Discours sur les Prix littéraires de l'annnée 1959

Le 17 décembre 1959

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 17 décembre 1959

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

 

Je crois bien avoir, l’an passé, rappelé publiquement quelques vérités premières. Ce n’était que la première fois. Car j’ai le sentiment que cela m’arrivera encore. Aussi bien, la pratique des jurys littéraires n’est-elle pas sans ramener la pensée vers ces mêmes vérités premières, — les mêmes à quelques nuances près, — et qui affectent l’apparence sans toucher à l’essentiel.

Depuis trois siècles, l’Académie française décerne des Prix de littérature. Cette seule vitalité ne porte-t-elle pas enseignement ? Traditionalistes de fondation, de vocation et d’intention, nous n’avons pas l’outrecuidance de nous prendre pour des novateurs. Nous savons que depuis l’Orestie, par exemple, ou les Odes de Pindare, ou les Histoires d’Hérodote, nous avons eu des devanciers ; comme aussi des successeurs, des émules dont les jugements se fondent quelquefois sur d’autres critères que les nôtres, mais qu’inspire, Dieu merci, le même souci de servir, à travers la personne des écrivains, les Belles-Lettres, la Poésie, la Philosophie, l’Histoire, la Vérité que l’on dit éternelle et la Beauté qui ne passe point.

C’est une très vieille question, génératrice d’éternels débats, que celle des Prix littéraires. Sont-ils néfastes ? Sont-ils salutaires ? Faut-il les supprimer ? Les maintenir au contraire et les multiplier ? Vaine controverse, s’il est vrai qu’ils se rient des verdicts et des principes, que chaque année les voit reverdir, refleurir, aussi constants que les feuillages de nos forêts et les pâquerettes de nos prairies. Salutaires ou néfastes, ils sont. Ce qui nous appartient, à nous, c’est seulement de les bien donner.

Si j’ai, Messieurs, le grand honneur et le privilège de parler par délégation, que ce soit d’abord pour vous apporter un témoignage : celui du zèle, de l’attention, du scrupule, du cœur aussi avec lesquels vous abordez, chaque année, l’étude des œuvres et la juste pesée des mérites et des talents. J’aimerais, quelque prochaine année, — s’il n’est pas téméraire d’engager ainsi l’avenir, même proche, — j’aimerais de vous convier un instant à un examen de conscience, à un retour vers vos choix d’hier, et même, par-delà vos personnes, à ceux de vos prédécesseurs. Ainsi apparaîtraient, je le crois, cette attention et cette conscience, ce souci d’équité dont j’ai voulu, soucieux d’équité comme vous, vous féliciter et vous louer. La faillibilité est, hélas ! de ce monde. Mais elle est compatible avec le discernement. Témoins une fois de plus, je le crois aussi, les derniers choix de l’Académie.

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Nous avons, en 1959, attribué notre Grand Prix à M. Jacques Talagrand, en littérature Thierry Maulnier. Balzac croyait à la signification, mystérieuse et révélatrice, des noms propres. Celle des pseudonymes, pour être plus délibérée, plus directe, ne laisse pas non plus, quelquefois, de suggérer certaines clartés. Thierry Maulnier, pour les yeux, pour l’oreille, cela me paraît ressemblant. Ces syllabes élégantes, euphoniques, teintées comme à dessein d’un archaïsme discret, elles se souviennent, me semble-t-il, d’une jeunesse réfléchie, studieuse, un peu rêveuse aussi. Mais c’est assez. Je me rappelle, à temps, un propos de Paul Guth au sujet de notre futur lauréat : « Tout le monde le félicite d’avoir formé son pseudonyme en souvenir du Grand Meaulnes. Il n’y avait jamais pensé. »

Mais réellement son père avait été, à l’École Normale Supérieure, le condisciple de Charles Péguy, de Jérôme Tharaud, de Louis Gillet. Sa mère est réellement une ancienne Sévrienne. Il fut admis lui-même rue d’Ulm au concours de 1928 et ses condisciples, à lui, ont été entre autres Simone Weill, Robert Brasillach, Maurice Merleau-Ponty, Henri Queffélec, — notre « Prix du Roman » de l’année dernière, — et Jacques Soustelle. Est-il, comme il le prétend, entré à l’École normale par manque d’imagination, pour faire comme avait fait son père ? Je n’en crois rien. A-t-il, comme il le prétend aussi, détesté les corvées scolaires ? Certaines, peut-être, comme tout le monde. Mais lui-même n’est pas dupe de cette pétition de principes. Tout n’était point corvée rue d’Ulm, ni même en Khâgne. Nous sommes quelques-uns ici à pouvoir nous en souvenir. Malgré l’abîme de la première grande guerre, l’École de 1928 n’avait pas dû changer au point qu’on n’y retrouvât plus cette chaleur de présences vivantes, cet élan vers la connaissance, — celle des hommes non moins que celle des œuvres, — et cette heureuse fortune, pour des garçons de vingt ans, de pouvoir ainsi choisir, avec une liberté magnifique, dans cette réunion si riche, si diverse, si généreusement bouillonnante, leurs compagnons, leurs adversaires et leurs amis.

