Soirée de la Chevalerie, salle Saint-Louis du Palais de Justice, à Paris

Le 20 juin 1957

Antoine de LÉVIS MIREPOIX

Soirée de la chevalerie

SALLE SAINT-LOUIS
AU PALAIS DE JUSTICE
à l’occasion de la fête donnée par les
PARISIENS DE PARIS

le 20 juin 1957

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. le Duc de LÉVIS-MIREPOIX
délégué de l’Académie française

 

Mesdames, Messieurs,

S’il est des lieux où souffle l’Esprit, c’est bien cette salle auguste où se concentrent et méditent les premiers siècles d’histoire sur lesquels s’appuie le développement de notre vie nationale.

Les lieux où souffle l’Esprit évoquent souvent des sommets : une colline inspirée, un rocher battu par le vent, une montagne où, du haut de l’Infini, descendit le mystère. Mais, ici, l’esprit s’enfonce sous ces voûtes puissantes, dans l’ombre, dans la profondeur, où les Parisiens de Paris nous ont conviés à entendre, pour ainsi dire, respirer les premiers siècles français.

Permettez-moi d’exprimer à ce Cœur de Paris l’attachement de l’Académie française, que je représente aujourd’hui, avant de définir l’objet de cette solennité.

Il ne s’agit nullement d’enfermer Paris en lui-même, et ces murailles ne doivent en rien le séparer du reste de la France. Le cœur envoie et reçoit le sang qui vivifie tout le corps. Paris ne s’oppose pas à la Province, les quatre cinquièmes des Parisiens, vous le savez bien, ne sont pas nés à Paris, mais Paris leur a donné une seconde naissance.

Certes, Mesdames et Messieurs, si je puis me permettre de revendiquer un mot du Connétable de Montmorency : « Je me répute bourgeois de Paris »..., tendrement aussi, je me répute provincial. Ainsi se partage l’existence de beaucoup d’entre nous.

Ne nous restreignons pas, non plus, à cette conception que j’ai aperçue à travers quelques échos. Il ne s’agit pas du tout Gotha, voire du tout Paris, mots qui veulent dire une toute petite partie de Paris et de la société française.

Cette fête est nationale ou elle n’est pas !

Jamais la société française n’a possédé de castes à la manière de l’Inde. Les classes ont toujours été ouvertes et le sang a toujours circulé entre les familles françaises qui, toutes, par l’entrecroisement des générations, peuvent se réclamer dans le passé et des seigneurs et des artisans et des paysans.

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Ici même se sont célébrées des phases de l’Histoire qui intéressaient tous les Français. Depuis la très lointaine existence de Paris régnait, en ces lieux, une activité constructive.

On y pourrait écouter la rumeur lointaine de l’empire romain, de l’arrivée des Francs, du triomphe et de la mort de Clovis et des drames de sa postérité. Mais surtout, car il serait artificiel de ne s’en tenir qu’à la salle où nous sommes, ce lieu est celui des premiers Capétiens, de ces rois sans faste qui portaient, sur des épaules larges, le manteau de patience, qui regardaient non pas vers l’infini, mais vers les limites, si j’ose dire — divinement géométriques — de notre hexagone sacré. Ils ont allumé cette lumière centrale, assez forte pour éclairer la route, assez douce pour ne pas brûler les regards inquiets.

Leur caractère me fait songer à ces piliers tranquilles qui constituent la solidité de l’édifice. Les premiers Capétiens sont les piliers de notre histoire.

Soyons exact et ne nous méprenons pas sur le nom de cette salle. Elle porte celui de saint Louis qui ne l’a pas construite, mais un tel nom, le plus pur et le plus efficace de nos annales, peut bien désigner le parrain de ces lieux qui sont si proches des jardins où il a promené ses pensées et rendu quelques-uns de ses intègres jugements.

Saint Louis était le descendant de ce Philippe Auguste, en vérité le plus parisien de nos rois, qui se soucia plus qu’aucun d’entre eux de rendre habitable et d’embellir la capitale dont il construisit l’enceinte fortifiée.

C’est des fenêtres de ce palais qu’apercevant le mauvais état des ruelles, il commença de les faire paver.

C’est ici qu’il reçut son « ennemi intime », Richard Cœur de Lion.

C’est là enfin qu’il revint, vibrant des acclamations qui l’avaient accompagné tout le long de la route, après avoir fait triompher à Bouvines — justement nommée victoire créatrice — l’union de tous les ordres du royaume, serrés autour de sa personne.

Mélange de violence, de bravoure, d’astuce, nous le découvrons bien différent de saint Louis qui, cependant, ne parlait de lui qu’avec vénération, en admirant son génie politique.

