Réponse au discours de réception de Roger Caillois

Le 20 janvier 1972

René HUYGHE

 

Vous êtes, Monsieur, un des plus curieux esprits de notre temps, des plus autonomes, des plus rétifs à ses entraînements, et pourtant vous n’ignorez rien de ses ouvertures ; vous avez même étroitement participé à ses audaces ; le surréalisme vous compta dans ses rangs et vous rallia pour un temps au freudisme et au marxisme. Mais là même où vous semblez vous engager, votre froideur lucide fait de vous un corps étranger, prêt à se reprendre s’il sent son intégrité menacée. Votre présence est un jugement plus qu’un abandon. Je vous vois planté profondément, tel un projectile, dans la chair quelque peu faisandée de notre époque, fiché dans sa substance mais restant étranger à son pourrissement.

Aussi déroutez-vous bien des esprits qui, ayant la faiblesse du classement, ne savent où vous situer, à gauche ou à droite, en avant ou en retrait, ni même dans quel genre, car il y a en vous tout autant du poète que du savant. Ils vous cataloguent donc essayiste, ce qui envisage tout et ne précise rien, et ils s’attachent à vos curiosités, pour souligner leur caractère divers, voire pittoresque, sans en mesurer la portée, ni la profondeur : ils vous notent collectionneur de pierres, de cristaux et de coquillages, en particulier ; et quand ils ajoutent que vous recherchez les plus étranges, ils se tiennent pour satisfaits, vous ayant taxé d’originalité, ce qui de nos jours est l’essentiel.

Pour l’Académie, permettez-moi de le dire, vous êtes une précieuse recrue ; vous nous aidez à définir notre position. Les lieux communs abondent dans notre temps, alors qu’il s’en croit libéré ; il se pique de rejeter ceux des générations précédentes, mais c’est pour s’en fabriquer d’autres, d’autant plus trompeurs qu’ils n’ont pas encore acquis ce qu’il faut d’usure pour être aisément reconnus. Il est ainsi admis, dans certains milieux, que l’Académie, rangée parmi les institutions qui ne sont plus qualifiées de vénérables, n’a d’autre rôle que de vouloir maintenir ce qui doit disparaître, — ce qui déjà est plus qu’à moitié disparu. Que voilà bien une de ces vues simplistes adoptées par une opinion qui, comme on sait, se contente de peu pourvu que ce soit catégorique ! Si l’Académie est répudiée par un certain présent, qui veut condamner en elle les temps révolus, c’est peut-être au contraire qu’elle gêne ce présent en visant à l’avenir. Le présent avec ses entraînements est déjà du temps dont on fait le passé ; aussi éphémère que lui et parfois davantage ; mais il n’a pas encore été soumis à la sélection, au tri salvateurs qui permettent et préparent l’avènement du futur. Du point de vue de l’avenir le présent est plus réactionnaire que le passé, parce qu’il n’a pas encore été élagué de sa part périssable et qu’il encombre davantage les voies où avancer. L’avenir requiert non pas le rejet de ce qui a été, comme certains naïfs le proclament, mais une épuration dégageant du confus les éléments durables qui peuvent et doivent continuer à servir l’homme. L’Académie a pour tâche d’y travailler, de même que dans la langue sa mission est de filtrer sans cesse l’apport confus d’aujourd’hui, aussi bien que de rejeter ce qui est périmé dans l’héritage de jadis. Ce faisant elle ne vise qu’à faciliter et à guider l’éclosion de demain.

De ce point de vue, Monsieur, votre élection me paraît exemplaire. Vous vous êtes engagé, et fort avant, dans les audaces de notre temps ; ce fut toujours, expérience faite, pour percevoir la part fondamentale de l’homme qui ne peut être mise en question et qu’il importe même de raffermir. Vous le dites : « J’ai cédé à un attrait ininterrompu pour les forces d’instinct et de vertige » , et par là vous avez été singulièrement moderne, vous portant toujours aux avant-postes de l’esprit, mais ce fut toujours dans la décision, ajoutez-vous, de maintenir « sur elles, contre elles » la primauté de l’intelligence, de la volonté, car de ces facultés « surgit pour l’homme une chance de liberté et de création » et, vous le savez bien, liberté et création, l’une per mettant l’autre, sont les plus hautes conquêtes auxquelles toujours notre destin est de tendre.

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Entreprendre l’histoire de votre pensée mène à celle de votre vie, qui en a été la continuelle expérience. Votre souche est terrienne, paysanne, exactement : champenoise. Il m’importe que votre grand-mère paternelle n’ait jamais vu la mer. Vous aurez cette solide assiette, positive et rationnelle, du rural, à qui répugne le monde incertain du fluide et de l’instable. Ce sera un caractère et peut-être parfois une limite de votre pensée que de ne trouver réalité qu’à l’espace et à ses formes discontinues, au solide en un mot. Le temps, insaisissable et changeant en sa continuité, qui fascine les marins ou les nomades, attire peu votre réflexion.

Est-ce pour marquer, par un geste précoce, cette répugnance pour le liquide ou plutôt pour affirmer déjà votre indépendance que vous aviez, tout jeune, la tenace habitude de vider subrepticement votre assiette de panade dans le tiroir de la table campagnarde ? En tout cas, vous fûtes, m’avez-vous confié un garçon insupportable, esprit fort et forte tête, insurgé contre ce conformisme qu’est déjà l’obéissance. Placée sous ce double signe du solide et de l’audace, votre intelligence se révéla vite brillante. Vos études fructueuses mais orageuses vous mènent de Reims, encore en ruines et où vous eûtes comme professeur Georges Bidault, à Louis-le-Grand. La Khâgne vous conduisit à Normale, puis à l’agrégation de grammaire. Mais vous aviez déjà fait vos débuts dans les Lettres.