Ils y trouvaient aussi une liberté d’autre sorte. Thierry Maulnier est encore à l’École, et il n’a guère plus de vingt ans, lorsque paraissent ses premiers articles : dans la Revue universelle, dans la Revue française, dans la Nouvelle Revue française. On voit aussi sa signature, —je m’en souviens personnellement, — dans la page littéraire de l’Action française. Il a vingt-trois ans, en 1932, lorsqu’il publie son premier livre, recueil d’essais qu’il intitule la Crise est dans l’Homme. Viennent ensuite, dès 1933, une étude sur Nietzsche et un second recueil d’essais, Mythes socialistes.

C’est le début, déjà révélateur, d’une œuvre à maints égards considérable. Pour un normalien comme celui-là, il m’apparaît que le climat familial, — je l’entends à la fois à la façon de Taine et à celle de notre confrère André Maurois, — dut avoir une influence déterminante. Qui n’a médit, au moins une fois, des universités, et ainsi des universitaires ? Mais c’est souvent le fait d’une admiration un peu jalouse, quelquefois un peu nostalgique. Celui qui a eu, dans sa vie, la chance d’être accueilli dans ces familles d’enseignants, celui-là, je le dis sans phrases, aura pu se convaincre d’avoir connu des gens de qualité, une élite vraie, humainement exemplaire. Et les comparaisons que nous propose, chemin faisant, la vie, n’auront pu qu’affermir en lui ce sentiment et cette conviction.

Ce qui paraît déjà clairement, dans ces premiers écrits de Thierry Maulnier, c’est l’ampleur de la culture, il va de soi, mais déjà la maturité d’une pensée vigoureuse, loyale vis-à-vis d’elle-même, courageuse dans sa démarche et brave devant ses conclusions. Une liberté entière dans la quête, le souci d’une information complète, une bonne foi constamment perceptible, que rien ne saurait limiter, ni gauchir ; mais en revanche, une fois atteinte la conviction, une façon de la formuler, de la défendre, de la faire partager où se rejoignent l’intelligence et la fermeté du cœur.

Ces qualités ne suffiraient peut-être point, à elles seules, à définir le bon journaliste d’opinion. Mais ne serait point tel, assurément, celui auquel elles manqueraient. Thierry Maulnier est un excellent journaliste d’opinion. C’est un des aspects de son talent. Chroniqueur politique, littéraire, dramatique, « engagé », — comme on dit, — dans le siècle jusque dans sa plus fluctuante, sa plus brûlante actualité, il assume, on croirait en se jouant, une activité militante qui requerrait, à elle seule, toutes les ressources d’un journaliste de plein emploi et qui serait, de surcroît, laborieux.

Critique littéraire, je l’ai dit, collaborateur de journaux quotidiens et comme tel requis, là encore, par la changeante actualité, comment cet humaniste-né ne céderait-il pas, d’aventure, au besoin de s’évader, à la tentation du survol, aux attraits de l’intemporel ? De là son admirable étude sur Racine et qui attire d’emblée, sur le front de ce jeune homme de vingt-cinq ans, la première couronne de laurier : rarement Grand Prix de la Critique littéraire fut-il plus heureusement donné. Il eût pu l’être quatre ans plus tard, mais au même Thierry Maulnier. C’est en 1938, en effet, que paraît son Introduction à la poésie française. Livre magistral, dont il importe peu de décider s’il est meilleur que le Racine, ou non ; nouveau beau livre, c’est ce qui compte, et qui ajoute des traits nouveaux où se dessine et se précise la personne d’un écrivain. Je l’ai lu, pour ma part, avec un plaisir de l’esprit, un sentiment d’aisance et de liberté intérieure où je me suis senti entraîné comme par une lévitation.

