Discours de réception de Wladimir d'Ormesson

Le 21 mars 1957

Wladimir d’ORMESSON

Académie française

 

M. Le comte Wladimir d’ORMESSON, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Paul CLAUDEL, y est venu prendre séance le jeudi 21 mars 1957, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Il y a bien plus d’un demi-siècle, dans le train qui va de Patras à Athènes en traversant la Mythologie, un enfant irrévérencieux composait un poème dédié aux quarante membres de l’Académie française qui se terminait par ces vers :

« Vivez, mourez, chers Immortels,
« En attendant mon arrivée... »

Si j’ose vous avouer ce péché de ma prime jeunesse, c’est qu’il révèle l’ambition d’une vie et vous donne la mesure de ma reconnaissance. Votre compagnie, formée au début d’un siècle qui reste le sommet de la grandeur française, m’est toujours apparue comme l’un des ornements de cette grandeur. À l’étranger, où j’ai passé près de la moitié de mon existence, l’Académie française, avec son passé, ses traditions, son décor, ses rites, représente un je ne sais quoi d’immatériel et de stable qui lui vaut un prestige inégalé. Elle veille sur notre langue qui demeure l’une de nos forces. Cette mission d’humanisme et de bienséance qu’exerce l’Académie est plus que jamais salutaire dans un monde où tout est bouleversé, mais où la France, grâce à Dieu, conserve sa puissance spirituelle. En m’associant à la garde sacrée de nos plus pures traditions, vous avez, Messieurs, comblé mes vœux. Je vous en remercie de tout mon cœur.

Je vous ai dit ma gratitude. Laissez-moi vous dire aussi mon émotion. Le peu que je suis, je le dois — après mes parents bien-aimés — à quelqu’un qui fut l’un des vôtres. En pénétrant dans cette enceinte, il me semble que la grande ombre du maréchal Lyautey me protège. L’honneur de ma vie aura été de l’avoir servi et d’avoir acquis son amitié. Ce n’est pas seulement à ceux qui l’ont aimé que le maréchal Lyautey manque aujourd’hui, c’est à notre pays et pas seulement à notre pays mais à notre civilisation. Il incarnait avec noblesse le génie bienfaisant de la France. Là où il n’y avait que chaos et misères, il a apporté l’ordre et la vie. Son nom est inséparable de cette terre du Maroc où il a voulu reposer à jamais. On peut changer le nom des avenues, on ne changera pas l’histoire.

La France continue à être riche en hommes extraordinaires. J’ai évoqué la mémoire de Lyautey. Me voici devant Paul Claudel ! Au moment où j’aborde, en tremblant, la tâche que votre confiance m’a dévolue, soyez sûrs que j’ai conscience de mon indignité.

J’ai à vous parler d’un homme qui dans la poésie française apparaît comme un tout puissant créateur et qui a donné son nom à un rythme ; d’un auteur dramatique qui a enrichi notre théâtre de plus de vingt pièces dont certaines sont des cimes du lyrisme français ; d’un écrivain qui, sur les sujets les plus variés, art, philosophie, peinture, musique, exégèse religieuse, liturgie, que sais-je, a projeté des vues originales dans un langage qui n’appartient qu’à lui ; d’un Français dont le rayonnement ne s’est pas seulement exercé hors des frontières par la qualité de son génie mais qui a poursuivi, pendant 45 ans, avec une conscience rigoureuse, du grade le plus humble jusqu’à la dignité la plus élevée et dans les pays les plus proches comme les plus lointains, une carrière qui fait honneur à la diplomatie ; j’ai à vous parler, enfin d’un chrétien dont l’œuvre tout entière a jailli de ce « Magnificat » qui, en le faisant renaître le jour de Noël 1886 à Notre-Dame, l’a délivré d’une existence conventionnelle pour l’emporter vers les espaces infinis. Personnage extraordinaire, démesuré et pourtant mesuré, d’une richesse à ce point torrentielle, d’une singularité à ce point déconcertante qu’il se situe en dehors et au-dessus de nos classifications. Pour saisir un tel homme dans sa multiplicité et dans son unité, il faudrait une compétence et un talent que je ne possède pas. Seul un autre Claudel serait digne de vous parler de Claudel. N’attendez donc rien de moi que vous ne sachiez de votre illustre confrère. Je m’efforcerai simplement d’évoquer devant vous la vie de Paul Claudel ; son œuvre ; sa vocation de chrétien ; de marquer ce qu’il représente d’exceptionnel dans notre littérature et dans notre temps. Et, à défaut d’autorité, je mettrai dans cet hommage la ferveur de mon admiration et le cœur d’un ami.

*

*  *

Une humble maison de campagne à deux étages, serrée et comme blottie dans l’ombre d’une église au fin clocher d’ardoise « qui s’incline sous le souffle d’un vent perpétuel, comme le mât d’un bateau qui prend le large », c’est là, dans un petit village du Tardenois — Villeneuve-sur-Fère — qu’est né Paul Claudel le 6 août 1868. Son grand-oncle était curé de la paroisse.

Les Claudel sont originaires de la Bresse, dans les Vosges. Leur ascendance remonte au XVIe siècle. Plus tard, ils s’établissent à Liesse, près de Laon. Race de cultivateurs habitués, qu’il pleuve ou qu’il vente, à creuser le sillon. Au cours du XIXe siècle, les Claudel s’éloignent de la terre ; ils s’embourgeoisent. Le père de Claudel était fonctionnaire de l’Enregistrement. Il avait épousé la fille d’un médecin de Fère en Tardenois dont la famille — les Cerveaux — pouvait se prévaloir, par une alliance avec les Vertus, d’une lointaine consanguinité avec le poète Charles d’Orléans. Claudel n’était pas peu fier de ce qu’il appelait ses « quartiers de roture » et aussi de cette goutte du sang de nos rois. En lui s’unissaient le paysan, le bureaucrate et le prince ; le sens de la terre, celui des dossiers, celui des grandeurs. Son grand-père Athanase Cerveaux lui inspirait une spéciale admiration. Il le décrit ainsi dans son « Journal » : « magnifique exemple d’humanité, intelligent, dévoué, gai, moqueur comme un picard ; sa religion me fait impression — il adore Veuillot — et aussi sa supériorité, un homme dans toute la force du terme ». Les deux races qui se fondent en Claudel s’équilibrent. De son hérédité paternelle, il tient ce visage un peu fermé, cette démarche lourde, le côté absolu, parfois violent de son caractère. De son hérédité maternelle, la joie de vivre, une gaieté narquoise et rusée.

Villeneuve-sur-Fère n’est pas loin de la Ferté-Milon où naquit Racine et de Château-Thierry où naquit La Fontaine. Mais Racine, La Fontaine et Claudel, issus de la même région, ne se ressemblent pas plus que les paysages au milieu desquels ils se sont éveillés à la vie et chacun est accordé à son paysage. Poésie de la France qui se pare de tous les aspects, et richesse sans cesse renouvelée de la poésie française.

L’enfant Claudel ne grandit pas dans « un repli douillet » de la Marne, mais dans un lieu aux horizons sévères, à l’ombre d’une église qui abrite le cimetière où quatre générations des siens sont enterrées, au bruit d’un vent terrible qui fait tourner sans arrêt le coq du clocher et grincer la girouette du logis. Sa vieille bonne Victoire lui raconte les histoires du pays qui sont les haines locales. Quand il s’échappe de la maison, c’est pour scruter les quatre horizons qu’on découvre de ce promontoire : l’horizon de l’Est, avec ses bergeries et ses plateaux ; celui de l’Ouest, rempli de bruyères, de roches fantastiques, qui mène à la trouée vers l’horizon du Nord où s’étendent les « immenses moissons égales » ; l’horizon du Sud et ses sombres forêts. Des noms de lieux, beaux comme des poèmes, chantent dans son imagination ; Violaine. Coeuvres, Saponay, Combernon, Montsanvierge, la butte du Géyn, la fontaine de la Sibylle. Dès qu’il est en âge de s’aventurer dans la campagne, il passe ses journées à parcourir les bois, à escalader rochers. « Tel que je me le rappelle aujourd’hui, a-t-il écrit, tout cet immense paysage découvert à mes yeux était plein d’une tragédie latente, pleine de menaces, de présages, de méditations et de sanglots. » Les enfants Claudel sont graves.

À quatorze ans, il quitte Villeneuve-sur-Fère. Il n’y passera plus que ses vacances. Il séjourne dans les petites villes où l’entraine la carrière de son père : Bar-le-Duc, Nogent-sur-Seine, Wassy. Mais la famille va se disloquer. Ce n’est pas une famille quelconque. Parents, enfants, les Claudel ont de fortes personnalités mais des personnalités rugueuses. La sœur de Paul Claudel, Camille, sculpte. Elle est même douée d’un grand talent. Elle étouffe dans la vie provinciale. De toutes ses forces elle aspire à habiter Paris. Sa volonté l’emporte. Les parents Claudel se résignent. Avec sa mère et ses sœurs, Paul Claudel s’installe à Paris, dans un appartement situé boulevard Montparnasse. Quelle transplantation ! L’élève qui menait sa classe aux collèges de Bar-le-Duc, de Wassy, est désorienté au Lycée Louis-le-Grand ! Il se reprend vite pourtant et des derniers rangs accède bientôt aux premiers. Le 7 août 1883, Ernest Renan préside la distribution des prix. Parmi les lauréats de la classe de rhétorique, figure le jeune Paul Claudel. « Vous êtes la pépinière du talent de l’avenir », s’écrie l’auteur de la « Vie de Jésus »... Je me figure voir assis là, parmi vous, le critique qui vers 1910 ou 1920, fera le procès du XIXe siècle. Je vois d’ici son article... Quel complet renversement de toutes les saines notions des choses. Quoi ! N’eut-on pas l’idée en 1883 de désigner pour présider à notre distribution de prix, au Lycée Louis-le-Grand, un homme, inoffensif, assurément, mais le dernier qu’il aurait fallu choisir à un moment où il s’agissait de relever l’autorité, de se montrer ferme et de faire chaleureusement le « convicium seculi » ? Ce jour-là, le prophète, c’était Renan. L’année suivante Claudel suivait la classe de Burdeau. Les doctrines kantiennes de ce philosophe lui déplaisaient et le heurtaient. En revanche, il suivait avec passion la partie de son cours consacrée aux grands auteurs grecs. Claudel reconnut toujours, avec gratitude, ce qu’il devait à cet égard à Burdeau. Parmi ses condisciples se trouvait Romain Rolland, avec lequel il engageait d’interminables conversations sur Eschyle et sur Wagner. En longeant le trottoir de la rue Gay-Lussac, le jeune étudiant croisait souvent un petit homme boiteux, à la barbe inculte, au regard insolent et rêveur : Verlaine.

