Discours sur les prix littéraires de l'année 1958

Le 18 décembre 1958

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 18 décembre 1958

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

J’ai pour premier devoir d’évoquer aujourd’hui, à cette place, l’homme de bien qui pendant tant d’années a donné à l’Académie son temps, ses pensées, son attention, ses soins, et, je crois pouvoir l’ajouter, une bonne part de son cœur généreux.

Depuis longtemps, au cours des années, à notre Commission Administrative, à la Commission Administrative Centrale de l’Institut, j’avais pu admirer la conscience, le scrupule, le souci d’équité qu’il apportait à ses tâches nombreuses, variées, parfois légères et faciles, parfois un peu insistantes, — je n’ose pas dire perpétuelles, —parfois aimables, semées de roses, parfois un peu délicates, — et je n’ose pas dire épineuses.

L’obligeance, la discrétion, ce sont aussi des formes de la bonté. Cette même bonté, naturelle, instinctive, n’est-ce pas elle, encore et toujours, qui se trahit ou plutôt se révèle à certaines façons un peu brusques, un peu bourrues dont notre Secrétaire perpétuel, s’il s’est parfois leurré lui-même, n’a jamais leurré ses confrères P

Lequel d’entre eux ne le revoit, exact, ponctuel, vénérable, les cheveux et la barbe de neige, le teint fleuri, le regard vif, pénétrant, unissant ainsi en sa personne la majesté de l’âge, les prestiges d’une longue expérience et les signes d’une vitalité chaleureuse, presque immuable, sur laquelle il semblait que le temps ne dût avoir nulle prise, ni le labeur, ni la maladie ? Il a fallu, hélas ! que l’accident le plus banal abattit ce vieux chêne robuste. Qu’il soit permis à l’amitié, à la gratitude aussi, de rappeler la dernière rencontre dont s’émeuve mon souvenir.

Couché sur un lit de clinique, fiévreux, souffrant grande douleur dans son corps, il retrouvait le même sourire pour accueillir le confrère et l’ami, assez généreux pour donner à croire que son mal était oublié, qu’il était tout entier, comme d’habitude, à une présence où il nous rejoignait tous, parlant de l’un, de l’autre, s’enquérant des travaux, des santés, ne déplorant son immobilité que pour se la reprocher, appréhendant d’être retenu sur la rive, tourmenté jusqu’à l’obsession par la vie de l’Académie, dans son calme décours quotidien, ses débats, ses légers remous ; soucieux de son prestige, de son éclat, de son destin : tout cela, je le répète, chaleureux, généreux, vivant. Et cela émouvait davantage dans cette petite chambre anonyme, dans cette froide blancheur de clinique, devant ce corps martyrisé.

Le jour viendra où une autre voix, sous cette coupole qui lui était chère, et qui nous est chère comme à lui, prononcera l’éloge de l’écrivain, de son œuvre, de son action. Il m’appartenait aujourd’hui de rendre, au nom de notre Compagnie, cet affectueux hommage de gratitude à notre cher Georges Lecomte.

*
*   *

Nous avons attribué, cette année, notre Grand Prix de Littérature à M. Jules Roy.

Il va de soi que, par notre choix, nous n’avons pas prétendu découvrir un écrivain. Cela n’est pas dans la tradition de ce prix car il n’est pas mauvais, ici du moins, que les prix aient une tradition. Mais je demande que l’on ne s’y trompe pas. Il y a des traditions de curiosité, de jeunesse, de découverte, même aventureuse. Nous le savons ; nous le montrons même, quelquefois. Il en est d’autres de consécration. Telle est celle de notre Grand Prix.

Il y a vingt-cinq ans, ou un peu plus, que M. Jules Roy a commencé d’écrire ; dix-sept ans qu’il a publié ses premiers poèmes, Chants et prières pour des Pilotes ; douze ans que le Prix Renaudot, couronnant la Vallée heureuse, signalait, au public lettré un livre dur, ardent, rigoureux, et de belle langue à son image, je veux dire faisant corps avec lui, d’un grain pareillement serré.

