Congrès international Leibnitz, Hanovre : La Pensée œcuménique de Leibnitz.

Le 18 novembre 1966

Jean GUITTON

COMMUNICATION

faite le 18 novembre 1966
à l’INTERNATIONALER LEIBNIZ-KONGRESS
tenu à Hanovre
du 14 au 19 novembre 1966

La pensée œcuménique de Leibniz

PAR

M. JEAN GUITTON
délégué de l’Académie française

 

Je désire apporter à votre assemblée le salut de l’Académie française.

L’Académie française sait le prix qu’attachait Leibniz à ces sociétés de pensée dont la tâche principale consiste à fixer le vocabulaire et la syntaxe. Qui plus que Leibniz a conçu l’importance d’une langue bien faite pour le progrès des connaissances humaines ? Leibniz professait, très moderne en cela, que les langues sont le meilleur miroir de l’esprit, qu’une analyse exacte du sens des mots pourrait nous faire entrer, plus que tout autre exercice, dans l’opération secrète de l’intelligence. Comme nous lui sommes reconnaissants d’avoir choisi la langue française ! Par ses écrits innombrables (et dont tant sont conservés, inédits encore, dans votre bibliothèque de Hanovre), Leibniz a honoré la précision, la sobriété, le relief de notre langue, et cette union de transparence et de profondeur qui en fait un instrument favorable pour la pensée. En ce sens le cardinal de Richelieu était un précurseur de Leibniz lorsqu’il fonda l’Académie.

Mais vous savez comment l’Académie française, dépassant son projet initial, devint plus leibnizienne encore : elle fut très vite un lieu d’échange et de dialogue entre les esprits les plus différents, une communauté de penseurs et d’écrivains soucieux de faire évanouir les oppositions factices, de faire apparaître les harmonies profondes.

Et l’on peut dire que c’est encore, c’est toujours l’esprit de Leibniz qui nous anime. En déléguant à votre Congrès un de ses membres, l’Académie française a voulu marquer, en même temps que son désir de rapprocher les génies complémentaires de nos deux nations, sa gratitude pour tout ce que est Leibniz représente, cet homme incomparable, homologue de Pascal, ce grand Allemand, aussi généreux qu’il était génial, et qui s’efforça de diminuer les conflits par un développement conjoint de la raison et du cœur, de l’intelligence et de l’amour, poussés jusqu’à leur double extrémité.

C’est d’une de ces tentatives que je voudrais vous entretenir ce matin : l’union des Églises chrétiennes.

Leibniz parle au début de la Théodicée de deux problèmes insolubles : l’un pour le géomètre, qui est celui de l’infini, l’autre pour le vulgaire, qui est celui de la prédestination. Il en existe un troisième, dans l’ordre religieux, qui est celui de ce que nous nommons « l’œcuménisme » : car la séparation des Églises chrétiennes semble aussi douloureuse qu’insurmontable, si l’on envisage la pensée implicite de la Réforme et la pensée implicite du Catholicisme, surtout après le Concile de Trente. Et pourtant, dès cette époque, les esprits les plus sagaces pouvaient entrevoir que la division des Chrétiens devait entraîner sur le plan politique la rupture de l’unité européenne, sur le plan religieux le progrès de l’irréligion, excité par le scandale de cette division. On comprend que le génie anticipateur, le génie conciliateur, le génie à la fois subtil et pratique de Leibniz se soit attaché à résoudre cette troisième antinomie.

 

I

Par quelle méthode ?

Il me faut définir d’abord cette méthode pour expliquer l’originalité, la nouveauté, la profondeur de Leibniz, les incompréhensions des uns et des autres, ce qui fut sa continuelle épreuve, enfin l’échec de ses tentatives de conciliation.

Leibniz, comme Pascal, a trois aspects unis et structurés : il est Mathématicien, Philosophe, Chrétien, — mais mathématicien d’abord. Son invention admirable, dont il révèle généreusement le secret, est une méthode issue d’une application de ce calcul de l’infini (que les manuscrits de Pascal lui ont révélé) et qui a pour effet de faire rentrer les genres les uns dans les autres (ce qu’Aristote avait jugé impossible), de rendre en somme les incommensurables commensurables. L’Église de Rome et les Églises de la Réforme, ne sont-ce pas des incommensurables, sur lesquels un calcul nouveau, mathématique et œcuménique, pourrait s’appliquer ? Telle est la méthode œcuménique de Leibniz, si unique en son genre qu’elle était destinée à être méconnue.

