Discours de réception de Jacques Chastenet

Le 28 novembre 1957

Jacques CHASTENET

Réception de Jacques Chastenet

 

M. Jacques Chastenet, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Lucien Lacaze, y est venu prendre séance le jeudi 28 novembre 1957 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Pareils sur ce point à la grâce divine, vos choix s’inspirent de raisons qu’il n’appartient pas aux simples mortels de discuter et sur lesquels il serait particulièrement malséant que s’interrogeassent ceux qui eurent la fortune de s’en voir l’objet.

Aussi, tout en étant confondu par l’honneur que vous m’avez décerné, croirais-je m’écarter du respect que je vous dois si je ne me disais que, de cet honneur, je n’étais peut-être pas tout à fait indigne puisque vous ne m’en avez point jugé tel. C’est donc en toute humilité, mais sans fausse honte, que je vous fais mon remerciement et comme, en même temps qu’une éclatante parure, la dignité dont vous m’avez revêtu est une charge comportant des devoirs, il me semble que je ne vous saurais mieux témoigner ma gratitude qu’en vous promettant d’être toujours, dans la mesure de mes forces un bon et exact académicien.

N’est-il pas convenable, Messieurs, que pour m’y préparer j’invoque d’abord ce grand cardinal auquel votre illustre Compagnie doit son être et dont elle n’a jamais cessé de vénérer la mémoire ?

On ne saurait trop souligner que, lorsqu’en 1635 Richelieu prit sous sa protection la société de beaux esprits qui avait accoutumé de s’assembler chez Conrart et la constitua en corps public, il ne le fit point par un acte arbitraire, mais bien plutôt par un effet de la pensée politique qui n’avait cessé d’être la sienne depuis son arrivée aux affaires : ne rien négliger, en aucun domaine, de ce qui pouvait concourir à augmenter la puissance de la France, sa gloire et son rayonnement.

Dans l’esprit du cardinal, l’Académie française était probablement destinée à devenir, au moins sous un de ses aspects, ce qu’on nommera ultérieurement un ministère de la Propagande ou, plus discrètement, une direction des Relations culturelles. Mieux averti toutefois que nombre de ses successeurs, le génial ministre sut garantir à sa création une liberté qu’elle a jalousement conservée et qui n’a point médiocrement contribué à son prestige.

C’est dans le même souci de grandeur française que, neuf ans avant que de se faire le premier protecteur de votre Compagnie, Richelieu avait assumé le titre et les fonctions de Grand maître et Surintendant général de la Navigation. Estimant en effet qu’aucun État ne saurait être véritablement fort qui ne posséderait au moins une part de l’empire de la mer, il entendait tenir en personne la main à ce que cette part n’échappât point à la France.

Chef de la Marine, son œuvre force l’admiration. Nul détail qui lui paraisse trop mince pour mériter son attention, et ses instructions emplissent des volumes. Aussi quels résultats ! Au début du ministère la flotte royale est, sur l’Océan, pratiquement inexistante et ne compte en Méditerranée qu’une douzaine de galères ; dix années plus Lard, elle présente dans le Ponant quarante bons vaisseaux ronds et en Méditerranée plus de trente galères.

Ainsi, Messieurs, le Père de l’Académie française peut-il être aussi qualifié de Père de la Marine française. Je le répète : l’une et l’autre créations n’ont été que deux manifestations différentes d’un même vaste dessein.

Peut-être trouverait-on comme un souvenir de cette filiation commune dans l’accueil souventefois fait par votre Compagnie à des hommes de mer.

Colbert, appelé à siéger en 1667, en fut-il un ? Oui sans doute, qu’il ne semble pas avoir onc navigué. Mais, joignant à ses autres fonctions celles de ministre de la Marine, ce rude serviteur de l’État reprit l’œuvre navale de Richelieu ; il l’amplifia, la perfectionna tant et si bien qu’à sa mort la bannière de France ne connaissait sur les océans point d’autre rivale que celle des Provinces Unies. On voudrait que tous les hommes publics que l’Académie admit ensuite dans son sein eussent au même degré bien mérité de la France !

Ce fut en 1715 que, pour la première fois, un marin proprement dit compta parmi les Quarante. Il avait plusieurs titres à cela, étant tout ensemble lettré érudit, géographe de mérite, ami de la philosophie, grand seigneur et vainqueur en maintes rencontres : c’était le maréchal duc d’Estrées, vice-amiral de France... Ajouterai-je que, si l’on en croit le perfide Saint-Simon, Estrées était fort sujet à bredouiller ?

Il fallut attendre plus d’un siècle et demi avant qu’un autre navigateur prenne place parmi vous : en 1888 cet honneur échut au vice-amiral Jurien de la Gravière, éminent tacticien et auteur d’ouvrages d’histoire maritime qui font toujours autorité.

Dès lors, — est-ce par l’effet d’un intérêt accru porté aux choses de la mer et de l’outre-mer ? — les élections d’officiers ou anciens officiers de marine deviennent plus fréquentes. Ce ne sont point, à vrai dire, ses galons de lieutenant de vaisseau qui attirent en 1891 sur Julien Viaud, dit Pierre Loti, l’attention de votre Compagnie, mais bien l’enchantement de ses poèmes en prose.

Nous voici au siècle présent. Trois années vous suffisent pour coopter trois marins : en 1934 l’illustre savant auquel la physique moderne doit tant et qui est universellement environné, mais si possible plus encore ici qu’ailleurs, d’une respectueuse admiration ; en 1935, le romancier puissant et haut en couleur que la mort vous a, hélas ! récemment ravi ; en 1936 enfin, le chef à l’esprit prompt, à l’âme généreuse auquel j’ai le privilège de succéder et dont il m’appartient aujourd’hui d’évoquer devant vous la vie exemplaire.

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Lucien Lacaze naquit à Pierrefonds, il y a de cela quatre-vingt-dix-sept ans, un peu par hasard.

Sa famille paternelle était originaire du comté de Foix, mais son grand-père, poussé par le démon de l’aventure, s’était venu établir à l’île Bourbon rebaptisée par la Révolution île de la Réunion. Le fils de cet audacieux y resta, joignit l’état de médecin à celui de planteur et épousa une créole de bonne souche nantaise descendante d’un officier de marine ayant servi sous le bailli de Suffren. Un garçon était déjà né de ce mariage quand le docteur Lacaze résolut de faire connaître à sa jeune femme la patrie des ancêtres.

En 1860, un voyage de tourisme en France comportait, presque d’obligation, une halte à Pierrefonds dont le château fort venait d’être reconstitué par Viollet-le-Duc, avec peut-être plus de verve que d’exactitude. Mme Lacaze était enceinte ; c’est à l’ombre de ces tours féodales flambant neuves qu’elle donna le jour à votre futur confrère.

Sonne bientôt l’heure du retour. L’entreprise française d’intérêt mondial conçue par le génie de Ferdinand de Lesseps, si elle est en bonne voie, n’est point achevée. Le canal de Suez n’est pas encore ouvert à la navigation. La famille Lacaze doit donc faire traversée par la route Atlantique et c’est dans les langes que le jeune Lucien double le Cap des Tempêtes.