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Il ne faut pas, Mesdames et Messieurs, voir seulement saint Louis en méditations et en prières, créant, dans une inspiration mystique, la merveille diamantée de la Sainte Chapelle qui s’érige si près d’ici. Il faut le voir aussi en continuateur de la politique capétienne. Mais voici sa marque : il fonda, exemple rare à ce degré, sur la conscience et l’intégrité, une politique triomphante.

Aux temps où nous sommes, il est un hommage à lui rendre, qui garde plus de valeur que jamais. Cet idéaliste, ce mystique, ce séraphique maintint à la France la monnaie la plus saine et la plus constante qu’elle ait jamais connue, et c’est presque un dicton de l’Histoire d’évoquer la monnaie de Monsieur saint Louis.

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Quand on reproche le contraire à son petit-fils Philippe le Bel, le véritable constructeur de cette salle et de ce palais, on oublie trop volontiers que, s’il dévalua la monnaie, après la défaite de Courtray, ce fut pour financer les préparatifs de la victoire de Mons-en-Puelles. Il rétablit, d’ailleurs — ce qui ne s’est pas vu souvent — la monnaie forte avant la fin de son règne.

Philippe le Bel fut l’un de nos souverains qui consulta le plus fréquemment l’opinion publique et en fut, de son vivant, toujours fidèlement soutenu. Ces lieux s’ouvrirent aux États Généraux, aux consultations populaires improvisées, à ces grandes circonstances qui prendraient aujourd’hui le nom de référendum.

Cet homme redouté et parfois terrible à tous ceux qui, comme les Templiers, menaçaient les assises de l’État, se mêlait avec une étonnante simplicité à la foule. Un marchand étranger ne le vit-il pas, un jour, et précisément au coin de ce palais, dans la rue, abordé par trois truands qui tiraient le pan de sa robe de velours, pour se mieux faire entendre. Il les écoutait dans son impassibilité célèbre.

Non moins fameuse reste cette parole de lui : « Nous qui voulons, toujours raison garder. »

L’écho de tous les règnes, de tous les événements déchaîneraient sous ces voûtes une trop tumultueuse symphonie. Il faut nous borner.

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Le mot de Philippe le Bel nous aide à franchir le temps jusqu’à un autre prince. Charles V, tout Valois qu’il était né, de cette branche un peu imprudente et trop imaginative, ramena son esprit aux vues plus simples et plus ordonnées des Capétiens directs.

De grands troubles avaient précédé son avènement et c’est ici que, Dauphin, il vit massacrer par la foule, à ses pieds, les maréchaux de Champagne et de Normandie et dut la vie à ce chaperon qu’Étienne Marcel lui posa sur la tête.

Peu d’années après, sans représailles, sans despotisme, il rendait au Grand Paris son harmonie naturelle, délivrait la France en lui donnant Du Guesclin et la rendait à elle-même par la sagesse de son gouvernement.

Dans ce palais, où, de « sa librairie » du Louvre, il revenait souvent, il dépouilla, pour un moment, la simplicité de sa vie quotidienne pour revêtir, en une cérémonie mémorable, un faste qu’il jugeait nécessaire au prestige national.

Ce fut l’hospitalité qu’il offrit à l’empereur Charles IV.

Cette fête évoque celle où nous sommes. C’était aussi un festin, c’était aussi un spectacle.

Un grand rideau tomba : un vaisseau apparut d’où s’élançaient les Croisés sur la grève, sous l’oriflamme de Godefroy de Bouillon, évoquant, en une sorte de tableau vivant, la reconquête des Lieux Saints.

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La Chevalerie, nous y voilà, Mesdames et Messieurs !

Là-bas fut le triomphe. Ici la préparation.

Notons bien que la chevalerie commença par être une récompense personnelle accordée à des braves, fussent-ils de simples laboureurs, et qu’il en resta quelque chose dans la plus haute noblesse par l’obligation où se trouvaient les jeunes seigneurs de se faire adouber.

Si l’usage de cette cérémonie devait perdre de son importance, l’Histoire doit retenir qu’au moment où on semblait l’avoir oubliée, le roi François Ier voulut, après la victoire de Marignan, montrer qu’un vrai chevalier, fût-il le roi, devait pour exercer la plénitude de sa mission, se faire armer par un autre chevalier. Et ce fut Bayard.

Cette mission, vous la connaissez, elle était toute de générosité, de sacrifice et comportait, à la fois, l’abandon de soi-même et la plus haute exaltation de la personnalité.

