Discours de réception de Jean Guitton

Le 22 mai 1962

Jean GUITTON

Réception de Jean Guitton

 

   M. Jean Guitton, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Léon Bérard, y est venu prendre séance le mardi 22 mai 1962, et a prononcé le discours suivant :

 

 

          Messieurs, il est paradoxal de se dire indigne de ce que l’on a désiré. Et pourtant ce paradoxe est véritable : c’est le fond de la religion, c’est l’idée de la grâce ! Peut-être ceux qui l’éprouvent avec le plus de douce intensité sont-ils ces êtres que l’on croit modestes, qui sont plutôt incertains et sensibles, ayant besoin d’être rassurés, au penchant de la vie, par une approbation grave. Quand ils sont visités par le bonheur, leur état est davantage celui de la reconnaissance que de la joie. Ma seule ombre en ce jour est de chercher ici le visage de maîtres plus âgés, dont je pensais qu’ils avaient leur place en votre royaume. Il entre des hasards aussi dans le bonheur. Vos décrets ne disent pas leur motif. Et, comme toute prédestination, ils inspirent le désir de mériter ce qui a été donné.

     Je m’étais longuement attaché à Léon Bérard. Et vous m’avez comblé en m’appelant à faire le portrait de son être, et à retracer devant vous l’histoire de ce calme destin au travers d’une période des plus troublées.

     Le premier message que je recevais de lui, c’était une aspiration. Il m’arrivait de l’appeler au téléphone vers neuf heures du matin. Et, alors qu’il prenait l’appareil, j’entendais un silence prémonitoire, puis un souffle, qui annonçait cette voix ample, chaleureuse, rassurante, circonspecte, lentement déployée, comme si elle avait traversé les voûtes et les cavernes d’un espace intérieur, ce qui lui donnait la résonance et je ne sais quel pouvoir de réconfort. De cette voix grave et longue sans langueur, on aurait pu déduire l’architecture de la face et cette arête, imitée de Barrès ou de Condé, qui mettait une distance du sourire de l’œil à celui des lèvres. Léon Bérard observait la science des préludes, des précautions, des silences antérieurs. Sachant que le lieu préexiste à la chose, la place au mot qui va l’occuper, l’attente à la surprise, l’orbite au satellite, votre confrère possédait au plus haut point l’art des préparations. Cette maîtrise des pauses, jointe à un jugement très prompt, très avisé (avec toujours l’humour de l’amour) lui permettait de choisir le trait, l’accent le plus propres pour plaire. Il a excellé dans tous les genres, depuis l’éloquence de la plaidoirie, du discours parlementaire jusqu’à l’impromptu des banquets, davantage jusqu’à cet exercice si attique, si français, de la causerie, dont la loi est de se laisser aller à ce qui vient tout en surveillant ses abandons. Il sculptait l’entretien par l’anecdote, par la formule soudaine, et parfois ce doigt tendu qui allait chercher dans un lointain l’interrupteur imaginaire. Mais de tous ces usages de la parole, le préféré était le discours en patois béarnais. Les paysans de là-bas, qui ressemblent à des seigneurs dépossédés, l’écoutaient gravement. Il ne s’abaissait pas pour se faire comprendre : il savait que la vraie égalité est celle qui élève tous les citoyens à une sorte de noblesse. Il jouissait de laisser tomber sa parole dans le sillon du silence paysan. Son bon peuple lui savait gré d’élever les débats jusqu’au point où les gens pourraient s’accorder, s’ils consentaient à cesser de se craindre. On l’appelait Lou nouste Léon, comme on disait Lou nouste Henric. Chacun était pour lui compagnon, confident et maître. Cet artiste des méandres aimait le chemin de campagne, la petite place d’une petite ville, le couloir sénatorial. Dans ses demeures, j’ai remarqué ces retards d’un corridor, d’une galerie, du cloître, du jardin antérieur : tout ce qui permet d’accueillir, et plus encore de reconduire, de dire enfin près du seuil un mot décisif. Les porteurs de son cercueil l’ont compris, qui s’arrêtèrent sur la grand’place.

     Vous devinez qu’avec de tels dons, le barreau fut son lieu. Du barreau il tenait ses manières de penser et de sentir. Dans la vaste famille judiciaire, il goûtait la joie parfaite : celle d’être lui-même sans effort. Le lettré et le juriste étaient également satisfaits : car, disait Bérard, les mots chez nous ne changent jamais de sens (même pendant les Cent jours) lorsqu’ils servent à désigner les valeurs que les avocats ont juré de maintenir. Et, par un effet de tolérance, par politesse, peut-être aussi par lassitude, ou plutôt parce que l’habitude de se placer au point de vue de l’autre, d’épouser plusieurs perspectives, de ne jamais donner un sens unique à la pitié, diminue chez l’avocat la fureur d’avoir raison, une divergence dans les idées n’ôte pas à la douceur des liens. Et, si elle y ôtait, on se retrouverait d’accord contre toute entreprise qui risque d’assujettir la liberté de l’esprit. Deux fois, il fut juge des juges, Garde des Sceaux et il exerça ce ministère avec magnificence. Il eut surtout le souci de placer dans les hautes fonctions des hommes justes. Après trente ans, son souvenir à la Chancellerie n’est pas dissipé.

     Lorsqu’il prenait la plume, Léon Bérard était moins à son aise. Il redoutait cet arrêt fatal qu’imposent sur le papier les petits caractères noirs, lorsque, privé d’accent, de feu, de voix, l’écrivain est réduit au seul style, à jamais exposé, au jugement invisible, innombrable, inexorable. Il notait sur ses tablettes : « Le grand linguiste Meillet disait qu’il ne faut pas avoir conscience des difficultés de notre langue pour se décider de gaieté de cœur à écrire dix lignes en français. » Il avait de l’amour pour les mots, non les mots rares, mais les mots simples, ramenés à leur usage, à leur racine, à leur suc. Ces mots français, il les prononçait si musicalement : il semblait écouter à la fois leur son fini et leur sens presque infini, avec ces harmoniques distinctes que le Littré, son inséparable guide, lui avait, comme à Barrès, appris. Avec surprise, j’ai découvert ses ébauches et leurs surcharges. Léon Bérard savait que la forme ne s’ajoute pas, que fond et forme jaillissent ensemble de l’être incarné. Mais nous avons surtout barre sur la forme : c’est elle qui se murmure d’abord en moi, maladroite, abusive, s’offrant d’elle-même à la rature pour être émondée et devenir la transparence, la vérité de moi-même : mon propre mystère capté dans le miroir du langage.

     Qu’avait-il rêvé, à l’âge où l’on envisage ses possibles ? Quel vague modèle, quelle image, quelle forme confuse s’était présentée à ses songes ? Il est possible de le dire.

