Inauguration d’une plaque commémorative sur la maison natale de Pierre Benoit, à Albi

Le 22 octobre 1967

Antoine de LÉVIS MIREPOIX

INAUGURATION D’UNE PLAQUE COMMÉMORATIVE
SUR LA MAISON NATALE DE PIERRE BENOIT

A ALBI

DISCOURS
du

duc de LÉVIS MIREPOIX
délégué de l’Académie française

le 22 octobre 1967

 

Messieurs,

L’Académie française, dont Pierre Benoit fut, tour à tour, le benjamin et l’un des plus anciens membres a voulu, devant la maison de sa naissance, renouveler l’hommage qu’elle lui adressait devant la demeure où il termina ses jours.

Son attachement à la famille spirituelle de Richelieu était lucide et profond, j’en puis porter témoignage. Et le souvenir qu’il a laissé parmi nous répond à la haute idée qu’il se faisait de notre tradition.

Je voudrais associer à sa mémoire celle de son éditeur Albin-Michel, continué par MM. Esménard. Lui-même a porté très haut cette indéfectible amitié, cette unité d’action dans les lettres, cette confiance réciproque de deux valeurs qui se comprennent et qui s’estiment.

La personne de Pierre Benoit vient d’être évoquée avec une émotion que j’ai profondément partagée. Moi aussi j’ai connu sa douleur et l’âme et le visage et la douce et vive lumière de celle qui, en quittant ce monde, ne lui a laissé que l’ardeur de la rejoindre.

Mais je voudrais, avant d’évoquer quelques instants l’œuvre que Marcelle Pierre Benoit a si profondément comprise et aimée en son cher écrivain, vous rappeler que je garde aussi une vision de leur bonheur.

Ce n’était pas très loin d’où nous sommes, de cette grandiose Albi tout orageuse d’Histoire. C’était en Ariège, dans mon manoir familial où ils vinrent en descendant de Montségur. Pierre Benoit préparait alors Montsalvat.

Il ne quittait pas ce climat dans lequel il faisait alors mouvoir ses pensées. Il savait aussi combien notre affection répondait à la leur. Qu’il était émouvant de les voir, ces deux destinées si nobles, si parfaitement jointes dans la compréhension totale de l’esprit et du cœur ! Que mon toit ait abrité, quelques heures, une telle harmonie d’existences, cela je voulais le dire avant d’aller plus loin.

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De ce passage en Ariège, à la recherche d’un drame vieux de plusieurs siècles, je retiens un des traits les plus marquants de l’œuvre de Pierre Benoit : son culte, sa passion, son souci scrupuleux de l’Histoire. Il fallait entendre comme il en parlait, comme elle hantait ses méditations.

Déjà, poète, n’avait-il pas trouvé son inspiration dans les fantômes du temps jadis ?

Oublierai-je ton nom, France, France immortelle
Dans des vers consacrés aux meilleurs de tes
fils ?

Sous le bonnet de pourpre et la toque royale
C’est ton regard toujours qui brille et qui m’émeut !
Est-ce à la vierge folle, est-ce à la vierge sage
Que je dois réserver mes couronnes de fleurs ?
À l’une et l’autre France,
ô maîtresse, ô patrie !

Ainsi quand il paraît, pour la première fois, c’est en poète d’histoire !

Mais rien d’artificiel, nulle surcharge d’érudition en ces personnages qu’il connaît comme s’il les avait rencontrés dans une vallée mystérieuse entre ciel et terre :

Tu resteras, parmi les juges et les rois
Un symbole éternel de force et d’équilibre,

dit-il à Charles V.

En plaignant, par contraste, l’éphémère destin de François II, il chantera :

Poignards damasquinés et damas cramoisis
Et c’est là que, perdu parmi les robes d’ombre
Des pasteurs genevois et des prélats français,

Vous vous faniez, beau lys, ployé sous le faix sombre
Des futurs désespoirs et des espoirs passés...

Il me semble que je l’entends, ces beaux vers, me les dire de cette voix émue et profonde que ses poèmes lui donnaient.