Claudel noircit déjà du papier. À 14 ou 15 ans, il compose une pièce — l’» Endormie » — où faunes, loups-garous, tournoient autour d’un poète inquiet et d’une Nymphe au Bois dormant. Une poésie de forêts et de féerie — mélangée à des crudités paysannes — se dégage de cette fantaisie shakespearienne déjà composée et écrite dans les formes claudéliennes. Sans nul doute, c’était l’annonce d’un poète. Nul pourtant ne s’en avisa.

Dès ce moment, les idées qui prendront forme plus tard dans « Tête d’Or » et dans « La Ville » se composent en lui. Mais à quoi Claudel rêvait-il ? À quel destin se sentait-il promis ? Il n’était heureux ni dans son foyer, ni à Paris. Il ne trouvait personne autour de lui à qui se confier. Il restait l’enfant sauvage qui ne se trouvait à l’aise que dans les forêts légendaires. Par quels cheminements devait-il aborder la carrière la moins faite pour la sauvagerie ?

Je lui ai posé un jour la question. Claudel m’a répondu : « Je voulais m’évader. Échapper aux disputes d’une famille trop violente ; prendre les mesures de ce monde inconnu qui m’attirait. Mais il n’y avait d’évasion possible pour moi que par le moyen d’une carrière car je suis un bureaucrate-né. » Partir, partir... Thème qui retentira dans toute son œuvre. L’enraciné voulait se faire voyageur. Son existence, comme son esprit, se partageront entre l’amour du sol nourricier et la vocation des grandes routes. J’évoquais tout à l’heure Lyautey. C’est le même cas. Sans doute Claudel aspirait-il aussi, et comme instinctivement, à se libérer de l’atmosphère rationaliste que l’on respirait alors à Paris et dans laquelle il étouffait.

Il avait d’abord songé à devenir interprète pour les langues orientales. Le professeur auquel il s’adressa pour l’enrouter dans cette carrière lui conseilla de préparer plutôt le concours des Affaires Étrangères. Claudel tenta cette épreuve sans grand espoir. À sa stupéfaction, il fut reçu premier. Son examen en droit international avait été particulièrement remarquable. Il aurait pu tout de suite entrer dans le service diplomatique. Il choisit la branche consulaire, moins dispendieuse et plus indépendante.

Il entre au Quai d’Orsay en 1890. Après un stage à la Direction Commerciale, il part comme modeste vice-consul pour le Consulat Général de New-York. C’est en 1893 et — détail qui montre à quelle cadence marche le monde depuis notre jeunesse — c’est l’année même où la Légation de France aux États-Unis est élevée au rang d’Ambassade ! Claudel ne reste que quelques mois à New-York. On le charge de gérer le consulat de Boston. En novembre 1894 le vœu qu’il formait en entrant dans la carrière diplomatique est exaucé. Il est nommé Consul suppléant à Schang-Haï. C’est l’un des tournants — sans doute le tournant essentiel — de son existence.

Claudel va passer quinze ans en Chine, tour à tour à Schang-Haï, à Fou-Tchéou, à Pékin, à Tien-Tsin. Plus tard, en 1921, il retournera en Extrême-Orient comme Ambassadeur au Japon.

Depuis sa prime jeunesse, l’Orient le fascinait. Il rêvait aux longues traversées, à l’enchantement de la mer, « la mer libre à ce point où la limite du ciel connu s’efface. Et qui est à égale distance de ce monde ancien que j’ai quitté et de l’autre nouveau ». Enfant, du haut d’un pommier, il regardait déjà le monde s’éveiller en lui. Maintenant il le regarde de la mer. Il découvre les mesures de cette terre, l’étendue de ses plaines, les caprices de ses montagnes, — ce qu’il a appelé « les immenses intentions de la nature » —, sa faune, ses fleurs, ses parfums. Certes, il a écrit « Tête d’Or » et la « Ville » et la « Jeune fille Violaine » et l’» Échange ». Son sens dramatique s’est déjà révélé. Il a déjà atteint le lyrisme. Mais peut-être fallait-il l’infini des eaux et de l’Asie pour que le génie poétique de Claudel ouvrît toutes grandes ses ailes. La « Connaissance de l’Est » est son premier chef-d’œuvre. Cette suite de tableaux et de méditations contient tous les sortilèges de l’Extrême-Orient : « Je me souviendrai de toi, Ceylan ! de tes yeux doux qui s’en vont nus par tes chemins couleur de chair de mangue et de ses longs feuillages et de tes fruits et de tes gens aux fleurs roses que l’homme qui me traînait mit enfin sur mes genoux, quand les larmes aux yeux, accablé d’un mal, je roulais sous ton ciel pluvieux mâchant une feuille de cinnamome... »

Ces quinze années de Chine sont décisives dans la vie et dans l’œuvre de Claudel. Des textes essentiels datent de cette époque : les cinq « Grandes Odes », qui furent écrites à Fou-Tchéou, à Pékin, à Tien-Tsin : le « Repos du Septième jour », l’» Art Poétique » et le « Développement de l’Église » : « Partage de Midi ». Plus tard, de 1905 à 1908, il reprit la « Jeune fille Violaine » pour en faire la première version de l’» Annonce faite à Marie ». Il écrit encore l’» Otage », « Corona benegnitatis Dei », etc. Et pourtant pendant deux longues années Claudel s’est tu. C’est que sa vie fut alors bouleversée par deux crises qui mirent à vif son âme et sa chair. L’appel qu’il entendait retentir au fond de son être, n’était-ce pas celui du sacerdoce ? Cette question le hantait. Il profita d’un bref séjour en France pour s’interroger, la tête dans les mains, à Solesmes, à Ligugé. Il s’ouvrit à un prêtre qui était son confesseur et son ami. Allait-il tout quitter, carrière, famille, littérature, Chine, pour prendre la vie monastique, entrer au noviciat des Bénédictins, abolir sa volonté dans celle de Dieu ? Un soir, dans la Chapelle des Novices de Ligugé une réponse, qui venait d’en haut, lui fut nettement donnée. Non. Il devait rester dans la voie qu’il avait choisie. Son devoir était là. Il repartira pour la Chine. Il suivra « l’exil où il est entré ». Et cette nouvelle traversée le conduira à l’épreuve de sa pauvre condition humaine. Tel Simon-Pierre dans la Cour du Grand Prêtre, le Claudel de chair oubliera le Claudel de l’âme. Ou plutôt, parce qu’il brûle dans sa chair comme il souffrira dans son âme, le poète recevra les stigmates de la poésie. Il fallait que Claudel connût l’ardeur et la faiblesse des hommes pour que son œuvre palpitât d’humanité ; pour qu’y retentissent ces cris qui nous prennent aux entrailles ; pour que cette passion de résurrection qui transfigure ses héros fût sa propre victoire.

C’est en Chine, également, et quand il traversait cette crise morale, que Paul Claudel rencontra Philippe Berthelot qui devait jouer un rôle décisif dans sa carrière et veiller avec un soin jaloux sur ses étapes. Une étroite intimité allait unir ces deux hommes qui venaient des points les plus éloignés. Ils étaient à la fois différents et semblables. Aucune inquiétude n’effleurait Philippe Berthelot. Son royaume était bien de ce monde ! Aristocrate-né, affectant le cynisme alors qu’aucun n’était sensible ni plus sûr dans ses amitiés ; se plaisant au jeu des idées comme au jeu des choses. Berthelot qui aimait le pouvoir à la condition de l’exercer loin des hommes, avait comme Claudel le mépris d’un certain verbiage politique et le sentiment passionné de la grandeur de son pays. Sans doute, ce qui attira Berthelot vers Claudel et Claudel vers Berthelot, c’était une répulsion commune pour les lieux communs et la facilité. Loin des médiocrités dont la vie est remplie, tout de suite ils se comprirent dans un langage de seigneurs.

Il ne faudrait pas croire que Claudel ne voyait et n’écoutait en Chine que sa civilisation millénaire, son théâtre, sa poésie, les clameurs des tambours de fer le soir de la fête des morts et « cet immense remuement de soies, de palmes et de corps nus ». Les questions économiques l’intéressaient au plus haut point. Pendant toute sa vie diplomatique, votre confrère accorda une attention particulière à ces problèmes et il les dominait — je vous en donnerai bientôt un exemple remarquable — avec la puissance de son intelligence universelle. En Chine, il s’attacha à étudier les réserves forestières du Fokien et se plut à décrire la variété de leurs bois. Il visita, en rampant, les mines du Schansi. Il plaida, avec force l’appui, pour la constitution d’une banque française. Il rédigea la Charte de la Concession française de Tien-Tsin. Il travailla à la conclusion du contrat de chemin de fer qui unirait Hankéou à Pékin. C’est à cette occasion qu’il se lia avec le célèbre financier belge Franqui qui devait dire plus tard de lui : « S’il n’était pas Ambassadeur, j’en ferais un directeur de chemins de fer. » Son livre « Sous le signe du Dragon » — publié en 1947 — n’est que le long rapport que Claudel adressa au Ministère des Étrangères à la fin de son séjour en Extrême-Orient et où il brossait un saisissant tableau de « cette vieille Chine qui s’en va ». Les derniers chapitres sont consacrés au commerce, à l’industrie, aux finances, à la monnaie, chargés de statistiques et de bilans. Claudel se divertissait à ces jeux d’équilibre. « Je suis un bureaucrate-né... »

En 1909, il quitte l’Extrême-Orient. Depuis quatre ans il est marié. Sa première fille Marie est née à Pékin, son premier fils, Pierre, à Tiens-Tsin. Par le « Transsibérien », la famille Claudel reprend le chemin du Vieux Continent. Votre confrère est nommé Consul Général à Prague, la ville aux cent clochers ; puis à Francfort ; puis à Hambourg. Que de choses il a apprises dans ces trois centres européens ! À Prague, il a vu de près ce que représentait la domination étrangère. La démocratie populaire a fait mieux depuis ! Nous vivons dans une époque où, sous le signe du progrès, la liberté va à reculons. Tout près de la Bohême, il a senti vibrer le cœur éternellement catholique, éternellement libre de la Pologne. Dans cette Europe Centrale, où fermentaient de dangereux lendemains, il a pu mesurer à quelle bassesse pouvait conduire l’antisémitisme. Des personnages du « Pain dur », la « Cantate à trois voix » où Fausta, dans le « Cantique de l’Or » s’écrie : « Je n’ai pas de patrie » doivent beaucoup au séjour que fit Claudel dans ces régions où races et confessions se croisent, se heurtent, et enfantent des tragédies inachevées. C’est à Hambourg que le trouve la déclaration de guerre de l’empire des Hohenzollern. Paul Claudel quitte l’Allemagne dans le train qui ramène M. Jules Cambon. Sa maison natale a été envahie par les Allemands. Villeneuve-sur-Fère n’est pas loin du « Chemin des Dames ».

