Discours sur les Prix littéraires de l'année 1969

Le 11 décembre 1969

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 11 décembre 1969

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

On peut penser qu’une compagnie constituée en jury littéraire devrait se contenter de faire connaître ses choix, laissant alors au jugement public à prononcer sur leur pertinence. Au lieu de cela, elle délègue à l’un des siens l’honneur de proclamer pour elle les raisons qui les ont fixés.

C’est une tradition dont pour ma part, à mesure que les années passent et un peu mieux d’une année à l’autre, j’aperçois les raisons et même la nécessité. Loin que cet exposé m’apparaisse comme une complaisance, j’y vois la marque d’une double courtoisie : à l’égard des hommes que nous avons voulu distinguer ; envers ceux dont la confiance nous a investis d’une mission, d’une mission que nous avons acceptée et dont par conséquent nous devons rendre compte. Ajouterai-je que, s’il en était besoin, une autre confiance nous inciterait à persévérer ? Celle de ce public que rapproche et rassemble ici, lors de notre séance annuelle, le même souci des mêmes valeurs, dont nous nous efforçons de maintenir la pérennité.

Le Grand Prix de Littérature de l’Académie française a été décerné, pour 1969, à M. Pierre Gascar. « Ce choix est convenable sous bien des aspects. D’abord, sous l’aspect de l’âge. Ayant passé de trois ans la cinquantaine, M. Pierre Gascar a déjà une œuvre considérable, qui compte quinze volumes de romans, récits et nouvelles, une dizaine d’essais de voyageur, d’amateur d’art et de moraliste, sans oublier une pièce de théâtre. Révélé en 1953 par un Prix des Critiques qui couronna les Bêtes et par un Prix Goncourt qui signala le Temps des Morts, il est un auteur lu, dans ses livres non moins que dans ses reportages et ses articles de journaux, connu aussi par ses conférences à l’étranger et par ses émissions télévisées pour l’UNESCO. Le caractère de consécration d’une œuvre que doit avoir notre Grand Prix de Littérature, est donc respecté dans notre choix. Mais, allant cette année à un écrivain dans la force de l’âge et dont la notoriété, déjà grande. doit s’étendre encore à la mesure des qualités de son talent et de la générosité de sa pensée, le témoignage public d’estime que notre compagnie donne à M. Pierre Gascar, doit, nous l’espérons, lui apporter en même temps un surcroît de courage et de confiance dans ses forces pour élargir et approfondir le champ de sa création littéraire, et une attention plus large et plus curieuse du public pour un esprit qui pense et produit dans l’axe des plus urgents problèmes posés aux hommes de notre temps.

C’est de ce côté que l’on voit l’autre convenance dans le choix de notre lauréat. Certes, dans l’attribution de ses prix, l’Académie française a pour tradition de considérer la valeur intrinsèque de l’œuvre et l’éclat du talent, et non pas la conformité à un dogmatisme esthétique ou moral. Cependant, elle ne peut faire que, dans cette valeur même, elle ne privilégie ce qui est l’expression et la promotion de l’humain. L’humanisme est un mot que les nouvelles générations n’aiment pas, et il est vrai que, si on le fait coïncider avec une sorte d’optimisme superficiel et d’idéalisme élégant, corrigé d’ironie et de scepticisme, il paraît mieux adapté à l’euphorie bourgeoise de la Belle Époque qu’aux crises tragiques d’un siècle qui a vu tant de guerres, tant de révolutions, tant de transformations vertigineuses dans le savoir et dans les pouvoirs de l’homme. Mais, en vérité, l’humanisme n’est pas une doctrine fermée : il est une tendance permanente de l’espèce qui ne cesse de tendre au dépassement d’elle-même par les progrès de la raison, de la générosité, de la fraternité. L’humanisme de M. Pierre Gascar est en cela exemplaire : il repose sur une conscience largement informée des mœurs, des idées et des drames de son temps ; il en a mesuré, comme d’autres, l’absurde et le tragique ; mais, loin de s’enfermer dans le désespoir, il cherche l’issue par la confiance dans la vie et il affirme la foi de l’homme dans l’homme.

Journaliste et voyageur, M. Gascar est professionnellement un observateur de son temps. Chine ouverte est un beau livre documentaire, écrit en 1954, c’est-à-dire à une époque où les portes du Céleste Empire ne s’entrebâillaient que difficilement. Mais plus beau, plus pathétique est le Voyage chez les vivants : de ce beau panorama de notre siècle magnifique et anxieux, il convient de détacher ces deux phrases : « Je n’aime pas l’Aventure qui est comme une autre insomnie dans la vie, je cherche la lente et sommeillante vérité de l’homme. » Et ceci encore : « Je ne l’apprendrai jamais assez : pour aller chez les hommes, il faut commencer par l’humilité. »

Les tragédies de son temps et de son pays, M. Pierre Gascar les a vécues, il a fait la guerre de 40 et cinq années de captivité en Allemagne. De là il a tiré Le Temps des Morts ; le cadre en est le cimetière de Rawa-Ruska dont il était devenu le gardien, et d’où il apercevait la voie ferrée qui conduisait les déportés vers Auschwitz. Des périls moins spectaculaires, mais qui tendent à devenir universels et sont en train de devenir mortels, ont retenu ensuite son attention. En particulier, dans Vertiges du Présent, il s’est penché sur la multiplication effarante des malaises et des maladies psychiques dans nos sociétés occidentales. Il a dénoncé la tendance toujours plus forte des individus exténués par la civilisation moderne à demander à l’alcoolisme et à l’érotisme des excitations pour fouetter leur fatigue et leur ennui, quittes à recourir aux tranquillisants pour obtenir artificiellement la détente et le sommeil. Sans méconnaître l’importance des thérapeutiques modernes, psychanalyse et chimiothérapie, M. Gascar redoute une action sur le psychisme qui ne tiendrait compte que des conditionnements inférieurs, forces larvaires de l’inconscient ou facteurs biochimiques, et il écrit justement à ce propos : « Sans donner dans un spiritualisme excessif, il convient à propos des troubles psychologiques de prendre les mesures de notre noblesse » ; et il met son espoir dans la psycho-somatique parce qu’elle cherche l’adaptation de l’individu au milieu, la « rééducation de la fonction relationnelle », toutes vues qui paraissent inspirées par un réalisme intégral où le spirituel et le charnel sont acceptés dans l’enchevêtrement de leurs liens. C’est qu’en effet l’humanisme de notre auteur est débordé par un vitalisme qui étend aux animaux le respect du miracle biologique et la curiosité des réflexes psychologiques élémentaires.

Mais n’oublions pas de parler du Romancier. De la douzaine de romans de Pierre Gascar, tirons au moins les trois derniers.