Tantôt il plaisait au chevalier de se lancer seul, errant, dans les aventures, pour défier les persécuteurs et redresser les torts. Nous n’aurions garde d’oublier le service qu’ils juraient à leur dame et les prouesses que, pour un sourire, ils accomplissaient par monts et par vaux, comme en témoignent les récits de la Table ronde, qui, s’ils tiennent du merveilleux, tiennent aussi de la réalité.

Et ce n’est pas une ironie que de laisser venir jusqu’ici, en franchissant les Pyrénées, l’ombre illustre de Don Quichotte.

Tantôt, les chevaliers se groupaient dans les ordres, tels les Templiers, les Hospitaliers, les chevaliers du Saint-Sépulcre, ceux de Jérusalem, tous orientés vers les Lieux Saints, tous présents au front des armées.

C’est ici que se préparait le départ de la croisade. Les chevaliers y prenaient le mot d’ordre du roi pour les grands pèlerinages comme pour les combats qu’ils devaient affronter. Tantôt, ils allaient vers Compostelle et l’Espagne, tantôt vers Tunis, tantôt vers Jérusalem.

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L’Histoire ne saurait accorder à aucune classe de la nation le monopole de la Croisade. Sans doute y voit-on briller Godefroy de Bouillon, Louis VII, Philippe Auguste, saint Louis. On y voit aussi Pierre l’Ermite et Gauthier Sans Avoir, exaltant les foules paysannes qui couraient au sacrifice. Et l’on peut dire que sur le front historique de la Croisade, marchent de pair le seigneur, l’homme des métiers, le laboureur.

Voyons-les sur cette rive de la Seine, la croix sur la poitrine, unis dans une seule foi, pour supporter ensemble les misères, les dangers, les déceptions, les souffrances de toutes sortes qui les attendaient.

Mieux encore, la Croisade vole à travers l’histoire avec des ailes d’anges : tous ces petits enfants qui, dans leur sublime naïveté, partirent, sans rien connaître des embûches du chemin et s’en allèrent vers le tombeau du Christ où ne parvinrent que leurs âmes.

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Malgré leurs nombreux désastres militaires, d’ailleurs entremêlés d’éclatantes victoires, les croisades — comme l’a si bien montré René Grousset, dans son admirable épopée — sauvèrent l’Europe de l’invasion sarrasine, quand elle était sur le point de revoir la situation désastreuse d’où l’avait tirée Charles Martel. L’Europe retrouvait son âme.

Écoutons aussi Michelet : « La chrétienté réunie un instant sous le même drapeau a connu une sorte de patriotisme européen. »

La vague refluait et la France restait. La chrétienté lui confiait la garde des Lieux Saints sous des princes d’origine française. Notre premier empire colonial était fondé. Il s’appelait le Royaume de Jérusalem.

On a créé depuis un barbarisme qui n’est digne ni de notre langue, ni de notre race : le colonialisme. Nous ne savons pas ce que c’est.

Nous voyons, dans le royaume de Jérusalem, un établissement longtemps prospère, tant que l’esprit de division, si fatal à notre caractère, ne l’emporta point sur cette cohésion formée par l’unité de foi.

Une suite remarquable de souverains continuait Godefroy de Bouillon. Baudoin Ier, Baudoin II, Amaury, l’admirable Baudoin III, ce roi lépreux qui fit revivre l’âme de saint Louis sur le trône de Jérusalem, affirmèrent cette France du Levant qui, disparue comme formation politique, n’a jamais cessé d’exister comme influence, comme damé, comme rayonnement. Disons aussi, comme forme d’art. N’est-il pas émouvant d’évoquer, ici, sous ces voûtes, au cœur de l’art gothique, l’étrange floraison du génie architectural français, au milieu des sables du Levant ? Comme l’a si justement exprimé Pierre Gaxotte : « Ce mariage de l’art du Nord avec la nature et la lumière de l’Orient est une des merveilles qui, aujourd’hui encore, enchantent les artistes. »

Et même cette coexistence que l’on recherche aujourd’hui, avec tant de difficultés, entre musulmans et occidentaux, les rois de Jérusalem avaient su — à travers bien des vicissitudes, sans doute — en trouver le secret, l’établir et la pratiquer.

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Que nos pensées se retournent vers cette salle. Et, si sa structure ne date que de Philippe le Bel, ses assises, son espace, la mémoire qui la remplit, la théorie des fantômes errant autour d’elle, appartiennent à ce passé dont nous embrassons aujourd’hui toute la gloire périlleuse, traversée, capricieuse, mais solidement attachée à la statue vivante de la France.