En avril 1915, il est chargé de mission économique en Italie. Il parcourt le Nord de la péninsule, entre en relations avec des industriels italiens — il les conduira plus tard dans le Sud-Ouest de la France — et comme son imagination est toujours créatrice, il conçoit l’idée d’une ligne de chemin de fer, suivant la quarante-cinquième parallèle, qui relierait Bordeaux à Milan, à Trieste et au Moyen-Orient. Ce projet parait à votre confrère riche de conséquences de toutes sortes.

Claudel séjourne également à Rome. C’est l’époque où par suite des aberrations de la génération précédente, même en pleine guerre mondiale la France n’entretient pas de relations avec le Saint-Siège. Claudel fut cependant reçu le jour de la Pentecôte par Benoît XV, l’un des papes les plus méconnus et les plus perspicaces de la longue histoire de la Papauté. C’est à Rome que Paul Claudel écrit le « Père humilié » qui sera l’un des panneaux du Triptyque où l’auteur de l’» Otage » décrit le drame qui chevauche deux âges. À Rome, Claudel voyait souvent La Duse « pleine de flammes et de vie », a-t-il noté. Elle lui avait exprimé de façon touchante sa joie de le connaître et de saluer en lui l’avènement d’un art dramatique. Quand, l’année suivante, les Claudel eurent leur cinquième enfant, — Renée — La Duse fut sa marraine.

La guerre mondiale bat son plein lorsqu’en novembre 1916, votre confrère est nommé Ministre de France au Brésil. Le voilà Chef de mission diplomatique. Il ornera désormais son bicorne de cérémonie d’une plume blanche en souvenir de saint Gabriel qui — nous assure Rodrigue dans le « Soulier de Satin » — est le patron des Ambassadeurs ! Dans ce grand pays, au centre de cette Amérique latine à laquelle nous unissent les liens les plus précieux — ceux de l’Ame et de l’Esprit — il était bon qu’un Paul Claudel représentât la France au moment où, une fois de plus, elle perdait son sang à flots pour défendre les valeurs éternelles.

Claudel est seul au Brésil. Sa famille ne l’a pas accompagné. « Mon mariage est en deçà de la mer, une femme et ces enfants que j’ai eus en rêve. » « La Messe là-bas » — qui lui inspire son œuvre peut-être la plus pénétrante — l’unit chaque jour aux siens, à la patrie douloureuse. Parmi les collaborateurs qui l’entourent, il y a Darius Millaud. Les grandes affaires absorbent votre confrère. Il s’attache à celles qui intéressent le ravitaillement de nos armées. Il du café, si j’ose dire, à tour de bras et se félicite, grâce à la générosité des Brésiliens, des conditions dans lesquelles il conclut ces marchés.

La guerre achevée, Claudel est nommé Ministre au Danemark. Il rejoint son nouveau poste en passant par les Antilles.

Il reste deux ans à Copenhague et s’attache à ce petit pays de forêts et de légendes, que peuple une race de travailleurs et de navigateurs, honnête, paisible, et sincère, et si fortement marquée par ses qualités propres que, bien qu’elle n’occupe qu’un espace réduit en Europe, elle tient une grande place dans le monde. Et de nouveau l’Extrême-Orient le reprend. En 1922, Paul Claudel est élevé à la dignité d’Ambassadeur de France et envoyé au Japon. Il y restera quatre années. « Ma mission la plus marquante », dira-t-il. Entre les Japonais et lui de fines et profondes communications s’établissent. Claudel apprécie cette attitude spécialement japonaise devant la vie qu’il définit par « la révérence, le respect, l’acceptation spontanée d’une supériorité inaccessible à l’intelligence, la compression de notre existence personnelle en présence du mystère qui nous entoure, la sensation d’une présence autour de nous qui exige la révérence et la précaution ». Le Japon lui apparaît comme un groupe de nuages solidifiés au sein d’un océan sans bornes. « Au Japon, tout le monde est poète », écrit-il. Mieux que personne il pouvait apprécier l’exquise essence poétique de ces groupes de trois vers que l’on nomme les « Haï-Kaï » où, si j’ose dire, le ciel et la terre sont pris au vol. Et mieux que personne aussi il pouvait mesurer la grandeur pathétique des « Nô », « ces situations dramatiques, érigées en une espèce de monument à demi immobile, livré à la contemplation du spectateur et commenté par le chœur ». Lorsque l’empereur Taisho mourut, Paul Claudel composa ce Haï-Kaï :

« Profitant de cette tombe qui s’ouvre,
Le Japon des vivants d’un côté
Et le Japon des morts de l’autre côté
Communiquent. »

Les Japonais considèrent encore aujourd’hui cette strophe, qui consacre la double majesté de la nation et de la mort, comme une sorte d’épitaphe nationale.

Le 1er septembre 1923 un tremblement de terre comme il ne s’en était pas produit depuis près de cent ans, sema l’épouvante. « Dès notre arrivée à Tokyo — a écrit Claudel, qui a fait de ce cataclysme un récit précis et bouleversant — accueillis par ces frissons de la terre, ces grondements sous nos pieds, ces conflagrations incessantes, nous avions compris de quel Cyclope à demi endormi sous les feuillages et les fleurs nous étions les hôtes. » Ce jour-là, le réveil du Cyclope faillit tout détruire. Claudel se trouvait à Tokyo. L’une de ses filles était à Dzouschi avec l’Ambassadeur de Belgique et ses enfants. Fou d’angoisse à l’idée que sa fille avait pu périr, Claudel partit à pied dans la campagne. Ses amis belges m’ont souvent raconté l’arrivée de Claudel, éperdu, et son bonheur de retrouver son enfant saine et sauve. L’Ambassade de France était brûlée. Le texte de la troisième journée du « Soulier de Satin » que Claudel venait à peine d’achever avait disparu dans les flammes. Il dut le récrire entièrement.

Il quitta l’Ambassade de Tokyo au début de 1927. Mon beau-frère Charles Arsène-Henry, qui y avait été son Conseiller, m’a souvent dit que la correspondance diplomatique son chef rédigea de sa main pendant sa mission au Japon était l’un de ses chefs-d’œuvre.

Paul Claudel arriva aux États-Unis, où il était nommé Ambassadeur, par San-Francisco. « Je suis le seul Ambassadeur de France, disait-il, qui soit jamais arrivé en Amérique par une porte d’Or. » Trente trois ans plus tôt il avait débuté au Consulat de New-York dans cette carrière dont il avait atteint maintenant le faîte. Claudel prit une part active à l’inextricable négociation sur les dettes interalliées, liées en fait et non en droit aux réparations, qui passionna l’opinion française jusqu’au jour où le dossier des réparations disparut dans les eaux du lac de Genève sans que personne ne sourcillât. Il fut également associé aux conversations qui aboutirent à la signature du pacte de Briand-Kellog qui, selon nos amis d’Outre-Océan, devait assurer une paix végétarienne dans un monde où rôdaient les grands carnassiers.

En 1928 une vague de prospérité inouïe déferlait sur les États-Unis. À Wall Street, la courbe ascensionnelle des valeurs se poursuivait sans relâche. Claudel rédigeait dépêche sur dépêche — il écrivait sans marge et presque sans râtures — pour avertir le « Département » (c’est, vous le savez, le terme consacré) que cette hausse était artificielle, qu’elle se dégonflerait tôt ou tard comme un château de cartes, entraînant une crise d’une gravité sans précédent, non seulement pour les États-Unis mais pour l’Europe et spécialement pour l’Allemagne que les banquiers américains avaient gorgée de crédits. Les jeunes collaborateurs de Claudel souriaient. « Notre Ambassadeur, disaient-ils, est certes un très grand poète, mais il n’entend rien aux affaires financières et ses prophéties sont plaisantes. » Le 29 octobre 1929 le cataclysme se produisit tel qu’il avait été prévu par Claudel. Il n’est pas exagéré de dire que cette crise financière et économique a largement contribué à provoquer en Allemagne la flambée du national-socialisme. Sans doute serait-il dangereux que seuls les poètes fussent diplomates. Il le serait aussi que la diplomatie fût dépourvue du sens poétique. « Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix, dit Besme dans « La Ville », nous sommes accordés à la mélodie du monde... Tu n’expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi deviennent explicables. »

En 1933, Paul Claudel franchit l’Océan pour la dernière fois. C’est en Belgique qu’il achèvera sa splendide carrière. Les années qu’il passa à la tête de notre Ambassade de Bruxelles furent peut-être les plus heureuses de sa vie. Tout lui plaît en Belgique, le sérieux de cette population, son goût, et l’on peut même dire son génie du travail ; son art robuste et minutieux, la dynastie qui la couronne. La Belgique « où le corps et l’âme sont des réalités fortement unies, fortement étreintes, fortement comprises » offre au monde une admirable leçon d’équilibre que nul ne pouvait mieux apprécier que votre confrère. Les pages qu’il a consacrées à l’art des grands peintres flamands sont parmi les plus belles qu’il ait écrites.