Paris-Soir, en 1932, poursuivait auprès des Élèves des Grandes Écoles une enquête sur leurs goûts littéraires. Déjà fondateur, par esprit d’opposition, d’une imaginaire Ligue antimaritime et anticoloniale, vous fîtes une réponse dont l’indépendance agressive charma André Breton. Du coup vous voilà recruté par les Surréalistes qui devaient vous absorber pendant deux ans. Manifestes et manifestations, dont le groupe était prodigue, bagarres même, concours aux revues « autorisées », depuis le Surréalisme au service de la Révolution jusqu’au Minotaure, font de vous un militant fanatique. « Je ne connaissais, avouez-vous, de mots d’ordre que ceux de la secte. »

Et pourtant, derechef, vous allez vider la panade dans le tiroir. Un incident, à base alimentaire, certes, lui aussi, puisqu’il s’agissait de haricots, mais de haute portée symbolique, amena votre rupture avec André Breton. Un ami avait rapporté du Mexique des haricots sauteurs, acquis dans une boutique de folklore. Ces graines agitées et tressautantes tranchaient sur l’habitus paisible de cette légumineuse et excitèrent en André Breton un sens du mystère, un délire, toujours avides de s’exercer. Il s’extasia sur le prodige. Il fut seul, — car votre rigueur intraitable s’insurgea, exigea qu’on ouvrît le corps du miracle, afin d’en trouver l’explication, que vous soupçonniez être un insecte ou un ver prisonnier à l’intérieur. Breton s’interposa, cria au sacrilège, fulmina l’anathème contre l’exterminateur de mythes que vous prétendiez devenir.

Le divorce, toutefois, s’accomplit sans fracas, à l’inaccoutumé et ne détruisit pas votre mutuelle estime. Mais il avait ouvert les yeux de Breton et les vôtres sur vous-même. Telle Pauline vous fûtes désabusé. Un malentendu venait de s’éclaircir. Ce qui vous attirait dans le surréalisme, c’était sa fascination de l’inconnu. Vous êtes hostile aux savoirs stagnants qui, pour ne pas troubler leur quiétude, préfèrent nier ce qui leur échappe. D’instinct vous vous portez sur le front de l’obscur, mais c’est pour vous battre et non pour passer à l’ennemi. Cette frontière qui nous limite et nous étouffe, vous voulez la faire reculer et non l’ouvrir aux puissances adverses, celles de l’ombre, qui guettent notre lucidité. Les surréalistes allaient au mystère pour s’y perdre, voire pour le fabriquer, — vous, pour lui faire rendre gorge et livrer une part accrue de vérité. (Votre lettre de rupture à André Breton confessait qu’en fait vous ne saviez « vous amuser avec aucun jouet » que vous ne l’eussiez éventré ou démonté pour en comprendre le mécanisme.)

Une division bien vaine et bien dangereuse scinde notre culture en scientifiques et littéraires. S’il vous faut choisir vous êtes pour la science. N’est-il pas révélateur que, durant votre enfance, vous vous soyez enthousiasmé pour les mathématiques, tandis que vous montriez un tel éloignement pour le genre littéraire que vous confiiez à un camarade voisin le soin de faire à votre place vos rédactions ? Dieu merci, vous avez perdu cette habitude fâcheuse pour un écrivain. Mais le Procès intellectuel de l’Art, premier ouvrage publié en 1935, les Impostures de la Poésie, écrites dix ans plus tard, votre Esthétique généralisée de 1962 gardent quelque chose de cette prise de position et montrent assez tout ce que vous exigez de rigueur de l’Art et de la Littérature. André Breton ne vous avait pas mal jugé, qui vous appelait la « boussole mentale ».

Ce conflit épisodique vous menait au problème qui l’avait provoqué. Il vous faut sans cesse écarter les apparences et aller à l’essentiel. Ce mot est un de ceux qui, revenant sous votre plume, trahissent vos préoccupations profondes. Un de vos héros favoris, vous l’avez confessé, fut Saint-Just. Est-ce assez ? Il y a aussi en vous du Fouquier-Tinville. Vous ne tolérez point l’abandon aux facilités dites littéraires. Vous apostrophiez André Breton : « Que m’importent en fin de compte des illuminations dispersées, instables, mal garanties ?... L’irrationnel, soit ; mais j’y veux d’abord la cohérence », et dans un seul but : « combiner en un système ce que jusqu’à présent une raison incomplète élimina avec système ». Voilà votre programme tracé.

Examinant la validité de la poésie et de l’art, cherchant leur sûr fondement, c’est vous-même que vous soumettiez à l’épreuve de vérité. L’heure était venue de répondre : Roger Caillois, qui êtes-vous ? Avec les anarchistes de la pensée qu’étaient les surréalistes, successeurs de Dada, qu’avait de commun, sinon les curiosités, celui qui en 1936, devenait à la fois agrégé de grammaire et diplômé de l’École des Hautes-Études, celui qui s’est toujours réclamé de la rigueur intellectuelle de Platon, de Descartes, de Montesquieu, de Paul Valéry ? Vous fondiez la même année, avec Aragon, Tzara et Monnerot une revue, mais elle s’appelait Inquisitions (au pluriel !). Votre but était d’étendre les pouvoirs de la pensée, fût-ce en la menant, pour mieux l’éprouver, aux extrêmes où elle tremble de défaillir mais où elle entend poursuivre ses conquêtes. Qu’importe d’exalter une sensibilité, si c’est pour la pousser à ses facilités ou l’abandonner à ses errances et à ses spasmes ! Il faut ressaisir les rênes et par une vocation inverse s’attacher, ce sont vos propres termes, « à investir, à cerner l’insaisissable, soudain arrêté, et, pour l’âme, devenu brusquement repère ».