Livre d’un aviateur, d’un soldat de métier, de vocation, de foi ; j’ajouterai : « d’obstination ». Car on a pu justement dire de M. Jules Roy écrivain : « C’est un militaire qui se pose des questions. » La formule n’est pas de moi, mais de lui. Je ne la trouve pas moins excellente. C’est justement parce qu’il se pose des questions que Jules Roy est un écrivain, comme Vigny ; et que, de ses deux vocations, la seconde devait à la fin l’emportes, comme pour Vigny.

Le cas est-il si singulier ? Qu’on se rappelle encore le Tolstoï de Guerre et Paix, les réflexions qu’il prête au prince André, personnage de roman, mais aussi porte-parole, mais aussi personnage tolstoïen, à la façon dont tous les personnages de roman se souviennent de leur créateur, à la façon dont Emma Bovary était, — Flaubert l’a dit, — Flaubert. On sait où ces « questions » ont conduit le militaire Tolstoï. Mais, entre le jeune officier-guerrier, le combattant de Sébastopol et le vieil homme d’Iasnaïa-Poliana, perdu dans la neige du steppe, il y a l’œuvre d’un géant.

Jules Roy, si lucide sur lui-même, m’en en voudrait le premier de sembler suggérer ici ce qu’à la fois mon honnêteté, ma prudence et mon ignorance de l’avenir ne me permettent pas de dire, ni de prédire. Ce que je dis, parce que je le pense, c’est que toute œuvre d’humaine résonance suppose ou plutôt exige ces pathétiques débats intérieurs.

Je n’y suivrai pas Jules Roy, si tenté que j’en sois après avoir lu ces beaux livres, ces très beaux livres, que sont la Vallée Heureuse, le Métier des Armes, le Navigateur, la Femme Infidèle ou la Bataille dans la Rizière ; et les drames, fort beaux aussi, où il transpose dans l’optique du théâtre les conflits et les cas de conscience qui l’ont durablement tourmenté, je veux dire Beau Sang, le Fleuve rouge, les Cyclones. Pas davantage ne céderai-je, de crainte d’excéder ma mission, à l’attrait de parallèles littéraires, — d’affinités en différences, de Montluc à Vigny, de Psichari à Saint-Exupéry, — même si Jules Roy « encore m’y entraîne avec cette lucidité intransigeante, impitoyable, qui est un des traits majeurs de son grand et viril talent. Ou si du moins je cède à la tentation, ce ne sera que pour reconnaître, après Saint-Exupéry et Jules Roy, que la guerre n’est pas une aventure véritable, qu’elle n’est, — disait Saint-Exupéry, —qu’un ersatz d’aventure. Un fléau, en effet, même s’il engage la vie et la mort, même s’il épargne et même s’il tue, un fléau n’est pas une aventure.

Me sera-t-il permis, avec Jules Roy, en assentiment profond avec lui, d’en témoigner ? La guerre dont j’ai fait l’expérience, je le sais bien, n’est pas la même que la sienne. Elle était mieux, si l’on peut dire, à la mesure de l’homme. Que l’on pense à Guynemer, par exemple, faisant corps avec son avion, l’obligeant à répondre à sa main pour obliger l’ennemi, du même coup, à passer dans sa ligne de tir ; puis à un bombardier d’équipage des années 1940, guettant l’instant où les signaux lumineux vont éclore dans la nuit sur un objectif invisible, et déclenchant alors, aveuglément, d’un réflexe quasi automatique, dans l’énorme grondement de l’immense armada aérienne où il est pris et perdu, la chute des bombes meurtrières, l’on comprendra ce que je veux dire.