En 1933 un coup funeste accable non seulement la Belgique, mais la France, mais la civilisation. Le roi sans peur et sans reproches, en qui s’incarna la vertu de l’honneur à l’un des moments cruciaux de l’histoire, tombe victime d’un accident. Raymond Brugère, qui était Conseiller de l’Ambassade, accompagna son chef au palais de Laecken dès que la désastreuse nouvelle fut connue. « Toute ma vie, a-t-il écrit, je reverrai Claudel, de grosses larmes aux yeux, les deux genoux à terre, disant son chapelet au chevet du Souverain auquel la France portait tant d’admiration et d’affection. Jamais hommage plus émouvant ne fut plus spontanément rendu par un représentant officiel n’écoutant plus que l’homme et le croyant qui étaient en lui. » Vingt-deux ans plus tard, celle qui était digne d’être la compagne de ce roi de légende, Sa Majesté la Reine Elisabeth, que toute la France aime et admire, vint de Bruxelles s’agenouiller devant le lit de mort de Paul Claudel.

C’est en 1937 que prit fin la vie diplomatique de votre confrère. Elle avait couvert près d’un demi-siècle et lui avait fait parcourir l’Europe, l’Asie, les Amériques. Le nomade pouvait retrouver son foyer. Anne Vercors revenir sur le sol des ancêtres. Pendant ces années d’exil, quelles transformations dans le monde ! Le génie scientifique avait peu à peu vaincu la distance. Jamais les pays, les continents ne s’étaient autant rapprochés. Jamais non plus les hommes qui les peuplent ne s’étaient davantage éloignés les uns des autres. En se déchirant dans des luttes insensées, l’Europe a fait glisser l’humanité dans un chaos qui n’est pas près de finir. Devant les menaces qui ne se dissimulent plus, les nations qui ont encore conscience du dépôt dont elles ont la garde comprendront-elles enfin ce que leur puissance a de précaire, leur rivalité de démentiel et leur union d’impératif ?

Certes, la diplomatie n’a rien ajouté à la gloire de Claudel, pas plus qu’elle n’avait grandi Chateaubriand. Mais il est permis de dire que Chateaubriand comme Claudel ont été encore enrichis par leurs existences diplomatiques. Chateaubriand restera le plus grand écrivain français de Rome. Que d’images et de thèmes, les sortilèges de l’Asie, les grandeurs des Amériques, les singularités baroques de l’Europe ont offert à la sensibilité claudélienne ! Et ce qu’il y a d’admirable dans la double personnalité de votre confrère, c’est que ce magicien fut aussi un fonctionnaire exemplaire, qui faisait passer avant tous les autres son devoir d’État, dont jamais un poème n’a fait tort à une dépêche. Il aimait la carrière qu’il s’était choisie. Il n’a jamais considéré qu’elle pût nuire à sa vocation littéraire, bien au contraire. Dans le premier discours qu’il adressa le 30 juin 1935 aux hommes de Lettres belges, Claudel a merveilleusement analysé les raisons pour lesquelles l’écrivain et le diplomate s’aidaient. Il appartenait aussi à cette génération — j’ai la joie d’y compter mon père — qui considérait que servir l’État avec une conscience rigoureuse était non seulement un devoir mais un honneur. Je ne pense pas d’ailleurs que cette vocation soit tarie. Je crois seulement que depuis un certain temps, nous avons ravalé l’État à une espèce de gigantesque caisse anonyme de réassurances qui n’est plus accordée à la grandeur de la patrie.

Dans cette longue vie diplomatique Paul Claudel fut magnifiquement aidé par une épouse admirable qui, partout où elle résida, incarna la beauté de la France et ses vertus. Désormais l’existence de Claudel s’écoulera entre Paris et cette propriété de Brangues, dans le Dauphiné, qu’il avait acquise à son retour du Japon et à laquelle il s’était profondément attaché. L’ombre de Stendhal — qu’il n’aimait pas — rôdait dans le village où la vraie madame de Renal avait vécu. Mais Claudel avait un autre voisin, de la même espèce que lui : le Rhône.

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J’ai essayé de retracer les étapes de la vie diplomatique de votre confrère. Il me faut maintenant vous rappeler son œuvre. Mais au moment de considérer Claudel en tant qu’écrivain, une hésitation m’arrête. Je voulais d’abord évoquer le poète dont le génie a enrichi notre littérature d’une musique inouïe; puis vous parler du chrétien. Or est-il possible, ne fût-ce qu’un instant, de distinguer en Claudel le poète et le chrétien ? Son œuvre n’offre-t-elle pas ceci de particulier — et peut-être d’unique chez un auteur laïque — que de la première jusqu’à la dernière ligne, elle est, si j’ose dire, un hymne chrétien ? La vocation littéraire de Claudel et sa vocation religieuse naissent ensemble. Elles se complètent. Elles se fondent. Le chrétien trace sa voie au poète. Le poète donne sa puissance au chrétien. Ils sont un.

L’année 1886 est celle où débute cette symphonie. Claudel a 18 ans. Il a déjà beaucoup lu, Victor Hugo, Goethe, Baudelaire, Shakespeare, Eschyle, Dante, Virgile, Dostoïewsky, Bossuet. Il a commencé à écrire. Mais il est désemparé, il cherche sa voie. Rien de ce qui l’entoure ne le satisfait. Deux événements surgissent alors qui tous deux —en se complétant — vont décider de son destin intellectuel. Bien qu’ils soient distincts et que, dans une certaine mesure, l’on éprouve quelque gêne à les associer, il n’est pas possible de ne pas être frappé par leur coïncidence et de ne pas y voir une harmonie supérieure. En juin 1886, Paul Claudel découvre Arthur Rimbaud. Un matin, il achète une livraison de « La Vogue » qui contenait le début des « Illuminations ». Cinq mois plus tard, il lit « Une Saison en Enfer ». Ce fut un choc comparable à celui que reçut Pascal dans la fameuse nuit du « Memorial », ou, sur un tout autre plan, qu’éprouva Paul Valéry dans la nuit de Gênes. À l’aube encore enténébrée de sa vie, alors qu’il avance à tâtons, que la mélodie renanienne berce encore la déesse Science et que l’intelligence de l’homme semble avoir pénétré tous les secrets ; au moment où les stylistes, les parnassiens, les naturalistes font régner une littérature de « descriptions et d’inventaires », voilà qu’un inconnu, qui écrit comme avec du feu, et qui n’a rien d’autre à révéler sinon qu’il a retrouvé l’Éternité, proclame — j’allais dire crie — que « la vraie vie est absente, que nous ne sommes pas au monde ». Ce cri frappe Claudel en plein cœur. Il en reste comme étourdi. Une clé d’or s’offre à lui pour ouvrir la porte derrière laquelle il pressent qu’est la vérité. Six mois plus tard, cette porte s’ouvre.

Quelle force le pousse à se mêler en ce jour de Noël 1886, à la foule des croyants qui célèbre à Notre-Dame la naissance du Christ ? Il n’a plus la foi de son enfance. Il s’est éloigné depuis plusieurs années de la pratique religieuse. Il a lu la « Vie de Jésus ». Cela lui a suffi. S’il entre à Notre-Dame, c’est, croit-il, par dilettantisme et pour trouver des thèmes à des exercices littéraires. Et pourtant... — « La vraie vie est absente… Nous ne sommes pas au monde… » — Où est-elle, alors, cette vie ? Et quel est le monde auquel nous sommes ?

Le « Magnificat » emplissait les voûtes augustes. « Mon âme glorifie le Seigneur. Et mon esprit s’est réjoui en Dieu, parce qu’il a regardé la bassesse de sa servante... » Claudel était debout, près du second pilier, à l’entrée du chœur, à droite. Il est des noms prédestinés. En appelant leur fils Paul, les parents de Claudel savaient-ils à quel point ils choisissaient juste ? Ah ! l’éclair du chemin de Damas n’a pas fini d’embraser les âmes. « En un instant, a dit Claudel, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que depuis tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. »

Messieurs, en ce jour de Noël 1886, Claudel est re-né. « Le monde d’un seul coup tout rempli par un grand coup de foudre doré », a-t-il écrit dans une des « Grandes Odes ». Certes, il faudra encore quatre années — quatre années de lutte intérieure — pour que sa conversion ne connaisse plus de fissure. Mais, dès ce moment, il ne concevra plus un poème, une pièce, un livre, il n’écrira plus une strophe, une ligne qui ne soit de cette vie surnaturelle, et de la vie surnaturelle catholique, qui l’a envahi. On peut dire que l’affirmation de sa foi est devenue comme sa respiration. Claudel poète catholique, écrivain catholique ? Ah ! c’est de bien autre chose qu’il s’agit ! « Poésie est ontologie ; poésie est théologie », a dit un autre grand écrivain catholique : Jacques Maritain. Le mot s’applique extraordinairement à Claudel. C’est l’essence même de son art qui est lié au surnaturel et si théologie signifie « discours de Dieu », la poésie de Claudel est à sa manière une espèce de théologie. « Salut donc, ô monde nouveau à mes yeux, ô monde maintenant total ! 0 credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique! » Voilà Claudel.

Le souverain équilibre qui toute la vie gouverna votre confrère ne vient-il pas alors de la chance miraculeuse qu’il a eue d’avoir commencé l’année décisive de son existence par la découverte de Rimbaud et de l’avoir achevée par la conversion de Notre-Dame ? L’œuvre de Claudel ne procède-t-elle pas de l’accord de ces deux événements ? Car il y a un côté révolutionnaire en Claudel et c’est Rimbaud qui l’a déterminé à s’évader des formes qui ne convenaient pas à son génie. Rimbaud, si j’ose dire, l’a aidé à casser les vitres. Mais c’est aux genoux de la « grande Mère Majestueuse », retrouvée le jour de Noël à Notre-Dame, que Claudel a « tout appris ». Il a délibérément conformé sa vie à ses enseignements. Sa révolution est une résurrection.