     Le grand-père de Léon Bérard, entre 1854 et 1869, avait souscrit aux publications que Lamartine avait lancées pour gagner sa vie, s’indignant qu’un grand homme pût être malheureux. Lamartine l’avait remercié en lui envoyant son portrait. Souvent on aborde l’obscure existence avec le schème d’un destin antécédent, qui nous indique que la pièce a déjà été jouée, qu’elle est inscrite au répertoire, qu’elle serait encore belle, même affaiblie. Posséder une terre en province, des racines, un manoir, une enfance qui vous ravitaille en fraîcheur et en nostalgie ; vivre avec le peuple paysan ; monter à Paris pour connaître les fièvres, le savoir, les premières gloires innocentes ; toutefois ne jamais perdre le contact avec les sillons ; et, après avoir présenté à l’homme le tout de l’homme dans quelques écrits, représenter une parcelle d’humanité au Parlement ; y prendre parfois la parole avec crainte ; proposer des lois ; gouverner au besoin lors d’une grande crise passagère ; revenir dans sa terre originelle, entendre sa maison vibrer sous les cris des enfants « comme un grand cœur de pierre » ; recevoir chaque matin les électeurs et l’inspiration ; contempler les longs cercueils glissant au-dessus des berceaux ; courir à cheval le long de ses champs avec ses lévriers ; imprimer, écouter l’Europe attentive ; se retrouver seul devant ses débris ; expirer en regardant le soleil sur ses vignes ; reposer dans sa terre même ; y sentir vaguement les pas curieux, les sabots fidèles, l’agenouillement d’une femme aimante : voilà comment le jeune Léon pouvait se figurer une existence valable. Lamartine a peut-être été le dernier qui ait pu unir la parole latine, le souffle romain, et, comme Fénelon, la nonchalance grecque. Le jeune Bérard, plus grec en cela que latin, était sans vertige et sans ambition.

     Voici par quel hasard se tissa son premier destin. Son père, d’origine provençale, avait épousé Marie Montesquiut, une Béarnaise. Léon naquit à Sauveterre-de-Béarn, le 6 janvier 1876. Mais il grandit chez ses grands-parents Montesquiut à Saint-Gladie. J’ai contemplé ce site, qui était sa préfiguration, avec son clocher carré, les platanes, la maison aux salles sonores faites pour les retours de chasse, ses étendues presque trop vertes sous la garde des Pyrénées bleuâtres et de la neige. Il y grandit mêlé aux paysans. « J’ai l’impression que cette enfance et cette jeunesse rurales eurent autant de part que mes discours à ce que fut mon potentiel électoral. » Il eut comme deux mères, sa mère et la sœur de sa mère, Hortense Montesquiut, l’une plus tendre, l’autre plus austère. Il fut l’honneur du Collège de l’Immaculée Conception à Pau. Puis il monta à Paris pour faire son droit à l’Institut catholique. En 1901, il fut reçu premier au concours de la Conférence du Stage. Et Raymond Poincaré l’admit dans son cabinet, où il travailla neuf ans.

     Quant à la politique, Poincaré lui donna le conseil de la fuir, et l’exemple de s’y complaire. L’exemple, ce vrai conseil, triompha de la prudence. Poincaré professait que l’on gagnait du temps en se passant d’aide, en cherchant soi-même les références et en les copiant soi-même. Léon Bérard préparait les plaidoiries sous forme de notes disposées ainsi que le sont les poèmes en vers libres : Poincaré avait besoin de cette infrastructure comme esquisse et comme repoussoir. Et le secrétaire s’étonnait de ne plus reconnaître sa pâle argile, lorsqu’il la retrouvait pétrie par le maître, qui l’avait marquée de sa part inaliénable de précision, de dure logique, d’inflexibilité.

     Je me suis demandé si c’était seulement leur contrariété qui avait rapproché des génies si différents. Mais l’étaient-ils autant qu’il le paraît ? Ils appartenaient l’un et l’autre à ces pays des frontières, à ces marches, comme furent presque tous les pays (même ceux du Centre), comme le demeurent les terres de pourtour, pays voués à une invasion provisoire et qui exigent du citoyen qu’il demeure souple et ferme, gardant ses fidélités. Chez Poincaré, le ferme masquait le flexible. Chez Bérard, le nonchaloir trompait sur le tenace. L’un et l’autre, quoique très liés au Parlement, avaient pris leurs distances : Poincaré par sa vocation d’arbitre et d’incorruptible ; Bérard, comme Barrès ou Lamartine, par un certain esprit de contemplation.

     Contemplation qui n’a pas été toute pure. Léon Bérard fut ministre dans une des périodes de l’histoire où nous avons le plus cédé aux illusions. Il est possible qu’un État faible remporte une victoire ; mais, s’il reste faible, il ne peut la faire durer, tandis qu’on voit des États ou des monarques obstinés supporter sans dommage un abaissement. Après 1918, il eût fallu réformer les structures, mais une victoire anesthésie sur l’essentiel. Léon Bérard tenta de restaurer ce qui pouvait l’être dans les hautes magistratures morales qui s’appellent l’Éducation et la Justice. Une troisième, celle des Cultes, lui eût convenu. Et nous verrons qu’elle ne lui a pas manqué, sous une forme difficile à prévoir.

     Léon Bérard est, pour beaucoup, ce ministre qui voulut faire apprendre le latin à tous les enfants. Il est vrai qu’il se signale tout entier dans cet exercice du milieu de son âge, où il attira sur lui l’attention des lettrés, des parents et des sénateurs. Voici sous quelles espèces après quarante années, je le repense :

     Il me semble que notre époque aspire à faire surgir cet homme universel, possesseur de l’espace, récapitulateur du passé, mieux uni à lui-même, plus ouvert à la planète que l’homme des civilisations compartimentées. Eh bien ! la question est de savoir si, pour former cet homme neuf, il faut renoncer à l’ancienne manière d’éduquer, dont le principe était de retarder le plus possible, par l’étude de certaines langues, de certaines vérités très générales, par un certain mélange d’ignorance et d’exercices sans usage, par une parenthèse calme entre la vie biologique de l’enfant et la vie technicienne de l’adulte, de retarder, disais-je, le contact captieux, voluptueux de l’esprit avec les choses, les êtres, les expériences. Ce retard s’appelait jadis l’instruction, et singulièrement l’instruction classique, dont le principe était de ne jamais offrir trop tôt le fruit, de remonter vers ces époques à jamais closes qui sont l’histoire d’Israël avant Jésus, la Grèce ancienne, la Romanité, d’y contempler un développement accompli, quoique annonciateur du nôtre, d’y jouir sans profit de la piété, de l’harmonie, de l’ordre. Et, pour obtenir cela, il s’agissait simplement d’apprendre ces langues dites « mortes », non parce qu’elles auraient cessé d’être (une langue, pas plus qu’une beauté, ne meurt), mais parce qu’elles ont cessé d’être historiques, qu’elles ne peuvent plus se corrompre ni s’accroître et qu’elles subsistent dans la substance de nos langues, comme des supports, des semences ou des échos. D’apprendre ces langues anciennes, non pour savoir les écrire, les parler, mais pour en garder l’arôme. Je ne demande pas à un honnête homme de savoir le latin, disait Saint-Marc-Girardin (que citait Bérard) : il me suffit qu’il l’ait oublié.