Les Moutons de feu sont un roman assez exceptionnel dans son œuvre. L’actualité politique semble y tenir une grande place, puisqu’il s’agit de la lutte d’une cellule O.A.S. avec un Comité d’intellectuels anti-fascites. En fait, le romancier s’intéresse beaucoup moins aux événements et aux conflits de doctrines qu’aux personnages et aux états de conscience. Il ne prend nullement parti, il entre dans la psychologie des adversaires et il n’oublie pas celle du partisan qui se jette dans la lutte par désespoir métaphysique. Un type comme celui du naturaliste Goes, monarchiste et anarchiste, et maître des moutons empaillés où sont cachés les explosifs, est de ceux qu’un amateur de romans n’oublie pas. Parfois, une touche d’humour éclaire la dramatique aventure ; et l’amour a sa place dans les intrigues d’ambition et de puissance, comme il convient à un bon roman politique.

Cependant, M. Gascar s’est élevé à une réussite plus haute avec deux récits à la fois plus intimes et plus poétiques qui pourraient bien être la cime de son œuvre : Le Meilleur de la vie et les Charmes.

Le Meilleur de la vie est le type d’un roman où rien ne se passe, où le narrateur ne dit même pas je mais un nous qui ne permet jamais de distinguer des noms, des individualités entre ceux dont il raconte une année de vie — une année où il n’y a rien d’autre que les jeux de la lumière et du vent dans un village sans histoire ; or c’est non seulement un livre de grande qualité et un beau poème de la vie rustique et de l’enfance charnellement mêlées, mais un beau roman.

Un vieux bourg quelque part dans le Midi, avec une tour antique et ruineuse sur le foirail ; le bourrelier dans sa boutique, le charron cerclant les roues devant la sienne, l’épicier derrière son rideau de perles en bois, prêt à vendre tout ce qui plaît aux petits garçons quand ils ont quelques sous dans leurs poches ; les platanes bruissant de moineaux que l’on abat à coups de fronde ; la rivière peuplée d’écrevisses ; les jardins avec leurs fruits, les champs et les vignes avec leurs mystères de germination et de mûrissement ; et, dans ce cadre d’un humanisme élémentaire et éternel, une bande d’enfants épanouis parmi les splendeurs chaudes de l’été, s’enivrant des joies de l’automne, assoupis par le recueillement glacé de l’hiver, attentifs aux premiers frémissements du printemps et célébrant enfin le retour du grand été devant les hautes flammes du bûcher de la Saint-Jean ; voilà toute la matière de ce récit dont pas une page ne paraît longue et qui est vraiment, je le répète, un roman. Car ce nous du narrateur finit par désigner un personnage unanime, mais caractérisé dans sa chasse au bonheur, dans la qualité de ses joies, dans ses appréhensions devant le mystère ; un personnage qui n’est pas tel enfant, mais l’enfance même, vue en même temps dans sa figure essentielle et dans les traits particuliers que lui donne la familiarité avec un certain milieu naturel et humain. Le cadre d’une vieille bourgade paysanne fait aux enfants du Meilleur de la vie une âme qui ressemble à celle des enfants du Grand Meaulnes ; ils rêvent moins pourtant, et ils sont plus solidaires de la vie des sèves : à la fois moins romantiques et plus dionysiaques. L’enchaînement des saisons, qu’ils éprouvent dans toute leur chair, introduit un mouvement dramatique dans leur histoire sans histoires. D’ailleurs, bien que discrètement évoqués, les hommes sont là, et le dialogue du bourrelier célibataire et dévot et du charron libertin et grivois, poursuivi par un échange d’amphigouris et d’objets allusivement érotiques confiés à d’innocents messagers, est d’une cocasserie savoureuse. Naturellement, tout cela tient par la maîtrise d’un style pur et dur. Rien ici qui torture ou surcharge la langue. M. Gascar joue dans les règles avec des mots qui ont beaucoup servi ; il ne triche pas, mais il ne répète pas non plus : il a conquis et posé sa voix. Et, sans doute l’a-t-il pu parce qu’il a commencé par regarder le monde et la vie et s’en est fait une idée personnelle, émue, saisissant la poésie des choses simples, le poids de l’humble vérité et le tragique du quotidien.

Les Charmes reprennent en les accentuant les thèmes et la formule du Meilleur des mondes. L’humanité n’a certes pas disparu, elle apparaît enracinée avec force dans le cœur et la chair des enfants, toujours couverts par un nous dont ne se dégage aucun nom propre, mais cette fois, ils sont séparés des adultes par une ivresse sensible et mystique qui suffit à les intéresser, et dont la poésie les envoûte.

Les hommes sont absents, et les objets ont pris leur place. Des objets qui ne sont jamais là pour eux-mêmes : si abondantes et précises que soient les descriptions, nous sommes aux antipodes de la vision « objectale » de Francis Ponge et du premier Robbe-Grillet ; les surfaces des choses ne sont pas considérées en tant que telles, mais, au contraire, dans une vue baudelairienne ou proustienne, en ce qu’elles laissent pressentir l’envers d’un monde intérieur, un secret lourdement présent et d’ailleurs insaisissable : « Nous savions que notre solitude touchait par tous les bouts à l’empire des profondeurs et de la nuit. » Que ce soit la cruche, qui livre le règne de l’eau, le soufflet, qui introduit à celui du feu, la porte qui ouvre sur la lumière, l’arbre qui dresse verticalement sa puissance de la vie, les pièges, les liens et les nœuds qui sont surprise et prise des choses et des bêtes et encore la main, admirable instrument de possession qui devient un signe effrayant du mystère quand elle dépose, simplifiée, déformée et agrandie, son empreinte sur les murs : tous ces objets qui, forment un à un les thèmes des chapitres successifs, sont proprement des charmes, des sortilèges qui créent entre le nous des enfants et la nature qui les environne une communion merveilleuse.