L’œuvre de Paul Claudel est immense. Ses premiers manuscrits « L’Endormie », « Fragments d’un drame » — datent de 1883. Il a écrit jusqu’à la veille de sa mort. Bien que cette œuvre s’étende sur 62 ans et comprenne plus de cinquante volumes, nous n’en connaissons qu’une partie. Paul Claudel a laissé de nombreux manuscrits inédits. La plupart sont des études exégétiques. Il a écrit un Tome II d’Emmaüs, aussi important que le premier; il a procédé à une complète refonte de l’» Évangile d’Isaïe »; consacré un nouveau livre à l’Apocalypse et achevé un considérable travail sur l’ensemble des « Petits Prophètes ». Il a également laissé une très importante étude où se trouvent rassemblés avec de larges commentaires les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament ayant trait au symbolisme de l’Eau.

Et ce n’est pas tout. Depuis septembre 1904, Claudel rédigeait un « Journal intime ». Il en existe dix gros cahiers. La première ligne du dixième registre est ainsi rédigée : « J’ouvre ce cahier qui sera sûrement le dernier, le 25 juin 1949. » Ce journal intime qu’il tenait régulièrement sinon quotidiennement, se trouvait à portée de sa main sur sa table de travail. Votre confrère y notait tout ce qui lui paraissait digne d’être retenu.

Et ce n’est pas tout. Claudel entretenait, et sur tous les points du globe, une correspondance innombrable. Non seulement il répondait aux lettres qu’il recevait — et Dieu sait s’il en était accablé! — mais même quand un inconnu s’ouvrait à lui pour un cas de conscience, un problème spirituel, votre confrère couvrait des pages de son écriture harmonieuse et régulière pour envoyer conseils et encouragements. Certaines correspondances de Claudel — comme celles avec André Gide, Jacques Rivière, Suarez — font déjà partie de l’histoire littéraire. Mais que de milliers de lettres restent inconnues! On ne saura jamais avec quelle charité — c’est le mot exact — Claudel aidait ainsi des âmes inquiètes à trouver la paix, des malades à supporter leurs souffrances.

Quelle que soit l’ampleur de cette production ignorée, elle représente peu de choses à côté de toute une partie de l’œuvre claudélienne dont le public ne connaît encore rien. Je veux parler de sa correspondance diplomatique. C’est que le diplomate écrit, même s’il n’est jamais lu. Relié à la vieille maison du Quai d’Orsay par ce cordon ombilical que l’on appelle « la valise », il se sent obligé de tenir au courant, par le menu, ce « Ministre inconnu » qui, à travers les régimes, les fluctuations de la politique, incarne sans le vouloir — et parfois sans le pouvoir — la pérennité de la France. Raymond Brugère, que j’ai déjà cité, a écrit de son ancien chef : « Il estimait que les agents placés en dehors du périmètre d’urgence se trouvaient plus que jamais abandonnés à leur seule inspiration avec pour ressources celles du missionnaire perdu dans le Pacifique ou l’Extrême-Orient qui écrit chaque semaine à la Sainte Vierge ». Claudel, parce qu’il avait le « sens du rapport » dans le sang, n’a cessé, pendant 45 ans, de rédiger chaque semaine son rapport de missionnaire de la France.

Quand on embrasse ainsi l’ensemble de l’œuvre claudélienne, celle que nous connaissons et celle que nous ne connaissons pas, et quand on ajoute à ce prodigieux travail les obligations de toute sorte — et astreignantes — que comporte la vie consulaire et diplomatique, l’on se demande comment votre confrère a pu accomplir un tel labeur ? Le secret de cette activité tient en un mot : la règle.

Paul Claudel se levait à six heures du matin. Chaque jour, il se rendait d’abord à l’église la plus voisine pour y entendre la Messe. À sept heures, il était à son bureau. Jusqu’à dix heures, il travaillait pour lui. Lorsque sonnaient dix heures, même s’il se trouvait en pleine production, il s’arrêtait fût-ce au milieu d’une phrase — quitte à la reprendre, au même point, le lendemain —, comme un moine quand la cloche tinte ferme son livre, laisse sa plume ou son outil. À ce moment commençait sa vie professionnelle, sa vie de famille, sa vie sociale. Plus de soixante années — Dieu l’avait doté d’une santé robuste — votre confrère a mené ce régime. Sa vie était réglée comme une puissante machine par la main de Dieu. Le secret de son immense action est bien là et le secret de son être aussi. Son génie littéraire fut en perpétuelle ébullition, toutes sortes de flammes brûlaient en lui ; mais son âme était parfaitement ordonnée. Quand on lit cette œuvre explosive, mystérieuse, difficile, excessive, torrentielle, qui vous transporte et qui vous déconcerte, qui se dépasse constamment et semble projetée vers l’impossible, on pourrait croire que son auteur ne possède pas ce que, dans notre langage terre à terre, nous appelons : l’équilibre ; qu’il est un personnage messianique, hors de nos mesures, hors du temps, hors de la réalité... Et pourtant, regardez Claudel ! Voyez ce fonctionnaire exact et consciencieux, ce Chef de famille exemplaire, ce catholique obéissant, ce terrien, cet administrateur, j’allais dire — qu’il me pardonne ! — ce « bourgeois » ... Il n’est pas de ce monde et il est de ce monde. Il est désincarné et il est tout en chair. Il vit dans l’espace et il est lourd de racines. Nul n’est plus loin de nous et nul n’est plus accessible. Quel miracle unifie donc un être aussi extraordinairement dissemblable ? D’où vient son tout puissant équilibre ? De la fusion parfaite de l’âme et du corps. La synthèse du visible et de l’invisible s’accomplit naturellement en lui. Claudel est une magnifique créature de Dieu !

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Je n’ai ni la possibilité, ni la prétention d’analyser l’œuvre de votre illustre confrère et de projeter sur elle des vues nouvelles. Tout a été dit. Quand Claudel n’était qu’à ses débuts et encore inconnu, sauf d’une élite, l’un des vôtres a eu le mérite de lancer un cri d’admiration devant « cet auteur qui n’était pas à notre mesure ni à la mesure d’aucun autre ». Le livre annonciateur de Georges Duhamel date de 1912. L’œuvre claudélienne a suscité depuis toute une littérature. Comment ne citerai-je pas surtout, parmi tant d’ouvrages de qualité, les grandes et profondes études de Jacques Madaule ? Claudel ouvre un champ presque illimité aux commentateurs de notre époque, car son œuvre est un monde. Elle a même l’ambition d’embrasser le monde. « Le poète n’est pas quelqu’un qui rêve, mais quelqu’un qui crée. »

Avant tout, par dessus tout, Paul Claudel est un poète dans le sens épique, je dirais même religieux du mot. Sa poésie ne nous procure pas une jouissance de l’esprit ou de l’ouïe par la perfection, le charme ou l’intelligence de sa musique. Sa poésie nous arrache, nous emporte ; elle nous fait pénétrer dans un monde qui n’est plus celui où nous piétinons. Elle a la puissance d’une force de la nature et la sublimité d’un message. Elle est chair et elle est verbe. Claudel appartient à la lignée des poètes impériaux. « Le plus gros paquet de mer poétique reçu sur notre pont depuis Hugo », a dit Albert Thibaudet. Mais Victor Hugo procède par images, Claudel par incantations.

La poésie claudélienne a soulevé bien des controverses. Certes Claudel a écrit des vers — et fort beaux — conformes aux règles classiques. Mais il a surtout créé un rythme qui ne se soucie ni de pieds, ni de césure, ni de rimes. « Lorsque j’étais un poète entre les hommes, dit l’un de ses personnages, j’inventai ce vers qui n’avait ni rime ni mètre et je le définissais dans le secret de mon cœur cette fonction double et réciproque par laquelle l’homme absorbe la vie et restitue dans l’acte suprême de l’expiration une parole intelligible. » Et dans la quatrième Ode : « Vous ne trouverez point de rimes dans mes vers ni aucun sortilège. » Il ne faudrait pas croire que votre confrère eût le mépris du vers alexandrin, ce « Pégase classique qui a plus de pieds que d’ailes ». Claudel a même parlé de sa « mauvaise conscience de vers-libriste » et avoué le « vieux remords qu’il avait de n’avoir pas su se servir du vers canonique ». Mais son génie ne pouvait s’accommoder des règles étroites de la versification classique. Cette cage aux barreaux d’or n’était pas faite pour ce tourbillon d’ailes. Il suffit de lire les cinq « Grandes Odes » pour s’en convaincre. « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rimes, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de notre âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience? » — Ce rêve ambitieux de Baudelaire, Claudel en fait une réalité. Les psaumes, dont il se nourrissait chaque jour depuis sa conversion (il tenait le roi David pour le plus grand poète de tous les temps) n’avaient pas peu contribué à le convaincre que la poésie n’avait besoin ni de pieds ni de rimes pour être la poésie. La cadence claudélienne obéit d’ailleurs à sa propre discipline. « Que mon vers ne soit rien d’esclave, s’écrie-t-il dans une Ode, mais vous ne m’abandonnerez pas, ô muses modératrices ! » « Tous les registres lui appartiennent », a dit avec raison Henri Guillemin. À côté du « Cantique de Mesa » il y a la « Vierge à Midi ». Le seul inconvénient du mode poétique consacré par Claudel, ce sont ses imitateurs. Pour se permettre d’user d’un rythme qui contient tous les rythmes, il faut jouir d’une grâce qui n’est accordée qu’à bien peu d’élus : le génie.

La vocation poétique de Paul Claudel s’est traduite dans d’innombrables poèmes dont les « Cinq Grandes Odes », la « Cantate à trois voix », « Corona Benegnitatis Dei », « Feuilles de Saints », « La Messe là-bas » sont les recueils les plus éclatants. Mais le théâtre n’a pas moins servi d’expression à son lyrisme. Je croirais même volontiers que c’est celle qu’il a préférée. C’est que le théâtre est une symphonie où sentiments, faits, voix, clameurs se mêlent, se heurtent, se composent, s’unifient. Le théâtre, c’est la vie et Claudel en débordait. « Ivresse de cette poésie en extension, a-t-il écrit, pareil à un besoin sauvage de dilatation et de clameur. Cette poussée, cette acclamation torrentielle, cette vocifération, ça va tout seul, en ordre, en désordre, comme une armée qui remplit le ciel et la terre. » Les personnages de Claudel se tiennent, eux aussi, en ordre et en désordre, entre la terre et le ciel.