Ses premières années s’écoulent au domaine que les siens possèdent tout près de Saint-Denis, le chef-lieu de la Réunion.

Quelle chance pour un enfant que de s’éveiller à la vie dans une île qui, lorsque je la visitai l’an passé, me sembla avoir été exprès créée pour servir de cadre à des contes de fées !

Perle irisée et baroque de l’océan Indien, La Réunion rassemble sur une étroite surface toutes les merveilles de la nature et nombre de ses épouvantes. Ses rives sont tantôt bordées d’un sable blanc que caresse une eau circonscrite par une ceinture de coraux, tantôt dressées en abruptes falaises. La plaine est brève que les champs de canne à sucre colorent d’un vert tendre. Au delà se cabre la montagne déchiquetée, parsemée de cratères, creusée de cirques sauvages, hérissée de pics neigeux. Les lianes se tordent, les palmes bruissent sous le vent, des cascades chantent. Luxuriance et désolation s’entremêlent. Les fleurs les plus parfumées éclosent avec une libre profusion pour être, en moins d’une seconde, écrasées par le cyclone... Bref, un Eden, mais sans cesse guetté par les foudres de la colère céleste.

On ne saurait tout à fait échapper à l’influence d’un tel milieu. Certes Lucien Lacaze n’offrira absolument rien de la nonchalance créole ; mais, bercé qu’il fut par les complaintes que lui chantaient, dans leur zézayant patois, des servantes noires naguère esclaves, il gardera une imagination ardente, une sensibilité toujours prête à s’éveiller, un goût prononcé pour la musique, une familiarité spontanée enfin avec toutes les créatures vivantes.

Le voyez-vous, déjà grandelet, qui, juché sur un bourricot, dévale de l’« habitation » paternelle vers l’aimable ville de Saint-Denis dont on lui fait fréquenter l’école. De cette école il s’échappe parfois pour courir à la grève ; il hume l’odeur de la mer, il se complaît au bruit des vagues et cette odeur, ce bruit, ne cesseront jamais de le hanter.

Un dessein se forme en son esprit, que va préciser une rencontre. Les colonies sont encore, comme au temps de Richelieu, choses de la Marine et elles ont d’ordinaire pour gouverneurs des amiraux. Celui qui règne à Saint-Denis vient un jour dîner chez les Lacaze. Lucien admire son uniforme, sa prestance, son air d’autorité ; il s’enchante des quelques récits que fait à table le loup de mer aux favoris bien taillés. Dès lors le parti du garçonnet est arrêté et il n’en démordra point : lui aussi sera marin.

Le docteur Lacaze est un homme de sens qui n’entend pas contrarier une vocation certaine. Non sans émotion il embarque Lucien, alors âgé de douze ans, à destination de la France. Des dispositions ont été prises pour que l’adolescent poursuive ses études au collège réputé que les Jésuites dirigent à Sarlat.

Sévère ville, étrangement différente, avec ses ruelles sombres, ses maisons à pignon, des vaporeux espaces de La Réunion ; sévère collège aussi, où la discipline est implacable et où, qui en hiver se veut laver, doit d’abord briser la glace de la fontaine. Bien que chétif d’apparence, Lucien supporte gaillardement ce régime et, au bout de trois années, passe sans difficulté au Lycée de Lorient qui a pour spécialité de préparer à l’École navale.

On y entre alors jeune. Notre garçon n’a que dix-sept ans quand il est reçu. Bon en mathématiques, bon en lettres, son point faible s’est révélé la géographie.

— Comment pouvez-vous être marin si vous ne savez pas mieux la géographie ? lui a dit l’examinateur.

Mais Lucien, sans se démonter, a répliqué :

— C’est précisément pour avoir l’occasion d’apprendre la géographie que je veux être marin.

L’examinateur fut désarmé...

Lacaze est déjà le vif-argent, le « petit diable sortant d’une boîte », qu’il restera jusqu’à sa mort. Son adresse comme son insouciance du danger vont bientôt lui valoir un prix d’« agilité dans le gréement ». Nageur hors ligne, un jour qu’au cours d’une manœuvre de corvette un de ses camarades, l’élève Mercier de Lostende, a été précipité par un coup de roulis dans les tourbillons du goulet de Brest, Lacaze plonge sans hésiter et arrache le malchanceux à la noyade. Ce geste de courage lui vaut une médaille de sauvetage dont il se montrera toujours plus fier que d’aucune autre décoration.

Son apprentissage terminé, voici Lacaze aspirant de marine et faisant, comme tel, sa croisière d’application sur la frégate La Flore.

La grande révolution commencée dans la construction navale sous le Second Empire n’est pas achevée ; les navires en fer et à vapeur n’ont point encore tout à fait supplanté les navires en bois et à voiles. Sans doute les premiers cuirassés sont-ils déjà en service et tous les bâtiments d’escadre comportent-ils des machines. Mais elles ne sont souvent que supplétives et chaque officier doit posséder à fond le secret des manœuvres asservissant les vents les plus contraires aux nécessités de la course. Ravissantes manœuvres exigeant à la fois science, intuition et promptitude dans la décision. Et quelle belle langue, aussi précise que drue, que celle dans laquelle sont proférés les commandements :

— Aux bras du vent et aux drisses des huniers... Brassez !

— À carguer partout et brasser carré... Au hâle-bas du grand foc... Carguez !

N’ayant jamais servi qu’à terre, je ne suis, dans l’argot du Borda, qu’un pesant « éléphant ». Vous confesserai-je que ces formules, dont je ne suis pas assuré de pénétrer tout le sens, me semblent chargées de magie incantatoire ?...

Le midship Lacaze n’est pas insensible à leur poésie. Mais, contrairement à certains de ses camarades, il n’en gardera pas la vaine nostalgie. Déjà son esprit toujours en mouvement se tourne vers l’avenir, déjà il s’intéresse aux techniques naissantes, déjà il laisse pressentir le chef novateur qu’il sera plus tard.

1881. La France, quelque temps écrasée sous le poids de la défaite subie en 1870, commence à se rendre compte que, si elle a été battue, elle n’a point été atteinte dans ses œuvres vives et que l’heure est venue pour elle de faire sa rentrée dans la grande politique internationale. Un homme d’État aux vues amples, Léon Gambetta, veut saisir l’occasion que lui offrent les incidents sanglants dont l’Égypte est alors le théâtre pour amorcer une étroite association entre notre pays et la Grande-Bretagne. Les flottes conjuguées des deux puissances bombardent Alexandrie et l’aspirant Lacaze participe à l’opération. Une crise ministérielle fait, hélas ! qu’elle tourne court du côté français et que les Anglais en retirent seuls le bénéfice. Nous n’avons pas encore appris que la pire des politiques est la politique discontinue. L’apprendrons-nous jamais ?