Mais enfin et déjà, nous aussi, hommes de la première guerre mondiale, nous étions pris et perdus dans une foule énorme et changeante, changeante à cause des morts que remplaçaient, sans trêve, des vivants encore inconnus. Et les remous de cette foule nous emportaient, nous roulaient avec eux ; non au hasard, mais obéissant comme nous, eux les premiers, à un rythme bientôt sans mystère, à une giration de manège où la mort même était prévue, étant déterminé d’avance ce qu’on appelait, avec la pudeur rigoureuse du langage arithmétique, le « pourcentage des pertes ». Et de la sorte, très vite, beaucoup plus vite assurément qu’on n’eût pu l’imaginer, la guerre devenait une routine, j’entends : pour ceux qui la faisaient. Routine sinistre, boueuse, sanglante ; mais routine, aussi dépourvue d aventure que la vie d’un moine cloîtré, — mise à part l’aventure intérieure, il va de soi, mais ne jouons pas sur les mots.

S’il advenait que l’aventure passât, c’était ailleurs, aux frontières de ce monde clos : après une nuit de septembre 1914, sur le plateau meusien de la Vaux-Marie, après des heures de corps à corps, d’engagements à l’arme blanche, de coups de fusil à bout-portant, à travers les hurlements des charges, les giclées mauves des éclairs et les craquements brisants de la foudre, — car un orage furieux enveloppait le champ de bataille, — après une telle nuit, dans l’aube blanche, au murmure d’une pluie légère, seul bruit dans le divin silence, un bois d’automne, une allée verte, et devant moi, premier de la colonne où cheminaient les survivants, une merlette brune, d’un brun ardent et doux où l’œil sent la tiédeur des plumes, qui s’envole, se pose, repart, nous attend, pauvres que nous sommes, volant si bas que le vent de ses ailes soulève les premières feuilles tombées : « Tout existe, tout continue, l’herbe, la pluie, le merle du buisson... » Quelle merveilleuse aventure ! Mais c’est assez, j’oublie mon rôle de rapporteur, ses devoirs et ses limites.

Ce que je dois en tout cas signaler, ce que je suis heureux de signaler, c’est la noblesse et la qualité de cette œuvre, la force d’une pensée dont l’honnêteté va de pair avec la rigueur, l’une et l’autre, tour à tour, au service d’un même courage. Ce sont aussi les plus beaux dons du verbe, la puissance d’un style dépouillé, un peu âpre, un peu tendu, mais dont la sécheresse apparente laisse deviner dans les profondeurs tous les frémissements de la vie.

Jules Roy est né à Rovigo, en Algérie. Il se plaît à reconnaître en lui des traits communs aux écrivains d’Afrique du Nord, à Camus, à Emmanuel Roblès (il eût pu leur joindre Saint Augustin) : le goût de la violence, celui de la contemplation, et, plus encore, « une faim dévorante de justice ». C’est une terre, nous dit-il, « où ni les demi-vérités, ni la tiédeur ne sont possibles. L’Afrique réclame de ses enfants le plus haut de ce qui peut être demandé à la nature humaine ». De là cette tension que j’ai dite, ce « penchant pour l’ardu, comme si ce n’était que là que je puisse être en repos », ces « tentatives éperdues de concilier en moi les inconciliables ». On l’entend bien : je le cite encore.

Comment avouer, sinon pour moi, lecteur entre les lecteurs, qu’à l’attrait chaleureux et souvent passionné dont rayonnent ces livres brûlants se mêlent parfois un peu d’angoisse, un désir de fraîcheur, un souhait timide. Le dernier roman de Jules Roy s’intitule les Flammes de l’Été. C’est l’histoire d’un amour manqué. Moins longanime que pour Jules Roy l’armée qui l’a, dit-il, « supporté vingt-cinq ans », Maria, l’héroïne du roman, ne supporte son amant qu’un an. Dirai-je qu’on la comprend un peu ? Ne craint-il pas, cet homme qui aime, de céder à la loi commune, « d’entrer ainsi dans la fatalité du monde »P S’il l’eût fait, il eût été sans doute plus heureux. Le don de soi, jusqu’à l’oubli de soi, c’est peut-être le secret de l’amour. Peut-être aussi est-ce à ce prix que l’on devient, lorsqu’on a, comme Jules Roy, l’étincelle, un tout à fait grand écrivain.