Ce ne furent pas seulement les fantômes de l’Histoire nationale qu’il chanta. Dans ses strophes passent tour à tour ceux de l’Histoire européenne et ceux du monde antique.

Ses poèmes, très différents de la Légende des siècles, cherchent moins à donner des tableaux, des couleurs, qu’à susciter des rêves par des paroles magiques. Dans chacun de ces poèmes, il y a tout un règne qui passe.

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Tout autre est la façon dont il recherche dans le roman l’inspiration de l’Histoire. Il s’interdit rigoureusement d’aborder de plain-pied une époque révolue. Il ne veut pas écrire de roman historique. Point de pastiches !

Mais alors ? Sa manière est beaucoup plus subtile. Disons mieux, plus intime. Il transporte, dans un sujet contemporain et, par analogie, une aventure d’autrefois. C’est comme une ombre portée, ou si l’on veut, un accord en sourdine accompagnant le chant principal.

Ainsi, explique-t-il lui-même, qu’ayant d’abord songé à écrire la véritable aventure du comte de Kœnigsmark au XVIIe siècle, il l’a fondue dans l’aventure du lieutenant Vignertie en 1914.

La figure de Cléopâtre Selené, fille de Marc-Antoine et de Cléopâtre, l’avait hanté. Il l’a fait passer dans le mirage africain de l’Atlantide, dont jeune soldat, il a respiré le charme insidieux. Des millions de lecteurs l’ont respiré avec lui.

De Lady Stenhope qu’allait visiter Lamartine en 1832, il a fait cette Châtelaine du Liban qui faillit briser, en 1922, la carrière d’un trop sensible officier.

Dans le Prêtre Jean, l’Éthiopie des Temps bibliques et du Moyen Age, rejoint l’évocation du présent.

Si tous ses romans ne font pas avancer ainsi un double sujet dans un seul mouvement, tous ou presque tous, ... un mot, ... une phrase, laissent passer, comme une étoile filante, un reflet de l’Histoire. Et même l’un d’entre eux, porte, en quelque manière, de l’Histoire. C’est le Puits de Jacob.

Par les pénibles, les douloureux efforts du sionisme, par le renoncement de la petite danseuse juive à toutes les faveurs de l’existence pour se donner à l’austère tentative de sa patrie qui veut renaître, on voit se préparer cette saisissante rentrée d’Israël dans l’Histoire, dont l’auteur a eu comme une vue prophétique.

Ainsi, l’œuvre de Pierre Benoit s’ouvre sur ce qu’il nomme « Cette perspective vertigineuse du temps. »

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Il s’y joignait la perspective des grands espaces. Il n’a pas seulement donné, de tant de parties du monde, des visions que son beau langage rendait colorées et vivantes, il les a visitées pour l’amour de les parcourir et d’en connaître l’originalité.

Mais il se repliait aussi avec tendresse vers ces coins intimes des provinces françaises : marais des Landes, pays basque, Languedoc et généralement ce Midi français dont il était issu et qu’il a peint avec une plume semblable au pinceau de nos plus radieux paysagistes.

Le jour, l’heure présente, qu’en fait-il ? D’abord il veut être un conteur. Qui sait conter comme lui ! Qui sait, comme les plus grands, éveiller l’attention, la soutenir, la ménager, la précipiter, la retenir, la tromper, il le déclare lui-même, jusqu’à la révélation tragique ?

Ah ! il n’est pas de ces étourneaux qui se lancent dans un récit sans savoir où ils vont et qui s’en vantent, comme pour mieux imiter la vie.

Un roman bien fait, a-t-il dit, n’est pas un volatile qui vagabonde à travers les prés, c’est une pièce d’horlogerie.

Il en monte avec soin tout le rouage, mais, dans le rouage, il introduit un explosif, qui éclatera tout à coup.

Songez-y, ce n’est pas la fatalité orientale, bien qu’elle y soit pour quelque chose, c’est un mélange de fatalité et de responsabilité. Il y a un moment, un tout petit moment, mais il y est, où l’être marqué fera le pas vers la chute.

La vie a-t-elle de ces calculs ?