Jean Baruzi la résumait ainsi :

« De même que l’intégrale définie est prise entre deux extrémités données, ainsi l’effort d’union religieuse sera tentée à l’origine entre deux doctrines rivales nettement tranchées. Les unirai-je comme si elles étaient réellement finies ? Puis-je de même mesurer une courbe avec les procédés ordinaires et finis ? Mais si je fais la somme des petites cordes sous-tendant de petits arcs, j’arrive à constater qu’un petit arc ne diffère de sa corde que par des infiniment petits d’ordre supérieur ; or, si je somme les petites longueurs d’arc et les petites longueurs de corde, j’ai une même quantité à la limite.

« En philosophie religieuse, il en est ainsi : puis-je parler d’union finie entre la transsubstantiation et la présence réelle, la liberté et la prescience divine, le Catholicisme et le Protestantisme ? Je produirais ainsi une juxtaposition ou une addition. Mais si je considère les deux doctrines que je veux concilier comme des grandeurs extérieurement finies qu’il me faut décomposer en leurs éléments infinis, je prends réellement une intégrale capable de faire disparaître, à la limite, les différences infiniment petites de ces deux grandeurs finies, extérieurement sans rapport. »

 

Placé entre le catholicisme et le protestantisme, et désireux de les accorder, Leibniz ne choisit pas un des deux termes pour y faire rentrer l’autre, ni il ne propose une unité œcuménique dans laquelle les deux religions viendraient se résorber. Il cherche à pousser à la limite les deux esprits.

Considérons le Protestantisme. Leibniz s’efforce de réformer le protestantisme selon un modèle idéal par plus d’union dans les confessions, plus de souplesse dans les principes, plus de conformité à la tradition dans les pratiques, plus de largeur dans ses relations avec l’Église catholique. Considérons le Catholicisme. Leibniz s’efforce de réformer le catholicisme en assurant la connexion rationnelle de ses doctrines, leur consonance avec les temps primitifs, en fournissant la justification des dogmes en apparence les plus inadmissibles aux modernes (comme la résurrection et la transsubstantiation), en montrant la convenance des pratiques en apparence corrompues (comme le culte des saints ou les messes privées), enfin en donnant des plans de réforme pour les ordres religieux et des directives concernant la mission de l’Église dans le monde. Ce faisant, il contente (du moins le croit-il) des deux partis. Outre qu’il diminue de quantités infiniment petites plusieurs malentendus de détail, il prépare à la limite une union qui ne demande à aucun des partis en présence de se renier. Ainsi on s’achemine vers l’Église idéale, où les Églises présentes se retrouvent « d’une manière plus noble qu’en elles-mêmes ». Et, la réunion une fois accomplie, les différences qui subsisteraient encore par le poids du passé et sa perception confuse tendraient à s’évanouir, ainsi que le font les différences dans le calcul de l’infini.

Dans ce domaine de l’union entre les partis, son œuvre était analogue à celle du casuiste. Le casuiste cherche à tracer à l’intérieur d’un précepte le minimum absolument obligatoire ; ce cercle une fois tracé, il instrumente dans le pourtour : domaine infini des concessions, des méditations, des commodités. De même, Leibniz déterminait le strict nécessaire que le parti possesseur pouvait exiger. On peut dégager de son œuvre les éléments d’une « casuistique œcuménique », dont on trouverait dans Nicolas de Cues les linéaments. Cette casuistique a même ce caractère, commun à toute casuistique, de ne pas savoir s’arrêter sur le penchant et même de se retourner contre son but : à force d’esprit pratique, elle devient impraticable. Lorsqu’elle ne dépasse pas son but, elle est efficace, en tant qu’elle est la science des moyens concrets et immédiats : elle détermine la petite différence réelle que l’on pourrait obtenir ce jour même pour acheminer vers l’union. Un des principes consistait dans la distinction du meilleur et du nécessaire. Leibniz remarquait que ce qui est le meilleur n’est pas toujours absolument nécessaire, et il donnait comme exemple l’institution de la monogamie, absente de l’ancienne Loi. Il est remarquable de voir comme Leibniz avait prévu les modes concrets et continus de la réintégration des protestants dans l’Église. Il demande qu’on suspende l’application du Concile de Trente qui « est allé trop loin pour certaines choses », laissant au concile œcuménique futur, où toutes les nations interviendront, le soin de régler certaines contestations moins nécessaires. Voici alors comment pourrait se concevoir la médiation. Les protestants garderont leurs usages disciplinaires propres : communion sous les deux espèces, et même mariage des pasteurs. On distinguera entre les « croyances » nécessaires et les « opinions » non nécessaires. Et les protestants demeureront dans l’Église comme un ordre religieux ayant des rites spéciaux ou encore comme les communautés catholiques orientales. Leibniz, dont l’esprit avait le génie des transitions, offrait des suggestions très concrètes et que certains devaient reprendre plus tard sans se douter qu’il les avait émises. Par exemple, il est notable que Leibniz a vu que l’étude du rituel anglican pourrait être entre les catholiques et les protestants un principe d’union.