*
*   *

Nous n’avons pas non plus la prétention d’avoir découvert Henri Queffélec, lauréat de notre Prix du Roman. Mais les recherches, à vrai dire peu poussées, que j’ai pu faire sur ce point particulier ne m’ont donné à détecter dans le passé de ce romancier, qu’un discret, un très modeste prix littéraire. Mettons deux, dont un de notre Académie.

Et pourtant, l’œuvre de Queffélec est abondante, ample et forte, déjà magistrale. Pourtant aussi, elle est connue, admirée. Mais quoi ! cet homme discret, modeste, s’était contenté jusqu’à maintenant de consécrations platoniques, ou, si l’on veut, intentionnelles. Je me rappelle avoir lu naguère, non pas une fois assurément mais à l’apparition, ou peu s’en faut, de chaque livre qu’il publiait, un souhait, rituel en quelque sorte, et qui se formulait ainsi : « Allons ! Chemins de Terre (ou Au bout du Monde, ou Un Recteur de l’Île de Sein. ou Un Feu s’allume sur la Mer), allons, voici un roman dont il sera beaucoup parlé lors des grandes courses littéraires de Décembre ! » À quelques menues variantes près : « Voilà un roman bien digne d’un grand prix littéraire... Voilà un roman qui mérite le Prix Goncourt. » Ainsi Henri Queffélec, au long d’un cheminement laborieux, acharné, avait-il pu s’encourager d’une rumeur de sympathies. J’y joins aujourd’hui notre voix, d’autant plus volontiers que ce que d’autres avaient souhaité, c’est nous, maintenant, qui l’avons fait.

L’occasion est bonne, nie semble-t-il, de jeter un regard en arrière. Parmi les disparus, Saint-Exupéry, Bernanos ; parmi les vivants La Varende, Kessel, Chardonne, Henri Pourrat (c’est au hasard de la mémoire) ont été de nos Prix du Roman. Si maintenant je ramène mon regard vers les limites de cette enceinte, j’y vois entrer successivement d’autres Prix du Roman qui se nomment Pierre Benoit, François Mauriac, Jacques de Lacretelle, Émile Henriot... Ce n’est point là mauvaise compagnie pour un lauréat tout neuf. S’il s’agit d’un palmarès, j’entends du palmarès d’un prix, crédité de ses choix successifs, il apparaît que l’on peut faire confiance au Prix du Roman de l’Académie française.

Notre choix de cette année, je le crois, est de nature à nourrir cette confiance. Il distingue un roman, il va de soi, un très beau roman de Queffélec. Mais, à travers Un Royaume sous la Mer, nous voudrions que cette couronne laure aussi l’ensemble d’une œuvre et la personne d’un écrivain.

À mesure que je parle, de Jules Roy, de Henri Queffélec, je m’aperçois, — pour la première fois, — de ce qu’offre d’ingrat et peut-être de décevant le privilège d’assumer en public la responsabilité d’un « rapport » où l’on n’est pas seul engagé. Ou bien l’on se confine dans une objectivité si distante qu’elle perd contact avec son objet même, qu’elle dérive immanquablement vers les glaces de l’indifférence. Ou bien, se laissant entraîner vers les régions plus chaleureuses où règnent ensemble l’amour des lettres, les préférences du goût, les lumières de l’admiration, des sympathies, de l’amitié, l’on entraîne avec soi, bon gré mal gré, d’autres accords peut-être ›ans réserves, peut-être aussi accompagnés de nuances qui doivent alors demeurer muettes. Que mes confrères me le pardonnent : des deux risques que je viens de dire, aujourd’hui et une fois pour toutes c’est le second que je choisis.

Autant que Jules Roy algérien, Queffélec, lui, est breton. De corps, cela saute aux yeux ; et d’âme, si l’on en croit la transparence et la couleur de ses prunelles, qui dans les fumées de Paris se souviennent indélébilement du ciel et de la mer d’Armor. Breton, Brestois, profondément sensible, un peu sauvage, ce lettré, ce normalien de grande culture devait naturellement demander à la mer l’inspiration de plusieurs de ses livres, dont ce Royaume sous la Mer que nous venons de distinguer. « Naturellement ». Et par là je veux dire : dans la mesure même où il est un écrivain voué, conscient de sa vérité propre et désireux, plus que de chercher le succès, d’exprimer cette vérité-là.