     Léon Bérard a professé, comme tant de savants et de lettrés de ce temps, que l’école secondaire ne doit pas apprendre, mais apprendre à apprendre. Elle donne des méthodes, ces habitudes souples, qui permettent de s’appliquer plus tard aux techniques d’une manière intelligente, humaine, inventive, de les posséder au lieu d’être possédé par elles. Pour Léon Bérard, le latin, langue inutile, capital humain, était l’instrument privilégié. On devine les strophes et les antistrophes de ce débat intemporel, qui eût pu intervenir un siècle plus tôt en quelque chambre des Pairs, et qui divisait les suffrages par d’autres frontières que celle de la droite et de la gauche.

     L’adolescence, oh ! qu’elle est incertaine ! C’est l’âge où Claude Bernard écrivait des pièces de théâtre, où Pasteur obtenait en chimie la note médiocre, où Louis de Broglie se passionnait à l’histoire. Les illusions de la vocation précoce annoncent les mystères de la vocation tardive. Douze ans, c’était vraiment bien tôt pour opter contre le latin dans une société bourgeoise, où le latin seul ouvrait les portes libérales ! Cela, tous le lui accordaient, même Ferdinand Brunot, le fougueux doyen de la Sorbonne, qui voulait expliquer le français par le français sans sa matrice latine.

     Mais Léon Bérard proposait un remède paradoxal : il demandait que, de la sixième à la quatrième, de dix ans à quatorze ans, tous les petits Français fissent du latin. Il voulait une prédestination latine antécédente à la liberté du choix. Il disait que l’enfant sans latin, lisant Racine, donnait forcément à des mots comme détestable, misérable, fier, triste, génie, gloire, ennui, inquiétude un sens que ces mots n’avaient pas, ou encore qu’un député sans latin était incapable de comprendre ces trois mots pourtant si nécessaires d’élection, de dissolution, et surtout de déficit. L’apprentissage du latin devenait la vraie initiation à l’esprit scientifique, car il forçait l’enfant à ne jamais biaiser devant les faits. On pourrait se demander si une démonstration mathématique n’enseigne pas plus la rigueur qu’une traduction, s’il ne faut pas joindre la géométrie et le latin, – l’une apprenant ce qu’est l’évidence, l’autre que l’esprit doit sentir le prix de la nuance, de la manière, qui est inexprimable. La culture humaine roule sur ces deux pôles : je crois qu’il faut les maintenir le plus longtemps possible, retarder un choix si cruel.

     Chemin faisant, on avait soulevé à la Chambre des problèmes éternels : celui par exemple de savoir si, dans les arts et dans la langue, la perfection ne doit pas être placée au commencement :

     M. Bérard : « Je ne crois pas avancer un paradoxe en disant que l’humanité, dans l’ordre des lettres et des arts, a été presque dès le début en possession de tous ses moyens. Et si je vais du Grand Trianon au Trocadéro... »

     M. Herriot : « Il ne s’agit pas de cela. »

     M. Bérard : « On peut se demander quel accident a pu faire que Georges Ohnet n’écrivit pas mieux que Voltaire, ni que le Trocadéro ne fût pas aussi beau que le Grand Trianon... »

     Pour la première fois sans doute, une assemblée nationale se surprit, comme un concile, à parler latin :

     Léon Bérard : « Nous serons tous d’accord pour dire que c’est encore le signe d’une bonne formation classique que cette propension cicéronienne à descendre chaque matin sur le forum pour s’écrier qu’il faut sauver la république. Cela se dit très bien en latin. Cela ne se dit même fort bien qu’en latin. »

     M. Herriot : « Dites-le donc en latin, Monsieur le Ministre. »

     M. Bérard : « Si vous voulez, je peux vous dire en latin... »

     M. Herriot : « Vous parlez trop bien le français. »

     M. Bérard : « ... une partie de votre programme : Quid igitur censes, Herriot, vindicandum in eos qui tradidere rem publicam ? »

     On demande l’affichage. D’autres députés crient : il faut donner la traduction !

     Léon Bérard : « Vous savez, Messieurs, ce que cela veut dire. J’ai demandé à M. Herriot à quoi il pensait, et j’ai ajouté que c’était évidemment qu’il fallait tirer vengeance de ceux qui ont livré la république. »

     On peut se demander si, de nos jours, la défaillance de la culture, le raccourcissement des études, les besoins techniques grandissants, la connaissance indispensable des langues et des littératures modernes n’ôtent pas aux enfants le pouvoir d’apprendre le latin comme on le faisait jadis : dans la lente durée. Bérard a-t-il vraiment pu croire que, dans la France de 1924, on pût maintenir longtemps ce retour à l’ancienne formation latine si sage, trop sage ? Il ne suffit jamais en politique d’avoir raison : il faut encore que l’opinion vous soutienne ou vous supporte. Mais ici on doit comprendre la vocation de Léon Bérard, qui n’était pas tant modéré au sens pâle et fade, que modérateur. Le latin lui semblait la mesure même de la substance occidentale. Puis il avait cette idée noble, assez étrangère à nos mœurs, que le succès n’est pas tout, quand il s’agit de certaines propositions vitales ; qu’il faut savoir parfois prendre des dispositions sans avenir immédiat. Qui sait ? Peut-être sommes-nous emportés sur une pente décadente, qui mène l’humanité vers un état sous-humain ? Lorsque l’aventure planétaire sera finie et que l’histoire jugera l’histoire, alors seront mis à leur place ceux qui auront défini, soit le vrai, soit le juste, soit le simple bon sens : la solution difficile qui aurait pu épargner les douleurs. Je dois bien avouer qu’à l’âge atomique la lecture de ces querelles sur le latin surprend. Et pourtant, sous ces débats qu’on dit académiques et qui exigent une trêve des esprits, ce sont souvent, par voie d’inclusion, les plus hauts problèmes qui sont engagés. Pour Léon Bérard, le latin enveloppait plusieurs symboles. Il était la voie royale vers l’Esprit pur, la source noble de l’égalité, l’accession à la sainteté du langage. Plus encore que la culture , c’était l’Écriture qu’il voulait sauver. Et plus encore, peut-être, oserais-je le dire, c’était la Parole.