Parallèlement à ces essais de grand lettré, à moins qu’ils n’alternent avec eux, d’autres essais paraissent, des études de philosophie politique ou sociale : Au delà du nationalisme, un an avant l’Introduction ; après elle, et à Lyon, La France, la Guerre et la Paix. Suivent, — retour à Racine, — Lecture de Phèdre, et un nouvel essai, intitulé Violence et Conscience. Deux de ces titres nous auront ramenés vers l’actualité que l’on sait. Mobilisé en 1939, Lyonnais après l’armistice de 1940 avec les « journalistes parisiens repliés », de nouveau Parisien en novembre 1942, après l’occupation de la zone sud, Thierry Maulnier voit l’essai sur La France interdit en zone nord par les Allemands. L’éditeur de Violence et Conscience doit attendre, pour publier le livre, la défaite de l’occupant. C’est naturel : la pensée libre est ce qu’elle est en dépit des circonstances. Mais que sont « les circonstances », là où la pensée libre n’est pas ? Le temps approche, Dieu merci, où les dites circonstances vont perdre leur pouvoir maléfique. En 1944, dans un Paris libéré de la veille, Thierry Maulnier reprend sa collaboration, naguère lyonnaise, au Figaro. Il publiera encore, en 1950, un essai inspiré par les événements contemporains, des événements dont on n’a point perdu le souvenir et qui expliquent l’accent particulier du titre : La Face de Méduse du communisme. C’est dans un livre tel que celui-là, comme aussi dans sa récente, lucide et noble Lettre aux Américains, que l’on saisira le mieux, dans leur vif, les qualités dont j’ai parlé : l’acuité de l’intelligence, l’entraînante logique de l’argumentation, la loyauté de l’engagement, la fermeté des convictions et le courage à les défendre.

Au physique, Thierry Maulnier offre aux regards une longue silhouette, mince, déliée, d’une souplesse qui semble nonchalante. Mais qu’il s’agisse d’escalader un pic, d’allonger sa foulée sur la cendrée d’une piste, tout change. Ce longiligne a d’étonnants réflexes. Influx nerveux, détente, l’alpiniste, le sprinter y trouvent assurément leur compte ; le polémiste aussi ; et même, je pense, l’homme de théâtre.

Car Thierry Maulnier, on le sait, est encore auteur dramatique. Tant de dons, d’aptitudes auraient certes de quoi confondre, n’étaient justement l’élégance, l’apparent détachement de celui qui les a reçus. Je prie que l’on ne s’y trompe pas : cette apparence est au rebours d’une attitude. Elle est aussi naturelle que les dons. Thierry Maulnier aurait eu le goût du théâtre, s’il n’en avait d’abord la passion. Universitaire de naissance, le théâtre est son élection, sa dilection. N’a-t-il pas, en 1944, épousé Mme Marcelle Tassencourt, qui unit à ses talents de comédienne ceux du metteur en scène que nous avons maintes fois applaudi ?

C’est au théâtre Charles de Rochefort qu’il débute, avec une Antigone adaptée d’une pièce de Robert Garnier. De la Renaissance à 1944, la belle fable tragique a pris des résonances nouvelles : c’est proposer aux contemporains, par le moyen d’une approche plus intime, une occasion de mieux sentir une jeunesse renouvelée d’âge en âge. Le Vieux Colombier, après avoir repris cette Antigone, monte la Course des Rois en 1947. C’est encore à l’antiquité hellénique, légendaire, que Thierry Maulnier emprunte son sujet. La course des Rois, c’est la course de chars de Pélops et d’OEnomaos dont l’enjeu, on s’en souvient, est la belle Hippodamie. J’ai dit « sujet ». J’aurais dû dire « donnée » ; ou prétexte, car il s’agit d’une pièce originale, personnelle, qui ne doit rien dans ses développements, son accent, son aura dramatique, qu’au dramaturge Thierry Maulnier.

Légende, histoire, roman contemporain, pièces du vieux répertoire ou d’auteurs étrangers : adaptations, c’est entendu, mais d’abord ressemblantes à l’adaptateur responsable. De môme que naguère, à cette place, notre confrère Jules Romains, — en une analyse singulièrement convaincante où la pénétration de la pensée rejoignait le souci d’équité, — remettait en juste lumière les éminents mérites de ceux que l’on appelle, faute d’un vocable meilleur, des vulgarisateurs scientifiques, de même conviendrait-il de remettre ainsi à leur place, leur place d’honneur, les mérites des bons adaptateurs. Voltaire, Fontenelle, vulgarisateurs ? Soit. Mais depuis les grands tragiques grecs, premiers adaptateurs d’un trésor légendaire, que d’adaptateurs magnifiques à la source de ce trésor toujours neuf, indéfiniment transmué, qu’est précisément le théâtre !