Car c’est bien de quoi il s’agit : par une « complicité avec le monde », descendre en ces abîmes de l’être où repose son unité ; où, par conséquent, l’individu participe à une immanence qui est au fond non seulement de tout ce qui respire mais de tout ce qui existe, et qu’il découvre en lui-même comme le secret de sa vie, de son amour et de sa mort ; participation tellement fondamentale à une réalité, en quelque sorte maternelle, que ses modes ne se distinguent guère d’un individu à un autre, si bien que le héros de cette quête mystique peut être non le moi mais le nous, le groupe consciemment et charnellement rassemblé. Et si l’on parle de quête mystique, qu’il soit bien entendu que le surnaturel dont elle procède n’est ni celui du christianisme ni d’aucune religion qui affirme et cultive le primat de l’esprit : nous baignons ici en plein panthéisme, ou, comme cela se voyait déjà dans le Meilleur de la vie, en pleine sensibilité dionysiaque.. M. Pierre Gascar maintient son héros collectif et nous invite à accéder au niveau d’une extase où le sacré reconnu n’est autre que le fond commun à toute existence, celle des choses, des bêtes ou des hommes. « Belle simplicité de vivre ! Accord profond entre les êtres et les choses ! » Voilà la joie essentielle où des enfants rustiques tantôt buvant l’eau de la fontaine, tantôt couchés sur le foin des granges, tantôt nouant avec un zèle étroit les viornes ou lé chanvre, s’atteignent et s’accomplissent. Rien de plus significatif en ce sens que la scène finale de la baignade dans la rivière, tellement différente de la baignade des garçons du Grand Meaulnes dans le Cher, car celle-ci n’était que pittoresque et romanesque, au lieu que celle de M. Gascar est métaphysique et rituelle « La fille s’alliait à la rivière. L’eau, avait autant de part qu’elle dans notre plaisir. Mais aussi la lumière, le silence qui accompagnait le repliement de la brume, le règne de l’été... Notre accomplissement, notre bonheur, ne pouvait, en cet instant, être dissocié de ces arbres, de ces prairies sous le soleil et de la couleur du ciel. Nous avions la clef d’un monde unanime dont rien, nous semblait-il, ne pourrait nous séparer... »

Nous en avons assez dit, Messieurs, pour laisser apercevoir l’ampleur de conception, la profondeur de pensée et la vigueur de style d’une œuvre qui est incontestablement une des plus originales et des plus humaines parmi celles qui ont été révélées depuis vingt ans. »

Tel a bien été en effet le sentiment de l’Académie, si heureusement exprimé par l’auteur du rapport que je viens de lire, M. Pierre-Henri Simon.

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Et c’est à lui encore que je prêterai ma voix pour dire les mérites de notre Grand Prix du Roman. Il est allé cette année à un moins de quarante ans, M. Pierre Moustiers, pour son livre, La Paroi. « En 1961, ce jeune romancier avait fait, avec la Mort du Pantin, un remarquable début de romancier psychologue et moraliste ; il relatait l’aventure intérieure d’un homme actif et heureux, en pleine santé, à qui son médecin révèle qu’un cancer à évolution foudroyante ne lui laisse plus que quelques semaines à exister ; l’homme était ainsi amené à repenser, dans la lumière de l’évidence de sa mort, toutes les valeurs sur lesquelles il avait fondé sa vie, et il faisait la conquête de sa personnalité authentique sur le pantin qu’il avait été. Pendant sept ans le romancier a beaucoup travaillé pour élargir son domaine et retrouver son ton, et il a peu publié, ne se satisfaisant pas lui-même. Or il est revenu cette année avec un roman qui est plutôt, par la simplicité de l’intrigue et l’unité du thème, un récit, cette Paroi qui a été signalée par la critique comme une réussite remarquable. L’originalité de la conception, l’intérêt du dessin psychologique, la beauté du décor naturel intensément et sobrement décrit, la netteté concise d’un style de bonne étoffe font de ces deux cents pages une lecture qui ne se laisse pas oublier.

Anthime Bresson, professeur retraité de la faculté des lettres d’Aix, et Philippe Costa, architecte et homme d’affaires, se sont rencontrés par hasard, un soir de juin, dans un refuge alpin, au pied d’une face nord verticale et dangereusement verglacée. Philippe n’avait pas d’autre dessein qu’une nuit en montagne et un retour tranquille dans la vallée. Mais Anthime est parti pour une ascension solitaire au sommet, ce qui est une folie. Il n’est plus jeune, soixante ans passés ; fantaisiste et négligeant par principe les précautions des techniciens, il s’engage dans une montée périlleuse et longue avec un équipement de clochard ou de boy-scout, et il est condamné à mourir de froid ou de faim si le mauvais temps le retarde. Or il se trouve que Philippe et Anthime sont brouillés. Le premier, jeune, ambitieux et volontaire, est devenu le maire de Sainte-Rose, le village de montagne où le second s’est retiré ; et il en a fait, par des travaux hardis, une station de skieurs, ce qui n’a pas plu au second, ami de la nature sans hommes et des hautes solitudes vierges ; têtu, Anthime refuse de vendre un bout de bois qui lui appartient et qui gêne la piste construite par Philippe.

Voici donc, l’aube étant venue, les deux hommes en conflit : Philippe s’efforce en vain de persuader Anthime qu’il doit renoncer à son projet insensé de faire seul le sommet, et lui déclare qu’il l’accompagnera s’il se met en route ; Anthime refuse avec violence une aide qu’il ne réclame pas et il part en avant, sans attendre le compagnon indésirable. Ici, un résumé de l’aventure trahirait le dessein et l’art du narrateur, car tout va tenir, désormais, à l’exactitude des détails, dans les gestes des deux hommes, dans les nuances de leur psychologie et dans l’évolution de leurs sentiments. Le thème de la Paroi, c’est, entre deux êtres que tout oppose, leur âge, leur éthique, leur caractère, et que sépare une solide antipathie, le mouvement qui peu à peu les rapproche dans le partage des périls et des souffrances, et la force du lien qui se forme entre eux au fur et à mesure qu’ils approchent du sommet, où Anthime, victime d’une chute et de l’épuisement de son cœur, mourra heureux dans les bras de Philippe. Premier centre d’intérêt : ce récit d’une ascension difficile intéresse les spécialistes par la précision des manœuvres, par l’évocation de l’épreuve physique et de la joie paradoxale qui soutient l’énergie dans un sport choisi pour ses périls et sa dureté. Quant au lecteur ignorant du monde de la montagne — car c’en est un, inimaginable à ceux qui se tiennent en deçà de ses frontières — il ne peut manquer d’être touché par un pittoresque à la fois économe et intense, par de brèves perspectives de formes, de couleurs, d’illuminations de diamant et d’azur découvertes çà et là au détour du récit.