Dans l’art, dans la littérature votre analyse distinguait deux réalités fondamentales : l’une présentée dans l’apparence, est faite des formes et relève de l’harmonie, visuelle ou verbale ; l’autre, livrée par l’expression, est faite de l’imagination et relève de la poésie. Vous qui aviez déjà entrepris carrière dans la sociologie, vous y retrouviez la même dualité dans celle des rites, qui sont formalistes, et des mythes, qui sont imaginaires. Le double objet de vos recherches est dès lors établi. Il vous reste à l’unir dans une conception d’ensemble, que votre œuvre va maintenant dégager.

Ce double aspect des virtualités et des créations humaines ne se réunit-il pas dans un ordre général et intelligible ? et cet ordre n’est-il pas celui-là même qui régit l’univers ? En effet, toutes les formes que peut concevoir l’esprit humain et jusqu’aux lois qui les expliquent se reconnaissent dans les produits de la nature, aussi bien dans le minéral, les cristaux, que dans l’animal, les insectes. Mais, également, les rites qu’invente l’imagination de l’homme, et jusqu’aux mythes qu’elle conçoit semblent trouver leur germe dans des comportements du monde animal. Les inventions de notre pensée, « correspondent, avanciez-vous déjà dans votre Procès intellectuel de l’Art, à des faits explicitement et couramment observables dans le reste de la nature ».

Pour le percevoir il vous a fallu ajouter à la leçon du génie gréco-latin, attentif à établir et à étendre l’empire lumineux de la raison, celle du génie germanique, s’essayant, avec Novalis ou Bitter, à saisir l’obscure et secrète union de l’Homme et du Monde. Placée à cette confluence, qui s’esquissait seulement alors, Mme de Staël réclamait déjà « une philosophie plus étendue qui embrasserait l’Univers dans son ensemble et ne mépriserait pas le côté nocturne de la Nature ».

Me sera-t-il permis de dire ici combien je suis frappé, ayant cheminé par des voies différentes, d’avoir été amené à la même conclusion, à la môme constatation : il y a une incontestable et troublante unité qui englobe les créations de l’Homme et celles de la Nature. M’excuserez-vous dès lors, Monsieur, de céder à la tentation d’ordonner votre pensée selon une logique, sans doute un peu systématique, mais que j’espère ne pas vous voir récuser ?

Pour commencer votre enquête, vous vous proposez d’abord, par « une étude rigoureuse de l’imagination... par une logique de l’imaginaire » de « révéler le fonctionnement réel de la pensée ». Mais si vous êtes méfiant, littérateur, en face de la littérature, et poète, en face de la poésie, vous l’êtes aussi, philosophe, en face de la philosophie. Il vous semble trouver plus de sûreté dans ce qu’on appelle aujourd’hui les « sciences humaines » et vous décidez d’entreprendre votre enquête en sociologue. Ancien élève de Maus et de Dumézil, lorsque, à l’École des Hautes-Études, vous étiez inscrit à la section des « sciences religieuses », vous fondez même en 1938, avec Michel Leiris et Georges Bataille le Collège de Sociologie ; en même temps vous commencez une carrière universitaire au Lycée de Beauvais, avant d’être détaché à la Recherche Scientifique. Et déjà, coup sur coup, et dans les deux années précédant la guerre, vous donnez le Mythe de l’Homme, puis l’Homme et le Sacré.

Remontant au stade premier, à l’homme primitif, l’enserrant d’une double prise, vous vous demandez comment il a essayé sur l’Univers ses pouvoirs d’appréhension encore confus : en effet, l’homme primitif n’est pas encore capable de l’expliquer rationnellement ; il ne dispose que d’une conscience obscure et avant tout imagée. Et pourtant il devine déjà combien il est solidaire du Tout ; il se sent soumis aux mêmes forces, les combinant selon le même rythme. Et ce rythme est celui d’une respiration ; comme elle, il comporte deux temps alternés. L’un est fait de résistance contraignante et l’autre d’effort avide ; l’un est passif, immobilisateur, et l’autre actif, stimulant ; l’un est ordre qui s’affirme et l’autre violence qui s’insurge.

La Grèce antique le percevait qui dans ses mythes associait Moira, la fatalité qui mène le monde, la loi aveugle, immuable qui plie l’homme et le monde à leur destin, — avec les dieux et les héros, incarnant une volonté perturbatrice, qui intervient pour contrecarrer et modifier l’inéluctable.

Or, ce dualisme explique la démarche du sacré. D’une part il édicte, écrivez-vous, « des interdictions, des protections contre tout ce qui pourrait menacer la régularité cosmique ou des expiations, des réparations de tout ce qui a pu la troubler ». Mais le Sacré, si sévère, implique une contre-partie : les transgressions où l’illicite devient permis : ce sont les fêtes qui rassemblent les foules, excitent en elles « les impulsions les plus irréfléchies », favorisent et même imposent tous les excès, tous les gaspillages, toutes les provocations à l’ordre établi, une « frénésie exaltante » qui commande paradoxalement le sacrilège.

Or comment se comporte le monde ? Il semble tendu entre deux pôles, soumis à une bipolarité analogue. Il est ordre, un ordre que tout révèle, que tout impose, et qu’expriment les lois de la Science. Et pourtant l’ordre est soumis aussi à une fatalité inéluctable : à mesure qu’il triomphe et dure, il succombe à la sclérose et s’épuise, car, précisez-vous, « la règle ne possède en elle aucun principe capable de la revigorer ». L’excès apparaît alors comme le remède nécessaire à l’usure et, ainsi que dans un moteur, la déflagration succède à la compression.

Laissez-moi ajouter que le retour périodique des révolutions dans la vie des sociétés, quand elles croient s’être pliées à une organisation immuable, est un autre exemple, fourni cette fois par l’Histoire, du rythme alternant engendré par cette bi-partition.