Mais je me laisse ainsi entraîner. Je reviens donc à mon propos, à mon discours, ou plutôt mon « rapport sur les Prix et Concours littéraires », ainsi que le nomme notre usage, une fois de plus sage et raisonnable. Jeanne et ses juges, jouée en 1949 sur le parvis encore mutilé de la cathédrale de Rouen, reprise en 1950 au théâtre du Vieux Colombier ; le Profanateur, créé en 1950 au Festival d’Avignon qu’animait alors Jean Vilar, repris à l’Athénée en 1952 ; en 1953, au théâtre Hébertot, la Maison de la Nuit ; en 1954, au même théâtre, la Condition humaine, adaptée du roman célèbre d’André Malraux ; la même année, à la Comédie-Française, un Œdipe-roi adapté de Sophocle ; l’année suivante, d’après Christopher Fry, le Prince d’Égypte... Je rappellerai encore, d’après Diégo Fabbri, Procès à Jésus, sur la scène du théâtre Hébertot. On s’en souvient : c’était hier. Et parlerai-je, aussi, des cartons qui déjà s’entr’ouvrent ? Le Signe du Feu, autre adaptation de Diégo Fabbri, est actuellement terminée. Terminée aussi une comédie que l’auteur fera jouer prochainement, si l’on ne la répète déjà. Et cependant les articles, les chroniques continuent de jalonner ses jours. Et son dernier essai, la Révolution du XXe siècle, a paru à la fin de la dernière année, la même année que la Lettre aux Américains, la même année que Procès à Jésus ! Voilà, Messieurs, le nonchalant Thierry Maulnier. Ainsi pouvons-nous penser que notre Grand Prix de Littérature, prix d’hommage et de consécration, aura été aussi, cette année, quelque chose comme une motion de confiance, un signe d’attente, en somme, vers nos étonnements de demain.

Je me reprocherais, enfin, de ne pas ajouter un dernier trait. Et j’en demande pardon à notre lauréat s’il n’est pas tout à fait d’accord. Qui n’admirerait les gens intelligents ? Mais ne convient-il pas de les admirer davantage s’ils savent, lorsqu’il le faut, se prémunir contre les effets dissolvants d’une certaine intelligence ? Quelle foi, quel civisme, quel courage résisteraient à ces corrosions ? C’est exactement dans ce sens que je louerai Thierry Maulnier d’être assez intelligent pour savoir, devant sa conscience et lorsqu’il le faut en effet, se refuser à l’être trop.

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Notre Grand Prix du Roman a été décerné, cette année, à M. Gabriel d’Aubarède pour son livre La Foi de notre enfance. C’est en effet un livre, un roman, que ce Prix entend distinguer. Et c’est cette considération qui demeure, à nos veux, déterminante. Mais nous n’oublions pas, pour autant, des mérites qui tiennent à la personne, à la qualité d’un talent, à la valeur probatoire d’une œuvre considérée dans son ensemble.

Né à Marseille en 1898, de lignée provençale par sa mère, lyonnaise du côté paternel, cet engagé volontaire de dix-huit ans a combattu, comme simple canonnier, durant les deux dernières années de la grande guerre. Démobilisé, d’abord secrétaire d’usine, il cède aux premiers appels de sa vocation littéraire, devient rédacteur en chef des Cahiers du Sud, publie L’Ingrat, longue nouvelle dès alors remarquée par notre confrère Jacques de Lacretelle, et enfin, à trente-quatre ans, « monte » à Paris.

Le voici désormais homme de Lettres. Journaux, revues, romans, récits historiques, contes et nouvelles, incursion vers le cinéma sous la houlette géorgique de notre confrère Marcel Pagnol, chroniqueur, critique littéraire, interviewer, ce sont les avatars du métier. Mais puisque métier il y a, Gabriel d’Aubarède est de ceux que les avatars mêmes, loin de les disperser au gré de leurs capricieuses exigences, ramènent au contraire à eux-mêmes, chaque expérience professionnelle contribuant et concourant ainsi à la recherche de soi, ce qui veut dire, pour un artiste : d’une vérité intérieure ressemblante, authentique, — comme le timbre d’une voix, la couleur d’un regard, — irréductible, dirait un arithméticien, à un dénominateur commun.

S’agissant d’un prix du roman, c’est aux romans de Gabriel d’Aubarède que j’irai demander quelques clartés sur sa personne individuelle, sur son tempérament d’artiste, d’écrivain ; et aussi sur les particularités qui, littérairement parlant, l’expliquent et le justifient. Car toute œuvre pose les termes d’un problème, ouvre elle-même son propre procès. Ni l’hérédité, ni le milieu, ni l’époque, ni les écoles ne permettent ici de trancher. Ils ne sont que des accidents, des nuances, des ailes de nuages qui passent sur un paysage, glanements d’ombre ou coups de lumière sur des lignes qui demeurent immuables. C’est le fonds qui manque le moins ; en l’espèce, le tempérament.

Celui de ce romancier est à la fois brûlant et rigoriste, passionné et ombrageux, discret, secret, un peu farouche. À peine si j’ose, après ce que je viens de dire, alléguer sa double hérédité, marseillaise et lyonnaise. Pourtant j’y songe, et ce sont ses livres qui m’y amènent. Son enfance dans la grande cité phocéenne, ses années d’écolier au pensionnat Melizan, il n’est point malaisé d’en reconnaître, à travers ses écrits, l’influence déterminante et de vérifier ainsi, une fois de plus, l’exactitude du propos de Delacroix : « À douze ans, tout est joué. »

Vous le voyez, Messieurs : lorsque je vous parlais de vérités premières, mon pressentiment touchait juste. Mais vous voyez aussi que je puis faire appel, en l’occurrence, à des répondants de qualité.