Dès le début de sa vie — il est encore un enfant — Claudel aborde le théâtre. À quatorze ou quinze ans, il compose cette fantaisie de l’» Endormie ». Peu d’années plus tard, un drame en quatre actes : « Une mort prématurée » que l’auteur a détruit, et dont il ne reste, sous le titre « Fragments d’un drame » que le dénouement pathétique où apparaît déjà le thème qui éclatera un jour dans « Partage de Midi » et le « Soulier de Satin ».

À vingt et un ans, il écrit la première version de « Tête d’Or » ; à vingt-deux ans la première version de « La Ville » ; à vingt-quatre ans, la première version de « La Jeune Fille Violaine » (Claudel a récrit plusieurs fois la plupart de ses pièces, ce qui est un signe de puissance). Ainsi — et d’une manière presque exclusive — son œuvre commence par le théâtre. Quelle que soit la variété des formes qu’elle prendra, le théâtre la dominera.

Ce théâtre de Claudel est quelque chose d’extraordinaire dans le sens propre du mot. Au moment où il compose ses premières pièces, l’idée qu’il se fait de l’art dramatique est à l’antipode de celui qui règne glorieusement. Loin de moi l’intention de diminuer en quoi que ce soit la valeur des auteurs qui ont illustré la scène parisienne de cette époque et enchanté notre jeunesse. Je veux seulement dire qu’il existe une différence de substance si totale entre cette conception-ci et cette conception-là du théâtre qu’on peut dire qu’il s’agit de deux mondes. Si Claudel fut un révolutionnaire, c’est sur ce plan.

Il est vrai qu’un mouvement se dessinait qui préludait à la révolution claudélienne. Le « Théâtre libre » d’Antoine ; le Théâtre de « La Rose-Croix » ; le « Théâtre d’Art » ; un peu plus tard Lugné-Poé et « L’œuvre » ont ouvert les voies où Claudel s’engagera royalement. Votre confrère a écrit plus de vingt pièces dont certaines sont des apologues, des divertissements où il mettait sa verve, une verve toujours en éveil, côté inattendu de sa nature et qui en montre la richesse. Quatre au moins de ces pièces sont des chefs-d’œuvre qui suffiraient à elles seules à assurer la gloire de Claudel : « L’Annonce faite à Marie » ; « L’Otage » ; « Partage de Midi » ; le « Soulier de Satin ». Et je sais bien que le drame âpre, violent et désespéré de « Tête d’Or » dégage une singulière puissance ; qu’on trouve dans « La Ville », pour traduire les vues enthousiastes ou hautaines de l’auteur sur la civilisation collective, des passages d’une exaltante poésie, que cette poésie ; elle fait pleurer dans l’» Echange », elle fait vibrer dans « Christophe Colomb ». Et je sais aussi que le « Repos du Septième Jour », le « Père Humilié », le « Pain dur », « Protée», et tant d’autres, contiennent des trésors — quel est l’ouvrage de Claudel qui n’en est pas rempli ? Mais les grandes orgues claudéliennes jouent pour Violaine, pour Sygne, pour Ysé et Mèsa, pour Prouhèze et Rodrigue.

Quand Claudel composait en 1892 dans la maison familiale de Villeneuve-sur-Fère où il était revenu passer l’été, « La Jeune Fille Violaine », se doutait-il qu’il faudrait quatre versions et plus de cinquante ans pour que ce mystère — comme il l’a lui-même défini — trouvât la forme qu’il rêvait ? De toutes les pièces qu’il a écrites, peut-être est-ce celle où règne le plus d’unité. D’un bout à l’autre, l’» Annonce faite à Marie » est une symphonie de la terre de France « un chœur de paroisses plus divines les unes que les autres », a dit, de façon ravissante, Louis Gillet. On y retrouve les légendes et les sombres histoires dont l’enfance de Claudel fut hantée ; l’odeur de paille et de pain chaud qu’il respirait dans les fermes ; le sombre mystère des bois où il allait guetter la Sibylle et sa foi, enfin, sa foi indéracinable dans la toute puissante vertu de la charité divine qui fait les miracles et les saints.

Violaine, fille des Vercors ; Sygne, fille des Coufontaine, sont sœurs. L’une est issue de la paysannerie, l’autre de la chevalerie féodale. Toutes deux sont nobles, toutes deux s’immolent, toutes deux incarnent ce que la France a jamais enfanté de plus pur. L’» Otage » exalte encore le sacrifice — toutes les pièces de Claudel exaltent le sacrifice — mais dans ce drame où la fiction et la réalité se confondent, Claudel aborde les problèmes que les vicissitudes politiques posent à l’idéal : le terrible partage entre César et Dieu. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de scènes dans le théâtre français qui atteignent à l’intensité du dialogue de Sygne et du curé Badilon. Il est vrai que j’aurais déjà pu le dire de cette scène de l’» Annonce » où Mara impose le miracle à Violaine.

« Partage de Midi » est tout autre chose et c’est pourtant toujours la même chose. Ici, nous ne sommes plus dans la mystique médiévale ou dans les contrastes de la Révolution. Nous sommes au cœur de la vie des hommes. Ah ! comme Claudel a merveilleusement recomposé l’atmosphère de ces longues traversées sur la mer égale et changeante, où le soleil équatorial n’est pas le soleil mais une lueur sourde qui vous accable, où les jours sont « si pareils qu’on dirait qu’ils ne font plus qu’un seul grand jour blanc et noir ». Quelques personnages — toute l’humanité — sont embarqués dans cette nacelle. Le drame se noue au milieu de l’infini et c’est dans l’infini qu’il s’achève. Pourtant, l’histoire est banale. Et elle est vieille comme celle des hommes. Mais Claudel y a versé de telles gouttes de sang ; il a trouvé, pour renouveler ce dialogue eschylien de tels accents, qu’Ysé et Mesa — après quelles misères et quels crimes ! — figureront à jamais dans le cortège de Tristan et d’Yseult — mais pour monter jusqu’au Ciel.

Et c’est toujours l’ascension, — triomphante des épreuves et voulue par elles — que Paul Claudel a exaltée dans la pièce capitale de son théâtre : « Le Soulier de Satin ». Œuvre la plus substantiellement claudélienne, sans doute, car c’est celle où il a déployé toutes les ressources de son génie et aussi toute l’ambition de ce génie. Pièce étonnante, qu’il ne faut pas seulement entendre et voir, mais lire dans son texte intégral pour en mesurer la portée.

On a dit du « Soulier de Satin » que c’était un chef-d’œuvre baroque. Le mot est juste mais à mon sens insuffisant. Car cette pièce est une somme. Certes, son exubérance s’apparente à l’art que le refleurissement du catholicisme romain a fait épanouir dans une partie de l’Europe. L’histoire, ou plutôt les histoires, dont elle est faite voltige avec désinvolture d’Espagne à Rome, de Naples à Mogador, de Sicile au Brésil, du Mexique en Bohème, des Baléares au Vénézuela, que sais-je... Elle use de toutes les cadences, de tous les registres. Elle va du tragique au plaisant, de la tendresse à la violence, de la majesté au burlesque. « Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme », lit-on dans la préface. La recommandation est suivie. On s’essouffle à suivre cette sarabande. Mais cette histoire, ce n’est pas seulement celle de deux êtres qui s’appellent — comme s’appelaient Ysé et Mesa — et auxquels saint Jacques répond : « Quand la terre ne sert qu’à vous séparer, c’est au Ciel que vous retrouverez vos racines », le « Soulier de Satin » est une sorte de symphonie où Claudel a rassemblé tous les motifs parsemés dans son œuvre et jeté, comme un accord final, son appel médiéval à l’unité du monde chrétien. « Ce n’est pas pour devenir à mon tour silence et immobilité que j’ai rompu un continent par le milieu et que j’ai passé deux mers, s’écrie Rodrigue. C’est parce que je suis un homme catholique, c’est pour que toutes les parties de l’humanité soient réunies et qu’il n’y ait aucune qui se croie le droit de vivre dans son hérésie. » Et encore : « Unissez toute l’Europe en un seul courant ! Et tous ces peuples travaillés par l’hérésie, puisqu’ils ne peuvent se retrouver dans leurs sources, qu’ils s’unissent par leurs embouchures ! » Et encore cette prière que nous pouvons plus que jamais faire nôtre : « O Marie, Reine du Ciel, autour de qui s’enroule tout le chapelet des cieux, ayez pitié de ces peuples qui attendent ! » Ah ! Messieurs, ce grand rêve de rassemblement qu’un Christophe Colomb portait déjà au delà des mers, Claudel en était comme dévoré. Ses appels à la cohésion du monde chrétien, à l’unité d’une civilisation spirituelle, il les lançait il y a près de quarante ans... Est-ce que nous ne les entendons pas aujourd’hui avec une espèce de frisson ?...

Il est juste d’ajouter que pour donner à son théâtre la plénitude de sa vie, Paul Claudel a trouvé des collaborateurs incomparables. Deux compositeurs d’abord, Arthur Honegger, Darius Milhaud. Rien de plus beau que la partition écrite par Honegger pour « Jeanne au Bûcher » et le « Soulier de Satin », rien de plus beau si ce n’est le « Christophe Colomb » de Darius Milhaud. Le divin accord de la poésie et de la musique a trouvé là ses magiciens. Et comment ne dirais-je pas ce que le théâtre de Claudel doit à des interprètes, — je ne puis, hélas, les nommer tous ! — comme Lugné-Poé, Eve Francis, Ludmilla Pitoëff, Marie Bell, Ida Rubinstein, Edwige Feuillère, Madeleine Renaud, Claude Nollier, Janie Holt et surtout cet Ambassadeur de notre art dramatique, qui fut pour Claudel beaucoup plus qu’un interprète, beaucoup plus qu’un conseiller technique, le plus intelligent, le plus fervent des amis : Jean-Louis Barrault ? Claudel prenait une part active, décisive même, à la mise en scène de ses pièces. Il avait sur la diction des idées bien à lui. Il savait la valeur des nombres, la musique des voyelles et des consonnes. Familier du théâtre asiatique, chaque geste, à ses yeux, prenait un sens. Il avait le don de trouver l’objet autour duquel s’organiserait le jeu des personnages.

