnant l’ordre du suicide, et qui, le voyant hésiter, prit elle-même le poignard, le plongea dans sa propre poitrine et le tendit à son mari en lui disant : « Non dolet, cela ne fait pas mal. » Qui oserait dire que dans ce sacrifice délibéré qu’une femme fait de sa vie pour donner à l’époux aimé le courage qui lui fait défaut, la vertu n’atteint pas l’une de ces cimes où la plupart de nos semblables craindraient d’être invités à la rejoindre, et qu’un autre mot discrédité, celui du sublime, lui convient alors ? Mais qui oserait dire que dans cet effort, elle n’est pas soutenue par l’amour, qui est plus qu’elle et moins qu’elle, qui est quelquefois son allié, et plus souvent peut-être son ennemi ? Qui oserait nier, enfin que puisse s’insinuer, dans cette leçon de dignité et de fermeté donnée par une femme à un homme, je ne sais quel sentiment de supériorité, l’orgueil discret du sexe qu’on dit faible de surpasser l’autre dans ce qu’il croit volontiers être son domaine réservé, dans la virilité, un plaisir héroïque de revanche, et peut-être même un peu de mépris ? Oui, le mot qui nous occupe, et qui, quoi qu’en ait dit un autre vertueux, lui aussi au moment de la mort et après un meurtre dont nous sommes, encore aujourd’hui, bien incapables de dire, si, voulu pour le bien des hommes, il tourna ou non, à leur mal, ce mot dont Brutus proclama à tort qu’il n’était qu’un mot, ce mot découvre et couvre une réalité dont nous ne savons pas les frontières. Du moins l’exemple que je viens de choisir pour m’aider moi-même à connaître ce dont je parle, nous permet-il d’approcher certaines des causes qui ont entraîné, de nos jours, cette dévaluation de la vertu, accompagnée de celle des principes et des institutions dont elle réclamait le service, cette dévaluation de la vertu qui, à la différence de celles des monnaies, ne paraît pas résulter de la surabondance. Aucune « valeur » n’est gratuite, donnée. La mesure d’une valeur est dans ce qu’il faut payer pour elle et dans ce qu’on est disposé à payer pour elle, en efforts, en risques, en sacrifices. L’erreur d’un bon nombre de jeunes adeptes de la contestation est de s’indigner que la société, bonne ou mauvaise, ne dépose pas à leur naissance de bonnes et sûres valeurs dans leur berceau. Les valeurs sont à conquérir pour celui qui veut les faire siennes, il faut donner, il faut prélever sur soi quelque chose en échange, du temps, du travail, du bonheur, de la liberté, du sang parfois. Ce qu’on n’est pas disposé à payer ne vaut rien, et n’est pas une valeur. La dévaluation de la vertu pourrait bien être liée à l’obscurcissement de la conscience de cette loi des choses, à un affaiblissement des énergies mentales prêtes à donner le prix pour elle. Le surcroît de sécurité que nous a donné le perfectionnement de l’appareil social crée chez bon nombre de nos contemporains le sentiment trompeur que cet appareil tient debout par lui-même. Or, cet appareil ne tient debout que dans la mesure où il est soutenu par la tension des forces vitales, par la discipline organisatrice, par la contribution des parties à l’ensemble, c’est-à-dire des individus à la communauté, par ce qui dans l’homme, dans la femme, au prix d’efforts et de sacrifices quotidiens, protège la communauté contre la dégradation, contre la tendance de tout ce qui a été élevé à retomber, de tout ce qui a été constitué à se dissoudre, contre l’entropie naturelle, contre le mystérieux instinct de mort qui habite la vie. Voilà ce que, dans ses formes les plus humbles qui ne sont pas les moins admirables, nous honorons et nous couronnons aujourd’hui. La société ne nous protège que si nous la protégeons et elle est protégée aussi et surtout par la contribution des pauvres et par l’effort des faibles. Sans des millions d’existences arc-boutées aux étais du monde humain dans une tension de tous les jours., avec un autre souci que celui de la seule survie individuelle, il adviendrait de notre société ce que, selon les économistes, il adviendrait aussi si nous décidions tous de nous croiser les bras, de la nature défrichée, domptée, apprivoisée, aménagée, utilisée par nous, et d’où les traces même du passage de notre espèce, si elle était de nouveau livrée à elle-même, seraient recouvertes ou effacées en un siècle.