     Lors de ses passages au pouvoir, Léon Bérard était désigné pour parler des arts, de tous les arts. Il en parlait bien. Je veux retenir quelques pensées sur la peinture, car il avait un sentiment exquis de cet art immobile, synthétique, qui, avec un peu de boue diversement colorée, reproduit et révèle la transfiguration de la matière par la lumière. Pendant son archontat, un malin hasard lui fit un devoir de célébrer Ingres à Montauban et Toulouse-Lautrec à Albi, ces deux peintres si dissemblables : il leur rendait une justice égale. Dans le fils du maître perruquier devenu sénateur, Léon Bérard, qui pourtant préférait Delacroix, saluait le maître de la forme. Ingres serait grand, disait-il, même s’il n’avait fait que ce torse de femme qui se voit au tableau de La Source : Léon Bérard acceptait même les trois vertèbres qu’Ingres avait ajoutées à l’Odalisque, car la déformation ici sauve la forme. Faut-il dire qu’il devinait chez Ingres une violence anarchique primitive qui lui avait fait chérir, à l’excès, la règle? En Toulouse-Lautrec le gentilhomme avec la Goulue, et Valentin le Désossé, Léon Bérard définissait le mouvement inverse de tout art, celui qui fixe un caractère à l’instant où la forme se décompose... Je voudrais dire aussi l’intérêt qu’il portait à ce problème juridique, qui jadis opposa Lady Eden à Whistler, lequel ne lui avait pas livré son portrait, le jugeant inachevé. Léon Bérard admirait ces termes de la cour de Paris sur un cas analogue : « Attendu que le créateur de toute œuvre intellectuelle... a le devoir absolu de déterminer lui-même le moment où il estime que son œuvre est achevée ; que tant qu’il n’a pas achevé son œuvre, celui qui l’a créée en est le seul maître... » Ainsi cet ami de la forme était le défenseur de l’inachèvement. Justement, j’imagine, parce qu’il savait de quelles larmes la forme se paie, il voulait que la loi préservât la liberté des efforts désespérés. Au reste, quelques œuvres d’un éternel prix ressemblent à nos existences : jamais achevées, mais entreprises, prolongées, reprises, enfin précipitées. Elles subsistent alors avec leurs lacunes, dans le désordre radieux de l’interruption, comme les Évangiles, ou les Pensées de Pascal.

     La nature de Léon Bérard était préadaptée à ces époques rares où l’histoire se repose. Et il avait pu penser, la nature étant pour chacun de nous un présage d’histoire, que, pendant sa vie, il ne se passerait presque rien.

     Au commencement de l’été de 1914, remontant les Champs-Élysées avec Maurice Colrat par une nuit splendide, il disait à son compagnon : « En somme, notre génération n’aura assisté à rien d’historique. » S’il y avait là un regret, Léon Bérard eut sa consolation. Mais, jusqu’en 1938, il fut préservé d’histoire.

     Vers la fin de la guerre civile d’Espagne, on pouvait s’attendre à voir se juxtaposer sur les pics deux armées espagnoles, une italienne et une française : c’était vraiment beaucoup trop. Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères, considérant que la guerre était imminente, que nous avions besoin pour nos explosifs des pyrites espagnoles, que nous ne pouvions songer à courir le risque d’un troisième front, désirait obtenir de l’Espagne une neutralité bienveillante. À la demande de Georges Bonnet, Léon Bérard reprit en pèlerin de paix le chemin de Saint-Jacques. Il surmonta les difficultés, qui étaient grandes. Il signa à Burgos un accord par lequel la France et l’Espagne affirmaient leur volonté de vivre en bon voisinage et de pratiquer au Maroc une politique de franche et loyale collaboration. Cet accord fut pleinement respecté. Il n’y eut pas pour la France de frontière pyrénéenne. En 39, les troupes françaises du Maroc furent ramenées en métropole. Sur le moment, l’action de Léon Bérard passa presque inaperçue : car l’opinion ignorait les périls. Le négociateur avait renoué avec l’Espagne des liens défaits. Lorsqu’on sait l’importance que devait avoir, lors de la dernière guerre, l’attitude de l’Espagne, on mesure le service insigne que Léon Bérard, selon sa manière discrète et sage, avait rendu aux pays libres : son œuvre de réconciliateur est encore toute vivante.

     On lui offrit alors l’ambassade de Madrid. Il la refusa.

     Arrêtons-nous ici : car nous franchissons un seuil solennel. Entre 1940 et 1945, l’homo sapiens est entré dans une sphère nouvelle : et cela sans le savoir. Pas plus que les origines, les mutations radicales ne sont au moment même discernables. Que s’était-il donc passé ?

     C’était la fin de cette parenthèse furtive de l’histoire où le mot de liberté avait un sens plein ; c’était la fin des armes orientées, axées, canoniques en plusieurs sens, ayant une portée restreinte, ne s’étendant pas à la terre de proche en proche ; la fin de ces ordalies appelées guerres, qui n’opposaient que des soldats, afin de finir un débat territorial. C’était, peut-être, la fin de la préhistoire chrétienne, le début d’un nouveau départ évangélique. Peut-être aussi la fin de toute culture désintéressée, la fin de cette pâle espèce pensante ? Certains diront avec Talleyrand que c’était la fin de la douceur de vivre : mais la douceur de vivre n’a jamais été en ce monde qu’un privilège, exigeant chez le plus grand nombre la dureté de vivre.

     Sous les épisodes d’une guerre qui semblait nationale, idéologique, mondiale comme celle de 1914, sous les remous d’une lutte assez semblable où l’on croyait voir encore se jouer ce qu’on nomme désormais la guerre « conventionnelle », voici qu’apparut vers 1945 le spectre d’un drame d’une telle échelle, d’une telle différence, que nous n’avons pas de mot pour le désigner, sinon ces mots philosophiques de total, de final, de « néantisant ». Le progrès a détruit l’espace qui limitait l’acquêt mais aussi le dégât, qui séparait certes, mais qui aussi protégeait l’homme de l’homme. Le progrès a détruit le temps, qui mettait entre des peuples voisins la dénivellation de plusieurs siècles, parfois de quelques millénaires. Après les derniers soubresauts, l’espèce est à la fois plus unifiée et plus vulnérable, soumise en tant qu’espèce à ce choix inéluctable qui, jusque-là, était seulement celui de l’homme solitaire dans l’abîme de sa liberté. L’espèce peut se détruire absolument ou s’unir à elle-même et cesser d’être une juxtaposition d’hommes ou de nations pour devenir enfin une humanité. Ce début de l’âge atomique, qui fait penser à la découverte du fer ou du feu, nous ne savions pas en mai 40 qu’il se préparait. Ce à quoi nous assistions, c’était une sorte d’attaque au sens presque médical, dont notre pays aurait été la victime. La France était frappée de stupeur, d’abord soumise à des mouvements absurdes, puis silencieuse, d’un silence de mort, blessée mais non pas morte, abattue mais non pas défaite, retrouvant le sens du sacrifice, unanime à se vouloir rénovée et meilleure. Nous ne parlons jamais de ce moment-là, pas plus que dans les familles on ne parle des arrachements. Et il arrive même que les morts de 40 soient comme morts deux fois, impuissants que nous sommes à comprendre, ainsi que le disait prophétiquement Léon Bérard, en 1922, devant le cénotaphe de la Sorbonne, « l’identité des sacrifices et l’égalité des morts ». Il faudra encore que coule le temps pour qu’on puisse parler de ce passé sans honte fausse ou sans pharisaïsme. Nous avons trop souffert les uns et les autres, parfois les uns par les autres.