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Les grands thèmes que Claudel a déployés dans son œuvre dramatique sont les mêmes que ceux qu’il a magnifiés dans son œuvre poétique proprement dite ou dans sa prose. Entre ses drames, ses apologues et les « Grandes Odes », la « Cantate », « Corona Benegnitatis Dei », « Feuilles de Saints », tant d’autres poèmes de sa jeunesse et de son âge mûr et les ouvrages philosophique, âge ouvrage exégétiques, les articles de toute sorte où il a versé une somme incalculable d’observations et de réflexions, il y a différence de formes, de sujets, de rythme. Il n’y a pas différence de substance. Peu d’œuvres représentant une telle abondance: aucune ne conserve plus d’unité.

J’ai parlé des thèmes claudéliens. Je nie demande s’il ne s’agit pas d’un pluriel de majesté? Comme ces maîtres qui mettaient leur talent et leur foi dans la peinture d’un triptyque sacré, il me semble que l’œuvre de Claudel pourrait se résumer en un seul thème mais à trois faces : l’amour par le sacrifice, le sacrifice pour la résurrection, la résurrection pour la joie.

Prenez les héros qu’il a créés, la Princesse, Lalà, Marthe, Sygne et Violaine et Pensée et Ysé et Prouhèze, « Tête d’Or », Coeuvres, Niesa, Rodrigue, que sais-je ? écoutez ces appels, ces désirs, ces orgueils, ces luttes, ces déchirements et toujours, oui, toujours, à la fin de la rude ascèse, cette certitude désespérée et rayonnante que la « vraie vie est absente, que nous ne sommes pas au monde »; n’est-ce pas alors ce que chantent Laeta, Fausta et Beata dans la « Cantate » : ce qui éclate dans le tumulte prodigieux des « Grandes Odes » , ce qu’enseignent tous ces saints et toutes ces saintes du paradis ; n’est-ce pas le mot enfin par quoi s’achève sa plus grande création et qui est comme l’accord final de son œuvre : « Délivrance aux âmes captives » ?`

L’amour est le grand don de Dieu. L’amour est l’éveilleur des hommes. Mais le seul grand amour, c’est celui qui conduit au sacrifice et par le sacrifice à un amour plus grand encore. « Mourons donc, et sortons de ce corps misérable », crie éperdument Mesa dans son « Cantique » — et dans le « Soulier de Satin » une voix qui vient des cieux rappelle que l’amour humain ne peut atteindre sa perfection qu’au Paradis. Devant sa fille qui va mourir, Anne Vercors laisse tomber ces paroles « Il n’est pas de vivre mais de mourir et non point de charpenter la croix mais d’y monter et de donner ce que nous avons en riant. Là est la joie, là est la grâce, là est la jeunesse éternelle. » « Solvitur in excelsis », disait Irving à son disciple Mallory. La solution est dans le suprême. Telle est la certitude de Claudel.

Mais cette résurrection, prix du sacrifice, ce n’est pas la solitude en Dieu, c’est la résurrection en Dieu, c’est-à-dire la joie de Dieu. Car la vie est le présent de Dieu et l’homme doit bénir cette vie qui lui est donnée et la bénir par exaltation et par le partage de son être. Si Claudel rejoint Pascal dans la vocation du mystère, aucun jansénisme ne l’effleure. Les pleurs de joie ne sont pas pour lui d’inquiètes délices. Claudel est attaché à la vie. Il est prodigieusement vivant. Il déborde, il ruisselle de vie. Cette vie, il l’aime, et jusque dans ses joies les plus simples. « La joie éternelle, a-t-il écrit, n’est pas loin de nous. Ce n’est pas un rêve ou un appétit morbide, c’est un besoin organique et légitime de notre nature, le plus essentiel, le Royaume des Cieux nous appartient. » Dans les « Conversations dans le Loir-et-Cher », j’ai trouvé ce mot merveilleusement jailli des profondeurs de son être et qui en donne l’élan : « Toute la terre est la terre promise. » Ah ! Messieurs, comme nous avons besoin d’entendre Claudel sur cette terre qui, trop souvent, nous apparaît perdue !

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Ce que Claudel a apporté dans notre littérature ? Cette forme, ce rythme, ce langage qui n’appartient qu’à lui. La poésie claudélienne est une espèce d’orgie. Elle abonde en trouvailles — images et musiques — qui nous transportent. Certaines strophes sont peut-être les plus exaltantes du lyrisme français. La prose de Claudel a l’ordonnance et la plénitude des grandes constructions. Ses phrases s’assemblent et conduisent la pensée jusqu’à son terme comme les pierres d’une cathédrale s’élèvent régulièrement vers Dieu.

Si exceptionnel que soit cet art, Claudel a apporté dans notre littérature, dans notre temps, quelque chose de plus important encore. Son œuvre est une explosion spirituelle. Sans doute, Rimbaud, Mallarmé ont allumé les mèches. « Mallarmé est le premier, a écrit Claudel, qui se soit placé devant l’extérieur non pas comme devant un spectacle, mais comme devant un texte, avec cette question : « Qu’est-ce que cela signifie ? » Claudel a maintes fois proclamé ce qu’il devait à Mallarmé et à Rimbaud — encore que Rimbaud fût en quelque manière le contraire de Claudel, car l’auteur d’« Une Saison en Enfer », avant de mourir en Chrétien, voulait vider l’univers de Dieu quand Claudel n’a vécu que pour l’en remplir. Après le règne des romantiques et des parnassiens, un nouveau monde poétique, mené par les symbolistes, était en mouvement. Etait-il réellement nouveau ? Je ne crois guère, pour ma part, à cette espèce de géologie intellectuelle qui s’ingénie à diviser les générations d’auteurs comme des couches terrestres. À tous moments, certains élus ont représenté les grands courants intellectuels et spirituels qui existent depuis qu’il y a des hommes et qui écrivent. Si, selon les époques, tel courant semble avoir tout envahi, tel autre avoir disparu, n’en est-il pas comme de ces fleuves qui cheminent partiellement sous la terre ? Ce qui s’impose, ce sont les tempéraments et les conditions sans cesse renouvelés de la vie. Quand Claudel composait les « Grandes Odes », les temps faciles prêtaient à l’ironie, à la délicatesse, au souriant scepticisme. Les temps difficiles ont d’autres exigences. Il est frappant de constater qu’au lendemain des épreuves qui ont commencé à précipiter notre pays dans une tourmente qui n’est pas achevée, les voix d’un Claudel, d’un Péguy d’un Bernanos ont tout d’un coup dominé la France. Les esthètes ne lui suffisaient plus. Elle avait besoin de prophètes. « Où suis-je ? et où en suis-je ? » écrivait Claudel plus d’un demi-siècle avant sa mort dans cet « Art poétique » où il a mis l’essentiel de sa pensée. C’est l’interrogation de Mallarmé et c’est le cri de Rimbaud. Mais ni Mallarmé ni Rimbaud n’ont fourni de réponse. Claudel, lui, n’a cessé de chercher à définir la position de l’homme dans l’absolu.

Il l’a fait avec véhémence parce que sa certitude le brûlait. Il l’a fait avec hauteur parce qu’il méprisait la facilité. Ce qui nous retient parfois devant lui, ce qui fait parfois que nous avons du mal à comprendre cette pensée, ce langage, c’est qu’ils s’opposent en quelque sorte à nous. Nous ne voulons pas — j’allais dire nous ne pouvons pas — sortir de notre moule. Nous vivons dans un monde que nous avons nous-mêmes organisé, auquel nous avons imposé nos mesures et nos lois. Depuis des millénaires, nous obéissons à des réflexes qui sont devenus à ce point la substance de notre être que les moindres variations qui osent se produire dans cet univers que nous avons recréé nous apparaissent comme des scandales. Nous sommes tellement enfoncés dans nos routines, tellement aveuglés par notre propre condition que nous avons perdu jusqu’à la notion du mystère qui nous enveloppe. Et je ne dis pas que cette attitude soit absurde. Elle est aussi inéluctable que la loi de la pesanteur. Elle reflète à sa manière l’ordre du monde qui est un perpétuel chef-d’œuvre d’équilibre. « La merveille éternelle, a dit Henri Poincaré, est qu’il n’y ait pas sans cesse des miracles. » Dieu a créé l’homme pour qu’il reste un homme, à la condition que dans ce mot il y ait aussi l’Éternité. C’est ce cri d’éternité que Claudel a fait retentir dans notre temps avec une telle impétuosité, une telle violence qu’il nous laisse comme interdits... Et c’est un cri chrétien.

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Messieurs, au terme de cet hommage, dont je sais bien qu’il n’est rien à côté de ce qu’il aurait dû être, il me faut vous redire que la seule qualification qu’eût retenue votre confrère, s’il avait dû n’en choisir qu’une — lui qui avait reçu les plus glorieuses, c’est la qualification de chrétien. Depuis Noël 1886 avec ses faiblesses, avec ses péchés, avec son génie, Paul Claudel, par-dessus tout, a été un chrétien, le fils de cette Église Catholique, Apostolique et Romaine qu’il n’a cessé de servir et d’aimer. La foi de Claudel est absolue. Elle a cette force qui est capable de soulever des montagnes et la sécurité d’une note juste. « Il n’y a de dialectique que par le « oui » et le « non », a-t-il écrit à Jacques Rivière, et qui retire le Verbe détruit la parole. » Depuis Noël 1886, Claudel a dit « oui » aux messages chrétiens. Toute soit œuvre jaillit de cet acte de foi.