Cependant, la Paroi n’est pas principalement un roman de l’alpinisme. Le titre évoque bien le mur vertical que deux hommes s’imposent l’effort surhumain de franchir, mais il suggère symboliquement un autre obstacle aussi gênant bien que finalement franchissable, celui que désigne la belle épigraphe prise à Théodore de Bèze s’adressant à Calvin : « Une paroy entre deux n’empêchera point que je soye conjoint d’esprit avec vous. » Le roman de Pierre Moustiers est d’abord un beau chant de la nostalgie de l’amitié et, dans une ligne qui oblige à penser à Saint-Exupéry, à Malraux et à Camus, un poème de l’amitié virile, de la rencontre des âmes dans le vivre difficilement de Nietzsche. Ce qui est d’ailleurs remarquable, c’est la pudeur de cette approche, que caractérise, en passant, une note fort juste : « En montagne, le pathétique est toujours une chose très laide. » Citons quelques lignes exemplaires où apparaissent en même temps la sobre vigueur dans l’évocation des choses, l’attention aux mouvements des âmes et le naturel de l’expression : « La nuit est si limpide qu’un quartier de lune suffit à éclairer le rocher. On distingue très bien les objets sur la plate-forme granitique, les flaques de neige, les aiguilles de glace et la ligne des cimes à l’horizon, découpée dans une soie bleue. Philippe a très bien vu le sourire d’Anthime. Il éprouve soudain beaucoup d’amitié pour cet homme, un sentiment de fraternité qu’il n’avait jamais soupçonné, n’avait jamais ressenti et dont la puissance le trouble : Vieux cinglé, dit-il. »

Il y a d’ailleurs une intention plus profonde dans le dramatique récit de Pierre Moustiers : en même temps le souci d’atteindre, un fond irrationnel des actes humains, mais aussi celui de forer aussi loin que possible les motifs qui en donnent une certaine explication : « Qui est le plus fou des deux : le forcené qui suit son propre destin ou l’homme raisonnable qui veut l’accompagner sous des prétextes diffus ? ». Il est vrai qu’il y avait de la démence dans le projet d’Anthime d’aller au bout d’une prouesse dont il ne s’était pas assuré les moyens ; mais la décision de Philippe de l’accompagner, alors qu’il mesure objectivement tous les risques et a subjectivement toutes les raisons de ne pas exposer pour un autre qu’il n’aime pas sa vie d’homme jeune et heureux, n’est pas plus rationnelle. Cependant, par les rares mots qu’ils échangent, par les images qui les obsèdent dans les rêves de leurs veilles anxieuses ou de leurs sommeils harassés, les deux caractères, peu à peu, se dessinent, et leurs motivations, au moins confusément, se dégagent. Anthime Bresson est un vieil intellectuel idéaliste, qui a souffert de voir le monde évoluer vers une conception de plus en plus mécanique et anti-naturelle de la vie. Dans son métier de professeur de lettres, il n’avait eu qu’une ambition, « transmettre un peu de feu » ; mais il avait été souvent déçu par ses élèves, et davantage par son fils, trop bien acclimaté à une civilisation où il se sent lui-même exilé. Sa misanthropie douloureuse s’accroissant, il s’est séparé de sa femme, que pourtant il n’a cessé de chérir. Alors, cette ascension solitaire et téméraire en montagne, est-ce un suicide ? Pas précisément, mais plutôt un défi violent, par lequel il veut se prouver à lui-même que la vieillesse ne lui a pas ôté tout son courage, et il se porte à l’extrême du bonheur d’isolement fier et pur qu’il souhaite, dût-il le trouver dans la mort. Philippe, au contraire, tient à la vie, aime son époque, apprécie le progrès et pratique avec joie la morale de l’efficacité. S’il s’engage en montagne, il ne laisse rien au hasard de ce qui peut être résolu et surmonté par la méthode et la technique. Mais cet égoïsme d’homme pratique et fort a développé en lui un sens de la responsabilité où il entre de l’orgueil et de la générosité : l’orgueil de celui qui, comme Anthime le lui reproche, « s’arrange toujours pour avoir le beau rôle », et aussi la générosité qu’il faut pour tenir ce beau rôle au prix des risques les plus grands et les plus coûteux. Ainsi n’était-il pas question qu’il laissât son vieil adversaire se hasarder seul dans son entreprise insensée. Le commentaire de l’éditeur indique justement ce qui faisait peut-être le lien de ces deux natures si opposées : « un même mépris de la facilité ». On est tenté d’ajouter : une même passion, fréquente chez l’homme moderne, de la gratuité dans l’affrontement des dangers mortels. Tout se passe comme si le réalisme qui semble situer la plus haute valeur morale dans l’action efficace sur le milieu où l’être vivant se maintient et progresse, se compensait par une sorte de désintéressement à l’égard de la vie même et par un besoin de jouer avec la mort sans autre raison que le plaisir de la narguer. Curieux mélange de dilettantisme et d’héroïsme, qui est peut-être un des derniers recours spirituels d’une culture coupée de toute autre transcendance que le pouvoir de l’homme.

Quoi qu’il en soit, ce récit où s’opposent dans une prouesse de force et de courage non pas seulement deux générations, mais deux types d’hommes capables l’un et l’autre du surpassement de soi-même et de l’ennoblissement du cœur par les actes de courage, ce récit d’une ascension dans tous les sens du mot, tranche par la hauteur de l’accent et la confiance dans l’homme avec le pessimisme et, si l’on peut dire, le vertige de la chute où se complaisent trop souvent les auteurs de l’âge de Pierre Moustiers. L’Académie a été sensible à ce retour de la veine héroïque dans une prose généralement solide, et il lui a plus d’encourager un écrivain de bonne race qui a la chance d’avoir encore son avenir devant lui. »

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C’est M. Robert Sabatier qui est le lauréat de notre Grand Prix de Poésie.

Romancier, un romancier dont le talent et la maîtrise se sont d’année en année affirmés, M. Robert Sabatier est aussi un excellent poète qu’il était légitime de situer au premier rang. C’est là très précisément le rôle d’un Grand prix de poésie dont le palmarès — de Marie-Noël à André Salmon, de Pierre Emmanuel à Pierre Jean Jouve, — est par lui-même assez parlant.

Robert Sabatier a vu le jour, il y a moins d’un demi-siècle, à l’endroit même où Verlaine vécut l’époque de La bonne chanson et où Rimbaud vint le rejoindre en un matin mémorable. Orphelin, il passe les premières années de son enfance tantôt à Paris, sur la butte Montmartre, tantôt en Haute-Loire, dans le village de Saugues.

En 1943, à vingt ans, il entre dans la clandestinité et prend le maquis. Mais, dès la Libération, sa destinée d’homme voué aux lettres se précise. Il nous a donné aujourd’hui, outre dix romans dont il ne peut être question ici, à mon vif regret personnel, quatre recueils de poèmes et un essai consacré à l’art et à la création poétiques.

Jamais cette œuvre ne donne l’impression d’errer au hasard et comme à la surface d’une personnalité illusoire. Que de « poètes », à ce titre, illusoires ! Bien au contraire, dès son premier recueil : Les Fêtes solaires, le poète Robert Sabatier nous livrait le plus clair de son secret.

Ne nous étonnons pas : ce secret s’appelle, s’appelle encore l’enfance. « L’enfant m’habite et me garde et je vais. » À cet enfant, à cet adolescent qu’il fut, tout à la fois menacé et prestigieux, prince et vagabond, le poète entend rester fidèle.