Malgré le plaisir que j’aurais à vous entretenir des premiers romans de Gabriel d’Aubarède, Le Jeune Homme puéril, par exemple, ou Agnès, les autres obligations (agréables, elles aussi, il va de soi) à quoi m’engage le présent rapport ne me laissent guère que le loisir, — après avoir rappelé encore Honnorin ou le mauvais esprit, L’Injustice est en moi, Amour sans paroles, — de m’attarder un peu sur deux d’entre eux, les plus récents : Ancilla et La Foi de notre enfance.

D’Ancilla, j’ai gardé un souvenir particulièrement vif, parce que ce récit romanesque m’a rejoint et m’a ému dans mes propres souvenirs. Quel lecteur qui ne collabore ? Et qui d’ailleurs n’en sache gré à l’auteur dans la mesure exacte où il s’en sait gré à lui-même ? J’ai pu, au long d’une vie commune, dans l’immobilité, ou dans la lenteur d’une province pas tellement reculée dans le temps et néanmoins presque fabuleuse, assister durant un demi-siècle à l’une de ces existences effacées, aliénées au service d’une famille d’abord étrangère, et qui semble cesser de l’être à travers les deuils et les joies, mais qui le reste en définitive, et qui le reste douloureusement. Vies ancillaires, en porte-à-faux, et ainsi tourmentées de mille tiraillements obscurs, inaperçus, mais qui saignent, et qui finissent par faire une grande souffrance. Un cœur simple ? Bien sûr. Et pourtant autre chose, un frémissement plus en profondeur, une pitié moins parnassienne, plus fraternelle, je ne sais quelle tension sourde, plus près d’une vérité secrète, à la rigueur informulable, mais qui pourrait bien être, tout simplement, la vérité.

Cette tension sourde, ce frémissement en profondeur, on les retrouve dans La Foi de notre enfance, mieux perceptibles, mieux accordés plutôt aux harmoniques d’un grave et beau sujet. Pas d’intrigue à proprement parler. Le drame est tout intérieur et se ramène, en définitive, à l’examen de conscience d’un homme. Devant une épreuve très cruelle, cet homme se scrute, s’interroge : pourquoi a-t-il perdu la foi, la foi de son enfance elle aussi oubliée, perdue ? Quête ardente, traversée d’angoisse. Et double enjeu, dans le cas présent : celui de la lucidité intérieure, et, plus lointain, plus secret celui-là, celui de la foi elle-même, perdue, ensevelie, mais peut-être, qui sait toujours vivante. Lointaines influences familiales, premières atteintes, au fond sans efficace, d’un intellectualisme qui ne touche pas au monde de l’enfance... Mais la vérité est ailleurs, et c’est un prêtre, l’aumônier du collège où l’enfant d’hier étudia, qui en indiquera le chemin : « On ne perd pas la foi, dit-il. Mais on s’en débarrasse, à l’instant où elle devient gênante. » Cet instant, comme il arrive, a certainement coïncidé avec l’éveil de la sensualité. Il y a là un double drame, ou plutôt un drame sur deux plans, aux interférences secrètes, d’autant plus émouvant que la manière du narrateur reste plus sobre, plus retenue. Atteindre, par cette discrétion des moyens, à un surcroît d’intensité, c’est la marque d’un art très sûr. Gabriel d’Aubarède vient de nous en donner une preuve avec La Foi de notre enfance.

Mais ce qu’il convient, à mon sens, de priser sur toute chose, c’est encore la qualité du ton, sa justesse, sa fidélité aux exigences d’un tempérament. De sorte que si La Foi de notre enfance me paraît à ce jour le meilleur des romans qu’ait signés Gabriel d’Aubarède, c’est grâce à cette concordance, à cette harmonie, à cette heureuse rencontre entre un sujet riche, humain, de portée universelle, et les aptitudes particulières d’un écrivain.