Comme je voudrais, ici, m’entendre vertement interrompre ! « Voyons, mais c’est l’évidence même ! C’est un truisme, c’est une loi ! Quel écrivain lui échapperait ? »

Admettons, par souci d’honnêteté, que cette loi —, puisque c’en est une, — que cette loi, dans la pratique du métier de littérateur, tolère des accommodements. Quel écrivain que ne tente le succès ? L’alternative n’a donc pas cette rigueur. Convenons seulement qu’il y a des inclinations ; et, dans ces inclinations, des degrés ; et qu’il n’est donc ni superflu, ni désobligeant, que l’on sache, d’admirer chez un écrivain, comme une vertu de caractère et comme un signe de bon aloi, cette primauté donnée à l’œuvre, sans bravade, sans attitude, mais fermement, doucement, tranquillement, avec cette obstination que l’on dit en effet naturelle aux Brestois et aux Bretons.

Queffélec est un romancier, qui a écrit, qui écrit et qui écrira des romans sans se soucier du genre où ils peuvent être classés. Romans marins, terriens, forestiers, régionalistes, populistes, que lui importent ces étiquettes souvent « fielleuses », à lui qui sait « que tout roman doit tendre à l’universel » ? Comme j’ai cité Jules Roy tout à l’heure, c’est Queffélec que je viens de citer. « À Omsk, poursuit-il, à Pithiviers, à Brighton, à Kotonou, aux Kerguelen, partout, l’homme peut ressentir la grandeur de la genèse divine. À Saint-Germain des Prés aussi. Mais nullement davantage. »

Queffélec, romancier de la mer, ne se déguisera donc pas en spécialiste, en loup de mer de l’écritoire. Pas de cette pacotille marine empruntée, jusqu’au plagiat, à Conrad ou à Melville ; pas de vocabulaire marin, contrôlé à coups de lexique. Ce serait trop facile, et il le sait, s’il suffisait de pareils procédés pour atteindre à la vérité. C’est en homme qu’il s’y efforce, en engageant dans chaque aventure, —celte belle et ardente aventure qu’est en effet chaque livre nouveau, —toutes les puissances de sa vie, ses expériences, ses souffrances, ses espoirs, sa foi, sa culture, sa sensibilité, son intuition, sa sympathie d’homme et son cœur.

Spécialiste du roman marin, îlien, sacerdotal, banlieusard ? Jamais de la vie ! Queffélec s’en défend, avec une constance et aussi une véhémence dont je voudrais pouvoir lui dire que nous les comprenons et que nous l’en félicitons. Il dit : « J’ai toujours évité de me cantonner. » Il dit : « Les écoles littéraires ? J’essaie de résister à cette espèce de propagande. » Et encore, et d’autre part : « Je déteste le mysticisme fumeux, qui ne réussit qu’à force d’équivoques à faire croire aux gens qu’ils sont d’accord. ». Et enfin, et cela peut se dire, heureusement, de tous les livres qu’il a publiés : « Je n’ai pas voulu défendre une thèse ; j’ai écrit un roman, tout simplement. »

C’est peut-être pour cela qu’en couronnant Un Royaume sous la Mer, nous avons eu le sentiment que notre Prix du Roman atteignait pleinement son but, en raison et en équité. Roman de la mer, certes, mais roman où Henri Queffélec a engagé toutes les ressources d’un talent fier et sensible, courageusement et patiemment mûri, qui sait maintenant le compte de ses richesses et les contrôles en pleine lucidité. Mais cela, n’est-ce pas la maîtrise ?

Pas plus pour lui que pour Jules Roy, je n’entreprendrai d’inventorier les composantes de son talent, ni l’étendue de son registre, ni l’abondance de ses ressources. Je dirai seulement qu’il sait voir, sentir et décrire ; que, sensible en effet « à la grandeur de la genèse divine », en chrétien, en catholique, il sait découvrir et traduire la poésie de la création. Humainement, il a le don de sympathie, s’émeut, s’indigne ou compatit. Ainsi peut-on l’en croire lorsqu’il avoue un double goût pour les sciences naturelles et pour la sociologie, conçue comme une science de l’homme.