     La sublime synthèse de douleurs inverses s’est accomplie, mais secrètement. Dans toute crise radicale, guerre ou révolution, il y a des grandeurs invisibles, des morts ignorés, des morts inutiles, des morts absurdes, des morts par erreur ou par iniquité : mais ce mélange procure à la patrie une réserve de sang et d’abnégation, qui augmente son être et qui, par la patience, lui donne ce droit à l’avenir qu’on appelle espérance. En songeant à la vie de Léon Bérard, pendant ces années où il était éloigné de sa terre, je revoyais cette forme d’existence captive, qui devait tant me marquer avec plus d’un million de camarades. Je réentendais ces deux commandements entendus dans des milliers d’appels : Face à l’ouest ! Salut à la France ! avec dans l’intervalle quelques minutes de silence absolu, où devant l’étendue nous pensions au retour, au foyer, au renouveau de toutes les choses. Je vois ces tombes des prisonniers dans les cimetières, ces croix de bois allemandes où se lisait l’inscription : Pro patria, longe ab ea. Pardonnez-moi d’avoir mêlé ma pensée et un peu de mon être à son être : il me semble qu’un portrait est l’œuvre commune d’un œil sensible et d’un modèle immobile.

     En octobre 1940, le Maréchal Pétain envoya Léon Bérard auprès du Saint-Siège pour y représenter la France espérante et meurtrie.

     Voici Pie XII et Léon Bérard face à face : ces deux natures délicates, affectueuses, classiques, modératrices.

     Pie XII parle de « la douleur inouïe d’une grande nation, frappée d’une épreuve comme il s’en rencontre peu dans l’histoire mouvementée des peuples : ses campagnes dévastées, ses fils tombés, ses citoyens éloignés de leurs demeures, ses enfants prisonniers ». Il avait rappelé la définition de la force d’âme par Cicéron : scientia rerum perferendarum... summae legi parens sine timore. Il avait aussi cité Saint Bernard : vinces, spem tuam in Deo fortiter figendo et rei finem longanimiter expectando. « Tu vaincras en fixant fortement ton espérance en Dieu et en attendant avec longanimité la fin. » J’ai dit que le Pape et l’ambassadeur se ressemblaient par le frémissement d’une tendresse souvent refoulée mais affleurante, par le bel usage du langage (Pie XII aimait entendre parler Bérard, rien que pour la musique de sa phrase grégorienne) et aussi par ce genre de souffrance qu’éprouvent dans les offices ces natures avides de toucher les autres, d’être touchés et toutefois peu faites pour les durs contacts.

     Léon Bérard, qui avait vu travailler Poincaré, trouvait chez Pie XII ce même soin méticuleux des vérifications, cette même faculté de savoir par cœur ce qu’il avait écrit et de se reposer du travail par le travail. Il voyait s’exercer le genre de magistrature qu’il aurait rêvé, de hauteur, de conciliation, de recherche du bien commun en tant qu’il est le lien vital, efficace et suprême.

     En 1940 l’Italie prend les armes ; les diplomates des nations qui étaient en guerre ou en armistice avec l’Italie furent reçus dans l’enceinte du Vatican. Léon Bérard remarquait que le Vatican et la Russie étaient analogues dans l’exiguïté et l’immensité, par l’absence d’appropriation, par la solitude du chef, par l’imposition d’une même foi, par le retentissement d’un geste, d’un mot dit à l’Œcumène. Votre confrère vivait alors dans une demi-liberté, comme le Pape, ce prisonnier d’un monde occupé par le Malin, qui ne peut jamais faire tout ce qu’il veut. Parfois j’ai regardé ce regard de Pie XII : je trouve que Pie XII, plus que d’autres pontifes, avait ce regard intense, timide, chargé d’un indicible sens que, j’ai vu si souvent chez les prisonniers. C’est qu’il représentait le pouvoir spirituel à l’état pur. Jamais le Vatican ne fut violé. La vague expira sur la grève. Les sentinelles de Kayserling ne forcèrent pas les portes de bronze. Le lourd vaisseau, chargé à en craquer de diplomates (et qui contenait autant de juifs que de chrétiens) se maintint amarré au centre de l’histoire.

     Redevenu en 1944 un simple citoyen, Léon Bérard devait demeurer au Vatican quatre ans encore, selon la volonté de Pie XII. Il lui était arrivé la même aventure qu’en 1789 au Cardinal de Bernis. Pendant que le Pape ne s’y promenait pas, il avait la clé des jardins. Pie XII l’entourait d’égards d’autant plus purs qu’ils ne s’adressaient plus à sa fonction mais à sa personne.

     Léon Bérard se distrayait en fouillant des archives. Et il se plut à jeter quelque clarté sur les circonstances qui avaient retardé, puis adouci, la mise à l’Index de l’Esprit des Lois. Montesquieu avait été informé des quelques points de son ouvrage qui offusquaient l’enthousiasme de plusieurs prélats. Léon Bérard souhaitait que ce qui avait été pour Montesquieu faveur devint coutume, que cette procédure secrète, unilatérale, inflexible se tempérât, qu’un pape humaniste révisât de période en période la liste noire, et y retranchât, avec l’Esprit des Lois, le Père Goriot et les Misérables.

     Dans cette retraite, Léon Bérard élabora son testament politique. Un jour il me définissait ainsi la politique : « C’est l’art infiniment compliqué de faire vivre ensemble et concourir au bien commun d’une nation des citoyens fort divers et qui ne sont pas nécessairement d’accord entre eux. »

     En Montesquieu, magistrat, vigneron, écrivain, où il saluait « la plénitude, le nerf, la grâce », il retrouve son Lamartine du soir, préservé de la tentation abstraite et désincarnée, ayant compris le prix de la durée et des contingences. Montesquieu est le penseur-type de cette famille des modérateurs où il reconnaît les siens : Royer-Collard, Broglie, Tocqueville, Boissy d’Anglas, Michel de l’Hospital, Cicéron. C’est là son versant, qu’il oppose à celui de Robespierre, des Ligueurs et de Sylla. Les saints de sa cathédrale, ce sont donc les conciliateurs, les réparateurs, les raccommodeurs : ceux qui refont les tissus, qui cicatrisent, qui ne doivent pas désirer la gratitude, car leur besogne est par définition une tâche ingrate. Le plus remarquable à cet égard lui paraissait être celui qu’il appelait l’insigne serviteur : Richelieu, je veux dire le duc de Richelieu, ministre de Louis XVIII.