Sujet inactuel, ai-je entendu murmurer. Mais qui sait si cette « inactualité » même n’est pas une chance de durée ? Aussi bien, de quelle actualité s’agit-il ? Allons au delà des apparences, et nous souscrirons volontiers, parmi maints jugements de critiques unanimement approbateurs, — les uns louant la puissance d’émotion, les autres la vigueur d’analyse, la sensibilité, la loyauté, la vérité, le sentiment religieux, l’expérience, — à cette conclusion de M. Gabriel Marcel et qui ramène ce beau roman, précisément, à notre actualité : « Je ne doute pas que La Foi de notre enfance ne trouve un profond écho en beaucoup d’âmes, à une heure où tant d’êtres, en présence des menaces qui pèsent sur l’espèce humaine, sont invinciblement conduits à se poser les questions dont ils s’étaient si longtemps détournés. »

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Si discret que je doive être, je ne pense pas outrepasser une règle ni trahir aucun secret en rappelant et en répétant, Messieurs, que je parle en votre nom, que je suis votre porte-parole. L’année dernière déjà, dans une occasion toute semblable, ce sentiment m’avait saisi. Et je disais, — il m’en souvient, — le scrupule qu’il devait inspirer au responsable de notre rapport annuel en le plaçant devant ce dilemme : ou s’en tenir à une objectivité si prudente, si détachée de son objet même qu’elle était vouée à la froideur, ou céder trop complaisamment aux préférences du goût, à la chaleur de l’admiration, des sympathies, de l’amitié, et ainsi prêter à notre collectivité des nuances de jugement, au moins, qui vous paraîtraient téméraires.

C’est bien pourquoi, y ayant réfléchi, je vous soumets un compromis. Un des usages de notre Compagnie, qu’imposent à la fois le bon sens et les faits, nous conduit tout naturellement à confier pour examen, en vue de nos prix annuels, les ouvrages qui nous sont proposés aux plus qualifiés d’entre vous. Exceptés, je le précise, le Grand Prix de Littérature et le Prix du Roman, dont nous débattons en commun et dont je viens de rendre compte. Cela donne lieu à des rapports particuliers, qui n’obligent pas assurément les choix de l’Académie, mais qui les orientent et les guident de la façon la plus légitime. Les noms de ces rapporteurs ne doivent pas être révélés ; mais leurs rapports demeurent et je les ai eus sous les yeux. C’est à eux que je vous demande de laisser désormais et de préférence la parole, comme aux voix les plus qualifiées, interprètes des jugements les plus justes. Les rapporteurs ne m’en voudront pas si, par respect d’une règle constante, je les laisse à l’anonymat. Ils se reconnaîtront et ils sentiront au passage la gratitude que je leur voue.

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Nous avons décerné cette année deux Grands Prix d’Académie, de 300.000 francs chacun : l’un à M. Henri Gouhier, l’autre à M. Henri Petit.

M. Henri Gouhier est professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Paris, où il occupe avec éclat la chaire d’« Histoire de la pensée religieuse en France depuis le XVIsiècle ». Une telle histoire appartient aux Belles-Lettres autant qu’à la philosophie et à la théologie. Qu’il suffise de rappeler, pour ne rien dire des vivants, le Port-Royal de Sainte-Beuve, ou l’histoire littéraire du sentiment religieux illustrée par l’abbé Bremond. Ce sera rappeler en même temps l’intérêt que notre Académie, en la personne d’aussi éminents écrivains, a dès longtemps attaché à ces études.

C’est dans cette tradition que l’œuvre de M. Henri Gouhier trouve naturellement sa place ; mais une place toute particulière, et qui tient aux curiosités intellectuelles propres à cet historien. Son premier livre, publié en 1928, était intitulé Notre ami Maurice Barrès. Est-ce le livre d’un « amateur d’âmes » ? Plutôt d’un amateur d’esprits, étant bien précisé d’ailleurs que sa curiosité, animée d’une sympathie généreuse, le porte de préférence vers certains grands esprits, ceux qu’une Correspondance, par exemple, ou un Journal permettent d’approcher de plus près, à travers des documents dont la nature invite à cette approche, à cette atteinte de la pensée dans l’homme qui l’a conçue, et de cet homme lui-même dans le temps où il a vécu. Qu’il s’agisse de la vocation religieuse de Malebranche, de la naissance de la religion positiviste ou des conversions successives de Maine de Biran, cette méthode nous a valu des œuvres de premier ordre, et qui tendent toutes vers cet idéal, sans doute inaccessible en soi, mais qui hante depuis Sainte-Beuve tant de critiques, tant d’historiens de la pensée : réussir, dans son intégralité, ce qu’on pourrait appeler la biographie d’un grand esprit.

Deux volumes, publiés à une dizaine d’années d’intervalle, La Philosophie et son histoire, L’Histoire et sa philosophie, nous permettent, pour notre profit, d’observer et d’admirer cet historien philosophant sur le genre littéraire qu’il a choisi et où il est passé maître. Genre littéraire, en effet, et où l’écrivain excelle. Chef-d’œuvre littéraire, par exemple, que sa Vie d’Auguste Comte : vivacité aisée du ton, goût de la nuance, don de la formule heureuse et, d’un volume à l’autre, d’un grand esprit à un autre grand esprit, maîtrise d’un style au service d’une enquête menée avec autant d’intelligence que de cœur.