Vous le voyez, Messieurs, je voudrais caractériser la vertu par ses aspects positifs plus que par ses aspects négatifs, par ses stimulations plus que par ses interdictions. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on lui reproche ses utilisations et ses travestissements abusifs. Pour ce qui concerne cette forme de la vertu que les hommes, soucieux de ne point voir les règles de conduite de leurs compagnes menacées par une liberté dont nous n’apprécions le charme que lorsqu’elle se manifeste généreusement en notre faveur, ont depuis longtemps exigée des femmes avec l’insistance que l’on sait, nous nous rappelons ce que Célimène a dit à Arsinoé, sous le coup d’une colère qui, derrière le sourire mondain, ne se contient qu’avec peine : qu’il arrive que cette vertu-là ne soit que l’envie portée à la beauté et à la jeunesse par celles dont les ardeurs secrètes ne trouvent personne qui les sollicite. Il peut en être de môme de telles incitations au travail et aux privations lancées du fond des fauteuils d’un confort moelleux, des appels au courage militaire adressés à la jeunesse, dans les périls, par tels de ceux que leur âge dispense d’y répondre les premiers, avec l’obscure et inavouable pensée que la guerre rétablit l’égalité entre les générations et qu’il n’y a aucune raison pour que les vieillards soient les seuls à mourir. Il serait illégitime de faire porter par la vertu le poids du tort que lui font des imposteurs, lorsqu’ils prétendent parler en son nom. L’hypocrisie n’est pas, pour reprendre la formule de l’un des plus célèbres parmi nos moralistes, le seul hommage que le vice lui rende. Tout dérèglement atteste en quelque mesure la réalité de la règle qu’il enfreint, et sans laquelle la révolte et la licence seraient privées de leurs saveurs. Ainsi devons-nous à la vertu jusqu’aux plaisirs des libertés que nous prenons avec elle. Sur le marché du vice, aux époques où le vice est florissant — à supposer qu’il y en ait d’autres — la vertu est la plus grande valeur, celle que le roué, devant la jeune fille ou devant la femme fidèle, est prêt à payer le plus cher. Don Juan mesure sa séduction, ou la puissance de sa fortune, à la vertu qu’on sacrifie pour lui. Ce qui me paraît mériter plus d’inquiétude que les attentats perpétrés contre la vertu de l’extérieur par ceux qui abusent de son nom ou jouent à l’outrager, c’est le dessèchement intérieur qui menace sans cesse de la vider de sa substance vivante, qui tend à faire de ce qui devrait être libre choix du difficile et affirmation chaleureuse de la Nie une rétractation devant la vie, une impuissance, une abstinence, qui la réduit à un corset étriqué de préceptes à la mesure et à l’usage de ceux qui respirent médiocrement. La vertu pétrifiée, ankylosée n’est déjà plus la vertu. La vertu qui m’importe ici est la vertu qui affirme et non la vertu qui nie, la vertu vivante et non la vertu morte, la vertu qui se définit par ce qu’elle fait et non par ce qu’elle ne fait pas.

Il est une autre remarque que je désire faire devant vous, Messieurs, en abandonnant les quelques jalons que je vous ai proposés pour ce qu’on pourrait appeler une histoire de la vertu, histoire qui, à ma connaissance, n’a pas encore été écrite. Considérée dans la perspective des amples péripéties, flux et reflux des cultures conquérantes, croissance et effritement ou écroulement des empires, variations des philosophies, des religions, des mœurs, à travers lesquelles le comportement observance jugées nécessaires à la bonne économie des règles des relations humaines et honorée en tant que telle a été maintenue dans ses principes généraux, les circonstances particulières dans lesquelles notre Académie a été amenée à s’intéresser à la vertu et à encourager sa pratique peuvent paraître de peu d’importance. Aussi bien ne les rappellerai-je pas. Mais le pourquoi, le comment méritent pourtant que nous nous y arrêtions un instant, puisque c’est nous qu’ils concernent. Qu’il soit bon de donner des prix à la vertu est un point sur lequel l’accord peut se faire, étant entendu toutefois que ces prix ne doivent pas être assez magnifiques pour ôter aux actions et aux conduites qu’ils consacrent le caractère de désintéressement sans lequel la vertu cesse d’être elle-même. Sous peine de n’être plus la vertu, la vertu n’attend point de récompense. Elle trouve en elle sa propre récompense. Ainsi que le vice, a dit un moraliste ironique et un autre moraliste ironique, mais d’une ironie moins optimiste, a dit au contraire : « Le vice est toujours puni, la vertu aussi ». En ce qui concerne les dons que nous distribuons, n’ayons pas d’inquiétude. Quelle qu’ait pu être, à l’origine, la magnificence de ceux qui nous en ont fait les dépositaires et les répartiteurs, l’exténuation monétaire les a réduit à des proportions telles qu’il est difficile de soupçonner ceux qui les reçoivent après de longues années de travail, de lutte courageuse contre l’adversité et de dévouement à leurs semblables, d’avoir tout sacrifié à l’espoir d’une richesse que nous leur apporterions. Ceux qui n’ont pas la richesse et la désirent au-dessus de toute chose ont plus de chance de l’acquérir en confiant leurs chances aux boules de la loterie ou aux sabots des chevaux du tiercé qu’en vouant leur existence entière à l’acquisition des mérites qui pourraient leur valoir un jour un prix de vertu de l’Académie française.