 

II

Comme l’histoire de la Philosophie serait à mes yeux un exercice de curiosité, si elle ne nous permettait pas de dissiper les ambiguïtés du présent, afin d’agir sur l’avenir (et je crois suivre ici le conseil de Leibniz), je voudrais, changeant de perspective, me placer au cœur de la problématique œcuménique dans les Églises, après le second Concile du Vatican et me demander en quelle mesure ce concile fut leibnizien.

Observateur, puis auditeur à ce Concile (mais philosophe toujours) j’ai discerné dans les discussions sur l’œcuménisme deux conceptions différentes. La première visait la réintégration des communions séparées autour de l’une d’entre elles, singulièrement de la communion romaine, — l’autre visait plutôt la synthèse des contraires dans une sorte de « panchristianisme », qui serait l’Église à venir. Donnons des noms à ces deux thèmes. Le premier idéal serait plutôt un idéal d’unité, — le second un idéal d’union. On pourrait, dans le premier cas, parler d’un œcuménisme de conversion ; dans le second cas d’un œcuménisme de convergence.

Ces distinctions faites, nous pouvons nous demander où se situe la pensée de Leibniz.

Les textes sont ambivalents. Ou plutôt, il y en a dans les deux sens.

Leibniz a dit parfois qu’il était catholique de cœur et d’intention malgré sa position protestante. Il écrivait à Mme de Brinon : « Vous avez raison, Madame, de me juger catholique de cœur ; je le suis même ouvertement : car il n’y a que l’opiniâtreté qui fasse l’hérétique ; et c’est de quoi, grâce à. Dieu, ma conscience ne m’accuse point. » Il se reconnaissait comme membre de l’Église par la communion de la charité en Jésus-Christ. Il allait encore plus loin, jugeant cette première condition insuffisante, s’il ne faisait pas tous ses efforts pour être aussi de la communion extérieure de l’Église « visible et reconnaissable par la succession continuelle de sa hiérarchie ». Une autre raison que fait valoir Leibniz pour justifier du point de vue catholique le retard de sa conversion est qu’il est persuadé que, dans l’état de l’Église romaine, plusieurs des opinions philosophiques auxquelles il est attaché en conscience et qu’il ne peut donc renier sans faute morale ne seraient pas acceptées par le magistère romain : il serait donc considéré comme hors de l’Église, alors môme qu’il y entrerait. Il assimile son cas à la situation d’un catholique qui se trouverait excommunié injustement et qui ne laisserait pas de désirer la communion extérieure de tout son pouvoir.

Parfois au contraire, il semble que le pôle retenu par Leibniz soit le pôle protestant. C’est dans sa correspondance avec Mme de Brinon dont l’esprit féminin va droit à l’essence, que Leibniz se découvre davantage ; c’est là que l’on retrouve l’éternel dialogue des contradictoires, et la même accusation d’opiniâtreté renvoyée de l’un à l’autre. Pascal eût parlé comme Mme de Brinon :

« La vérité ne se partage point ; ou vous vous trompez, ou nous nous trompons ; le dernier ne saurait être puisque nous n’avons pas rompu l’union et que nous sommes demeurés attachés au gros de l’arbre. »

À quoi Leibniz répondait : « Vous dites qu’il se faut tenir au gros de l’arbre, mais le gros de l’arbre est Jésus-Christ ; il est la vigne, nous en sommes les bourgeons. Jugez si ceux dont les dévotions sont solides et vont à Dieu même n’y sont pas plus attachés que ceux qui se jettent dans les pratiques superstitieuses, et donnent aux créatures ce qui n’appartient qu’à Dieu seul, qui se dit lui-même si jaloux de son honneur. »