Ces qualités surprendront moins, si l’on sait que ce grand lettré est aussi chroniqueur dramatique. Son autre curiosité maîtresse, en effet, c’est le théâtre. Depuis 1926, il assure régulièrement la critique des générales. C’est aujourd’hui à la Table Ronde qu’il exerce cette fonction. Et, comme on pouvait s’y attendre, de même qu’il avait, historien, philosophé sur l’histoire, il a voulu, critique dramatique, philosopher sur le théâtre. De là une suite d’ouvrages, — L’Essence du théâtre, Le Théâtre et l’existence, L’Œuvre théâtrale, — dont l’ensemble constitue peut-être, actuellement, l’essai le plus heureux et le plus complet en même temps d’une esthétique de l’art théâtral.

On comprendra que l’Académie ait tenu à honorer d’un de ses Grands Prix un écrivain dont l’œuvre se distingue par des mérites si éclatants, par sa haute tenue littéraire et sa rare ouverture d’esprit.

 

C’est par un autre Grand Prix d’Académie que notre Compagnie a voulu marquer l’estime particulière où elle tient l’œuvre de M. Henri Petit. De la tête au cœur et L’Honneur de Dieu, tels sont les titres des deux volumes qu’il a publiés cette année, l’un recueil de réflexions, de pensées, l’autre étude en profondeur de la mémorable lutte qui opposa les jansénistes aux jésuites. L’un de nos confrères a pu dire que la lecture de ces deux ouvrages avait donné à. la critique « un véritable saisissement ». Un autre est d’accord avec lui pour les qualifier d’admirables. Reprenant, dans L’Honneur de Dieu, un sujet sur lequel on a déjà beaucoup écrit, Henri Petit s’est abstenu de refaire l’historique du conflit. Il s’est plutôt attaché à une sorte de psychanalyse de l’âme janséniste et de la pensée jésuite ; et cela avec une loyauté, une impartialité, une netteté de regard et une beauté d’écriture qui ont paru hors du commun. Reconnaissant et soulignant la noblesse du jansénisme, il met d’autre part en lumière l’âme de la Compagnie de Jésus, passionnée, combative, sa raison perspicace et l’œuvre immense qui est la sienne à travers les nations de l’ancien et du nouveau Monde. Peut-on ainsi proposer son livre à la fois comme un prolongement et comme un correctif des Provinciales ? Que seulement on l’ait fait souligne la classe de ce livre, sa hauteur de style et de pensée.

Ainsi M. Henri Petit, par ailleurs critique littéraire attentif, étroitement mêlé de ce fait à la vie des Lettres contemporaines, poursuit à travers les années une méditation exemplaire qui n’attend rien d’une actualité passagère. De longues périodes de silence, de recueillement nous réservent ainsi des reprises magistrales et brillantes, qui font figure de révélation. C’est que le train de l’époque est rapide. Du moins l’Académie a-t-elle été heureuse de marquer ainsi d’une pierre blanche cette étape d’une vie et d’une œuvre.

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Le lauréat de notre Grand Prix d’Histoire, Prix Gobert, a trouvé parmi nous des zélateurs aussi chaleureux qu’avertis. C’est que son livre en vaut la peine. Il s’agit, je le dis tout de suite, de Paris et le Désert Français, dont l’auteur est M. Jean-François Gravier. C’est un livre excellent, un chef-d’œuvre, par ailleurs un ouvrage bénéfique, dont la répercussion et les conséquences de fait pourraient, devraient par conséquent se révéler considérables. Livre d’histoire, solide et pénétrant, par la relation des faits ; livre de géographie humaine, par les descriptions régionales qu’il apporte et dont chacune s’inscrit à point nommé dans un plan rationnel de dispersion des activités productrices, des industries transformatrices et des centres universitaires ; livre d’économie politique, où les statistiques les plus sûres, les graphiques les plus lumineux permettent de suivre les méfaits d’une surpopulation déréglée en même temps qu’ils indiquent les points où devrait s’amorcer une réaction devenue nécessaire ; livre de sociologie enfin, qui n’admet point ce qui ne paraît inévitable qu’à l’incurie et au laisser aller, mais qui montre les voies de salut où devrait s’engager un Pouvoir assuré de ses moyens d’action et, souhaitons-le, de sa durée. On conviendra que tant de mérites aient pu entraîner quelque flottement, non dans les intentions de l’Académie de distinguer le livre de M. Gravier par l’une de ses plus hautes récompenses, du moins dans le choix de cette récompense. Mais que tous les mérites de l’ouvrage débordent en quelque sorte le cadre du Grand Prix Gobert, on conviendra aussi que ce n’était pas une raison pour ne pas le lui donner.