Avec une souplesse un peu raide, — s’il est permis d’associer les deux mots, — il sait varier le ton de ses récits, le plier à ses desseins. Usant avec aisance d’un humour ensemble âpre et tendre, rompu aux vivacités du dialogue, cédant sans tituber aux forts alcools de l’épopée et du lyrisme, « s’appuyant, dit-il, au réel pour accéder à plus de liberté », tel le retrouve-t-on dans ce livre, ferme sur sa propre voie, à ce point de maturité, je le répète, où l’on voudrait que notre témoignage d’estime lui parût en accord profond avec son propre sentiment.

*
*   *

« S’appuyer au réel pour accéder à plus de liberté. » Ces mots, dans l’instant même où je les prononçais, éveillaient en moi des images. Trois images ou trois réminiscences. La première concerne Queffélec et me ramène, pour un instant encore, à son roman. S’il aime la mer, — comme il aime la forêt, ce promeneur infatigable de Chantilly et de Compiègne, ou la plaine, ou la montagne, tous les visages de la Création, — il avoue une dilection particulière pour l’estran, cette frange du rivage que découvre le flot, à marée basse. Solidité du sable ferme, élastique, et présence de la mer en allée : ses creux d’eau, ses bêtes-fleurs, ses couleurs, son odeur. Présence, et rêve de présence... Aux lecteurs, que l’on souhaite nombreux, de son Royaume sous la Mer, et d’ailleurs de ses autres livres, voilà une clé, une excellente clé, que leur donne Henri Queffélec.

La seconde image est d’un poète. Elle unit encore, grandiose-ment, le mouvant et le stable, le fluide et l’indestructible, la terre des hommes et la mer sans limites,

« L’Océan qui, superbe et monstrueux, arrose
Du sel vert de ses eaux les caps de granit noir ».

On aura reconnu ces vers de Hérédia. Réminiscence ? Alors bienvenue, puisqu’à partir de Queffélec dont le roman me la suggère, elle me guide vers la fille du poète, poète aussi et grand poète, fille de poète, femme de poète, et ainsi, par tradition deux fois familiale, par vocation et par ferveur, militante admirée de nos Lettres.

C’est en effet à Mme Gérard d’Houville que l’Académie française a fait hommage, cette année, de son Grand Prix de Poésie. Et c’est d’elle qu’est la troisième image, et je la trouve dans un de ses romans, mais elle est quand même d’un poète. Car, loin de distinguer entre l’imaginaire et le réel, elle les unit, choses ailées, et mieux encore, ailes l’un et l’autre, « deux ailes pour un même essor ». La tradition et la mythologie appelleraient ici Pégase. Mais je préfère, je l’avoue, l’oiseau, moins pesant, plus gracieux, plus vivant.

Charles Du Bos, analysant naguère le talent et le charme de Mme Gérard d’Houville écrivain, ou plutôt, moins intellectuel, plus intuitif (et délibérément) qu’en d’autres entreprises de vivisection littéraire, s’abandonnant aux suggestions de ce talent et de ce charme, reconnaissait en elle « un de ces écrivains dont la fantaisie désespère le plus l’analyse ». Et de citer, si je me souviens bien, Musset, Nerval, Henri Heine. Il est vrai : Mme Gérard d’Houville a beaucoup lu Musset. Non seulement elle l’avoue, mais elle se réclame de lui, justement assurée que la fantaisie et la grâce sont choses inimitables, irréductibles, insaisissables, et de la sorte incomparables de l’un à l’autre de ces privilégiés qui les ont reçues en partage, favorisés des fées, des filles du Parnasse ou des dieux.