« Il faut travailler avec zèle à corriger ceux qu’on trouve dans l’erreur, et quand l’espérance de le faire est perdue, il faut rompre hautement avec ceux qui défigurent l’Église de Dieu ; autrement on prend part à leur damnation, en fermant les yeux sur ces abus publics. »

Écoutons encore ce dialogue pathétique :

Mme de Brinon :

« Je craignais que pour faire les protestants catholiques, l’on fit les catholiques protestants, ce que plusieurs catholiques pensent en ce moment. »

Leibniz :

« Il en viendra un mixte, s’il plaît à Dieu, qui aura tout ce que vous reconnaissez de bon en nous et tout ce que nous reconnaissons de bon en vous... Il y a longtemps que j’ai dit que lorsqu’on aura fait tous les Protestants catholiques, on trouvera que les Catholiques sont devenus protestants. »

Y a-t-il eu oscillation ? Y eut-il ambiguïté ? Y eut-il évolution, passage d’une conception à une autre ? Y eut-il double jeu, insincérité ?

Il est certain que Leibniz n’a réussi à convaincre ni les protestants, ni les catholiques.

Mais la cause la plus profonde de son échec, elle n’est pas dans son caractère : elle est dans son génie. C’est la noblesse, c’est aussi l’infirmité de ces génies conciliateurs de se placer au-delà des objets à concilier, de n’être point compris, de mourir seuls.

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*   *

Pouvons-nous approfondir encore ? Pouvons-nous déceler le point de défaillance dans l’opération du génie et qui nous éclairerait sur les limites de Leibniz ?

Nous le pourrions, si nous nous appliquions à chercher la raison profonde de l’ambivalence.

Elle pourrait se résumer à mes yeux par cet axiome, qui n’est pas dans Leibniz mais qui s’applique à toutes les entreprises de Leibniz :

Lorsque Leibniz cherche, trouve et propose un terme médiateur entre deux termes contraires, ce terme moyen n’est pas ontologiquement et logiquement à égale distance des deux contraires, ni même au-delà de ces contraires, comme Leibniz le croit, mais il repose sur l’une seule des deux pentes, sur l’un seul des deux versants et dans l’essence d’un seul des deux contraires.

On pourrait se demander si cet axiome ne s’applique pas en fait à la plupart des médiations théoriques ou pratiques. Dans la pensée catholique sur l’incarnation, Jésus-Christ n’est pas conçu comme également Dieu et homme. Il a deux natures, humaine et divine, mais une seule personne qui est divine. Et pour prendre un autre exemple, bien éloigné du premier, peut-on dire que chez Hegel la synthèse soit à égale distance de la thèse et de l’antithèse ? Elle me semble se situer du côté de l’antithèse, c’est-à-dire de la négation, et c’est un des caractères du marxisme. Dans l’ordre des traités et des conventions, on note que les concessions ne sont jamais égales de part et d’autre. Le milieu n’existe qu’idéalement. Mais fermons cette parenthèse et revenons à Leibniz.

J’ai gardé de la lecture de Leibniz, poursuivie pendant de longues années, l’impression que le terme médiateur n’est pas chez lui réellement médian. On pourrait donner beaucoup d’exemples. Je choisis le plus banal. Dans son Traité du Bonheur, Leibniz cherche un intermédiaire entre la perfection et la maladie : il le trouve dans la notion de santé. Mais qui ne voit que la santé est un degré de la perfection et non la première étape de la maladie ?

Au reste, admettre que les principes de la raison sont en nous virtuellement et que l’expérience les dégage, ce n’est pas occuper une situation intermédiaire entre le rationalisme et l’empirisme : c’est formuler la condamnation la plus exacte de l’empirisme.

Considérons le type de composition ou de conciliation le plus connu, celui qui a donné le branle à la doctrine de Leibniz : la synthèse des formes substantielles avec le mécanisme. Leibniz nous dit souvent que le concept de force est un intermédiaire, que c’est dans la force que réside l’essence des corps, que « les points de substance » qu’il faut admettre pour ôter l’irréalité à la matière sont des intermédiaires entre le point mathématique et l’atome concret d’Epicure. Les formes substantielles ainsi rétablies dans un sens neuf apparaissent comme des termes médians entre la matière et la forme fixe, entre la puissance et l’acte. Mais sommes-nous en présence, ici encore, d’un intermédiaire véritable ? Leibniz est du côté d’Aristote et non pas d’Epicure. On pourrait dire encore que la probabilité n’est pas vraiment intermédiaire entre la possibilité et la certitude. Elle est sur le penchant de la certitude.