La Troisième République débutante est par bonheur féconde en hommes de gouvernement. Gambetta écarté, Jules Ferry paraît qui pressent lui aussi le rôle que la France se doit de jouer dans un monde qui a cessé d’être cloisonné en compartiments étanches. Rôle conforme, certes, à l’intérêt national, mais aussi civilisateur et humain. La fondation du nouvel empire français d’Outre-Mer commence par l’occupation de la Tunisie, occupation que légitime le souci de défendre l’Algérie contre les incursions de tribus pillardes et grâce à laquelle un pays misérable, livré à l’anarchie, deviendra une terre fertile et policée. Nonagénaire, Lacaze contera encore volontiers comment, à la tête d’une section de fusiliers-marins, il débarqua à Sfax, puis à Gabès, sans presque rencontrer de résistance.

En même temps que marin et parce que marin, votre futur confrère va se révéler colonial. Au cours des années suivantes, on le voit successivement à Madagascar, au Sénégal, au Tonkin enfin où une amitié naît entre lui et un chef d’escadrons d’opinions non conformistes appelé Hubert Lyautey. De ses contacts prolongés avec les choses et les gens d’outre-mer il conservera toujours, en même temps qu’une juste fierté de ce qu’il aimera à nommer « la plus grande France », un sentiment de sympathie presque fraternelle à l’égard des populations indigènes. Un colonial, ai-je dit. Assurément, mais à aucun degré un « colonialiste ».

Estimé de ses supérieurs, respecté de ses subordonnés, Lacaze a rapidement gravi les premiers échelons de la hiérarchie. En 1902 il est capitaine de frégate quand l’amiral Merleau-Ponty, qui commande la division navale de Tunisie, le prend pour chef d’État-major. À ce titre il va collaborer très activement à la création de la base navale de Bizerte : déjà il mesure toute l’importance qu’elle aura comme verrou de la Méditerranée centrale.

Les travaux coûtent cher. Le ministre de la Marine d’alors, le fantaisiste et hirsute Camille Pelletan, craint une interpellation parlementaire. Mandé rue Royale, le commandant Lacaze s’entend dire que la construction du port doit être interrompue. Il proteste, donne ses raisons. Pelletan finit par se laisser convaincre et Bizerte est sauvé.

Première négociation de notre marin, son premier contact aussi avec les milieux politiques. Il s’est montré habile à manœuvrer parmi ceux-ci, adroit à mener à bien celle-là : une voie nouvelle s’ouvre à son activité.

Ses chefs n’hésitent pas à l’y engager. En 1906, promu capitaine de vaisseau, il se voit nommé attaché naval à Rome.

Notre ambassade auprès du gouvernement italien est alors un poste de toute première importance car on y travaille à distendre, sans rien brusquer, les liens d’alliance unissant l’Italie à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie. Tâche ardue, mais dont s’acquitte avec maîtrise l’ambassadeur Camille Barrère, lequel, après avoir été quelque peu communard au temps de sa folle jeunesse, est devenu le majestueux modèle du grand chef de mission.

Depuis 1904 les relations diplomatiques sont rompues entre la République française et le Saint-Siège ; d’autre part l’ambassade auprès du Quirinal ne saurait, sous peine de heurter la susceptibilité de la Consultà, entretenir de relations avec le « monde noir ». Le Quai d’Orsay se trouve ainsi privé d’une source précieuse d’information. Mais Lacaze est, de par ses fonctions, un peu à l’écart de l’ambassade. Spirituel, serviable, avant le goût du monde, célibataire de surcroît, il ne tarde pas à être fêté dans les milieux les plus divers, ceux du Vatican compris, d’où il rapporte à Barrère de fort intéressants renseignements. Le tact dont il ne cesse de faire preuve lui vaut le soin de seconder le délégué naval français à la deuxième Conférence internationale de la Paix. Déjà familiarisé avec les arcanes de la diplomatie discrète, il s’initie là aux pratiques de la diplomatie dite publique, sans d’ailleurs concevoir pour elle une bien vive admiration.

Négociateur par occasion et tempérament, mais marin avant tout, c’est sans déplaisir qu’à la fin de 1907 il accueille sa nomination à l’emploi de chef d’État-major de l’amiral Germinet, commandant en chef l’escadre de la Méditerranée. Emploi de confiance et de choix. Germinet est considéré comme le plus puissant cerveau de l’armée navale et les jeunes officiers ne jurent que par lui. Son programme ne tend à rien de moins qu’à reforger la marine française. Au début du XXsiècle celle-ci est encore presque uniquement utilisée soit à appuyer des entreprises coloniales, soit à montrer notre pavillon dans les mers lointaines : elle n’est pas un véritable instrument de combat. Germinet entend qu’elle en devienne un.

Lacaze saisit sur-le-champ toutes les intentions de son nouveau chef et c’est de concert que les deux hommes élaborent une série d’instructions destinées à faire de l’escadre de la Méditerranée une force cohérente et toujours armée pour la bataille. Hélas ! le dur entraînement auquel est désormais soumise cette escadre amène les unités qui la composent à demeurer longtemps en haute mer, donc à se trouver souvent, les jours de paye, loin de la rade de Toulon. D’où un manque à gagner pour le négoce toulonnais. Or, le président du Conseil du moment, Georges Clemenceau, est sénateur du Var. Comment ne prêterait-il pas l’oreille aux doléances de commerçants politiquement influents ? Il est cassant, Germinet l’est aussi. Des heurts se produisent et, sous un futile prétexte, l’amiral se voit relevé de son commandement. La joie éclate dans les rues marchandes du grand port de guerre et jusque dans son quartier réservé...

Lacaze ne partage que peu de temps la disgrâce de l’amiral. Dès1909 il reçoit un commandement à la mer, puis quand, en 1911, Delcassé prend le portefeuille de la Marine dans le ministère Monis — un nom bien oublié — il est appelé à diriger le cabinet militaire du père de l’Entente cordiale.

Peut-être est-il permis de discuter, sur certains points, la politique étrangère de Delcassé ; en revanche son œuvre maritime ne saurait mériter que des éloges. Une part doit en revenir à Lacaze qui, à peine installé, s’est employé avec succès à pénétrer le « patron » des idées de Germinet. En deux ans l’administration centrale, le commandement, les arsenaux sont réorganisés, les forces éparses regroupées, les manœuvres d’escadre multipliées, un embryon d’aéronautique navale est créé, une doctrine stratégique est mise au point, une loi est promulguée qui demeurera longtemps la charte de notre armée de mer, enfin des accords sont conclus avec l’Amirauté de Londres déterminant les missions respectives des flottes française et britannique en cas de guerre menée en commun. Quand, au début de 1913, Delcassé et, avec lui, le chef de son cabinet quittent la rue Royale, la Marine nationale est prête à tout événement.

Il est temps. Les nuages qui, au cours des années précédentes, n’ont cessé de s’amonceler, vont crever. La première guerre mondiale va éclater.

Tragique « guerre civile », comme la nommera bientôt Lyautey elle marque la fin d’une époque, la fin aussi d’une civilisation.