On sait de quelles attaques a été l’objet, ces dernières années, l’histoire que ses adversaires dénomment sans bienveillance, avec un bonheur d’expression relatif, l’histoire événementielle. Ils ont néanmoins raison, dans la mesure où le champ des investigations historiques s’est étendu à des domaines jusqu’ici trop négligés : économie, monnaie, démographie, rapports des classes sociales entre elles, pour n’en citer que quelques-uns. Et ainsi M. Gravier, géographe, économiste politique, sociologue, n’en est pas moins et d’abord un historien et l’Académie française, en lui décernant son Grand Prix Gobert, en faisant ainsi acte de justice, montre en même temps qu’elle est attentive à ces courants de pensée neuve où vient s’inscrire, brillant, persuasif, original, digne d’orienter une opinion en accord avec les faits, Paris et le Désert Français.

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Il me reste à parler de notre Grand Prix de Poésie. Trop brièvement à mon gré, mais le temps me contraint et me presse. Nous l’avons décerné, cette année, à M. Tristan Klingsor pour l’ensemble de son œuvre. De son œuvre littéraire, il s’entend, car M. Klingsor, on le sait, est à la fois poète, compositeur et peintre. Heureux homme, et qui mérite de l’être, puisqu’il a eu le courage qu’il faut pour céder à sa fantaisie, à ses goûts, à son plaisir, à cette Muse inconnue, la plus souriante de toutes, que Fourier, d’un nom charmant, baptisait la Papillonne ! Arthur Leclère de son vrai nom, Tristan Klingsor a choisi ses pseudonymes au moment où, Wagner avant « libéré » la musique, le symbolisme s’appliquait à libérer la poésie. De là le choix qu’il a fait aussi du vers libre. En vérité, est-ce un vers libre que celui de Tristan Klingsor ? C’est un vers qui se joue, librement, autour des mètres réguliers, dont il se souvient toujours ; qui joue aussi autour de la rime, — que le poète aime rare, et même riche, — avec une grâce charmante, toute pénétrée de sensualisme, d’esprit, de rêve un peu féerique. On peut dire de son inspiration qu’elle est à la fois populaire, dans ce que l’inspiration populaire a de meilleur, ce qui revient à dire d’excellent, — et raffinée ; que son sourire est souvent près des larmes, l’un ne voilant qu’à peine les autres ; et que cela fait un art très français, très personnel, qu’on a pu suivre et admirer des Villes fleurs aux Humoresques, des Poèmes du Brugnon aux Sonnets du Dormeur éveillé, jusqu’à ces Mesures pour rien qu’a signées sa verte vieillesse et d’où je tire ces vers délicieux, pour votre plaisir et le mien :

Et si tu voulais le pendre
À la queue du cerf-volant ?
Tu flotterais sur bleu tendre
Ainsi qu’un papillon blanc.

Et si tu voulais me suivre
En l’île que la mer ronge ?
Tu pêcherais de la rive
La nasse argentée des songes.

Mais tu clignes la paupière
Devant tout Destin trop beau,
Et tu restes sur la terre
Les pieds dans les gros sabots.

Citerai-je deux vers de lui encore, sans changer que quelques syllabes au premier de leurs quatre hémistiches ?

Si j’endosse aujourd’hui l’habit d’Académie,
Comme un canard portant sa verte queue en pal,

c’est à la fois pour lui montrer que nous entendons la moquerie et pour mieux honorer en lui, au nom de l’Académie, un poète que nous aimons.

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Messieurs, fidèle à un engagement que j’avais pris envers vous, c’est de nos seuls Grands Prix que j’ai voulu vous entretenir. Ma tâche, ainsi conçue, s’achève. Le plaisir me l’a rendue légère. Pourtant, elle me laisse un regret, le même que l’année précédente et dont il m’apparaît, hélas ! que je dois prendre, une fois pour toutes, mon parti. Mais je sens que je ne manquerai jamais, à l’instant de donner la parole à notre chancelier pour la lecture de notre palmarès, de vous adresser une prière : que l’on veuille bien, en écoutant cette énumération trop sèche, songer à la richesse qu’elle recouvre et qu’elle trahit. Que d’abondance, de diversité, de sève ! Quelle émulation admirable au service d’un même humanisme, français, universel, militant, courageux, menacé comme tout ce qui vit, mais qui tient bon contre vents et marées, et qui, nous réunissant aujourd’hui, continuera, soyons-en sûrs, de nous rallier sous cette coupole, nous-mêmes, ou nos ombres fidèles, invisibles et pourtant présentes parmi de nouveaux immortels, tandis que, sous des espèces apparemment changeantes, un secrétaire réellement perpétuel proclamera, d’année en année, les noms de ceux qui l’auront bien servi.