Examinons de ce point de vue la méthode de résolution employée par Leibniz pour faire évanouir les différences des Eglises. Elle consiste à dépasser la division en définissant la loi d’accroissement des deux essences, l’une catholique, l’autre protestante, ou plutôt en dégageant l’élément infinitésimal qui est hors de la série des deux variations, — élément qui peut les réunir, puisque déjà il les unit.

On comprend que celui qui pense ainsi les deux pensées, protestante et catholique, soit au fond indifférent au fait d’être ici ou là, d’être romain ou réformé, — comme il était indifférent à Leibniz d’être avec Louis XIV ou avec les Princes allemands.

 

Est-ce qu’en s’établissant dans l’infinitésimal du PLUS ULTRA, Leibniz n’est pas infidèle à l’essence même de ce qu’il veut unir, puisque ni le parti catholique ni le parti réformé ne peut accepter ce dépassement sans trahir sa vérité ?

Est-ce qu’en fait, Leibniz, s’il lui fallait absolument choisir (et, de fait, il a choisi) n’est pas sur la pente réformée plus que sur la pente catholique, comme en fait il était avec les Princes allemands européens et non avec un Louis XIV impérial ? Car la notion même d’un dépassement des essences est plus apparentée à l’esprit de libre examen, de progrès de la conscience et à la pensée de la Réforme que l’œcuménisme catholique qui travaille toujours à une réunion des chrétiens autour d’un centre unique, lequel est le centre romain. C’est ce qu’a compris Bossuet en lisant Leibniz.

Notons ici en passant que Leibniz, qui avait le génie de la conciliation, n’a pas réussi dans ses tentatives. Il était né pour faire l’Europe de demain comme pour faire l’Église de demain, pour assurer le passage de la synthèse médiévale à l’ordre spirituel nouveau, de la chrétienté sacrale à la catholicité œcuménique. Il proposait aux grands des mythes de transition, à la fois médiévaux et modernes, comme la République du Droit, l’Union du Sacerdoce et de l’Empire, la langue universelle, l’Union des Églises. Or ni l’Allemagne, ni la Réforme, ni l’Église, — ni la logique, ni la philosophie, ni la science ne se sont orientées dans le sens visé par Leibniz. Il se consolait en pensant que, pour son plus grand bien, l’histoire était en retard au rendez-vous. Mais la raison profonde était sans doute que Leibniz n’était pas un vrai conciliateur. Il faisait évanouir les différences des essences. Il ne les respectait pas assez pour les accorder dans une structure juste et profonde.

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Nous ne finirons pas sur cette critique d’un si grand génie.

Nous interpréterons ce génie dans le plus noble sens, comme Leibniz l’eût désiré, à la suite de Jean Baruzi dans son beau livre, toujours actuel sur « Leibniz et l’organisation religieuse de la terre ».

Pour comprendre et j’oserai dire pour « sauver » Leibniz, il faut voir dans l’intelligence calculatrice un organe et un symbole de l’amour.

Leibniz a pu échouer dans la tâche œcuménique, historique, immédiate. Il n’a pas échoué dans l’œuvre prophétique. Il exprimait par des mythes la limite vers laquelle tend l’histoire, mais qu’elle ne réalisera peut-être jamais. Disons que sa logique est eschatologique.

Leibniz (et ce sera ma conclusion) a posé les principes d’un Œcuménisme de l’amour divin, où toutes les Églises protestantes fortifiées dans la foi, unies par la charité, s’uniraient à une Église catholique réformée elle-même, vivifiée par l’Écriture, dilatée par la charité, respectueuse des différences et des libertés, et ne visant d’autre triomphe que la gloire de Dieu. Cet Œcuménisme de gloire et d’amour serait un œcuménisme des derniers temps, que la méthode infinitésimale permettait à Leibniz de découvrir au travail dans l’actualité de l’histoire.

De ce point de vue on peut dire que la pensée de Leibniz a été implicitement présente au Concile de Vatican II.