Car l’abandonner, l’oublier serait s’oublier lui-même et s’abandonner deux fois. C’est l’enfant, toujours vivant en lui, qui lui a permis de mesurer à la fois l’impuissance et la puissance humaines : lui « qui luttait tout seul contre la ville », le voici bientôt « roi de la terre et des monts. Il trouve un sceptre en toute fleur qui brille ». Jeune roi, prince, l’enfant est l’intercesseur entre le poète et le monde. « Quand l’enfant vient, c’est la forêt qui parle. »

S’il dit soleil, aussitôt une plage
s’offre à ses pas sur le ciel irisé.

La fragilité, la solitude sont sources de poésie, c’est à cause d’elles que le regard devient vision :

Cet enfant nu qui murmurait bruyère
Pour protéger son regard de la nuit
Et celui-là que l’on disait sans père
Quand il avait les arbres pour amis
Se sont trouvés le temps d’une prière.

Le poète, alors, ne peut qu’être conduit à exprimer sa nostalgie de ces années où ses mains étaient « si douces d’être libres ». « Je m’évade où je m’attends moi-même », dit-il dans son dernier livre de poèmes, Les Châteaux de millions d’années, « portant les mots de l’enfant que je fus ».

Car l’enfant est porteur de voix. C’est un de ses pouvoirs qu’il a transmis au poète, le pouvoir de dire, donc de créer :

Demain l’enfant trouvera dans la neige
La clé du monde et ce sera l’été.

ou bien encore :

Un enfant noir dessine sur les glaces
Une girafe, et le pôle en frémit.

Ainsi, grâce à l’enfant, le poète deviendra l’explorateur tout-puissant d’un monde qui naîtra, comme sous une baguette magique, de sa parole même. Les poèmes de Sabatier renferment un étonnant bestiaire où les animaux de la création côtoient d’autres bêtes fabuleuses. « Tout livre est jungle, écrit-il, où la parole est libre. » Ecureuils, flamants roses, panthères mordorées, chiens verts, oiseaux de nuit, chevaux blancs, koalas qui « meurent les yeux ouverts » et kangourous « sans âge », aigles, biches, hippopotames, singes rares, ils sont tous là, dociles à l’appel de la voix :

Dans mon cerveau, j’ai cent mille Amériques,
Enfants, venez, le monde est la fortune
Nous tricherons pour être heureux ici.
Avec des fleurs nous construirons nos huttes,
Venu le temps d’opposer un défi

À ce qui meurt chaque nuit sous la lune.

Sans doute Robert Sabatier ne pousse-t-il pas la « mauvaise foi » ou, si l’on veut, le refus poétique jusqu’à méconnaître les aspects moins édéniques de notre réalité. Sa poésie est, aussi, une poésie de l’angoisse et du cri : « J’entends le ciel et la rumeur des villes, et les échos qui déchirent mon temps. » Paysages de la peur, les Ruines, les Bûchers, les Épouvantes, les Assassinats, l’Écorché, autant de titres de poèmes qui annoncent un chant tragique. « L’arbre de joie et les fruits de la fête » d’une part, de l’autre « le bruit et la fureur », c’est un des charmes de cet art à la fois précis et grand ouvert que de dire les contradictions du monde, ses changements et ses métamorphoses.

Métamorphoses, voilà un autre mot-clé de l’œuvre de Sabatier. Innombrables et incessants sont les échanges entre la nature et le poète. « Je suis calcaire », « étant nuage, je peux pleuvoir », « je suis saumon », « je fus chauve-souris », cette mutabilité imaginaire, inséparable de sa sensibilité poétique, est une constante incitation à des voyages merveilleux dans le temps et dans l’espace. Pour Sabatier, la nature est le mouvement même. Tout bouge, tout respire, tout se fait et se refait, dans cette poésie de l’errance, de la navigation, du retour aux sources, et de la résurrection. On songe parfois à l’inspiration baroque d’un Saint-Amant ou d’un Théophile, par exemple en ce poème intitulé, justement, Les Métamorphoses :

Je n’aurais pu plonger seul en moi-même
Il me fallait poissons et goélands
Je me
fis barque et les vents se calmèrent
La mer fut d’huile aux pieds des
continents
Et je voguai pour oublier la terre.

Poète lucide, Robert Sabatier nous a livré dans un essai au titre somptueux, l’État princier, l’essentiel de son credo de créateur. La poésie est une fête, une liesse (c’est son mot) à laquelle il participe. J’en sais qui lui imputeront à défaut un excès d’enthousiasme et d’ardeur dionysiaque. C’est se plaindre que la mariée soit trop belle. D’autant que le poète a su redécouvrir les gestes les plus humbles de l’artisan, du maître d’œuvre : « Écrire, nous dit-il, demande la franchise et la vérité du bâtisseur ». Associer la liberté à la rigueur, orchestrer le silence autant que les cadences des mots, se fonder à la fois sur la conscience et sur l’innocence, tels sont les intentions et les devoirs du poète. C’est à ces conditions que la poésie pourra être ce qu’elle est, à la fois voyage et refuge, recherche d’un au-delà et recherche du temps présent, ouverture sur le fantastique et exploration du réel, acte enfin .par lequel le poète tentera d’ « exprimer ses blessures, ses fêtes et ses métamorphoses ».

À son interrogation implicite, notre grand prix est une réponse. Des poètes de sa génération, Sabatier est l’un de ceux qui, tout novateurs qu’ils soient, ont su préserver, tant dans leur inspiration que dans leurs soucis formels, la grande tradition qui est celle de Villon, de Ronsard et de du Bellay, de Malherbe, et qui s’est continuée jusqu’à Baudelaire et Nerval.

Mais voici qu’une mouche me pique, une petite phrase que j’ai rencontrée Dieu sait où, peut-être chez Robert Sabatier, et qui me bourdonne à l’oreille : « Il naît une méfiance instinctive contre le poète-lauréat. Ce qui peut le sauver parfois est que son succès soit né d’un malentendu. Il lui faudra une énergie rare pour rester lui-même et ne pas devenir ce que les autres voudraient qu’il fût. »

Rassurez-vous, Robert Sabatier. Il n’y a pas de malentendu. C’est en connaissance de cause que nous vous avons couronné.

Vous resterez vous-même, je veux dire le poète, serait-il aussi romancier, que vous n’avez jamais cessé, que vous ne pourrez pas cesser d’être.

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M. Pierre Gaxotte définit en ces termes les mérites du Grand Prix Gobert. J’ai plaisir à rappeler que nous l’avons décerné cette année à M. Philippe Erlanger pour son livre sur Clemenceau.