En évoquant le labeur de votre confrère, je vous ai parlé de son existence si exactement réglée. Je ne vous ai pas dit alors deux choses essentielles. Et c’est maintenant qu’il me faut les souligner. Claudel ne se contentait pas d’assister quotidiennement à la Messe et d’y communier. Chaque jour, il trouvait le temps de se recueillir. Et ce ne fut pas seulement quand, déjà âgé, il allait réciter son chapelet à l’église de Brangues ou à sa paroisse parisienne. Pendant les quarante-cinq années d’une vie officielle surchargée, il fit sa place, chaque jour, à la méditation. Dès 1927, enfin, il s’était orienté vers l’Exégèse de l’Écriture Sainte. Les dernières années de sa vie furent consacrées à ce travail. À vrai dire, depuis sa jeunesse Claudel avait lu l’Écriture. Au lendemain de sa conversion, il s’était jeté sur une Bible qu’un pasteur avait donnée à sa sœur Camille. Votre confrère avait une connaissance prodigieuse des Livres Saints. Elle lui avait donné, selon la fine expression de Charles du Bos, la « familiarité sacrée » du surnaturel. Il était à son aise dans le décor, le langage, les prophéties, les symboles de l’Ancien Testament. Claudel considérait son œuvre exégétique comme la plus importante de sa carrière d’écrivain. « Il a fallu quarante ans, disait-il volontiers, pour que mon œuvre dramatique fût connue du grand public ; il faudra quarante ans pour que mon œuvre exégétique y pénètre à son tour. »

Le 28 janvier 1948, dans une lettre inédite dont j’ai la joie de pouvoir vous lire certains passages, il faisait cette profession de foi : « D’autres convertis ont été ramenés à l’Église par l’intervention divine : quant à moi c’est l’Église elle-même, c’est la contemplation et l’étude de sa liturgie, ce sont les sentiments d’amour et de ferveur que cette fréquentation a éveillés en moi, qui peu à peu m’ont amené à une participation effective. Mon art, ma pensée, n’ont pas été autre chose depuis soixante ans que la reconnaissance des inestimables bienfaits dont cette « Mère Honorée » a bien voulu gratifier mon cœur et mon esprit.

« Depuis vingt ans l’appel de la Parole de Dieu, toujours chérie et honorée, s’est fait sentir sur moi d’une manière si forte et si exclusive que toute autre étude ou lecture m’a paru à côté frivole et fade. Je n’ai plus eu de goût que pour ces ouvrages sublimes que l’Église de Dieu m’offrait à lire sur ses genoux. C’est Dieu Lui-même qu’il me semblait entendre s’adresser à moi par la bouche de ses secrétaires. Quelle reconnaissance, et peu à peu à mesure que les lignes et les proportions d’un édifice sublime se dégageaient davantage à mes regards, quelle surprise, quelle dévotion, quel enthousiasme ! Quelle tristesse aussi de voir une telle merveille si négligée, si peu comprise, si mal utilisée ! Certes les enseignements normaux et dogmatiques des Deux Testaments ne sont pas tombés en oubli, mais quelle émotion d’entendre Dieu nous parler de Lui-même, de retrouver à travers tous ces livres, en apparente épars et disjoints sur un espace de plusieurs siècles, la même voix avec le même timbre, qui n’appartient qu’à elle, avec les mêmes accents, avec le même répertoire ! Il ne s’agit plus d’un entassement de matériaux hétéroclites, il s’agit d’une composition savante, émanant de l’inspiration d’un même auteur, d’un poème ayant un commencement, une proposition et une suite, devant lequel un misérable écrivain ne peut que se prosterner et adorer en balbutiant : « Seigneur, où irions-nous ? Vous seul avez les paroles de vie ! »

Et je sais bien qu’on lui a reproché des violences — qu’on ne saurait, certes, approuver — envers ses frères chrétiens séparés ou ceux qui ne partageaient pas sa foi, encore que son plus intime ami, Philippe Berthelot, fût agnostique. D’un certain côté, on lui a fait grief d’avoir si intimement mêlé la littérature et la foi qu’on ne sait plus toujours, dans son œuvre, ce qui appartient à la chair ou ce qui relève de l’Ame et cette symbiose a paru équivoque à des censeurs qui —comme le vers alexandrin — avaient plus de pieds que d’ailes. Les exégètes — pour lesquels, il est vrai, votre confrère n’a pas toujours été tendre — se sont montrés surpris que Claudel ait introduit une certaine fantaisie dans ses études, alors que c’est précisément la puissance poétique dont elles sont remplies qui en fait l’attrait. On peut ouvrir l’un de ces livres exégétiques à n’importe quelle page on y trouvera toujours une merveille. N’est-ce pas ce jaillissement continu d’images, d’inventions, d’idées, ce don magique de déceler en toutes choses un sens surnaturel, qui font de ces austères ouvrages d’inestimables « livres de raison » ? Et je sais aussi que d’un autre côté, on a reproché à ce chrétien « aux globules rouges » — comme il se définissait lui-même — de ne pas s’être penché, avec assez d’attention, sur ces problèmes sociaux qui s’imposent au christianisme puisque le grand commandement de Dieu est d’aimer notre prochain comme nous-mêmes et qu’un chrétien ne devrait jamais avoir l’âme en repos tant qu’il existe autour de lui des misères et des injustices. Mais, Messieurs, le Christ a dit — et c’est le bonheur du christianisme d’être accordé aux multiples tendances de la nature humaine : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. » Dans la maison de Dieu, Paul Claudel se tenait devant l’âtre, pour y nourrir le feu avec ses bras de bûcheron. À quelqu’un qui lui reprochait la violence d’un jugement peu charitable, il répondit : « Avant la charité du Christ, il y a la colère de Dieu ». Claudel était le poète du Buisson Ardent. Le jour de sa mort, on a trouvé, sur sa table de travail, une feuille où étaient tracés les derniers mots sortis de sa plume. Ils avaient trait au verset 32 du livre d’Isaïe. En le commentant Claudel reprenait les mots de saint François d’Assise : « Loué soit notre frère le feu ! »

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La fin de son existence fut une apothéose.

Il vécut jusqu’à près de 87 ans, sans une défaillance, écrivant, lisant, causant avec une prodigieuse vitalité. Ceux qui ont eu le bonheur de le connaître n’oublieront jamais ce visage grave qui avait l’air sculpté dans la pierre et qui pouvait paraître fermé, lointain ou rayonnant de gentillesse selon son interlocuteur ou ses dispositions. Lui qui se savait de la lignée impériale, il était la simplicité même. Il possédait une gaieté naturelle, un humour, un entrain, qui concouraient à ce souverain équilibre. Pourrons-nous jamais oublier cette manière si particulière qu’il avait de parler ? On aurait dit qu’il mâchait sa pensée.

Pendant la majeure partie de sa carrière d’écrivain, votre confrère n’avait été apprécié que par une élite. Désormais, il connaissait la gloire universelle. Il était traduit dans toutes les langues. On le jouait sur toutes les scènes. Plusieurs théâtres parisiens représentaient au même moment des pièces de lui. Il était devenu un patriarche.

Votre Compagnie l’avait accueilli au lendemain de la guerre par un vote unanime et quand il prit séance, à cette place, ce fut pour célébrer l’œuvre d’un parfait écrivain, d’un grand humaniste, d’un ardent Français, Louis Gillet, qui avait été son ami et dont je salue ici, avec émotion, la chère mémoire.

Claudel vivait une partie de l’année à Paris, une autre à Brangues, dans cette belle et forte maison seigneuriale du Dauphiné. Un « long peuplier mince comme un cierge » marquait dans le coin le plus reculé du jardin la place qu’il s’était choisie pour toujours, à côté d’un petit enfant bien-aimé qu’il avait perdu.

La famille de Paul Claudel formait autour de lui la plus belle de ses couronnes. Son incomparable épouse, ses enfants, ses vingt petits-enfants veillaient avec amour sur sa vieillesse. « Ce qu’il y a de plus doux au monde, a-t-il écrit, c’est une tête d’enfant appuyée contre la vôtre. » Un coup funeste du sort vint jeter une ombre sur cette sérénité familiale. L’un de ses gendres, Jacques Pâris, — l’une des meilleures têtes de notre diplomatie, — disparaissait dans un aveugle accident. Paul Claudel en souffrit profondément.

Pendant l’Année Sainte 1950, il était venu à Rome avec Madame Paul Claudel. Au cours de la longue mission que j’ai eu l’honneur d’accomplir auprès du Saint-Siège, il m’a été donné de vivre de grandes et de belles heures. L’une des plus grandes, l’une des plus belles fut celle du 29 avril 1950 où dans la salle du Consistoire du palais pontifical, douze artistes du Théâtre Hébertot, Eve Francis en tête, récitèrent devant Sa Sainteté le Pape Pie XII douze poèmes de Paul Claudel choisis par lui. Séance exceptionnelle accordée à un écrivain exceptionnel par un Pape exceptionnel qui témoigne pour toutes les choses de France — et notamment pour notre langue dont Il est le plus haut Soutien — une bienveillance et une délicatesse dont nous ne Lui serons jamais assez reconnaissants. L’audition achevée, et après avoir adressé Ses éloges à l’auteur et aux artistes, le Souverain Pontife se dirigea vers Paul Claudel agenouillé. Il le releva et le prit dans Ses bras. Celui qui sur cette terre est le Vicaire de Jésus-Christ bénissait le poète qui pleurait.

Le 18 février 1955, une grande joie fut réservée à votre confrère. La « Comédie Française » inscrivant l’ « Annonce à Marie » à son répertoire donnait de ce chef-d’œuvre une représentation qui prenait les proportions d’un hommage national.

Trois jours plus tôt, le 15 février, une lettre — la dernière — de Paul Claudel m’était parvenue à Rome. En l’ouvrant, j’avais ressenti un choc. L’écriture n’était plus la même. Elle était toute tremblée...

Dieu fit à ce vieillard auguste la grâce, de lui épargner les misères de la maladie. Quand l’heure de sa promotion suprême fut sonnée — le 23 février 1955 — il tomba d’un seul coup, comme le plus haut chêne de la forêt française.

 « Soyez béni, mon Dieu, qui m’avez délivré de la mort », avait-il écrit dans le « Magnificat ». « Je n’ai pas peur. » Telles furent ses dernières paroles. Il abordait l’invisible avec un cœur catholique.

Je pense au vers qu’un autre génie, Michel-Ange, écrivit le soir de la mort de Vittoria Colonna :

« Et, morte, elle a le Ciel qui lui manquait... »