 

III

Leibniz a entretenu sur l’union des Églises une longue correspondance avec Bossuet. Qu’il me soit permis de vous dire mon impression sur ce dialogue pathétique :

Leibniz disait que le travail pour l’unité renferme l’amour : on pourrait dire aussi qu’il renferme « l’espérance contre l’espérance », c’est-à-dire la foi, et qu’il convient assez au dernier temps de la vie, lorsque l’homme porte la figure d’Abraham et qu’il s’avance vers ce qu’il ne verra pas. De nos jours, on aperçoit mieux que le plus haut de Bossuet fut sa réflexion sur l’Église même, et que le plus haut de Leibniz était de chercher en toute chose l’intégration (plus par calcul que par foi, il est vrai) ; quaerere in unoquoque investigando summum, disait-il.

Bossuet était loin d’avoir le génie de Leibniz, qui fut la dernière tête pensante ayant pu s’égaler à l’amplitude du savoir et du projet humains : après, ce riche esprit humain sera dépassé par ses œuvres et l’homme écrasé sous sa science. Mais, en cette fin du XVIIe siècle, alors qu’on pouvait croire encore possible une nouvelle Chrétienté, ce que Leibniz embrassait et calculait était sans bornes : la philosophie dans sa suite, la théologie, la science physico-mathématique, l’Orient jusqu’à la Chine, l’Empire et les nations, l’Église et ses variétés, la Réforme. Certes Bossuet aussi avait tenté de tout retenir (plus encore que de tout comprendre). Il n’était pas de taille ni assez informé, ni assez attentif, ni assez savant. L’éloquence n’est jamais qu’une synthèse confuse !

Bossuet et Leibniz se dévisagèrent comme deux princes de pensée et de foi : ils se touchèrent mais avec le bout des ailes seulement. Comme il arrive souvent dans un colloque sincère entre un esprit protestant et un esprit catholique, ils mesurèrent l’abîme qui les séparait : infime et infini ! Leibniz travaillait pour l’union des Églises ; Bossuet pour l’unité de l’Église. Leibniz songeait à une Église future où les différences seraient résorbées ; Bossuet voyait l’unité sous la forme du retour des fils séparés, par leur communion à l’Eglise romaine, laquelle n’avait pas à faire de progrès réel dans la connaissance, mais seulement à se définir plus exactement. Leibniz, au contact de Bossuet, prit conscience de son attrait pour le caractère évolutif des dogmes. Irrité, il écrivait à Bossuet : « Il nous plaît, Monseigneur, d’être de cette Église toujours mouvante et toujours variable. »

Cette correspondance avec Leibniz permit à Bossuet de faire sur sa foi le dernier point, de penser l’Église hors des querelles intestines qui avaient jusque-là borné sa vue : janséniste, gallicane, quiétiste. Son esprit, solide mais dur, s’élargit au contact de l’intelligence de Leibniz si érudite, si vaste, si fertile en moyens. Bossuet aurait été sans doute tout autre, s’il avait rencontré plus tôt dans sa vie des esprits œcuméniques semblables à celui de Leibniz ; il se serait moins usé dans la polémique et dans le triomphe. « La place d’autrui, disait Leibniz, est le vrai point de perspective en politique aussi bien qu’en morale. » Bossuet écrivit un jour à Leibniz cette phrase surprenante chez lui : « Autant je suis ennemi des nouveautés de la religion, autant je me plais à celles de la philosophie. »

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Il est dommage que Pascal et Leibniz n’aient pu se rencontrer visiblement. Leibniz disait qu’il avait puisé la lumière dans le Traité de Pascal sur les cycloïdes, qu’on lui prêta lors de son premier séjour à Paris. Pascal était aux yeux de Leibniz non pas seulement un « mathématicien ingénieux », mais un génie extraordinaire comparable aux plus grands. Et Leibniz louait son esprit religieux, la pietas Paschali.

Souvent je me suis plu à comparer ces deux génies incomparables, à les éclairer l’un par l’autre, singulièrement dans leurs vues sur l’Église[1]. Je me disais : il existe deux sortes de philosophes, ceux qui s’inscrivent dans le mouvement de l’histoire, dont ils sont un des moments, ceux qui cherchent à s’élever au-dessus de ce moment à faire par eux-mêmes la synthèse de pensées conçues intemporellement. Les premiers écrivent des discours, des traités, voire des méditations, des journaux, — genres qui indiquent qu’ils parlent à leurs contemporains ou au contraire qu’ils se retranchent. Les seconds-écrivent des Encyclopédies ou des Sommes, comme pour arrêter le temps. Aristote, saint Thomas, Hegel sont de cette seconde famille.