« Le cinquantième anniversaire de l’armistice de 1918 devait faire naître un nombre respectable de livres consacrés à Georges Clemenceau. Cependant ce n’est pas pour une raison d’actualité que l’Académie a décerné le premier prix Gobert à M. Philippe Erlanger. C’est tout simplement parce que la biographie qu’il a consacrée à celui qu’on appelait le Tigre est un très bon livre, soigneusement documenté, solide, très soucieux d’impartialité, complet, et enfin plein de vie. Comment l’Académie n’aurait-elle pas été sensible à cette dernière qualité, alors qu’il s’agissait d’un homme qui fut, durant toute son existence, un combattant, toujours en polémique, en fureur, en exagérations, et en bataille, jusqu’au jour où le Président Poincaré qui, ne l’aimant pas, savait de quelle énergie il ferait preuve, l’appela en 1917 à la Présidence du Conseil, lui offrant la plus belle bataille à gagner ?

Cette vie si pleine, si bousculée, si changeante, qui va de la mairie de Montmartre pendant la Commune au palais de Versailles pour la signature de la paix, n’a pas été également admirable. Elle a ses ombres, ses échecs, ses naufrages, ses injustices. La campagne de Clemenceau contre Jules Ferry n’était pas honnête. La petite guerre menée contre tous les ministères, alors qu’il était lui-même écarté du pouvoir, desservait le pays. M. Erlanger, comme tous les biographes, a de la tendresse pour son modèle, sans cela il n’eût pas fait un si bon livre. Il a aussi ses préférences : on les voit, il ne dissimule rien. Il rapporte même avec une extraordinaire gourmandise les propos de Clemenceau qui, habitué à être écouté avec admiration, à cause de son esprit et de ses trouvailles de mots, était loin d’être équitable, lançait volontiers des paradoxes, et méprisait parfois qui n’était pas méprisable. Mais c’est une chance pour un historien de posséder tant de témoignages encore tout palpitants de vie. Peut-être M. Erlanger eût-il mieux encore expliqué les monumentales erreurs des traités de paix — qui ont à peine tenu vingt ans — par un certain archaïsme idéologique de Clemenceau, qui aborda la grande tâche de pacification européenne avec un corps de doctrines qui datait de Napoléon III, et même de plus loin, car il le tenait de son père.

En somme l’admirable, dans ce livre, c’est l’homme et comme cet homme avec sa grandeur, sa petitesse, son patriotisme, ses foucades était hors du commun, le livre est lui-même un livre bien digne de la récompense qui lui est accordée. »

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Notre second prix Gobert est allé à Mme Claude Dulong pour son livre : L’Amour au XVIIe siècle : « C’est, nous dit notre rapporteur, M. Maurice Druon, une histoire des mœurs et de la sensibilité au grand siècle. Rapports conjugaux, amoureux, sentimentaux, y sont étudiés dans toutes les classes sociales, à la cour comme à la ville, chez les princes, les guerriers, les bourgeois, les écrivains, les artistes, les comédiens. L’amour mystique même n’y est pas absent puisque le livre, qui s’ouvre sur la gaillardise vigoureuse et conquérante d’Henri IV, se clôt sur les renoncements et la mystique ferveur de Rancé.

Il est rare qu’on accorde à l’amour, qui pourtant détermine si fort les actes sociaux des individus en même temps qu’il obéit si souvent à des conditions sociales, il est rare qu’on lui attribue valeur de fait sociologique et qu’on lui consacre, comme c’est ici le cas, une ample et particulière étude.

L’abondance de la documentation, l’intelligence de la composition, l’élégance du style donnent à cet ouvrage l’ordonnance, la profusion et les fraîcheurs d’une grande tapisserie du temps ».

Et M. Maurice Druon d’ajouter : « Je souhaiterais qu’une récompense importante signalât les mérites de cet ouvrage. » Connaissance prise, notre commission des Prix d’Histoire a réalisé ce vœu, et l’Académie tout entière a souscrit à son jugement.

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Attribué pour la 6e fois, le Prix Jean Walter est désormais, si j’ose dire, de la maison. Il a été décerné cette année à Mme Jacqueline Auriol pour son livre : Vivre et voler. Que nous en dit notre rapporteur, M. Louis Pasteur Vallery-Radot ?

« J’ai obligé Mme Jacqueline Auriol à présenter ce très beau livre aux prix de l’Académie française. Avec sa charmante modestie, elle m’a dit qu’elle n’osait y penser.

Cette modestie, elle en fera preuve toute sa vie, même dans les moments les plus héroïques.

C’est une vie vécue dans l’enthousiasme.

Jacqueline Auriol est pilote de ligne. « Je me sens si bien en vol. Pourquoi ? C’est difficile à expliquer. Peut-être est-ce l’impression de puissance, le plaisir de dominer une machine belle et simple comme un cheval de race. »

Son livre débute par l’histoire de son accident en juillet 1949. Elle nous le décrit dans des termes très simples : trois fractures du crâne, les planchers de ses orbites ouverts, les globes oculaires tombés à l’intérieur, les deux maxillaires brisés, plus de nez, tout son visage était aplati. Dans l’ambulance qui la conduisait elle répétait sans cesse : « Est-ce que je pourrai voler bientôt ?

Les semaines suivantes, les os ne se ressoudaient pas. Que devenir ?

On avait ôté les glaces de la maison où elle demeurait : elle était horrible à voir et sa famille redoutait le choc qu’elle éprouverait à rencontrer son image dans un miroir.

Après un séjour de trois mois à l’hôpital Foch, elle en sortit guérie de ses blessures mais défigurée, lorsqu’un jour on lui parla du docteur Convers à New York. Elle alla vers lui. Une série d’opérations furent faites qui allaient s’échelonner pendant près de deux ans. Quel courage lui fallut-il ! Tout cela est dit sans emphase, avec une grande simplicité.

Jacqueline Auriol recommence à voler. Elle a alors un rêve, rêve fou : elle veut devenir pilote d’essai. Un tel rêve peut paraître étrange venant d’une femme. Pour Jacqueline Auriol, être pilote d’essai, c’était montrer qu’elle pouvait être quelqu’un par elle-même, malgré le handicap dû à ses blessures, malgré la vie facile qu’elle avait connue, malgré son état de femme.

Elle n’a désormais plus qu’un but : vivre et voler. Si elle n’avait été soutenue par ce double but, « jamais, dit-elle, je n’aurais pu triompher dans cette lutte contre la souffrance ». Elle battit d’abord un record de vitesse de 100 km sur circuit fermé, record qui était détenu par l’Américaine Jacqueline Cochrane.

Faire voler toujours plus vite, toujours plus haut, avec une sécurité toujours plus grande. Pour atteindre cet objectif, elle n’a qu’un moyen : aller au maximum de ce qu’on peut demander aussi bien à la machine qu’à l’être humain.

Après le record du monde de vitesse, Jacqueline Auriol réalise ensuite le passage du mur du son, exploit qui était alors fort périlleux.