J’invoque l’Histoire : elle allait, dès après la parution de votre second ouvrage, apporter un nouveau cas d’éruption périodique des forces adverses de l’ordre : ce fut la Guerre. Elle allait changer votre destin, interrompre le développement de votre pensée et pourtant étendre le champ de votre méditation.

Elle vous surprit en Amérique du Sud, en Argentine où vous aviez été appelé par Victoria Ocampo, qui y était l’Égérie des Lettres et qu’avaient frappée vos conférences entendues à Paris. Je puis témoigner pour vous avoir rencontré en 1939 à Buenos-Aires, où la préparation d’une exposition d’Art Français m’avait amené à faire de longs séjours, de la place que vous aviez su prendre d’emblée auprès de l’élite intellectuelle, si attentive et si ouverte à la culture de notre pays. Que fut-ce lorsque la France parut sur le point de s’anéantir ! C’est alors que, chargé de mission par le comité de Libération de Londres, avant de l’être en 1945-46 par le Gouvernement provisoire, vous avez montré toute votre efficacité. Multipliant les conférences, les articles, principalement à Sur, vous avez fondé et dirigé de 1941 à 1945 une revue, les Lettres Françaises, dont la R.A.F. parachuta des numéros en France où, curieusement, une publication portant le même titre prenait dans la clandestinité un essor dont nous connaissons les suites. Enfin vous avez mis sur pied l’Institut français de Buenos-Aires. C’est ainsi que, grâce à votre initiative, durant ces trop longues années où la voix de la France menaçait d’être étouffée, elle a continué à se faire librement entendre en Amérique du Sud. Et par quels truchements ! Les signatures que vous groupiez étaient celles de Supervielle, de Saint-John Perse, dont vous deviez exposer la Poétique en un livre révélateur publié quelques années plus tard en 1954, celles d’Henri Michaux, d’André Gide, de Bernanos, dont, par une nouvelle rencontre, j’avais été compagnon de voyage, lorsqu’il se rendit au Brésil à la veille des hostilités.

Ce long séjour vous permit réciproquement de découvrir les plus grands écrivains ibéro-américains que vous avez, à votre retour, révélés aux Français en les traduisant et en dirigeant à la N.R.F. la collection Croix-du-Sud. Je pense à Gabriela Mistral, à Jorge-Luis Borges, à Pablo Neruda, à Antonio Porchia... Il ne vous déplaira sûrement pas que je dise quel enrichissement votre pensée a dû à ce contact. Profondément latins, mais dotés, sans doute par l’immensité du sol où ils sont nés, d’un sens cosmique, fort rare en Europe, les poètes sud-américains sont des révélateurs des puissances secrètes de la nature. Laissez-moi y joindre les musiciens, auxquels vous êtes moins sensible, et entendre dans ma mémoire le grand Villa-Lobos faire passer dans son clavier la force tellurique des Andes.

Vous avez vous-même subi leur envoûtement, au cours des voyages qui vous ont fait découvrir les déserts reculés, les « plaines de poussière » de la Patagonie qui, dites-vous, « enferment l’homme dans une absence infinie » ; contempler ces estuaires géants où l’on voit parfois se tordre des serpents sur des fragments d’humus touffus entraînés par le flot ; vous perdre presque dans ces forêts où des branches énormes se rejoignent en des « accouplements monstrueux de corps élémentaires qu’enchaîne une étreinte définitive », ainsi que vous l’avez décrit. C’est là, j’imagine, que la voix d’ombre vous a vraiment parlé et que vous avez été envoûté par le désir passionné d’expliquer son langage.

Mais le sociologue l’emportait encore en vous sur le poète. C’est comme tel que vous accueillit, à votre retour, la liste d’aptitude à l’enseignement supérieur et c’est en sociologue que vous avez médité la leçon des événements qui avaient dévasté le monde. La série de conférences que vous donnerez en 1948 à l’École des Hautes-Études aura pour thème le Culte de la guerre. Vous parlerez d’elle encore, trois ans plus tard, dans vos Essais de Sociologie Contemporaine, et encore, en 1962, dans votre Bellone ou la pente de la guerre. Avec quelle force terrifiante ne prouvait-elle pas la permanence du rythme qu’avaient souligné vos premiers travaux ! Quelle montée plus perturbatrice et plus radicalement violente « de la passion et de l’imagination » que vous aviez montrées prêtes périodiquement à mener l’assaut contre l’ordre humain ! Que les guerres soient, comme parfois jadis, « courtoises et sanglantes », « sortes de jeux et de cérémonies » ou qu’au contraire elles aient, comme de nos jours, « tendance à se transformer en chocs illimités, meurtriers et implacables », pour vous emprunter vos propres termes, elles sont elles aussi des « paroxysmes de la Société » ; comme telles, elles ne sont pas dénuées d’analogie avec les Fêtes des sociétés primitives ; elles provoquent à leur tour les « réactions caractéristiques du sacré ». La guerre et sa sœur ennemie la Paix rentrent dans le cycle perpétuel de la dispersion et de la concentration, de la dilapidation et de l’économie, des retours alternés au Chaos et à l’Ordre.

Vous retrouverez cette dualité à l’intérieur même de la guerre, puisqu’elle combine la règle organisatrice, par la discipline comme par la tactique, avec l’ivresse des forces déchaînées, car, dites-vous, elle satisfait les « instincts que refoule la civilisation ». Par là un pont est jeté vers le Jeu, auquel en 1958 vous avez consacré une étude les Jeux et les Hommes, si fondamentale qu’elle a connu, ainsi que l’Homme et le Sacré, une édition en livre de poche. Les Jeux aussi offrent ce double caractère de libérer des instincts, de les satisfaire, mais d’instaurer une règle, auxquels ils doivent se soumettre. Ainsi, de même que les Fêtes et les Guerres, ils participent de la logique de l’irrationnel.