     Si les Bourbons étaient revenus après la Terreur, Louis XVIII n’eût pu régner sur deux Frances irréconciliables. Il semble que, pour ce service de conciliation, Léon Bérard pardonne à Napoléon d’avoir insinué dans la substance française cet amour conjugué de la révolution et de la gloire qui empêche les institutions libérales de s’enraciner chez nous. Un bon démiurge en somme avait par décret nominatif fait Bonaparte pour être consul : c’est le diable qui l’a prolongé en Napoléon. Telles étaient les pensées de celui qui confiait à l’oreille de ses amis : « Je suis orléaniste. » Ainsi, bien qu’il n’appartînt pas au cercle des grands auteurs et acteurs de l’histoire, grâce à cet esprit impartial dont il disait après Fustel de Coulanges qu’il est la chasteté de l’histoire, Léon Bérard pouvait admettre l’existence de ses contraires.

     Mais sa réflexion profonde s’employait à démêler les rapports, plus subtils, du spirituel et du temporel, de l’Église et de l’État. Il avait été ministre de l’instruction laïque, puis ambassadeur d’un État laïc avec, la Papauté. Les termes, si lourds d’histoire et d’ambiguïté : Laïcité, Séparation, Gallicanisme, Concordat, on peut dire qu’ils vibraient dans son esprit, comme les couleurs du spectre chez le peintre, ces couleurs dont Goethe disait qu’elles sont « les souffrances de la lumière ».

     Je voudrais indiquer ses axes de pensée, sûr que de pareils problèmes se poseront encore et qu’ils ont leur insolubilité.

     La laïcité lui semblait, en France, une idée confuse. Certes le concept de laïcité parait clair, puisque laïque veut dire : qui n’est pas d’Église. Mais l’usage est passionné. Tantôt laïque veut dire neutre, donc ouvert à tout, et tantôt il sous-entend que cette ouverture cesse pour l’Église romaine, que la laïcité est antireligieuse, et à la limite athée.

     Plusieurs mots de la langue, surtout de la langue politique, ont de ces double sens qui, en nous empêchant de nous unir à nos adversaires et donc de concilier, nous soudent davantage à nos compagnons de lutte. Lorsque Léon Bérard avait voulu déplacer Monsieur Lapie, son directeur de l’Enseignement primaire et son ami, parce que ce dernier patronnait un programme de sociologie pour les Écoles normales que Bérard n’approuvait pas, il s’était heurté à un veto muet. La mutation de Monsieur Lapie, de la rue de Grenelle à la Sorbonne, aurait pu entraîner la chute du ministère Poincaré, risqué d’ébranler la fragile Europe ! Quel paradoxe incompréhensible, sur lequel Léon Bérard médita longuement !

     Pouvait-on du moins faire admettre à la puissance laïque que la France eût un concordat avec Rome, comme Bonaparte l’avait voulu, et tous les régimes jusqu’à la séparation ? Léon Bérard observait qu’il existe en France une tradition gallicane, que de nos jours C’est surtout la laïcité, la gauche française qui la représente. Il observait encore que tout discordat avait pour effet d’affermir les liens du catholicisme français avec Rome. Sachant que la fougue du génie celte s’apaise sous la modération romaine, il tenait à ce que les liens de Rome et de Paris, tenaces même lorsqu’ils sont niés, mais alors incontrôlables, fussent sanctionnés par un échange régulier d’ambassadeurs. Il constatait l’existence des Nonces, qui ne peuvent être à aucun titre des ambassadeurs comme les autres, puisque dans un pays catholique ils font aussi office d’intermédiaires entre le Pape et l’épiscopat, de légats permanents du Pape auprès du peuple chrétien. Mais il pensait aussi qu’un concordat de séparation, auquel il aurait tenu par certaines de ses fibres parlementaires, par le sens qu’il avait des contrôles et des balances, n’avait pas chance d’être négocié. Un tel concordat, dans nos hémicycles et dans leurs couloirs plus importants encore, donnerait naissance à de grands troubles. Comparant 1516 et 1801, il posait cette loi très générale : « Un concordat est possible lorsque les États aperçoivent qu’un discordat ne peut plus durer en telle ou telle partie de la politique extérieure ou intérieure. » Et il remarquait que Rome, qui ne dénonce jamais un concordat une fois signé, ne le propose jamais : elle attend que l’État soit demandeur. Là encore Rome ne fait de concessions au temporel que pour prévenir le mal pire que serait le schisme. Des conjonctures favorables à un concordat ne sont pas exclues de l’histoire future. Mais Léon Bérard ne les voyait pas poindre. Il se bornait à se réjouir de cet état empirique, fait d’usages, de gestes, de paroles et des échos de ces paroles, qui s’institue entre l’État et la Papauté. « De bonnes relations diplomatiques, disait-il, permettent de supporter les discordats. »

     J’ai fini de décrire ce qu’a fait et pensé votre confrère. Et toutefois j’ai idée que je n’ai rien dit.

     Il est temps de méditer sur le mystère, de son existence, sur cette relation secrète de l’être avec les événements, que l’on nomme la destinée : c’est une vue superficielle que celle qui nous fait croire que ces deux registres, celui de notre caractère, celui des accidents de nos vies, sont indépendants, comme si nous entrions dans l’arène avec nos humeurs et que les hasards bondissent de leur côté, comme si ces deux séries de causes s’entremêlaient, vaille que vaille pour composer cette catastrophe qui serait pour chacun de nous sa propre histoire. En réalité, notre libre nature et les hasards de l’histoire jaillissent ensemble : c’est pourquoi les événements qui nous arrivent ressemblent parfois à nos profondeurs. Le caractère tisse la destinée.

     Léon Bérard se tenait dans cet état que Fénelon eût nommé l’indifférence : trop ami du calme pour être ambitieux, trop dévoué pour être calme, il était disponible aux appels imprévus des devoirs. Une providence, fine d’humour et d’amour, permit que les charges lui fussent imposées latéralement, presque par surprise. À la chasse il apprit en 1912 que Poincaré l’avait « pris au collet » pour être son sous-secrétaire d’État. En 1919, c’est au marché de Navarrenx qu’il sut que Clemenceau l’avait fait ministre. Il avait été élu en 1910, sans effort, par l’abstention, disait-il, de candidats qualifiés. La mission d’Espagne, celle de Rome ne pouvaient presque convenir qu’à lui. C’est à peine si la dernière Visiteuse se fit annoncer. Ainsi Léon Bérard n’eut pas tant à choisir qu’à consentir : et vous observez qu’il en est souvent ainsi dans nos vies, où les conjonctures sont si prévenantes. Le destin fut astucieux pour le prendre au piège. La vocation que Léon Bérard s’attribuait était de vivre à Saint-Gladie parmi ses métayers, avec une meute de livres pour ses songes et une collection de chiens pour chasser lièvres et palombes parmi les blés et les maïs, en souriant du mot d’Henri IV : « J’ai annexé la France au Béarn. » Dans ce Béarn était son attrait, sa limite, sa gravitation. Considérez l’ironie de ces choses : c’est justement parce que ses compatriotes savaient son impartialité reposante qu’ils le hissèrent au Parlement, de sorte que l’amour du repos finit par le priver de repos, que l’attachement à ses racines le précipita dans les embarras de Paris, que sa fidèle obstination au Béarn en fit un serviteur de la France.