À l’aube du XXe siècle, il existe toujours, en dépit des rivalités qui séparent les puissances la composant, une sorte de République européenne. À l’intérieur, nulle entrave à la liberté de circulation des personnes, à peine à celle des marchandises ; point de passeports sauf pour la Russie servi-asiatique et pour la Turquie, point de contingentements, point d’Offices des changes. À l’extérieur, prestige indiscuté et prépotence presque générale. De cette République, l’Afrique, l’Océanie entières sont des dépendances, l’Asie l’est en grande partie. Quant à l’Amérique, si sa puissance économique va sans cesse augmentant, elle commence à peine à compter dans le jeu politique international et ses idées, ses arts, beaucoup même de ses machines lui viennent encore d’Europe.

L’édifice Europe domine de haut le monde ; des lézardes pourtant y apparaissent. Sans doute le premier coup lui fut-il porté par l’Allemagne quand, en 1871, elle arracha brutalement à la France l’Alsace et la Lorraine. Vint ensuite l’agencement d’un double système d’alliances militaires divisant les États d’Europe en deux blocs antagonistes et déterminant une ruineuse course aux armements à quoi s’ajouta une course aux colonies, une course aussi à la conquête de marchés extérieurs. N’omettons pas enfin l’effet perturbateur de la montée des nationalismes, conséquence elle-même du progrès des démocraties. La solidarité disparaît qui, nonobstant tous les litiges, avait longtemps subsisté entre les Cours, et la solidarité des classes ouvrières n’est qu’une chimère : dans un temps où la rapidité croissante des moyens de communications raccourcit prodigieusement les distances, les nations tendent à se replier sur elles-mêmes et à se confire en une hargne jalouse.

Certes les diplomates européens continuent, vers 1900, à n’employer officiellement qu’une langue : le français. Certes aussi ils demeurent d’accord pour respecter certains mêmes principes, certaines mêmes traditions. Mais force est aux gouvernements de tenir de plus en plus compte des Parlements, de la presse, des opinions publiques. Or, les foules sont nerveuses et plus sensibles aux arguments du sentiment qu’à ceux de la raison. N’est-ce pas un politique d’esprit pénétrant, Anatole de Monzie, qui a écrit : « Les Français adorent la paix et méprisent les hommes d’État qui s’efforcent de la leur maintenir » ?

Sur le terrain ainsi préparé, les pires ferments se développent à partir de 1905. L’Allemagne, que sa poussée démographique et le développement de son industrie rendent apoplectique, ne connaît plus de limites à ses ambitions. Persuadée d’être l’objet d’une conspiration jalouse, elle cherche à la France de mauvaises querelles et prétend partager l’empire des mers avec l’Angleterre. Mais ici elle se heurte à l’hostilité active d’une Amirauté bien résolue à ne pas laisser choir de ses mains le trident de Neptune. La Russie, humiliée par la défaite que vient de lui infliger le Japon, — premier succès des Jaunes sur les Blancs — est secouée de fièvre et quelques-uns de ses dirigeants inclinent à penser qu’un succès de prestige, dût-il être obtenu au prix d’une guerre, est nécessaire au régime pour conjurer le spectre de la révolution. Pensée analogue chez certains hommes d’État austro-hongrois qui redoutent de voir la Double Monarchie voler en éclats sous la pression des nationalités. En France même, où la masse est pourtant si pacifique, d’aucuns en arrivent à se demander si tout ne vaudrait pas mieux que la prolongation indéfinie d’un exaspérant état de tension...

C’est à Vienne qu’est allumé le brandon incendiaire. Il est aussitôt agité à Berlin où le parti de la guerre l’a définitivement emporté. Courant le long des liens d’alliance, la flamme se propage. Peut-être pourrait-elle être encore étouffée ? Mais les forces de résistance aux volontés belliqueuses sont usées et les nerfs partout prennent le dessus. Et puis, pour reprendre le mot de Luther : « Il est des heures où Dieu se lasse de la partie et jette les cartes sur la table. »

Les destins s’accomplissent. Hitler, barbouilleur inconnu mais déjà hanté de chimères mégalomanes, s’engage, bien qu’Autrichien, dans l’armée allemande. Lénine passe de Galicie en Suisse d’où il va préparer la révolution bolchevique. La mission du colonel House laisse pressentir le rôle qu’assumeront bientôt les États-Unis. Le Japon entre dans le circuit sanglant... C’est le crépuscule du vieil ordre, celui aussi de la suprématie européenne.

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La guerre trouve le contre-amiral Lacaze placé à la tête d’une des divisions de notre armée navale. Au terme des accords franco-britanniques, c’est à celle-ci qu’incombe principalement la garde de la Méditerranée. Lacaze exécute avec ponctualité les missions qui lui sont confiées, mais son ardeur ne tarde pas à lui faire mal supporter les temporisations du commandant en chef, amiral Boué de Lapeyrère. Il estime aussi, lui qui, dès l’apparition de l’arme sous-marine, s’est passionné pour elle, que compte n’est pas suffisamment tenu des dangers présentés par les submersibles ennemis. Bref, en mars 1915, le commandant en chef ayant sollicité l’avis de ses principaux subordonnés, Lacaze lui écrit une lettre conçue en des termes que l’autre juge contraires à la discipline. Privé de son commandement, votre futur confrère est mis à la disposition du ministre qui le relègue à la direction de la Marine à Marseille.

Fonctions en principe sans éclat, car Marseille n’est pas un port militaire. Mais c’est de là que partent les renforts destinés à la petite armée d’Orient dont l’embryon vient d’être constitué à Salonique. Lacaze préside aux opérations d’armement et d’embarquement avec une maîtrise qui lui vaut l’attention bienveillante de la rue Royale.

Voire une attention plus haute. Le ministère Viviani, au pouvoir lors de la déclaration de guerre et plusieurs fois remanié depuis, apparait définitivement usé. En octobre 1915 son chef abdique et passe la main à Aristide Briand. Mais en même temps il recommande à ce dernier quelques noms et, en tout premier lieu, celui de Lacaze.

Briand s’informe, se décide. Et voici le récent disgracié, bien que simple contre-amiral, chargé du portefeuille de la Marine. Il le conservera, pendant un an et neuf mois, dans trois cabinets successifs.

Écrasante responsabilité que celle qui incombe alors au ministre de la Marine. Les Français, dont les traditions guerrières viennent plus de la terre que de la mer, ont quelque peu déprisé le rôle joué par les flottes alliées au cours du premier conflit mondial. Ce rôle n’en a pas moins été décisif : eût-il été moins bien rempli, l’issue de la lutte aurait été différente.

C’est avec alacrité que l’amiral Lacaze fait face à sa tâche. Ayant su s’entourer de collaborateurs du premier mérite — parmi eux le capitaine de frégate Durand-Viel, aujourd’hui vice-amiral et membre de l’Institut — il leur communique la flamme qui l’anime. Depuis ouverture des hostilités notre armée navale était le plus souvent restée sur la défensive : elle va désormais passer à l’action.

Très vite, une opération d’envergure. Après avoir commencé par repousser victorieusement l’invasion austro-hongroise, les forces serbes ont dû céder sous le nombre et battre en retraite. On espérait qu’elles pourraient, à travers la Macédoine, rejoindre notre armée de Salonique qui s’avançait à leur secours. Mais, attaquées sur leur flanc par les Bulgares, elles ont été contraintes de se jeter dans les montagnes d’Albanie où elles sont menacées d’encerclement.