L’ordre est donc partout, même dans ce qui s’insurge contre lui et tente de le détruire. Il est dans l’esprit humain comme il est dans l’univers. Mais dans l’esprit humain il est lié spécialement à l’intelligence, qui a presque pour fonction de le créer et qui, ordonnatrice d’idées, les veut nettes et claires, et les lie par l’enchaînement régulateur de la logique. En face d’elles se dresse la faculté pour vous perturbatrice : l’imagination. Au lieu d’organiser ce qui est constaté, elle crée ce qui est imprévu. Sa vocation est de relier les profondeurs inconscientes où elle prend sa source, dont elle est en quelque sorte le puits artésien, à l’esprit où elle projette ses images lourdes d’un sens caché. Un de ses champs d’action est le rêve, tandis que l’intelligence s’exprime par le raisonnement.

L’imagination, se traduisant par les rêves, voilà donc l’adversaire ultime, que vous poursuivez depuis vos débuts, pour lui faire rendre raison. C’est elle déjà que vous rencontriez dans la sociologie, mais collective, tapie dans les Mythes et dans les Rites. Il vous faut maintenant, afin de l’atteindre dans sa manifestation individuelle, scruter l’Incertitude qui vient des Rêves. Et c’est, en effet, le titre même du livre que vous publiez en 1956. Vous y êtes avant tout préoccupé de dégager le critère théorique permettant de distinguer le rêve de la réalité, problème qui depuis toujours a agacé l’esprit humain. L’ai-je rêvé, donc imaginé, ou bien l’ai-je vécu et conservé dans ma mémoire ? Dans cet ouvrage, il faut le remarquer, vous vous montrez totalement libéré de la psychanalyse, de même que, auparavant, dans votre Description du Marxisme, vous preniez avec celui-ci vos distances en dénonçant et démontrant son emploi politique. Ainsi les Divinités de votre jeunesse perdaient peu à peu leur caractère sacré et succombaient à votre implacable analyse. Le Rêve, d’ailleurs, vous y reviendrez en 1962 avec votre anthologie Puissance du Rêve et encore en 1969 avec une étude sur le Rêve et les sociétés humaines, élaborée avec le professeur von Grünebaum.

Des Rêves, vous avez dit : « Si j’ai refusé d’être dupe de leurs prestiges (toujours le souci de votre intégrité mentale !), j’ai entrepris du moins d’élucider leur mystère, sans chercher à déprécier leurs dons. » Quelle autre démarche adoptiez-vous donc lorsque, successivement, vous convoquiez à votre tribunal « l’inspiration poétique », puis « la syntaxe du sacré », enfin « le vertige de la guerre » ? Vous poursuivez le lent investissement qui vous mène à mettre le siège maintenant devant le bastion central : l’imagination elle-même, et vous la défiez sous son aspect le plus radical : le Fantastique. En 1958, vous en publiez une Anthologie, en même temps que vous donnez au public un Art poétique et un Trésor de la poésie universelle. Vous montrez ainsi que vous poursuivez la même enquête sur plusieurs plans. Et sept ans plus tard un nouvel ouvrage portera vos lecteurs Au cœur du fantastique. Tel est son intitulé.

Un grand pas est accompli. Dans l’Image vous désignez une « secrète expression poétique », mais aussi une voie marginale de la connaissance. En effet, l’étude du fantastique et de son apparition visuelle vous a révélé en lui ce que vous attendiez, un fruit de l’imagination, survoltée en quelque sorte, mais encore un produit spontané de la nature et particulièrement du monde animal. Vous l’aviez pressenti très tôt : une vingtaine d’années auparavant, en 1937 déjà, vous aviez consacré une étude à la Mante religieuse, cette apparition terrifiante dans sa petitesse. Quoi de plus hallucinant que l’aspect de certains insectes lorsque l’agrandissement photographique nous le rend perceptible ? Un film récent l’a prouvé de façon saisissante.

Le mimétisme vous donna la clef de nombre de ces mirages vivants : ce fut en 1960 le principal objet de votre livre : Méduse et Cie. Il démontrait qu’à l’inverse de la théorie répétée par beaucoup d’entomologistes ce phénomène fascinant était loin de s’expliquer par une fonction utilitaire. En effet, souvent, au lieu d’écarter les dangers, il semble les convoquer. Ainsi ce curieux insecte indonésien, qu’on appelle expressivement Phyllie, imite à la perfection la forme et la coloration d’une feuille. C’est afin de mieux échapper au regard ! diront certains. Que n’échappe-t-il aussi à la langue des vaches et des herbivores qui, tentés, le happent par méprise... En fait, la nature semble jouer à travestir l’animal, tantôt en le camouflant et en le rendant invisible, tantôt en lui donnant l’apparence d’un autre, tantôt en lui conférant une force d’intimidation. Il y a là une sorte d’imagination à l’état brut qui, à un bout de la chaîne des créatures vivantes, parmi les plus primitives, semble s’exercer spontanément. À l’autre extrême, l’homme renouvelle le miracle, mais son imagination est menée par la recherche et par l’intention ; elle relève, cette fois, de la conscience. Et vous pouvez conclure : « L’insecte et l’homme, ignorant tous deux leur secrète docilité, obéissent parallèlement à la même loi organique de l’univers. » Elle joue déjà dans le comportement des sociétés primitives : les mythes et les légendes de l’invisibilité s’y répètent abondamment, répondant au camouflage des animaux ; ceux de la métamorphose font écho à leur travesti, qui se retrouve combiné à l’intimidation dans l’usage du masque, si universel et qui se perpétue encore dans les survivances du carnaval, dernier soubresaut des fêtes collectives.