Mais qu’à donc à faire l’Académie française avec les prix de vertu ? Certes, rien ne nous interdisait en principe d’accepter une fonction qui, si elle n’est pas en contradiction avec notre raison d’être, à supposer que nous ayons une raison d’être, ne s’en déduit pas naturellement. Quoi qu’en pensent ceux qui nous reprochent parfois d’accueillir parmi nous des prélats, des maréchaux, des diplomates, des hommes de science, d’administration ou d’économie, nous ne sommes pas exclusivement et rigoureusement une compagnie d’hommes de lettres. Et quand nous ne serions que des hommes de lettres, nous aurions encore le droit de sortir de notre spécialité. Le précepte qui veut que le cordonnier n’aille pas au-delà de la chaussure, outre qu’il est peu démocratique, ne s’applique pas à notre cas. En jugeant de la vertu, nous jugeons d’une matière qui n’est sans doute pas de notre spécialité, mais qui n’est de la spécialité de personne, car il n’y a point de spécialistes de la vertu, ce qui vaut mieux pour tout le monde. C’est peut-être après avoir regardé autour d’eux sans découvrir de tels spécialistes que les donateurs se sont résignés, pour ainsi dire en désespoir de cause, à faire appel à nous, en dépit du faible degré d’évidence de notre compétence en la matière. Peut-être. Allons plus loin. Il se peut qu’en proposant à une compagnie qui, selon le vœu, de ses fondateurs et les statuts qui le précisèrent, n’était que la législatrice et la gardienne du bon usage de la langue, une tâche si étrangère et si supérieure à ses habituelles occupations, ils aient voulu aider les hommes de lettres, qui la composent en majorité, à devenir eux-mêmes meilleurs.

J’aime croire, Messieurs, qu’au moins une fois dans la vie, chacun de nous a trouvé la force de résister aux tentations du relâchement en s’avisant qu’il était membre d’une sorte de Tribunal du bien où il conviendrait que les juges ne soient pas trop indignes de ceux qu’ils ont à juger.

D’un certain point de vue, notre tâche d’aujourd’hui s’accorde d’ailleurs avec notre tâche ordinaire. Le bon langage, qui, selon les mots que notre inventeur, le Cardinal de Richelieu, appliquait à la France, vit à l’ombre de nos veilles. Le bon langage est rigueur. La vertu, elle aussi, est rigueur.

D’un autre point de vue, les deux tâches s’opposent, et ainsi se compensent et deviennent complémentaires. Cette ligne de sentinelles que nous postons autour du langage est menacée, comme tous les factionnaires, par une torpeur insidieuse. Nous savons que nous avons moins à combattre l’usage qu’à le consacrer en le contrôlant, c’est-à-dire, à suivre la pente. En matière de vertu, au contraire, il nous faut aller à contre-courant, à contre-courant du siècle. Au train où vont les choses, ceux que nous désignons chaque année et que nous récompensons selon les moyens qui nous sont donnés apparaîtront bientôt, dans l’évolution générale des mœurs, si cette évolution se poursuit, comme les derniers non-conformistes du monde moderne.

Inversement, si un certain discrédit a pu être jeté dans le passé sur l’enseignement de la vertu par tels bien pensants qui n’agissaient pas très bien et qui ne connaissaient guère de la vertu que le profit qu’on peut en tirer en la vendant sous forme de discours, nous voyons aujourd’hui prospérer une nouvelle race de professeurs de l’antivertu qui en sont aussi les rentiers, qui par la médiation des droits d’auteur échangent avantageusement l’autodestruction et la négation dont leurs livres sont pleins contre toutes les douceurs bourgeoises et qui, vivant fort convenablement du nihilisme, laissent aux plus candides de leurs lecteurs le soin d’en mourir. Ne nous croyons pas quittes pourtant, en rejetant sur eux la faute. Si les réponses du désordre et du néant sont celles qu’accepte aujourd’hui une si large part de la jeunesse du monde, c’est sans doute parce que trop d’autres réponses ont été démasquées comme insuffisantes, mensongères ou dérisoires. Rappelons-nous l’avertissement célèbre : « Si les dieux d’en haut me refusent la justice, c’est à ceux de l’abîme que je m’adresserai ». La faim d’un sens pour la vie et d’une raison de vivre, si elle n’est pas rassasiée, s’invertit en un redoutable appétit de désespérer.