Une seule issue : la mer Adriatique. Lacaze décide que, bravant la flotte autrichienne, des navires français iront recueillir nos alliés sur les grèves et il obtient de Rome que des bâtiments italiens coopèrent au sauvetage. Celui-ci s’exécute avec plein succès. L’armée serbe est transportée à Corfou, elle s’y refait et bientôt elle pourra, toujours sous la protection du pavillon français, gagner Salonique pour y grossir cette armée d’Orient qui, en 1918, sera la première à briser l’adversaire.

Le temps me fait défaut pour rappeler, fût-ce d’un mot, toutes les heureuses initiatives de l’amiral-ministre. Je ne saurais pourtant passer sous silence ce qui constitue sans doute le plus haut période de sa carrière : sa part dans la lutte contre l’offensive sous-marine à outrance déchaînée par l’Allemagne.

C’est le 31 janvier 1917 que celle-ci, menacée d’étouffement par le blocus auquel elle est soumise, déclare à la face du monde que dorénavant ses submersibles torpilleront sans avertissement tous les navires marchands qu’ils rencontreront, neutres compris. Il s’agit d’affamer la Grande-Bretagne, de la contraindre à demander grâce et d’abattre du même coup l’Entente tout entière.

La barbare entreprise paraît quelque temps réussir. En février 540.000 tonneaux sont envoyés au fond, 570.000 en mars, 840.000 en avril ; mois tragiques pour les Alliés dont les parades sont d’abord désordonnées. Mais Lacaze, qui a fait de la guerre sous-marine l’objet de sa particulière étude, contribue largement à l’adoption, par les Conseils interalliés, de méthodes qui ne tarderont pas à prouver leur efficace : camouflage, multiplication des patrouilles de chasse, développement et emploi judicieux de l’aviation navale, organisation surtout de convois protégés par une forte escorte de torpilleurs. En juillet, 550.000 tonneaux seulement sont coulés et le chiffre mensuel des pertes ne cessera plus d’aller décroissant. L’offensive sous-marine n’aura eu pour durable effet que de déterminer l’intervention armée des États-Unis et les Empires centraux seront condamnés. À la victoire alliée l’amiral Lacaze aura apporté une contribution non médiocre. La France, Messieurs, ne saurait sans ingratitude l’oublier.

Chef de la Marine française, votre futur confrère était en même temps membre du gouvernement, membre aussi du Comité de guerre restreint constitué au sein du Cabinet et, comme tel, il participait aux plus secrètes délibérations, aux plus graves décisions. Quelles furent parfois ses hésitations, ses inquiétudes, ses angoisses même, les confidences reçues par ses intimes en témoignent. Il n’était cependant point homme à esquiver les responsabilités et c’est sans réserve qu’il accepta toutes les conséquences de la solidarité ministérielle.

Je ne puis ici me dispenser de mentionner un épisode de sa vie publique que d’aucuns lui reprochèrent.

Nous sommes à l’automne de 1916. Joffre, depuis le début de la guerre, commande en chef les armées françaises. La ruée allemande sur Verdun a été brisée, mais l’offensive déclenchée par les Alliés de part et d’autre de la Somme n’a pas donné les résultats que la plupart des Français en attendaient, non peut-être sans quelque imprudence. L’année a été atrocement sanglante ; l’année précédente, encore que moins abondante en péripéties dramatiques, avait été plus sanglante encore. Et cependant l’ennemi occupe toujours la même étendue du sol national. Comment l’opinion, l’opinion parlementaire surtout, si aisément frémissante, ne se laisserait-elle pas aller à incriminer le Haut Commandement ? Entre le Grand Quartier général et les Assemblées les relations se tendent, le premier, sûr de lui, quelquefois hautain, ne faisant rien pour calmer la nervosité des secondes. Au cours d’un Comité secret tenu au début de décembre par la Chambre des députés, Briand constate que la majorité réclame et un changement de méthodes et le départ de Joffre.

Le président du Conseil n’est pas un homme d’acier ; il s’incline et le Conseil des ministres lui donne son assentiment.

Une difficulté : le vainqueur de la Marne jouit auprès des Alliés d’un prestige immense. Un éclat est à redouter. Il faut donc agir avec précaution et par étapes. Briand reforme son cabinet et, pour lui conférer du lustre, il remplace au ministère de la Guerre le général Roques, peu connu du public, par le général Lyautey. Mais Lyautey est résident général au Maroc et, en attendant son arrivée à Paris, c’est le ministre de la Marine qui est chargé de l’intérim de la Guerre.

Il va donc incomber à Lacaze, en exécution de la décision du gouvernement, elle-même provoquée par les représentants du pays, de négocier la retraite du commandant en chef. Déplaisante mission, mais à laquelle il ne saurait se dérober. Il la remplit avec doigté. C’est lui, semble-t-il, qui a le premier l’idée de ressusciter en faveur de Joffre, à titre compensatoire, la dignité de maréchal de France.

Peut-on, en justice, lui faire grief de sa discipline ? Aussi bien, devenue veuve, la maréchale Joffre entretiendra-t-elle avec l’amiral les plus courtoises relations. De même Foch, englobé, Dieu merci pour peu de temps, dans la disgrâce de Joffre, n’en conservera pas durable rigueur à l’amiral.

Tout en étant très respectueux du pouvoir civil, très attaché aux institutions libres et tout en ayant, à diverses reprises, refusé de se prêter à des manœuvres dirigées contre ces institutions, Lacaze n’admet point que les Assemblées puissent, au risque d’ébranler la discipline, porter atteinte à ses attributions de chef. Aussi, quand, au début d’août 1917, la Chambre, tendant l’oreille aux propos, tenus dans certaines chapelles de mécontents, manifeste l’intention de soumettre la conduite de la guerre maritime aux investigations d’une Commission d’enquête, il s’y oppose formellement. Mais il est mal soutenu par le président du Conseil du moment, Alexandre Ribot, dont la fermeté n’est pas toujours à la hauteur de la lumineuse intelligence. Sans balancer il donne sa démission. La perte est lourde pour la Défense nationale.

Promu vice-amiral par son successeur, Lacaze est en même temps placé à la tête de la préfecture maritime de Toulon. Il y demeure deux ans et, en 1919, alors que l’incendie allumé en Russie menace d’embraser l’Europe, c’est grâce à lui que la mutinerie de l’escadre de la mer Noire ne s’étend pas à notre grand port militaire.

Les équipages de plusieurs des navires qui y sont mouillés ont, sans permission, débarqué à terre et se sont rassemblés dans les fossés des fortifications. Foule tumultueuse d’où s’élève le cri : « Les Soviets partout ! » L’amiral se met en tenue de parade et, refusant tout accompagnement, se fraye un chemin jusqu’au milieu des manifestants. Si bref de taille soit-il, il paraît grand tant son comportement a de majesté calme.