     Un de ses amis de Sauveterre, que je suis allé interroger à l’Auberge du Cheval Blanc, où Léon Bérard tenait assise chaque samedi, me disait, ignorant mon métier propre : « En somme, il était philosophe : je veux dire, Monsieur, qu’il avait l’appréciation calme. »

     Calme ? Ah ! qui peut se dire calme ? Et le calme est-il en moi précaution, paravent ou indolence ? Dans ce calme de Léon Bérard, je voudrais descendre un instant, afin de mieux connaître l’homme. Et je proposerai un clivage de sens entre nonchalance et nonchaloir.

     La nonchalance est une forme de la paresse. Mais le nonchaloir, cette vertu de Montaigne, devient chez plusieurs la source d’un incessant agir. La nonchalance accentuerait la séparation de l’âme et du corps, soit que l’âme ait sa béatitude à part, soit que le corps se laisse aller. Le nonchaloir (mot si beau en ses consonances) devrait désigner plutôt le moment où notre unité se recompose. L’âme va vers le corps, elle épouse le calme de son compagnon. Le corps monte jusqu’à l’âme pour y trouver aussi une sorte de repos. Alors le nonchaloir, pacifiant nos puissances, les rend disponibles : il leur communique l’ardeur prête à bondir des anges inoccupés. Je le reconnais : dans l’actuel emploi, le mot est indécis. Baudelaire l’a énervé sous l’alanguissement oriental. Jadis Chaulieu, pour la mort d’un ami, à mon gré, avait mieux dit :

Depuis deux jours, hélas ! Je l’ai perdu
De nonchaloir ce héros admirable...

     Le nonchaloir, c’est le lebenlassen de Gœthe, qui donne à chaque moment de la vie son laisser-vivre, ce libre et juste jeu nécessaire au courage.

     Mais le nonchaloir de Léon Bérard, différent de celui de Montaigne ou de Gœthe, s’associait à une extrême capacité de sentir et d’aimer, de se mettre à la place de plusieurs autres, de souffrir d’avance plusieurs avenirs. Cette sensibilité, qui est la sève de l’intelligence, peut affaiblir le pouvoir de trancher. Elle gênait parfois Léon Bérard : elle fut sa force intime, mais son intime douleur. Comme il était bon et avide d’appui, il n’aimait pas déplaire. Certains sont amis de l’approbation. Lui appartenait plutôt à cette famille d’esprits qui craint la désapprobation, surtout celle de ceux qu’on aime. Pour connaître ce roseau craintif qu’est l’homme, surtout l’homme fort, il faudrait un sismographe qui enregistre sa manière propre de trembler. Chez Léon Bérard, l’inquiétude ne venait pas du corps qui était solide, ni de ces angoisses métaphysiques devant l’existence, la destinée, l’incertitude de l’au-delà, ni de l’injustice des hommes, ni de la pensée du mal ou de la mort. Une saine adaptation à la condition humaine, le sourire béarnais, la foi le rassuraient. Mais les petites inquiétudes occupaient le terrain laissé par les grandes. Et parfois il hésitait entre divers partis, trop lucide pour oser. Robuste, il a craint d’être malade : un surcroît d’affection le liait à ceux des vôtres qui soignent aussi le corps. Vos scrutins le mettaient dans un état pénible. L’obligation de choisir entre des amis est un supplice pour ces esprits délicats qui préfèrent chacun, qui n’osent pas avouer, entre ceux que leur cœur justifie également, les différences que leur jugement pèse dans les mérites. Il me disait : « On ne vote jamais selon ses vœux. Tenez, plutôt que de voter, je préférerais... aller à Moscou » : ce qui était pour lui un bien long voyage. « Vous ne pouvez pas dire non », lui disait son bâtonnier pour lui faire accepter une charge. – Il répondait : « Certes, mais ce qu’on me demande est de dire oui. Et c’est le plus difficile. »

     Contre l’angoisse, nous cherchons à nous prémunir par des industries. Léon Bérard soignait son écriture ; il traçait les caractères avec lenteur, d’une plume de fer, capable de pleins, de déliés, et grinçante. J’ai dit que sa parole avait des circonvolutions. Lorsqu’il improvisait... Mais cet éblouissant improvisateur improvisait-il toujours ? Dans sa jeunesse, sachant qu’Émile Ollivier connaissait les arcanes de la parole, il était allé interroger le mage, retiré dans sa gloire défaite, oraculaire. Il lui avait demandé comment il improvisait : Émile Ollivier avait répondu : « Mon cher Bérard, j’ai connu trois grands orateurs, Lamartine, Thiers et moi : pas un n’improvisait. »

     Ainsi y avait-il dans l’alliage de Léon Bérard un mélange d’enthousiasme et de contrainte, d’abandon et de ces gênes qu’il s’imposait, d’ardeur et de discipline apprise. On peut se demander si, comme nos classiques, il ne s’appuyait pas sur la forme, sur la cérémonie, sur la perfection précise, pour contenir en lui un je ne sais quoi de tendre et d’anarchique, qu’il avait noté chez Ingres.

     Mais contemplons-le à la dernière étape. Comme il arrive aux visages de proue, l’âge l’avait sculpté. Sa bonté, sous l’esprit, paraissait davantage : il me semble qu’il se retenait moins d’aimer. Je suis sûr qu’il se retrouvait dans cette confidence de Molé, le sévère ami de Joubert : « Lorsque j’étais au pouvoir, je menais une vie à laquelle je ne me mêlais pas : il me semblait que c’était la vie d’un autre dont j’étais le conseil. Mon véritable moi regardait la terre comme exil. » Molé disait encore, à voix plus basse : « Ma nature est flexible, mais non mobile. Tout vient pourtant se résoudre pour moi dans un seul et même sentiment : l’amour. » Ce n’est pas notre temps qui a découvert l’angoisse. L’angoisse est de toujours. Mais jadis l’angoisse avait son remède dans l’amour. Et notre époque a négligé le vrai amour. Ce qui caractérisait Léon Bérard, dans le temps où je le fréquentais, c’était d’allier de plus en plus le sens des limites à l’allégresse. Il arrive qu’un esprit exceptionnel ait dans sa fille unique un témoin sans égal. Un soir de septembre, j’osai demander à la fille de Léon Bérard de résumer pour moi en une maxime, en un verset peut-être, ce qui lui paraissait de l’âme de son père l’essence définitive. Elle se recueillit ; elle mit un doigt sur ses lèvres ; puis, elle me dit, citant un psaume :

Omnis consummationis vidi finem
Latum mandatum tuum nimis.