Leibniz est peut-être le génie le plus complet parmi ces encyclopédistes, inventeurs solitaires. Il ne s’est pas borné comme saint Thomas à la synthèse de l’héritage ancien avec l’esprit chrétien ; il cherche la synthèse de l’antiquité, du moyen âge et de la pensée cartésienne, c’est-à-dire de la science nouvelle, du Christianisme et de la philosophie des Grecs. Bientôt d’ailleurs aucune synthèse ne sera possible à cause de l’amplitude des choses à connaître. Il occupe donc le promontoire du génie encyclopédique ; il est à la fin de cet âge terrestre où l’encyclopédie est encore faisable sans témérité ; il est au dernier moment de l’adolescence humaine.

Dernier des encyclopédistes, Leibniz est aussi le dernier des éducateurs de princes ; il appartient à l’époque où le philosophe peut intervenir directement dans la grande politique par l’éducation du prince, appelé à régner universellement : il ferme avec Bossuet et Fénelon l’époque qui commençait à Aristote, maître d’Alexandre. Désormais, quand on voudra ainsi frapper à la tête, ce ne sera plus vers le prince, ni même vers l’élite qu’il se faudra tourner, mais vers le peuple, voire vers la masse. Ce qui est peut-être contraire à l’esprit philosophique, qui ne s’épanouit jamais mieux que dans l’entretien du maître et de l’enfant-roi.

Mais Leibniz est plus remarquable encore comme anticipateur d’un âge qui va paraître presque aussitôt à sa mort : âge des lumières, de la raison pure et de la pensée libre. Approche l’époque de la traduction des symboles en langue claire, de la sécularisation du religieux, de l’humanisation du sacré ; et Leibniz est maître en ces arts neufs. On pourrait dire que par-dessus le XVIIIe siècle qui, après tout, comme tout âge classique, n’avait été qu’une parenthèse improbable, Leibniz joint le XVIe siècle au XVIIe, et par-delà l’accident de Louis XIV, l’éclat de la Renaissance à la lumière de la Raison pure.

Si Pascal dépasse son temps, c’est d’une tout autre façon, en l’outrepassant. Non pas en donnant une forme au passage du temps et en la précipitant vers son terme (comme Leibniz, qui travaille à hâter l’écoulement historique), mais en s’élevant au-dessus du cours de l’histoire selon la dimension de la hauteur. Leibniz nous parait encore un homme temporel ; il contracte étrangement la durée, pouvant paraître à la fois, comme le notait Brunschvicg, le plus médiéval et le plus moderne, parent à la fois d’Aristote et de Hegel. Mais ce pouvoir d’ainsi rassembler les extrêmes ne prouve-t-il pas que ces extrêmes ont de la ressemblance et qu’ils appartiennent encore à un même genre ?

Pascal était-il de son temps ? Bien des traits du siècle de Louis XIII se retrouvent en lui, en particulier ce besoin de restaurer et de réformer qui était en Richelieu comme en Saint-Cyran, l’horreur préventive de ce que sera le XVIIIe siècle où l’on croit à la puissance de la raison seule, hors de toute autorité régulatrice, comme si l’ordre émanait naturellement de la raison communiquée. Mais, parmi les génies de ce XVIIe siècle, Pascal fut le plus apatride. Il passe son époque, il n’est de ce temps-là que par accident de naissance et de mission. À Port-Royal, qui est le seul milieu où il ait semblé prendre racine, il se sent vite un étranger. Il n’a jamais été enfant de sa famille, mais jeune patriarche, déjà chef de la tribu des Pascal, qui suit son Abraham enfant, comme celui-ci suit les signes divins. Dans l’Église romaine, Pascal a de la peine à se faire membre ; il doit se fortifier de « raisons » pour s’y attacher.

Sa conception de la science, celle de la religion étaient bien originales de son temps et on peut dire qu’elles le demeurent encore, qu’elles le demeureront peut-être toujours.

De ce point de vue, Pascal est supérieur à Leibniz par une différence de qualité, malgré tant d’infériorités dans le détail. Supérieur dans le sens où le génial à l’état pur vaut mieux que l’ingénieux poussé à l’extrême. Et certes Leibniz aurait repoussé cette distinction, lui qui appelait Pascal ingeniosissimus vir. L’ingeniosissimus, c’est Leibniz. Mais les génies sont opaques les uns aux autres.