Sans élever la voix, il invoque l’honneur, le devoir, la tradition ; il donne aussi sa parole de transmettre à Paris, en les appuyant, toutes les revendications qui lui paraîtront raisonnables. Un flottement, de rapides conciliabules, puis un assentiment. Les marins se sont sentis en présence, non seulement d’un chef, mais d’un homme juste et d’un ami. Tout rentre dans l’ordre et Clemenceau, devenu le « Père la Victoire », adresse à l’amiral ce si honorable télégramme : « Je tiens à vous remercier de votre bel acte d’intervention personnelle. La France a besoin de caractères. Le gouvernement de la République compte sur vous. »

Hommage plus que mérité : ce jour-là, au péril de sa vie, votre futur confrère n’avait fait rien de moins que sauver de l’anarchie la marine française.

Bientôt l’amiral Lacaze est appelé à la vice-présidence du Conseil supérieur de la Marine et, dans ce haut emploi, il collabore de très près à l’œuvre de réfection d’une flotte que l’effort continu fourni pendant la guerre a laissée très endommagée. Encore qu’ayant largement dépassé la soixantaine, il est toujours jeune d’allure, toujours bouillonnant d’idées quand, le 22 juin 1922, après quarante-cinq années de service, il se voit atteint par la limite d’âge et placé dans la deuxième section du cadre des officiers généraux.

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Vice-amiral, ancien ministre, grand’croix de la Légion d’honneur, médaillé militaire, entouré du respect général, il pourrait légitimement amirer au repos. Mais l’otium cum dignitate n’est point son fait et il se va jeter avec impétuosité dans une série d’activités nouvelles.

En 1923, le service public le réclame une dernière fois : il est l’un des délégués de la France à cette Conférence de Lausanne qui, tout en portant la première grave atteinte aux traités signés à la suite de la guerre mondiale, va assurer au Proche-Orient une pacification au moins provisoire. Chacun est d’accord pour louer l’entregent dont Lacaze fait preuve au cours de longues et difficiles négociations.

Désormais il ne servira plus directement l’État, mais il continuera, comme volontaire, à servir la France.

France tourmentée de l’entre-deux-guerres, sortie victorieuse de la terrible épreuve, mais que sa victoire même, si chèrement achetée, a laissée affaiblie au moral comme au physique. Quatorze cent mille Français tués parmi les plus jeunes et les meilleurs, six cent mille invalides, soixante mille amputés, d’immenses destructions matérielles, les avoirs à l’étranger partis en fumée, une monnaie à la dérive, une jeunesse en désarroi, l’ordre ancien ébranlé jusque dans ses fondements, les plus sûres valeurs remises en question : comment un esprit lucide ne concevrait-il pas d’inquiétudes pour l’avenir, comment un cœur généreux ne souhaiterait-il pas de se donner à tout ce qui peut contribuer à panser les plaies et aider au redressement ?

Lucidité, générosité : ce sont là chez l’amiral Lacaze qualités cardinales. Jointes à son impatience de l’oisiveté elles expliquent suffisamment, sans qu’il soit besoin d’invoquer une vaine gloriole, l’ardeur avec laquelle on le voit rechercher, assumer et remplir les tâches les plus différentes, toutes d’intérêt public.

Il est, successivement ou simultanément, président de la Société centrale de sauvetage des naufragés, de la Société des Œuvres de mer, de la Société des veuves et mères de marins morts pour la France, des Amis du Musée de la Marine, secrétaire perpétuel de l’Académie de Marine, président de l’Institut colonial français, du Comité France-Afrique du Nord, président d’honneur du Comité central de la France d’outre-mer, président de la Société des Amis des Missions catholiques, que sais-je encore ?... Aucune de ces fonctions n’est prise par lui à la légère et il pousse l’assiduité comme la méticulosité jusqu’à parfois harasser ses collaborateurs. Aucune non plus n’est rémunérée : bien que l’amiral Lacaze ne dispose que de fort modestes ressources, jamais ne vit-on homme plus désintéressé.

Conterai-je maintenant une impertinente anecdote ? L’ambassade de France auprès du Saint-Siège, rétablie, se trouvant vacante, il y fut un instant question d’y appeler Lacaze. « Difficile », dit un plaisant, « il briguerait la tiare ! »

Simple facétie. Ce ne fut point l’ambition qui jamais poussa Lacaze, mais un impérieux besoin d’être utile. Et après tout, avec son intelligence, sa haute conscience, sa foi, sa charité, sa puissance de travail, son sens politique, si sa vie s’était autrement orientée et que la Providence eût permis qu’il devînt l’élu du Sacré Collège, peut-être eût-il fait un pape de qualité.

À défaut, — croyez que je n’entends suggérer aucun rapprochement entre la coupole de Saint-Pierre de Rome et celle du palais Mazarin, — l’amiral Lacaze fut un excellent académicien. Parmi ses innombrables activités, nulle en effet qui lui tint plus au cœur que celles qu’il exerçait en tant que membre de l’Institut de France.

C’est en 1935 qu’à un premier titre l’amiral se voit décoré de cette dignité. L’amitié que lui porte le roi d’Espagne Alphonse XIII lui a permis de concourir, de prépondérante manière, à la fondation de l’admirable foyer de rayonnement français qui a nom Casa Velázquez. En témoignage de gratitude, pour reconnaître aussi les services qu’il a rendus à nombre de jeunes artistes, l’Académie des Beaux-Arts l’appelle, comme membre libre, dans son sein.

Ainsi, Messieurs, voici Lucien Lacaze déjà votre confrère. Que si, en effet, de par son ancienneté, l’Académie française jouit, sur les autres classes de l’Institut, d’une primauté indiscutée, ces classes n’en sont pas moins juridiquement en entière égalité avec elle. Vous le savez si bien que lorsqu’un membre d’une des quatre Académies sœurs traite l’un de vous, selon le cas, de « cher Maître », « cher Monsieur », ou « cher ami », l’interpellé manque rarement de répliquer : « cher confrère » ... L’observation de telles nuances, l’avouerai-je, me paraît grandement contribuer au charme du commerce académique.

Votre courtoisie ne va d’ailleurs pas jusqu’à vous faire abdiquer votre privilège majeur : celui d’appeler à vous les hommes qui, à des titres divers, ont le plus sûrement mérité du pays. Lacaze était certes de ceux-là. Aussi, un an à peine s’est-il écoulé depuis son entrée à l’Académie des Beaux-Arts que vous le portez au fauteuil laissé vacant chez vous par la mort de Jules Cambon. Gabriel Hanotaux et le maréchal Pétain ont été les promoteurs de sa candidature. Le 4 novembre 1937 sa réception donne lieu à un échange d’émouvants discours.

Dans sa modestie, l’amiral s’efface devant la Marine française, attribue à elle seule l’honneur d’avoir attiré vos suffrages et il évoque, avec une saisissante sobriété, les services que, pendant la guerre, elle a rendus à la cause des Alliés. Passant à l’éloge de son prédécesseur, il trace du grand diplomate que fut Jules Cambon un portrait que seul un diplomate de race, sinon de métier, pouvait aussi parfaitement réussir.