Que d’incidents, que d’accidents ! Elle nous les décrit avec sa simplicité habituelle. Elle a la fierté de bien servir son métier, les avions qu’elle a essayés et son pays.

Il y a, dit-elle, « ce que l’on peut appeler, sans craindre ces grands mots, la fierté nationale. Il est juste et il est bon qu’un pilote, après des efforts acharnés et souvent périlleux, éprouve la joie d’avoir ajouté au prestige des Ailes de son pays ».

Il y a quatre ans, sur Mirage III, elle réalise 2.030 km/h, ce qui sembla formidable.

« Si mes camarades de travail, écrit-elle, m’ont considérée comme l’un des leurs, faisant le même métier, ai-je besoin de dire que j’ai tout fait pour qu’il en soit ainsi et que là est ma fierté ? Il me faut ajouter qu’ils ont toujours eu à mon endroit les plus merveilleuses prévenances, les égards et les attentions que seule une femme pouvait recevoir.

« ...Je sais que si la chance se présente, je frémirai de joie pour l’exaltation de l’entreprise et aussi pour retrouver cet environnement tour à tour chaleureux, inquiet et enthousiaste qui a été ma vie. »

Courage, ténacité dans l’effort, volonté de se surpasser : telle fut la vie de Jacqueline Auriol qui fournit à la jeunesse des motifs d’exaltation et des exemples d’énergie.

N’est-ce pas là ce que désira Jean Walter en fondant son prix ? »

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Et j’en arrive, traditionnellement, à nos Prix du Rayonnement français et à ceux de la Langue française.

Pour succéder à un Belge, à un Suisse et à un Toulousain, l’Académie a distingué cette année un Égyptien qui a opté pour la nationalité française voilà plus de dix ans, un de nos meilleurs anglicistes qui a fait une grande partie de sa carrière aux États-Unis, et, enfin, un homme à qui, dans le monde, notre pays est redevable d’une présence et d’un dévouement continuels.

De M. Georges Cattaui on peut affirmer qu’il a choisi la France autant qu’elle l’a choisi. C’est à Paris, au lycée Carnot, qu’il fait ses études secondaires. C’est devant un jury français qu’il passe avec succès une licence en droit qui lui ouvre les portes d’une brillante carrière de diplomate. Mais, déjà, il a fondé au Caire l’Atelier, où il organisera la célébration du 3e centenaire de la naissance de Molière, puis l’Université populaire dont il fera un lieu privilégié de la culture française. Secrétaire de légation à Prague, à Bucarest, à Londres, c’est chaque fois, pour cet Égyptien qui manie à la perfection notre langue, l’occasion de faire partager son admiration pour Mansart, George Sand, Cézanne, Marcel Proust ou Claudel. Parallèlement à cette activité de conférencier, M. Georges Cattaui a publié une trentaine d’ouvrages en français : un Proust qui fait autorité, un T.S. Eliot, et, tout récemment, un ouvrage intitulé Orphisme et Prophétie que notre Compagnie s’est déjà plu à distinguer. Cette fois c’est toute son œuvre, toute une vie que nous entendons honorer.

Normalien, agrégé des lettres, M. Henry Peyre est, depuis longtemps, un de nos plus brillants représentants dans les universités américaines. Après avoir commencé sa carrière comme professeur à l’Université du Caire, puis à la Faculté des Lettres de Lyon, il s’est ensuite entièrement consacré au « département » de français de l’Université de Yale. Là, il a su créer et développer un centre très actif de rayonnement de la culture française, formant nombre de disciples qui occupent aujourd’hui, aux États-Unis, des chaires de français. Son œuvre littéraire, des études sur le Classicisme, les Générations littéraires, sur Baudelaire et Valéry, des essais critiques rédigés tant en anglais qu’en français, le désignaient tout particulièrement à notre attention. Nous sommes heureux de rendre hommage aujourd’hui, publiquement, à son action et à son œuvre.

M. Pierre Lyautey nous a toujours donné le témoignage d’une activité, d’un dévouement, d’un rayonnement français qu’il nous plaît aujourd’hui de reconnaître et de saluer. Il est allé partout : au Maroc, bien sûr, auquel il était d’avance voué — en Afrique noire, à Tokyo, à New York, à Budapest, à Londres, à Athènes, à Rome, à Madrid, à Liège, à Varsovie. Curieux, infatigable, il a édifié à l’occasion de ses voyages une œuvre aussi dense que variée. Je pense, entre autres, aux livres qu’il a consacrés à La révolte du Mexique, à l’Empire colonial français ou à la Révolution américaine ; et encore à cet ouvrage, d’une si grande actualité : Chine ou Japon. Soldat courageux des deux guerres, il nous a livré ses souvenirs dans des récits des Campagnes de France et d’Italie. Nous lui devons aussi des portraits vivants et fidèles, ceux d’un Gouraud, d’un Gallieni, d’un Charles de Foucauld, ou d’un Maréchal Lyautey.

Depuis 1950, M. Pierre Lyautey s’est particulièrement intéressé aux problèmes de l’Orient et du Proche-Orient. Dans des nations naguère de langue anglaise, comme l’Arabie Saoudite ou la Jordanie, il a contribué à l’expansion de notre langue. Notre confrère M. Wladimir d’Ormesson nous disait qu’ « en Turquie comme au Liban, en Iran comme en Jordanie, M. Pierre Lyautey était extraordinairement populaire ». C’était rejoindre notre sentiment commun ; de même lorsqu’il concluait que « nous ferions acte de justice, en consacrant les mérites qu’il s’est acquis et les services qu’il a rendus à la cause française ». Voilà qui est fait, équitablement : il est parfois agréable d’être juste.

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Notre Médaille d’or de la langue française est allée cette année à M. Diégo Valeri, en témoignage d’une reconnaissance et d’une admiration dont le rapport de M. René Huyghe rappelle les multiples raisons :

« Diégo Valeri a consacré sa vie à l’enseignement et à la poésie. Il a occupé pendant trente ans à l’illustre Université de Padoue une chaire associant la littérature italienne moderne à la littérature française. Il y a fondé le « Cercle italo-français de culture de Padoue », qu’il préside depuis vingt ans.

Comme historien de la littérature ou comme traducteur, il s’est montré un des plus éminents connaisseurs des lettres et de la langue françaises ; il a approfondi le sens des premières et les ressources de la seconde en une série d’ouvrages allant du Moyen Age, d’Aucassin et Nicolette, aux lyriques du XXe siècle, en passant par Montaigne, La Fontaine, Molière, Stendhal, Mistral, Maupassant, Baudelaire ou Gide. Voilà dix ans, il donnait un recueil d’essais intitulé : « De Racine à Picasso », affirmant ainsi l’ouverture de ses curiosités comme celle de ses connaissances.