 

L’esprit de Pascal et celui de Leibniz ont été insérés dans la durée occidentale. Demandons-nous quelle a été jusqu’ici leur postérité.

Leibniz rêve de faire une Somme des temps modernes semblable à celle des temps anciens et qui renfermerait le solide des connaissances, cela en vue d’édifier la religion naturelle et le Christianisme. Cette Somme paraîtra au siècle suivant : ce sera l’Encyclopédie, qui vise à l’abolition du Christianisme. Leibniz rêve de l’expédition d’Égypte, mais pour souder la France avec l’Angleterre. Or, lorsque Bonaparte conquiert l’Égypte, comme plus tard Rommel le tentera. C’est pour atteindre le joint de l’Empire anglais. Leibniz rêve de voir paraître un grand homme constructeur, et l’avenir n’offrira que des empereurs et des dictateurs. Leibniz rêve que les progrès de l’exploration de la terre permettent de réunir le Nouveau Monde à l’Ancien de manière à ce qu’il n’y ait qu’un seul continent continu.

Il semblerait qu’un esprit du mal fût intervenu pour pervertir ou du moins pour retarder. Mais ce genre d’échec est le lot de ces génies précurseurs et architectes. Comme ils n’excitent pas d’immédiates passions, ils n’entrent pas dans la substance de l’histoire. Leibniz pourrait soutenir que ce n’est pas lui qui a manqué de sagesse, mais que c’est l’histoire qui ne s’est pas développée comme elle aurait dû le faire, cela d’ailleurs en vue d’un plus grand bien (car tout retard est la promesse d’un fruit plus mûr). On peut aussi penser, dans ces perspectives d’utopie où nous nous plaçons, que Leibniz était destiné à être le guide de ce temps qui a manqué à l’Occident pour assurer le passage de la synthèse médiévale à l’ordre spirituel, de la chrétienté sacrale à la catholicité œcuménique. Visiblement Leibniz était né pour faire l’Europe comme pour faire l’Église. L’histoire fut en retard au rendez-vous. Elle l’est encore peut-être le sera-t-elle toujours ?

 

Leibniz apparaît en 1966 comme le premier des Européens. Et, sans doute, le problème européen, celui du rapprochement de l’Allemagne et de la France, celui de l’œcuménisme sont-ils trois faces de la même difficulté ?

Au contraire, ici encore, Pascal parce qu’il était dissocié et achronique, s’est trouvé mieux adapté à l’obscurité de notre époque. Ayant renoncé même à fonder une académie des sciences ou un monastère, laissant des inachèvements plus que des projets, il a davantage d’emprise. En lui se vérifie ce paradoxe qui veut que ce soit les esprits sans désir de génération qui ont le plus de descendance.

Ces deux monades spirituelles correspondent à deux points de vue, également quoique différemment vrais, sur la structure de l’être et que notre intelligence ne peut pas maintenir à la fois sous l’attention.

Ces deux points de vue ont été présents aussi dans l’Église primitive sous la forme de deux traditions concourantes : le johannisme et le paulinisme. Si nous voulons interpréter Leibniz en meilleure part, nous dirions volontiers qu’en lui revit davantage l’esprit de Jean, Jean qui a montré dans son Évangile la vie éternelle commencée et dans l’Apocalypse l’histoire consommée et justifiée autour des noces de l’Agneau. En Paul, au contraire, le converti, ayant l’expérience de la rupture de l’histoire, apparaît un esprit de discontinuité et de drame, qui le pousse à voir le corps du Christ s’enfanter au cours de l’histoire en surmontant les contraires. D’un côté la participation ; de l’autre l’obstacle reconnu, exploré, utilisé, insurmontable.

Le dessein de Pascal et de Leibniz est identique nous avons devant nous deux « géomètres-pyrrhoniens-chrétiens », mais ils ne peuvent ni se compléter, ni se corriger l’un par l’autre. On peut dire que ce qui les oppose vient moins de leur esprit que de la nature même de l’être, car chacun était accordé à un aspect de l’être qui nous obture l’aspect complémentaire, au niveau de nos perspectives temporelles.

Au reste, ni Pascal, ni Leibniz n’ont fait école. On ne dit pas plus « pascalien » que « leibnizien », alors que le mot « cartésien » désigne une espèce.

 

[1] Pascal et Leibniz, étude sur deux types de penseurs (Aubier éditeur).