Toutes proportions gardées, est-ce qu’on ne pressent pas, dans la vie comme dans les romans de Pierre Benoit, un inquiétant mécanisme d’horlogerie dont le tic-tac effrayant se laisse plus ou moins entendre ?

L’art de Pierre Benoit est de masquer ce plan secret pour nous le laisser découvrir. Mais quel travail caché, quel long effort que celui du montage !

Il ajoute : Que sert de violer le mystère sacré des âmes, de le dissocier, d’en installer, séparément, chaque ressort, comme nous installions, pour une revue de détail, sur le mouchoir d’instruction, chacune des pièces du fusil !

Ne vaut-il pas mieux s’appliquer à connaître les effets du fusil non démonté et, directement, sans tout ce luxe d’analyse, où va la balle ?

Sans doute a-t-il travaillé avec les vieux maîtres du roman d’analyse, mais lui, l’analyse, il la garde pour soi. Il médite. Et quand il est prêt, l’action que l’on entend frémir sous terre, éclate. Cette forme de roman, elle est bien à lui. Il l’a inventée !

Les surprises de Pierre Benoit ne sont pas de ces machines qui, dans les opéras, font surgir ou disparaître les acteurs. Elles viennent d’une conjonction mystérieuse entre les caractères et les événements et, si l’on est fondé, pour peu qu’on ait entrepris sa lecture, à s’attendre à des chutes ou à des rebondissements extraordinaires, l’auteur tient à justifier, en raison, les apparences les plus déraisonnables.

L’obstacle qui fera trébucher les personnages, ils y courent, soit par inadvertance, soit par faiblesse, soit par défi !

Dans ses Entretiens avec Paul Guimard, il donne cet exemple. Annabel, l’héroïne malheureuse du Lac salé, s’apprête à quitter Salt Lake City. Toutes ses malles sont fermées. Avant de partir, elle en fait rouvrir une qui contient un service d’orfèvrerie pour offrir une tasse de thé au lieutenant Rutledge.

« À partir de cette minute-là l’infortunée est perdue irrémédiablement. Elle ne partira plus. »

Prenons encore, parmi tant d’autres, la catastrophe de l’ingénieur Forestier dans le Soleil de minuit.

Ce père de famille, timide, réservé, vient occuper un poste à l’Arsenal de Moukden. Guéri ou se croyant guéri d’un noir souvenir, il ne demande qu’à travailler régulièrement et à se coucher tôt.

Son chef, le directeur général Mauconseil — ce nom est-il prédestiné ? — insiste d’une manière telle pour l’entraîner dans un casino, que le craintif ingénieur n’ose refuser. Cet imperceptible acquiescement le perd. Il n’échappera pas, une seconde fois, à celle qui, plusieurs années auparavant, en pleine révolution russe, l’avait déjà conduit à deux doigts du précipice.

Il est temps d’évoquer ce vers de Racine qui marque si profondément l’œuvre de Pierre Benoit :

C’est Vénus tout entière, à sa proie attachée.

 

Cet amour qui ravage tant d’existences, sous la plume impitoyable de l’écrivain, n’est pas un jeu, sinon un jeu féroce.

Autant Pierre Benoit était lui-même homme d’amitié, de générosité, de bonté, de bonne humeur, encore que de délicate ironie, autant un étrange goût d’amertume imprègne-t-il son œuvre.

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Mais quel sentiment la domine ?

Certes elle s’agite dans le tumulte le plus cruel des passions, mais s’y affirment toujours l’horreur de la médiocrité et un regard fixé sur l’honneur, même de la part de ceux qui, malgré eux, l’insultent dans la torture de leur cœur.

À l’exemple du vieux Corneille qui a dépeint tant de crimes et jamais de bassesses, Pierre Benoit laisse toujours flotter, sur les êtres les plus coupables et les plus accablés, une manière de panache.

Est-il moment d’un livre qu’on ne peut relire sans angoisse, heure d’une vie plus déchirante qui sonne dans les Compagnons d’Ulysse pour don Manrique El Salvador ? Ce général vainqueur, au nom d’une discipline hautaine, a écrasé ses officiers de son mépris parce que tous ont cédé aux charmes d’une Circé que le romancier, transposant une fois de plus l’Histoire, a fait régner sur ces braves, dans une petite république sud-américaine.

