Centenaire de « Mireille », à Avignon

Le 1 février 1959

Antoine de LÉVIS MIREPOIX

CENTENAIRE DE MIREILLE À AVIGNON

le 1er février 1959

Hommage à Mistral

 

Messieurs,

En ma prime jeunesse, j’ai entendu Eugène Melchior de Vogüé — que j’avais l’honneur de rencontrer souvent dans le vieil hôtel de la rue de Varennes qu’il avait loué à mon père — raconter, avec émotion, ses instances auprès de Mistral pour l’inviter, au nom de l’Académie tout entière, à venir siéger dans son sein.

Déjà, quand avait paru Mireille, elle s’était donné la joie d’offrir au poème provençal sa plus belle couronne. Mais le chantre des cigales voulut demeurer près d’elles et, c’est l’Académie qui, en la personne d’Eugène Melchior de Vogüé, s’en alla vers « le grand confrère du soleil ».

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Cinquante ans ont passé. Un messager de l’Académie reprend le chemin de la Provence pour s’incliner devant l’ombre illustre de Frédéric Mistral et devant l’image éternellement printanière de Mireille.

Ce siècle qu’elle a vécu, transfigurée par les Saintes Marie de la Mer et par une gloire universelle, n’a point altéré sa fraîcheur. Et le messager ne sait vraiment s’il est plus comblé ou plus confus d’une telle mission.

Qu’il lui soit permis d’évoquer deux motifs pour le soutenir :

Le premier c’est d’avoir l’honneur d’occuper le fauteuil de Charles Maurras — Majoral du Félibrige — pour qui l’admiration de Mistral, son ami, était un article de foi.

L’autre motif, c’est d’appartenir, depuis trente-cinq ans, à la vieille Académie Toulousaine, d’être un mainteneur de ces « Jeux floraux » qui, le 3 mai 1879, entendirent Mistral, en personne, les remercier de ses Lettres de Maîtrise par un de ses plus beaux poèmes. Aussi voudrais-je mettre le souvenir de Clémence Isaure dans l’hommage que j’apporte au roi des Troubadours.

Lorsque le « Collège du Gai Savoir » se réunit, au XVIe siècle, à l’ombre d’un laurier, pour maintenir le parler roman dans sa pureté primitive, en offrant, au meilleur, une violette d’or, il apportait la preuve que le drame du XIIIe siècle, si terrible qu’il eût été, n’avait pas tué le génie d’Oc.

En effet, grâce à la sagesse d’un de nos plus grands politiques, que l’Histoire ne considère pas assez sous ce jour et qui s’appelle Saint Louis, la terre romane ne fut pas vacante, ses moissonneurs continuaient. Les deux France se soudèrent pour participer, chacune avec son génie, au destin national.

Saint Louis les réunit dans son manteau royal, et Mistral, aussi grand historien que grand poète, a retenu, en la faisant vibrer sous sa plume, la formule célèbre :

« Le Midi n’a pas été réuni au Nord comme un accessoire à un principal, mais comme un principal à un autre principal. »

Lui-même et le grand mouvement du Félibrige et les beaux poètes d’Avignon n’auraient jamais pu s’épanouir sur les débris d’une civilisation morte. Le verger des troubadours n’était point desséché.

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Si l’Académie française a reçu pour mission d’exprimer l’unité sacrée de notre culture, elle ne saurait la comprendre que soutenue par le libre génie des provinces qui l’ont formée, dans une garantie mutuelle et le respect des coutumes et des foyers.

La langue nationale et la langue patriarcale, comme sur la double page de Mireille, se pénètrent et se réchauffent, elles ont chacune leur rythme et leur souffle, mais elles marient leur inspiration.

La gloire de Mireille, si elle est toute romane est aussi toute française et sur les sommets d’où rayonnent les génies nationaux, il y a Mistral avec toute son œuvre, la main posée sur l’épaule de Mireille.

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Mon regard cherche le livre ouvert où se déploie le double aspect des strophes, et il est juste d’en considérer la valeur de substance et de célébrer Roumanille, le premier éditeur, Séguin, le premier imprimeur du chef-d’œuvre, ceux qui eurent foi en son envol et lui offrirent des ailes pour se jeter dans l’inconnu... cet inconnu qui fut la gloire.

Les lettres tracées par la main du poète ont communiqué leur fluide aux caractères d’imprimerie, dans un grand essor de confiance que les hommes leur apportaient.

Tout montait vers Mireille, la tendresse de Lamartine, l’inspiration symphonique de Gounod, de sorte que la jeune fille de Provence est une cigale immortelle qui chante en toutes saisons.

 

 

CENTENAIRE DE MIREILLE À AVIGNON

le 1er février 1959

ALLOCUTION PRONONCÉE DEVANT LE MANUSCRIT
DU Ier CHANT DE MIREILLE
À LA LIBRAIRIE ROUMANILLE

 

Dans les minutes augustes du rite arménien, on tend un rideau devant le sanctuaire. Il me semble, en ce moment, éprouver une crainte révérencielle, comme si, au contraire, le rideau s’ouvrait devant une chose sacrée.

Qu’y a-t-il en effet, sur le plan humain, de plus sacré que le manuscrit d’un chef-d’œuvre ? En le découvrant, on ouvre un de ces fruits du jardin des Espérides, qui reste toujours mûr. On l’ouvre jusqu’au cœur et l’on aperçoit quelques gouttes de sang. Quel grand acte !

Une simple feuille de papier, celle d’un cahier d’écolier... Le poète est penché sur elle. Son cerveau bout... les yeux suivent la main qui, de moment en moment, trace les caractères, comme s’il écoutait sa pensée. Il est entre deux mondes : l’Infini du possible et de l’impossible, l’inexprimé, et, en face de lui, dépendant de lui, la forme, les mystérieuses limites par lesquelles, ce qui n’est pas, entre dans l’être. C’est la création poétique dans la conquête de cette forme qui, selon la doctrine platonicienne, rend la pensée accessible à l’homme.

Regardez encore ce qui a concouru à ce tracé. Dans les jambages, les ratures, les surcharges, il y a toutes les nuances hésitantes sur le point d’atteindre les limites — en quelque sorte, géométriques — de l’expression parfaite.

Mais elle ne s’ordonne que peu à peu. « Le génie est une longue patience », cependant, tout à coup, après avoir beaucoup souffert — car la création d’une œuvre traverse toujours des moments douloureux — il est sûr !

Il est comme Rembrandt s’approchant un jour d’une de ses toiles, oubliées, couverte de poussière, mouillant légèrement un doigt pour l’écarter et murmurant, avec une certitude complètement étrangère à la présomption :

« Oui, je suis tranquille ! »

Mistral n’avait pas beaucoup plus de vingt ans lorsque, sur le modeste petit bureau, au coin d’une fenêtre dans son cabinet de travail, il pouvait en se penchant dire, lui aussi : « Je suis tranquille ! »

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Cent ans ont passé sur ce trésor conservé pour le bonheur de quiconque est sensible à cette sorte de création que Dieu a permise à quelques êtres, nous le revoyons presque naître, comme si nous retrouvions une ancienne prophétie, dans le moment où tout ce qu’elle annonce est arrivé.