En réponse, Gabriel Hanotaux, directeur en exercice de votre Compagnie, rend à Lucien Lacaze tout ce qui lui est, en bonne justice ; personnellement dû. Dirai-je qu’après avoir lu cette réponse, d’une élégante pertinence, j’ai un instant pensé que le mieux serait que je me bornasse aujourd’hui à en répéter les termes. Sans doute y eussiez-vous gagné. Vous ne m’en auriez pas moins condamné si, pour mes débuts dans cette Compagnie, gardienne des bienséances, non seulement de la langue, mais des mœurs littéraires, j’avais, fût-ce par humilité, commis un plagiat !

Aussi bien la carrière de votre confrère est-elle, lors de sa réception, encore fort loin de son terme. Deux fois académicien, il va s’acquitter de ses nouveaux devoirs avec l’exactitude, voire avec la fougue qui lui sont habituelles. Assidu aux séances, y intervenant volontiers, jamais non plus il ne se dérobe aux missions qui lui sont proposées. La vie intérieure de l’Institut de France est de sa part l’objet d’autant de soins que sa vie publique ; outre les fonctions de conservateur du musée Condé à Chantilly, il assumera, pendant quelque temps, celles, plus ingrates, de secrétaire de la Commission administrative centrale des cinq Académies.

Son dévouement, son empressement, la rapidité de ses réparties, vous ne les avez pas oubliés, ni sans doute son impétuosité. Français des Iles, l’amiral Lacaze n’avait rien du traditionnel loup de mer, drapé de silence et cuirassé de flegme. Les idées qu’il croyait vraies, il les défendait avec une chaude véhémence et il lui arrivait d’admettre difficilement la contradiction. Reconnaissons-le : il se laissait quelquefois emporter. Son fin visage, d’ordinaire pâle, s’empourprait alors, sa barbiche tremblait, les veines de son front se gonflaient et n’est-ce pas l’un de vous, Messieurs, médecin fameux, qui lui murmura un jour : « Amiral, attention à vos vaisseaux. »

Ce n’étaient là que brèves manifestations d’une âme ardente, d’un esprit impatient de tout retard. Les colères de votre confrère tombaient aussi vite qu’elles avaient bouillonné. Il les regrettait et, quand elles avaient pu causer quelque peine, s’en excusait, car, profondément juste, il était aussi souverainement bon.

Peut-être, tout considéré, la bonté apparaît-elle avoir été le trait dominant chez l’amiral Lacaze. Bonté s’accompagnant d’exquises délicatesses.

Ses proches, comme il était naturel, étaient les premiers à en éprouver les effets. Pour ne s’être pas marié, votre confrère n’en était pas moins essentiellement un homme de famille et il n’y avait point de soins, point d’attentions, point de prévenances dont il n’entourât ses quatre neveux et nièces, ses treize petits-neveux et petites-nièces. Les enfants l’adoraient et ils ne se trompent guère quand ils jugent d’instinct le cœur d’un homme.

La bonté de Lucien Lacaze s’étendait infiniment au delà du cercle familial. Elle était proprement universelle et des inconnus en recevaient le bienfait. Qu’on fût veuve, orphelin ou mutilé de guerre, ancien marin, ancien colonial, que simplement on fût dans le besoin, voilà qui suffisait à créer des droits sur la bourse de l’amiral et sur son temps. Littéralement, il donnait tout.

Votre confrère vit le soir de son existence tragiquement assombri par les malheurs de la patrie. Pendant les années endeuillées de l’occupation il ne se départit pas d’une hautaine réserve et repoussa toutes les sollicitations dont il fut l’objet de la part de ceux qui se résignaient à l’abaissement. La défaite allemande, à laquelle il n’avait jamais cessé de croire, l’inonda de joie. Mais cela ne l’empêcha pas de condamner les excès auxquels la Libération servit de manteau. Avant la guerre il avait été fort lié avec Pétain ; aux jours où celui-ci dirigeait le gouvernement de Vichy, il s’en était tenu à longue distance ; le vainqueur de Verdun condamné et captif, il n’hésita pas à adhérer au comité formé pour obtenir la révision de son procès. Qu’un tel geste pût lui mériter la défaveur des puissants du jour, Lucien Lacaze, Messieurs, avait l’âme trop haute pour s’en soucier un seul instant.

1950. L’amiral s’achemine maintenant vers sa quatre-vingt-dixième année. Voici qu’il l’atteint, qu’il la dépasse sans que se démentent sa verdeur, son insatiable appétit de travail, sans que non plus sa mémoire faiblisse. « Trompe-la-mort », l’avaient jadis surnommé ses camarades du Borda. La trompera-t-il indéfiniment ?... Cela n’est donné à personne. À la fin de 1954, les forces de votre confrère déclinent et il se voit contraint au repos. Mais une telle contrainte est fatale à un tempérament comme le sien : au terme d’une brève maladie, il meurt chrétiennement, le 23 mars 1955, âgé de quatre-vingt-quatorze ans et neuf mois.

Quelques jours avant qu’il ne rendît le dernier soupir et alors qu’il ne quittait plus son lit, il entendit du bruit dans l’antichambre voisine et en demanda la cause. C’était un homme, se disant ancien marin, qui était venu quêter un secours et qu’on éconduisait. Une enveloppe posée sur la cheminée contenait quelques billets. L’amiral la désigna d’un doigt encore impérieux et exigea qu’on la remît au solliciteur. C’était son dernier argent liquide... Constant jusqu’au bout dans sa charité, il était resté fidèle aussi à la devise qu’il avait empruntée à l’amiral Touchard : « On n’a jamais fini de faire son devoir. »

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Le souvenir de l’amiral Lacaze demeure vivant parmi vous comme parmi tous ceux qui l’approchèrent. Hélas ! son expérience, sa connaissance des hommes, sa sûre intuition ne sont plus au service de ses amis...

Me risquerai-je, moi que vers la fin de sa vie il daignait honorer de sa bienveillance, me risquerai-je à conjecturer quel parti il eût pris, si ses jours avaient été prolongés, en présence des choix redoutables qui se sont récemment imposés, qui s’imposent encore à la France ? Choix outre-mer, choix en Europe.

Dans la liste abrégée que j’ai donnée des organisations auxquelles l’amiral consacrait son infatigable bon vouloir, peut-être avez-vous remarqué le nombre de celles vouées à l’outre-mer. Jamais en effet il ne cessa d’être avec passion attaché à cette « plus grande France » qu’il avait parcourue au temps de sa jeunesse, jamais il ne cessa d’en considérer les destins comme liés à ceux de la mère patrie.

Il en pressentait toutes les virtualités économiques et il fut un des premiers à insister pour que des recherches pétrolières fussent entreprises dans le sous-sol africain. Mais il entendait que les richesses créées servissent d’abord à élever le niveau de vie des indigènes : « À qui cela profitera-t-il ? » c’était là une phrase qu’il aimait à répéter quand on lui parlait d’une exploitation nouvelle.

J’ajoute que, sur le plan politique, il n’était nullement obstiné à vouloir le maintien indéfini de formules qui, excellentes un temps, n’en pouvaient pas moins paraître dépassées par l’évolution des idées et des mœurs. À ses yeux la métropole avait autant de devoirs envers les colonies que de droits sur elles et, en émule de Lyautey, parmi ces devoirs il plaçait, non seulement celui d’assurer la sécurité, la salubrité et la prospérité matérielle, mais celui de répandre l’instruction et de préparer par degrés les indigènes à s’administrer eux-mêmes.