Mais don Manrique a défié Angélica. Elle n’est pas vraiment méchante, elle est, dirons-nous, abondamment généreuse envers ces vaillants et d’une telle générosité qu’ils ne sont même pas jaloux entre eux. Mais elle est orgueilleuse comme elle respire !

La hauteur, la fierté, l’honneur de don Manrique vont se briser sur ce diamant mortel. Il a tout abandonné pour cette heure tragique. Il paiera. Mais il s’est à moitié manqué et, la mâchoire fracassée, il revient, avec sa cicatrice hideuse, pour seulement la revoir !

Telle est cette lutte inégale de la force aveugle contre cet ange de ténèbres qui si souvent la femme représente dans l’œuvre de Pierre Benoit.

François-Poncet a dit justement que les héros de notre écrivain sont des héroïnes. Il est vrai. La femme tient dans ses romans la première place. Mais il avait un trop grand sentiment des nuances pour la rendre toujours inexorable et fatale.

Invoquant un vers de Verlaine, il veut qu’elle ne soit

Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre

et parfois si jalouse de son mystère qu’elle le cache à l’auteur lui-même !

Rappelez-vous cette fin de pénombre du Déjeuner de Sousceyrac — qui a commencé par un des plus beaux paysages qu’ait fait briller la plume d’un écrivain ! On tend à conclure d’abord qu’Armande a conduit toute son intrigue par unique souci de défendre un héritage. Qu’on y regarde à deux fois. Elle a fait beaucoup plus qu’il ne fallait pour atteindre ce but. Et l’on ne saura jamais, on ne doit jamais savoir — pas plus que pour Mademoiselle de la Ferté, ce qu’elle a mis dans le don d’elle-même. Bourreaux presque toujours, il est quelquefois donné aux héroïnes d’être victimes ! Combien touchantes alors !

Victime ensorcelée, comme cette Annabel du Lac salé, victime volontaire comme Agar du Puits de Jacob, victime d’un malentendu tragique comme l’Aedona de Ville perdue.

Le malentendu ! N’est-il pas inscrit dans les trames les plus secrètes de la vie humaine ? Avec quelle sûreté Pierre Benoit n’a-t-il pas manié cet instrument si peu sûr !

En une première étape de son existence Aedona bafouait l’homme loyal qu’elle avait épousé et, manquant de cet orgueil que l’auteur laisse habituellement à ses pareilles, s’est livrée à un séducteur indigne.

Plus tard, sa vie reprend avec celui qui la mérite et sous un tout autre jour. Après l’amour des ténèbres, elle découvre en elle l’amour de lumière. Mais le ruffian disparu lui lance un appel. Alors, afin de ne pas rouvrir cette blessure au cœur de son mari, elle décide d’accepter le rendez-vous pour écarter à jamais le misérable, et prend soin d’en informer un religieux qui est l’ami du foyer.

Précaution vaine. M. d’Orthe s’aperçoit du départ de sa femme, n’en comprend pas la raison et, sans que le prêtre soit parvenu à le joindre, court à la catastrophe définitive.

Mais Pierre Benoit n’en reste pas là. Il ramène le malheureux dans la paix du cloître.

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Et voici comment l’œuvre de l’écrivain rejoint sa personne. Il a, dans le deuil de ses dernières années, dans le deuil d’une union que son dernier roman, si différent des autres, éclaire d’un amour sans nuage, jusqu’à la mort invincible, acquis la conviction que cette énigme de la vie, que cette marche au bonheur qui trébuche sans cesse, il est impossible de l’expliquer sur la terre.

Il s’écrie :

Ah ! par-delà les cieux déserts et les troupeaux de nuages que le vent chasse au-dessus de la mer moutonneuse, se peut-il qu’il n’existe pas de lieux, où seront compensés, par une éternité de félicité, des minutes aussi déchirantes.

Et le suprême élan de l’écrivain, comme le suprême élan de l’homme, est un acte de foi !