La même similitude, la même continuité se retrouveraient-elles dans ce domaine des formes que vous aviez pourtant distingué d’emblée de celui de l’imaginaire ? C’est là votre seconde constatation. La Forme, dépourvue, cette fois, de toute signification et développée par sa seule harmonie, ne résulte-t-elle pas aussi manifestement des fatalités du monde animal que la quête des artistes ? Les ailes des papillons en sont une preuve. Vous les avez à l’occasion poursuivis jusqu’à vous trouver perdu dans la forêt vierge, et toute une partie de Méduse et Cie leur est consacrée. Ils fournissent, en effet, d’extraordinaires exemples d’un mimétisme qui dote parfois leur apparence d’un sens nouveau, inattendu, illogique, celui d’une face hypnotique, par exemple ; mais ils abondent en dessins compliqués et variés, qui engendrent des formes aussi merveilleuses que les couleurs auxquelles elles servent de support. On est tenté de parler d’esthétique, pour spontanée qu’elle soit, car elle coïncide fréquemment, par sa symétrie en particulier, avec les inventions, concertées cette fois, des artisans humains en quête de combinaisons décoratives.

Il vous suffit alors de passer de l’entomologie et du monde animal à la cristallographie et au monde minéral pour étendre cette ressemblance troublante aux mystérieuses équivoques proposées par certaines pierres. Les collectionneurs de la Renaissance s’enchantaient déjà de ces marbres, qu’on a dénommés Pierres à masures, parce que s’y lisent des paysages fantomatiques, où les toits, les tours, les clochetons d’une ville s’enlèvent sur les plans successifs d’une étendue brumeuse. Les artistes de la Chine se contentaient, à l’occasion, d’apposer leur signature sur les tracés, chargés d’évocation, qu’offrent les veines d’une pierre. Enfin l’art abstrait moderne (j’y revenais moi-même récemment), quoique volontairement retrait des apparences naturelles, n’invente-t-il pas des structures que le microscope électronique retrouve dans le secret de la matière et de ses atomes constituants ? Une fois de plus, l’imagination obscure et implicite de la nature vient à la rencontre de l’imagination lucide et investigatrice de l’homme... Ce fascinant problème était posé d’ensemble en 1962 dans votre Esthétique généralisée.

Par-delà les découvertes amusées de l’œil une vaste méthode se dessinait. Et vous avez su la dégager dans son principe et dans son ampleur. « Le progrès de la connaissance, écriviez-vous déjà dans Méduse et Cie, consiste pour une part à écarter les analogies superficielles et à découvrir les parentés profondes. »

Vous n’êtes pas seul à dénoncer une dangereuse infirmité de notre temps, trop notable dans l’exercice des Sciences ; les chercheurs croient devoir s’enfoncer pour n’en jamais sortir dans une spécialisation sans cesse accrue, c’est-à-dire rétrécie. La sécurité qu’ils pensent trouver comporte une redoutable contre-partie. Vous la dénoncez : « Le risque s’accroît sans cesse que chaque ouvrier ne finisse par creuser son secteur en taupe aveugle et obstinée. Dans certains cas, je devrais dire obstinée parce que aveugle. » Il faut bien du courage d’esprit pour énoncer aujourd’hui une vérité pourtant si évidente !

Pour y remédier, vous avancez votre programme : instituer ce que vous appelez les « sciences diagonales » par un « élargissement du champ de la vision mentale ». Saint Augustin n’avait-il pas déjà souligné l’importance primordiale de l’analogie ? Et n’est-ce pas en dégageant l’analogie qui existe entre des phénomènes apparemment distincts que la Science a flairé l’existence des lois et qu’elle a pu les dégager ? Il faut donc aujourd’hui sauver l’intelligence menacée de se perdre dans son morcellement et d’y périr étouffée en réagissant contre la division cloisonnée des sciences, qu’elles soient exactes ou humaines, en faisant jouer entre les domaines qu’elles exploitent et isolent ce sens des similitudes. Les sciences ont pour mission, vous le réaffirmez, d’éprouver la solidité de ces rapports qui, bien évidemment, doivent pour être valables tenir aux structures et non aux apparences.

Elles doivent, d’autant plus s’y attacher que l’univers vous y insistez, n’est pas infini, comme le propose « une solution de paresse, pour ne pas dire un aveu d’impuissance ». Non, il est fini et ses combinaisons sont en nombre limité : leur répétition périodique le prouve assez. « Immense et labyrinthique », dites-vous, il « dissimule un plan quadrillé ». Et, précisément, ce « retour du simulacre fait entrevoir des lambeaux déchiquetés d’un ordre dissimulé ». (Vous l’affirmez : « La nature est une ; ses lois sont parfois les mêmes, ou, du moins, accordées, cohérentes, se correspondant dans les différents règnes et aux différents degrés »). Dès lors, et je vous vite derechef : « Si les structures de l’univers sont en nombre limité, des modèles privilégiés doivent inévitablement faire retour. » Le mystère des récurrences de formes ou d’inventions s’éclaire...

Un de vos grands éblouissements fut la table de Mendeleïev. L’illustre savant russe, voici environ un siècle, répartit la totalité des éléments connus et connaissables en une table où ils furent classés d’abord d’après leur poids atomique puis, plus exactement, d’après leur nombre atomique. Je viens de dire connus et connaissables. En effet, certaines cases de son tableau étaient restées vides ; il put prédire les éléments qui devaient s’y ranger et même énoncer à l’avance leurs propriétés. Et, dans les années qui suivirent, les découvertes de la chimie vinrent s’inscrire aux places assignées et compléter docilement cet ensemble conçu par logique. Inversement, rien ne put se situer dans les intervalles de cette gamme, ni par le travail de laboratoire, ni par l’enquête de la spectrographie auprès des autres mondes. Les éléments premiers peuvent se combiner, certes ; ils ne peuvent se multiplier. Leur total est dénombrable. Avec quel lyrisme contenu n’avez-vous pas célébré cette preuve de la finitude de l’univers !