     « J’ai vu les limites de tout ce qui finit. Mon père ne demandait pas la paix à l’orage, ni la source au désert. Ailleurs était son trésor. Ailleurs était son cœur. Pour lui, seule la loi du Seigneur était dilatante à l’infini. »

     Je me souviens d’un de nos derniers entretiens sur l’avenir de ce monde.

     « Croyez-vous, lui disais-je alors, que la crise qui nous menace soit analogue aux autres ? N’est-ce pas plutôt une mutation et telle qu’il n’en a pas existé depuis l’origine ? Ce qui est menacé, ce n’est plus l’accident (et les civilisations sont de longs accidents subsistants) : c’est l’essence de l’homme, de la pensée, de la religion. La planète désormais close, l’humanité devenue un seul corps et si vulnérable ; une technique qui permet de dominer la matière, demain d’avoir barre sur la vie ; une critique, cette fois radicale, de toutes les institutions, même de la famille ; une mise en question générale, avec certains moyens absolus de dissuasion et de persuasion, de la croyance en Dieu qui, depuis Abraham, était le lien suprême ; la possibilité de voir surgir un type d’homme nouveau, technicien, occupé seulement à vivre. Au moment où l’humanité va pouvoir enfin faire craquer ses cloisons pour une paix indéfinie, un athéisme technocrate risque de s’assurer la domination. On comprend que ce soit l’heure où les communautés selon l’Esprit tendent à communier pour une réforme de tout ce qui peut retarder leur union visible ; le moment où le Concile va s’ouvrir dont nous espérons un épanouissement de l’Église catholique. »

     Telles étaient les vues que je lui proposais dans l’entretien du soir. Pensif et attentif, il reconnaissait cette impossibilité de comprendre des temps neufs, par manque de point de comparaison pour se reconnaître, pour former son jugement. Il disait : « Agissons là où il y a quelque flot à contenir, quelque bonne voie à tracer. Lorsque nous assistons au lent investissement de l’Occident, réjouissons-nous de tout ce qui peut écarter la catastrophe. À d’autres de promouvoir. À nous de maintenir. De quelque mutation que soit honorée ou menacée cette fragile espèce, sauver l’essentiel, l’immuable, ce fut là mon devoir d’homme, ma quotidienne tâche. À d’autres Abrahams d’espérer contre l’espérance par des visions qui vont au-delà de la vue ! »

     Ainsi me parlait votre confrère, jugeant son existence avec sérénité. Il ne mêlait pas la ferveur mystique à la politique, il distinguait le plan des choses temporelles si incertaines, et celui des réalités éternelles, dont il avait gardé en lui la présence, la nostalgie. « L’essentiel et le fond irréductible de mon éducation religieuse est fait de l’exemple de ma mère. À aucun moment de ma vie, je n’ai eu le sentiment d’être soustrait à son influence. À Paris, à l’université, au barreau, jusque dans la politique, une sorte de milieu intérieur et de paysage moral m’a accompagné, dominé par les images de la vieille église de Sauveterre et de la vieille église de Saint-Gladie, où j’ai tant vu prier ma mère. » Admirateur de Lacordaire, dont il savait par cœur des pages entières (notamment dans l’oraison funèbre du général Drouot), il avouait « avoir peut-être hésité, dans l’étude de sa vocation, entre les deux voies de l’avocat et du moine ».

     Les esprits que la considération des différences et des changements incline au scepticisme ou à la sécurité formelle sont souvent aussi douteurs en religion qu’en politique. La réflexion sur les origines chrétiennes plus informée qu’au temps de Renan, sa vie recluse auprès de Pie XII et, après 1944, l’épreuve d’une certaine solitude dure à cet homme avide d’approbation, tout l’inclina vers la réforme, de l’homme intérieur. À un ami prêtre, peu de temps avant sa mort, il écrivait : « Aidez-moi à obtenir cet essentiel de l’essentiel, exprimé par des textes que je n’ai pas oubliés à travers les itinéraires discontinus de ma vie. » Et il citait, en latin : « Nobis peccatoribus... Partem aliquam : une part quelconque, une simple petite part... » À cela se bornait son humble espérance.

     Dans son pays, sous son ciel, Léon Bérard devait revenir une dernière fois et recevoir l’hommage d’un peuple unanime. Le département des Basses-Pyrénées est un des plus singuliers qui soient en France, puisque le Béarn y compose avec le Pays basque, qui, grâce au mystère linguistique, par sa fidélité à sa race, sous le triple symbole de la prière, des travaux et des jeux, a su demeurer lui-même, tout en se liant à une plus vaste patrie, de tout son cœur, de toute sa droiture. Léon Bérard unifiait à son foyer ces deux communautés. Celle qu’il avait choisie pour épouse lui apportait la volonté, la vigueur, le velouté de ce peuple basque si gai, si avenant, et qui, comme certains esprits poétiques, est d’autant plus sensibilisé qu’il cache un secret indéchiffrable.

     Au seuil de sa maison de Sauveterre, Léon Bérard avait fait inscrire cette simple parole, la plus automnale, la plus discrète de l’Évangile :

DEMEUREZ AVEC
NOUS CAR IL SE
FAIT TARD ET LE
JOUR EST SUR
SON DÉCLIN

     Je ne sais pas pourquoi cette demande des disciples d’Emmaüs à leur compagnon résume aussi pour moi le mystère de la vie humaine à son penchant : cette vie douloureuse et charmante et si tendre, si vulnérable, surtout quand elle s’effraie d’entrer dans l’ombre énigmatique et qu’elle voudrait sentir se prolonger, comme un dernier rayon, jusqu’au repas du soir, une divine amitié inconnue.

     Sa dépouille revint à Sauveterre, par un de ces jours d’avant printemps où le soleil sur les neiges propose une juste image de ce qu’est la gloire. Basques et Béarnais communiaient dans le silence. Le clocher de Sauveterre donne à ce paysage romantique la solidité romaine. Au loin le pic d’Anie dresse sa neige intacte. L’horizon est baigné dans la lumière. Porté par ses métayers, le corps de votre confrère eut son reposoir, entre la mairie et l’Église, au milieu de cette place où il avait régné par la seule bonté de la simple parole. D’Ozenx à Saint-Gladie, d’Arzacq à Navarrenx, les morts, les vivants, les jeunes filles, les notables, les collines légères, le bon peuple, le gave, les anges, les contreforts pyrénéens confondus dans la lumière, lui font un cortège de paix. Il repose en paix.

     Tel fut cet esprit si rare, si ouvert, si bon dans bien des sens de ce mot infini, et qui, en un temps de bouleversement, tenta de préserver l’essence, sauvant l’esprit par la lettre, prolongeant le passé vers l’avenir selon le génie de la France. C’est pourquoi il était si heureux au milieu de vous.