Quoi qu’elle écrive, elle est poète. Romancière de l’Inconstante, du Temps d’aimer, du Séducteur et de l’adorable Jeune fille, si femme, d’une justesse de ton si exquise (on a pu dire, faute d’une approximation meilleure, magique), elle est poète. Qu’elle se joue, après Musset, à des proverbes qui pourraient être mussetistes s’ils n’étaient, — je viens de le dire, — d’Houvilliens, elle est poète. Qu’elle se plaise à égrener les contes, eux aussi charmants, de ce recueil au titre potager, le Chou, d’une rondeur, semble-t-il, si prosaïque, elle est poète. Elle est restée celle que saluait Barrès, « la jeune vivante, en qui chacun croit voir la poésie ».

Mais cette grâce, cette fantaisie, ce charme, que leurs irisations, leurs diaprures éblouissantes ne nous cachent point le poète plus secret, l’autre vivante, la femme grave et pensive, deux fois femme si elle a pénétré plus avant dans les arcanes de ce mystère à deux visages : l’Amour et la Mort. Elle aussi, mais elle le sait, elle porte en elle « ce je ne sais quoi d’inconsolé qui, goutte à goutte, pleure au plus profond des femmes, qu’elles souffrent de leurs douleurs, ou qu’elles les pressentent, futures, ou bien qu’elles se croient même heureuses ». Solitude ? Nostalgie d’un paradis perdu ? Je ne me risquerai qu’avec la modestie d’un homme, aux mains pataudes et maladroites, à suggérer que Mme Gérard d’Houville, comme toutes les femmes (et c’est bien là que je parle en homme) chérit sans doute cette nostalgie : comme un mirage d’enfance, — et tous les poètes en sont là, et c’est ce qui les fait poètes - ; comme cette île caraïbe où elle aurait pu naître et qui « abrita » sous ses palmes, au souffle des alisés,

« Sa race aventureuse, espagnole et française. »

C’est pourquoi, par delà ce sentiment de l’éphémère, du périssable, par delà cette hantise, tragiquement et désespérément charnelle, de « la terre profonde et noire », elle se reprend, si paradoxal qu’il semble, à cette nostalgie même où elle sent une promesse d’espoir. Car cette nostalgie est aussi une fidélité. Fidélité à la pureté, à la jeunesse, à l’enfance et, du même élan, à l’avenir. Eternel, invincible retour, par delà les réalités ! La femme jeune disait, avec une fierté au-dessus de toute bravade : « Mieux vaut changer d’amant que de changer d’amour. » C’est une sorte de fidélité à quoi, nous autres hommes, nous ne souscririons pas d’instinct, mais que toutes les femmes comprendront. La femme devenue mère, dispensatrice de vie, reconnaît sa nostalgie, mais l’exorcise dans l’instant même où elle la reconnaît et se reprend à espérer.

Ainsi, une fois de plus et pour un même essor, l’amertume désolée, la révolte de la chair mortelle inclinent à la sérénité. Ainsi les ailes de l’oiseau, passant de l’ombre au soleil, abandonnent leur plumage obscur et s’illuminent au fil d’un même vol. C’est le mythe du phénix, que la flamme consume et recrée. Un des plus beaux poèmes de Mme Gérard d’Houville s’intitule, symboliquement, Dialogue. Le débat s’y achève en prière, ou plutôt en chant d’allégresse :

« Non ! Tout n’est pas promis au néant taciturne
Et, hors de sa corolle infiniment nocturne,
L’irrésistible espoir dresse ses pistils purs. »

Triomphe du poète qui s’élance « vers un ciel de certitude »

« Et contemple, ébloui, avec les yeux de l’ange,
Ce quelque chose en [lui] qui ne peut pas mourir ! »

Je m’en voudrais, par ailleurs, de passer sous silence ce qu’on pourrait appeler l’apostolat de Mme Gérard d’Houville ; ou, si l’on veut, avec une respectueuse et admirative gratitude, ses titres de service sur le front des Lettres françaises. On sait qu’elle remplaça Robert de Flers à la critique dramatique du Figaro. On sait qu’elle assure à présent, avec une vigilance et une ponctualité exemplaires, la critique littéraire de la Revue des Deux Mondes. Il faut saluer comme elles le méritent cette belle vaillance et cette foi confraternelles, cette curiosité attentive, indulgente et lucide, soucieuse de vérité, d’équité, cette sympathie active qui se dévoue à tout comprendre, au delà même de son plaisir, quelquefois contre son plaisir, pour faire comprendre et pour faire aimer.