Mais s’il est fini, il est un. Vous êtes donc autorisé à affirmer cette unité par les rapports que vous révélez entre le monde minéral, le monde végétal, le monde animal et l’Homme. Il vous suffira d’ouvrir des « perspectives révolutionnaires » projetées des uns aux autres. Baudelaire, en poète, donc en voyant, vous avait ouvert la voie en célébrant cette « ténébreuse et profonde unité » découlant du jeu des « correspondances » qui la tissent. Vous avez, d’ailleurs, je le dis au passage, écrit quelques-unes des pages les plus profondes qui aient été consacrées à l’auteur des Fleurs du Mal.

Dans un recueil au titre révélateur, Cases d’un échiquier, paru en 1970, vous avez ramassé vos conclusions : « À l’intérieur de l’univers et presque entre les règnes s’articulent des séries de connivences et de répétitions, des carrefours remarquables qui reproduisent, dans des contextes aussi divers et opposés qu’on voudra, des structures et des solutions comparables. »

Mais quoi ? Allons-nous nier le gouffre qui s’ouvre entre le comportement mécanique de l’insecte et l’usage humain du masque, les rites du sacré, ou encore entre l’ornementation fascinante des ailes du papillon et la recherche créatrice de l’artiste ? Vous n’y pensez nullement. Mais vous tenez maintenant la clef. Simplement chez l’homme l’imagination a remplacé l’instinct. Ce que la nature minérale ou animale effectue par la fatalité qui lui est inhérente et par un mécanisme nécessaire, notre espèce a le privilège de le choisir et de le créer, dans l’incertitude, dans l’effort, mais dans la liberté. Là où régnait sans conteste l’automatisme, se sont élevées l’initiative et la responsabilité. Et vous pouvez conclure : « La grandeur de l’homme fut toujours d’être faillible et de créer à tâtons. Et par là il a échappé à l’étreinte étouffante du déterminé ; il a ouvert l’aventure de l’histoire et sa destinée encore inconnue. »

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Telle est la philosophie saisissante que vous avez éparpillée dans votre œuvre si diverse, mais qu’on y retrouve comme une trame partout présente. M’y attardant, parce qu’elle répond trop à mes propres recherches, je crains, en mettant en évidence le penseur, d’avoir trop dissimulé le poète. Or, vous qui n’avez jamais écrit qu’en prose, vous l’êtes si évidemment que, par une exception sans doute unique, un volume vous a été consacré dans la collection anthologique réservée par Seghers aux Poètes d’aujourd’hui.

Fuyant l’exposé dogmatique, vous lui avez toujours préféré la force incantatoire d’évoquer, qui dépend des rythmes du verbe et de la suggestion des images. « Chaque mot », avez-vous magnifiquement énoncé, doit être « un point de départ pour l’âme et non un point d’arrivée pour l’intelligence ». Aussi vos derniers livres, telle l’Écriture des pierres, s’attachent-ils surtout à user des ressources les plus aiguës du langage pour imposer la présence de ce que vous saisissez dans les apparences et de ce que vous devinez dans les profondeurs secrètes. Vous partagez avec notre temps et ses expressions les plus modernes le goût d’être fasciné par celles-ci, mais vous les dominez toujours par la ferme lucidité de votre pensée et de votre verbe. Comme Paul Valéry vous estimez que si on ne doit rien ignorer de son temps, on doit déjà préparer demain et pour cela marcher, c’était son expression, « à contre-courant de son siècle ». C’est le vrai moyen de le dépasser et de pressentir les réactions compensatrices de l’avenir.

Aussi ne voulez-vous abdiquer aucune des puissances qui permettent à l’homme de rester maître de lui-même, et par là de son destin. De l’intelligence vous exigez la lucidité et la clarté, et vous savez bien qu’elles ne peuvent être assurées que par un parfaite possession de notre langue. Vous la maniez avec une sûreté rigoureuse et inflexible, bien négligée de nos jours. Les maîtres que vous vous êtes choisis disent assez votre exigence : ils constituent une lignée qui va de Thucydide et de Tacite à Montesquieu et à Valéry, Valéry dont vous êtes fervent admirateur. « Un langage strict, avez-vous professé dans Babel, est facteur de vérité, de liberté ; relâché, de fraude et d’esclavage. C’est dire qu’il est le plus sûr gage de la civilisation et de son maintien » ; il en est « l’instrument privilégié ». Or si Valéry jugeait les civilisations mortelles, vous tenez que la civilisation est immortelle. Certes, chacune de ses phases s’essouffle, s’épuise, s’interroge et doute d’elle-même, comme il se produit aujourd’hui, mais c’est que la civilisation, justement, se refuse à périr dans la sclérose qui saisit toujours, à un moment, ses incarnations successives. Elle veut rester vivante, donc passer outre, se forger un ordre que rien n’a encore usé, effectuer la mue qui sera le gage de sa jeunesse renouvelée. Elle sait qu’elle est effort et création, inlassablement, sous peine de mort.

C’est ainsi que vous la concevez et il n’y a rien là de commun avec cette « course à la négation », cette « frénésie de destruction, de blasphème », cette « démission des facultés », que vous dénoncez dans notre trouble et éphémère actualité. Et cette conviction a fait de vous un intellectuel « engagé », mais au service de la cause humaine, travaillant à son élargissement. Quel meilleur terrain de combat que l’Unesco, militant pour la culture mondiale ? Depuis bien des années, vous y avez poursuivi une carrière qui vous mena à la direction de la division du Développement culturel ; vous y avez fait de Diogène, revue internationale de la philosophie et des sciences humaines, qui paraît à la fois en français à Paris, en anglais à Montréal, en espagnol à Buenos-Aires, un organe d’avancement continuel de la pensée. Et par elle, par la culture, vous poursuivez non pas un rêve mais une action soutenant, selon vos mots, « l’espérance d’une solidarité universelle effective ». Pourquoi l’humanité, armée de l’esprit, n’atteindrait-elle pas à cette unité organisée que vous n’avez cessé de percevoir jusque dans la matière aveugle ?