Durant les dernières années de sa vie il ressentit dans sa chair les secousses qui ébranlèrent, jusqu’à en faire tomber de grands morceaux, l’Empire français devenu l’Union française. Jamais pourtant il ne désespéra, car il était dans son caractère de croire qu’il n’existe pas de difficultés si graves que la volonté et l’esprit de suite ne les puissent surmonter.

Il eût à coup sûr déploré la hâte avec laquelle, après une trop longue inaction, fut consentie la renonciation aux protectorats tunisien et marocain. Davantage encore la pensée l’eût bouleversé que l’Algérie, française depuis plus longtemps que la Savoie et que Nice, pourrait être complètement disjointe de la communauté nationale : son cœur ne se fût pas résigné à l’abandon des onze cent mille Français de souche européenne qui y sont établis ; son intelligence eût perçu qu’un tel abandon porterait un coup fatal à la sécurité du monde libre et que l’impérialisme soviétique en serait finalement le seul bénéficiaire.

En revanche, il me semble qu’il eût regardé avec faveur la récente accession des territoires d’Afrique noire et de Madagascar à une autonomie propre à substituer, chez les élites locales, le sens des responsabilités à l’esprit de revendication. À ces élites, qui ne veulent d’autre culture que la culture française et que les chimères du panarabisme ne séduisent pas, votre confrère eût fait confiance, car, optimiste comme tous les hommes d’action, il croyait en la vertu contagieuse de la confiance. Sous condition bien entendu qu’elle ne soit point aveugle. Sous condition aussi que, par le sérieux et la continuité de sa politique, la France sache mériter le durable respect de ses enfants émancipés, sache rester pour eux, non pas un simple bailleur de fonds, mais un modèle et un guide.

Je ne crois pas non plus me trop aventurer en présumant que l’amiral Lacaze eût approuvé les efforts faits pour fédérer l’Europe, ou ce qui reste d’elle, pour enterrer les querelles qui l’ont si longtemps déchirée, pour rompre les barrières auxquelles se heurte son essor économique, pour donner à son génie inventif une plénitude d’efficace, bref, pour la constituer en une masse comparable, par la cohésion comme par le poids, à la masse soviétique et à la masse américaine.

Se mettre en état de résister à la poussée corrosive de la première, éviter que l’indispensable association avec la seconde ne glisse au vasselage, ne sont-ce en effet pas là les deux impératifs qui s’imposent à l’Europe encore libre, si elle entend sauver à la fois son indépendance et son âme ?

Salut qui vaut assurément des sacrifices. Face aux périls mortels qui guettent la civilisation que nous tenons de la Grèce, de Rome et de l’Église du Christ, l’ardent patriotisme de mon prédécesseur ne l’eût point empêché d’estimer nécessaire que certains intérêts étroitement nationaux s’inclinassent devant un intérêt plus général.

Sous la pression de techniques dont les constants progrès précipitent l’humanité dans un âge nouveau, l’Histoire connaît une effrayante accélération de son rythme. Effrayante, mais à laquelle il serait futile d’espérer mettre frein. Malheur aux peuples qui, fût-ce par exclusif attachement à de glorieuses bannières, refuseraient de s’y adapter. Ils seraient broyés ou, en tout cas, condamnés à mener, dans l’humiliation, une existence diminuée.

Aussi agile d’esprit qu’il l’était de corps, jamais votre confrère, Messieurs, ne tourna vers le passé des regards inutilement nostalgiques. Jamais non plus il n’eut d’indulgence pour les traînards. La postérité n’en aura pas davantage et nos arrière-neveux seraient à bon droit sévères pour nous s’ils pouvaient avoir sujet de se dire que c’est aux vacillations de notre volonté qu’ils doivent leur servitude.

Nous connaîtrions, de manière moins fragmentaire que nous ne faisons, la pensée politique de l’amiral si nous possédions ses Mémoires. Quiconque l’a entendu narrer, et en même temps mimer, certains épisodes de sa carrière ne peut que déplorer qu’il n’ait pas jugé à propos d’en laisser. On le pressa souvent de les écrire sans le persuader jamais. Pour se dérober il citait volontiers une phrase jadis prononcée devant lui par l’impératrice Eugénie :

— À quoi bon l’histoire ? La légende est indestructible !

Affirmation bien propre à plonger un historien dans de mélancoliques réflexions. Serait-il donc vain de s’efforcer à rétablir dans leur exactitude les événements passés ? Quand une erreur rencontre créance quasi générale, ne reste-t-il qu’à s’incliner ? Voire une telle erreur possède-t-elle, parce que populaire, une salutaire vertu d’excitation qui fait défaut à la vérité nue ? Goethe n’a-t-il pas dit : « Ce que l’Histoire donne de mieux, c’est l’enthousiasme qu’elle inspire », et n’est-ce pas là, rendu par un puissant génie, un hommage à la légende ?

Qu’il me soit permis de ne pas acquiescer sans réserve. Sans doute peut-on citer maintes légendes fécondes : nombre d’églises et d’abbayes, chefs-d’œuvre de l’art médiéval, parures de la France, ne furent édifiées que pour abriter des reliques d’une plus que douteuse authenticité et on trouve souvent ces mêmes reliques, devenues objets de pèlerinage, à l’origine de vivifiants centres d’échanges commerciaux. En revanche, d’autres légendes n’engendrèrent-elles pas de grands maux ? N’est-on pas, par exemple, tenté de penser que ce fut la légende de l’Aigle qui, en favorisant le coup d’État du Deux Décembre, valut à la France le désastre de Sedan et à l’Europe ce mortel déchirement auquel préluda la guerre de 1870 ? Ne fut-ce point aussi la légende, nourrie Outre-Rhin, selon laquelle les armées allemandes n’auraient pas été véritablement battues en 1918 qui prépara l’avènement de l’hitlérisme ? Que dire enfin des effets produits sur des esprits simples ou aisément échauffés par les légendes répandues autour du « colonialisme » de la France.

Non, l’historien ne se doit point abandonner au découragement. Pour être de plus faible éclat que celle du poète, sa mission n’en est pas moins utile. Du heurt de tant de cailloux remués par lui, une étincelle d’aventure jaillit qui se prolonge en flamme. Si, à la clarté de cette flamme, il arrive qu’on puisse non seulement distinguer des fragments du passé, mais aussi deviner un peu de l’avenir, l’ingrate besogne, je crois, ne saurait être dite stérile.

En tout cas, la figure de mon prédécesseur n’a nul besoin, pour se dresser haute et pure, d’être entourée d’un halo légendaire. Il lui suffit de la lumière que projette sur elle l’histoire vraie de son temps. À cette histoire l’amiral, plus par modestie que par négligence, n’a pas souhaité d’apporter une contribution écrite. Mais, pour une part, il l’a faite, ce qui sans conteste est mieux.

Aussi, encore que, par l’effet de votre faveur, je succède sous cette coupole à Lucien Lacaze, je sais, Messieurs, que je ne l’y remplace point.