Voici qu’approche pour moi le moment de conclure, et que grandit ma crainte de m’être montré moi-même, devant vous, peu digne de la confiance qui m’a été accordée, puisqu’en cette occasion solennelle, j’ai parlé un bon nombre de minutes pour dire la difficulté qu’il y avait à donner un sens exact à un mot de la tribu, et non à vous dire ce sens. Je m’en console en pensant que ceux à qui nous distribuons aujourd’hui des couronnes fort peu dorées nous signifient ce sens par leurs actes et leurs vies de façon plus éclatante, plus évidente, plus émouvante que le plus habile d’entre nous dans l’art d’assembler et de faire sonner les mots ne saurait le faire avec des paroles.

Pour être quitte envers moi-même, et dans l’espoir de trouver un secours, je me suis résigné, au terme des réflexions que je vous soumets, à finir par où j’aurais dû commencer, c’est-à-dire à consulter un dictionnaire. Non pas celui de l’Académie, il est vrai. Je dois vous avouer que je ne l’ai pas sur ma table, et le prochain jeudi était trop loin. Mais un honnête et volumineux dictionnaire concurrent auquel, je puis peut-être le dire sans nous discréditer devant ceux qui m’écoutent, il nous arrive parfois de nous référer lorsque nous sommes dans l’embarras. J’y ai trouvé cet essai de définition de la vertu : « Disposition de l’âme qui éloigne du mal moral ». Elle ne me satisfait guère. Elle s’applique à cette vertu négative, dont j’avançais tout à l’heure qu’elle n’est pas à mon sens la vertu véritable. Au reste, si la vertu n’est que dans l’éloignement du mal, et si le mal n’est que dans l’éloignement du bien, nous tournons dans un cercle. Quoi qu’en aient dit certains philosophes, la négation de la négation n’est pas l’affirmation. Mais à la suite de cette définition imparfaite, j’ai trouvé deux citations précieuses, parmi beaucoup d’autres. L’une est celle-ci, qui résume assez bien, dans son apparente froideur, l’idée que l’on pouvait se faire de la vertu au Grand Siècle : « La vertu est une habitude de vivre selon la raison. » Elle est de Bossuet, ce qui confirme que la froideur n’est qu’apparence. La raison de Bossuet, comme celle de Pascal, était une raison de feu. Voici la seconde citation : « La vertu est si difficile que nous l’avons appelée la vertu, c’est-à-dire la force. » Elle n’est pas tirée de Nietzsche. Elle est tirée de Lacordaire. Je ne l’en approuve pas moins. En même temps qu’elle rétablit le mot dans le sens de son origine, elle lui rend celui dont nous avons le plus grand besoin aujourd’hui contre tout ce qui nous menace hors de nous et en nous-mêmes.

Nous pourrons peut-être, quant à nous, faire mieux dans notre propre dictionnaire, ce dictionnaire de Pénélope que nous faisons, défaisons, refaisons dans l’attente de je ne sais quel Ulysse encore moins pressé de rentrer à la maison que celui dont Homère nous a conté les démêlés avec les vents contraires ou complices.

Mais ne sommes-nous pas, nous-mêmes, Ulysse plutôt que sa très vertueuse épouse ? Nous naviguons au plus près, depuis quelques années, dans les courants de la lettre C, mer vaste et traîtresse. La lettre V est encore loin. La vertu devra attendre et nous aurons la tâche de lui apporter notre hommage annuel un certain nombre de fois encore avant de la prendre à bras-le-corps. Nous avons la réputation de ne pas nous hâter outre mesure. « Le temps n’approuve pas ce que l’on fait sans lui », dit un proverbe italien, et nous voulons rester dignes de cette approbation. Il y a dans la grande salle d’un Palais voisin du nôtre, où siègent d’autres juges, et qu’on nomme, d’une manière que nous pourrions juger offensante pour celui-ci, le Palais tout court, une allégorie de la Justice. Le sculpteur, non sans une apparente malignité, a mis à ses pieds une tortue. Peut-être un sculpteur, resté fidèle par aventure à des traditions que les sculpteurs d’aujourd’hui ont prises en exécration, façonnera-t-il un jour, sous les traits charmants et avec les courbes voluptueuses d’une agréable jeune femme, l’allégorie de notre Académie, tenant dans ses mains le Dictionnaire. Peut-être mettra-t-il une tortue à ses pieds. La tortue était, dans l’Art des Temps Anciens, le symbole de la Sagesse.

Peut-être, le jour où nous aborderons le mot vertu, ce mot aura-t-il reçu un nouveau sens, ou de nouveaux sens... Peut-être, sera-t-il appliqué alors, par exemple, à l’absolue docilité dans la répétition des leçons apprises, à l’observance minutieuse des rites imposés par le pouvoir social et à l’implacable résolution d’exterminer tous ceux qui s’en écartent. Il nous faudra alors, en prendre acte. Mais ce nous ne sera pas nous. La tâche incombera à nos successeurs, ou aux successeurs de nos successeurs. Nous n’avons pas la charge d’enseigner la vertu. Mais nous avons choisi celle d’enseigner la patience. La patience, elle aussi, est vertu.