Le poète occupe une place de premier rang dans la littérature italienne d’aujourd’hui ; mais les vers qu’il publie au Divan sous le titre de Jeux de mots révèlent sa maîtrise égale de notre langue, de ses ressources et de sa musique. Associé national de la célèbre Académie des Lincéi, il est membre correspondant de l’Institut de France.

Dans sa ville d’élection, Venise, dont il a écrit le « Guide sentimental », Diégo Valeri a noué d’étroites amitiés avec plusieurs de nos confrères qui, tels Edmond Jaloux ou Jean-Louis Vaudoyer, se plaisaient et se plaisent à goûter en sa personne la plus haute expression actuelle de la culture propre à la Cité des Doges. »

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Du Docteur Jean Price-Mars, hélas disparu quelques jours après que l’Académie lui eut décerné son prix, notre rapporteur M. Maurice Druon écrivait qu’« il offre le rare exemple d’une quadruple carrière : universitaire, politique, diplomatique et littéraire ». Recteur de l’Université de Haïti, député, sénateur de son pays, attaché à la légation de Paris à la fin du siècle dernier, le Docteur Price-Mars nous était revenu comme ministre plénipotentiaire pendant la première guerre mondiale. « L’homme de lettres, rappelait M. Druon, a publié plusieurs ouvrages consacrés à son pays, au problème noir, aux questions africaines et américaines, et ses articles se comptent par centaines. Dans toutes ces activités, ce grand francophone s’est servi de la langue française et l’a bien servie ». Il ne sera pas oublié.

M. Eldon Kaye, professeur à l’Université Carleton d’Ottawa, a publié à Genève le Journal inédit de Xavier Marmier, « redonnant, nous assure M. Maurice Druon, une vie inattendue à cet écrivain et grand voyageur du XIXe siècle dont les œuvres n’ont pas franchi le temps. Or, ajoute notre rapporteur, ce journal nous révèle un tout autre personnage, mordant, incisif, et jugeant ses contemporains avec lucidité. M. Eldon Kaye a accompli un grand et certainement long et patient travail pour l’établissement du texte. Sa présentation biographique est alerte, les notes nombreuses. J’oserais dire, concluait M. Druon, que M. Eldon Kaye a ressuscité un immortel : l’entreprise vaut bien une médaille d’argent ». C’est maintenant chose faite et nous nous en réjouissons.

Notre troisième médaille d’argent a été décernée à la Revue belge Langue et Administration, fondée en 1962 par M. Albert Doppagne, professeur à l’Université de Bruxelles et au Centre universitaire d’Anvers. Largement diffusée dans les milieux administratifs de Belgique, cette publication joue un rôle considérable, à la bonne heure ! dans la défense du bon usage et dans la chasse aux jargons. « Celui qui n’aurait, pour rendre ses pensées, ni le mot propre ni le secours des figures, serait un homme à plaindre, disait Rivarol ; mais celui qui parlerait de tout en termes techniques serait un homme à fuir. » Langue el Administration y a songé et s’efforce — comme nous le faisons nous-mêmes — de proposer à ses lecteurs de précieuses équivalences, de fermes mises en garde contre l’abus des néologismes inutiles. Rendons à M. Albert Doppagne et à ses collaborateurs cette justice : leur travail, clair, vivant, passionnant, devrait intéresser la totalité des pays francophones. Nous souhaitons que cette médaille de la langue française leur apporte, pour l’avenir, un surcroît de confiance et de courage.

Trois autres médailles sont allées l’une à M. Paul Costandinidi, auteur d’une remarquable méthode bilingue d’enseignement du français à l’usage des Grecs ; une autre à M. Gérard Dagenais, auteur d’un Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada où, non content de signaler les erreurs à éviter, il introduit dans beaucoup d’articles des commentaires, des réflexions générales sur la langue qui sont de la meilleure qualité ; une autre enfin à M. André Rais qui, avec son Livre d’Or des Familles du Jura, nous donne un excellent ouvrage, aussi bien écrit qu’il est bien documenté.

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Messieurs,

Mes obligations de rapporteur de nos grands prix, et de lecteur de rapports, me seraient plus agréables encore si j’avais le double loisir et de saluer personnellement tant de mérites particuliers (qu’aussi bien notre palmarès va rappeler et proclamer par la voix de M. Jean Guitton) et de soustraire aux contraintes de l’horaire quelques instants de liberté. Je les vouerais alors au plaisir de suivre ma pente, d’aller au-devant de rencontres, d’échanges vivants, dans le mouvement et la chaleur, la brûlure même, d’une actualité qui nous presse et nous sollicite de toute part. Mais il est dit que je retrouverai chaque année le même espoir toujours déçu, et néanmoins toujours vivace.

Qu’il me soit au moins permis de reconnaître et de marquer, dans cette réunion annuelle, l’affirmation d’une présence ; d’une présence, j’ose le dire, nécessaire. Ce sentiment de servir en assurant une continuité, voici qu’il prend valeur d’obligation au milieu des dérives qui menacent de nous entraîner. Les hommes de ce temps multiplient leurs recherches, leurs conquêtes. Une technique audacieuse leur prodigue ses merveilles, accroît fantastiquement leurs commodités matérielles, leurs connaissances et leur pouvoir. Tout cela est souvent admirable. Mais dans le même temps, et presque dans le môme vertige, à peu près partout dans le monde on titube : on tue, on laisse tuer, on conditionne, on drogue, on soûle, on nivelle, on dégrade, tout cela au nom d’une société future « démythifiée », qui se réclame de mythes nouveaux mais incertains, et qui postule souvent en fait — nous le voyons aux résultats — de successives mutilations et un étrange mépris de l’homme. À mille signes, quotidiennement, nous pouvons reconnaître l’approche d’un néo-pharisaïsme, dont les formules et les slogans déguisent de moins en moins les intentions et les appétits véritables. Comment rester indifférent ? Comment se réfugier dans un abstentionnisme mélancolique ou superbe, sous prétexte que cette marche en avant nous dépasse, et puisqu’aussi bien, loin de méconnaître ses conquêtes, nous entendons rester, nous aussi, de notre temps ?

Je crois, Messieurs, que c’est le rester, exemplairement, que de veiller comme nous le faisons, dans la mesure de nos moyens, mais alors de toutes nos forces et avec une confiance sans faille, sur des valeurs humaines inconsidérément et progressivement négligées. Nos rites peuvent paraître inactuels, nos prétentions illusoires aux yeux d’un respect humain à courte vue. Le vrai respect humain, Messieurs, je le crois profondément, c’est le nôtre : respecter le tout de l’homme, maintenir et mettre à l’honneur tout ce qui fait, tout ce qui vient exalter et grandir, à travers les vicissitudes de notre commun destin, notre dignité de vivants.