Vous voilà projeté vers l’avenir. Jérôme Carcopino, à qui vous succédez, s’était tourné vers le passé. Il y retrouvait les mêmes problèmes. Universitaire, voué à l’Université, il en avait gravi tous les échelons jusqu’à en devenir le Grand Maître. Il était historien de toutes ses fibres. Tourné vers l’Antiquité, mais l’Antiquité romaine, il avait été fasciné par le moment où cette énorme civilisation, restée longtemps la Civilisation entre-les civilisations, jusqu’à en incarner l’idée même, avait dû se plier à la loi générale et glisser vers son destin. Sa Fin de la République Romaine, son Sylla, ses études sur César, sur Cicéron, enregistrent les signes de sa dégradation, commencée dès lors que les avidités particulières l’emportèrent sur la foi en un idéal commun. Ce qui maintient une Société, ce ne sont pas, comme on aime à dire aujourd’hui, ses structures, sans cesse plus perfectionnées, c’est-à-dire plus mécanisées par une administration dévorante, mais l’élan initial, de plus en plus amorti par elles et qui pourtant leur a donné naissance. Le jour où il cesse de les animer, elles n’apparaissent plus que comme une énorme sclérose, solidifiée et étouffante. La forme, quand elle est abandonnée à elle-même, n’est plus qu’une emprise de la mort.

À elle s’oppose, doit alors s’opposer une nouvelle poussée, qui peut d’abord apparaître destructrice, mais qui rétablit dans son cours le flux irrépressible de la vie. Mais, ne l’oublions pas, la vie, au niveau de l’homme, n’est plus, ne peut plus être simple force organique, aveugle : elle s’accomplit par l’esprit et par l’âme. Elle est une espérance, une pensée et une foi. Chaque déclin s’explique par la montée qu’il entrave.

Jérôme Carcopino, de toute son intuition, qui était sa qualité maîtresse, avait saisi ce jeu contradictoire. De Pythagore aux Apôtres, pour reprendre un de ses titres, il avait suivi le flot recouvert, souterrain, qui minait le paganisme, de plus en plus figé dans son rituel et son matérialisme croissant ; il l’avait vu surgir dans la source neuve du christianisme, pour submerger le monde antique et en balayer les débris. Dans la Basilique de la Porte-Majeure, il avait sondé cette nappe cachée, recélant les courants d’un mysticisme épars qui, à l’appel du Christ, allait jaillir, eau vive, au grand jour et tout emporter.

Vous même, Monsieur, dans un de vos ouvrages les plus répandus et traduits, votre Ponce-Pilate, vous imaginez le procurateur de Judée décidant de libérer le Christ et annulant de ce fait la destinée du christianisme. Refusant à cet acte individuel le pouvoir d’entraver les rythmes profonds de l’Histoire, vous suggérez qu’alors serait née « une religion apparentée... Répondant au même besoin, son évangile eût répandu un message analogue ».

Jérôme Carcopino, lui, ne faisait pas appel à l’imaginaire. Il scrutait les faits, non seulement dans leur apparence enregistrée, mais aussi dans leur signification recélée. Il y avait perçu l’inéluctable : une organisation, si solidement maçonnée soit-elle, éclate, dès lors qu’elle ne satisfait plus l’instinct profond poussant l’humanité vers une raison d’être ; elle seule peut satisfaire son âme et lui apporter la lumière dont elle est toujours en quête. Une société qui, ne repose plus que sur les satisfactions concrètes du matérialisme est sans but, donc perdue.

Elle l’est doublement si les forces qui s’opposent à elles et prétendent la rénover, ne relèvent, elles aussi, que du matérialisme. Peut-être l’apprendrons-nous à nos dépens.

Jérôme Carcopino était placé sous le signe de la clairvoyance. Ce mot implique une part de voyance, indispensable à l’historien. Car si l’avenir est toujours obscur, le passé ne se laisse pas déchiffrer aisément, quand on cherche la vérité qu’il détient et qui souvent est méconnue. Les faits, certes, en sont la base immuable, mais ils ne découvrent leur visage réel qu’aux illuminations de l’intelligence, j’entends de la véritable et complète intelligence, celle qui est faite des éclairs intuitifs autant que des infaillibilités du raisonnement. Elle se manifeste par la saisie des rapports invisibles qui relient les faits en apparence les plus distincts. Paul Valéry, qu’il convient d’invoquer ici et dont nous allons bientôt commémorer le centenaire, observait que le secret de « la plus haute intelligence est et ne peut être que dans les relations « saisies » entre des choses dont nous échappe la loi de continuité ».

Là est l’essentiel. Je suis assuré, Monsieur, que vous ne me contredirez pas, puisque votre œuvre tout entière témoigne dans ce sens. Celle de Jérôme Carcopino aussi et c’est pourquoi il a résolu tant d’énigmes, élucidé tant de problèmes.

Nous vivons un temps où la vie intellectuelle semble s’enivrer de la prolifération de ses mécanismes, jusqu’à devenir trop souvent un jeu dévoyé et confus de doctrines et de mots, indifférents à toute responsabilité comme à toute solidité. L’Académie, Monsieur, se félicite de voir se succéder au même fauteuil des esprits qui, sur des plans si différents, ont ce même culte de l’intelligence, affrontant l’obscur, non point pour s’y dissoudre, mais pour y affirmer la maîtrise de l’Homme.