Je sais ici que je puis hardiment, oublieux des scrupules de parleur solitaire auxquels j’ai fait allusion tout à l’heure, engager avec moi, unanimes, mes confrères de l’Académie.

*
*   *

Passer, comme je le fais maintenant, de la poésie à l’histoire, est-ce pour autant quitter le domaine de l’imaginaire, le royaume de la fantaisie ? Je n’aurai pas l’irrévérence de confier ma réponse à Tavannes, mémorialiste sans doute et non pas historien, lui qui disait : « Quand je voulais qualifier un menteur, je le nommais historien. » Boutade, on l’entend bien, mais qui risquerait de se retourner contre son auteur, si les mémorialistes et leur particulière vérité devaient être l’unique source des infortunés historiens.

Aussi bien, on le sait de reste, l’histoire a ses écoles, ses querelles et ses batailles. C’est à ce prix qu’elle reste chose vivante, jamais achevée, en conséquence sans trêve recommencée, que ses « sujets » se renouvellent dans l’instant même, souvent, où on les disait épuisés. Il y suffit de la chance d’un chercheur, d’une pièce d’archives jusqu’alors ignorée et qui projette un jour inattendu sur une figure que l’on pensait connaître, des perspectives que l’on croyait fixées. Qu’intervienne alors le talent, et voici un historien, une fois de plus, qui répond au nom de l’histoire et, pour sa part, la justifie.

C’est le cas de Mme Bernardine Melchior-Bonnet, à qui l’Académie est particulièrement heureuse d’offrir son Grand Prix Gobert pour son livre Napoléon et le Pape.

Que notre lauréate soit la petite-fille de Taine, qu’elle soit la femme du directeur d’Historia, publication qui a tant fait, avec tant de discernement, pour répandre le goût de l’histoire chez des lecteurs de plus en plus nombreux, qu’elle soit apparentée aussi au regretté André Chevrillon, toujours présent dans notre souvenir, cela, certes, ajoute à notre plaisir. Mais c’est au grand talent de Mme Melchior-Bonnet que nous devons ce sentiment de bonne conscience dont s’accompagne la conviction d’avoir tout à fait bien choisi.

Que voilà donc, en effet, un sujet dont on eût pu penser qu’à force d’avoir été battu, rebattu, il était arrivé, décidément, à l’épuisement ; et que pourtant un historien renouvelle, tout à coup et comme en se jouant, pour notre surprise émerveillée ! Il n’y faut qu’une infinie patience, une culture ample et sans faille, la chaleur de l’intuition, l’art de choisir et de mettre en valeur, de situer les acteurs et leurs actes à leur place et dans leur lumière, le juste ton, la mesure et la force, en un mot, je viens de le dire, le talent.

Celui de Mme Melchior-Bonnet est grand. Il réunit toutes ces qualités. Son livre, après celui qu’elle avait consacré au Duc d’Enghien, en apporte un nouveau et brillant témoignage. Les louanges que je pourrais lui offrir ne seraient que celles d’un profane, en tout cas d’un non-technicien. En valent-elles moins, si elles attestent le don de la vie, ce que j’appellerais volontiers une objectivité chaleureuse, jointe à ce que Paul Bourget eût appelé une crédibilité de bon aloi ? Notre confrère Jacques Chastenet, en historien, en technicien, tient en très haute estime cette « narration remarquablement neuve ». Cela du moins, en complétant l’hommage, en assure le juste équilibre. Notre confrère a raison de voir, dans cette longue lutte du pape et de l’empereur, un roman plus passionnant, plus dramatique et plus haut en couleurs que n’en offre « toute la littérature ». Toute la littérature ? C’est beaucoup. Mais c’est justement suggérer, on l’entend bien, la richesse de ce livre d’histoire.

Mme Melchior-Bonnet, en effet, ne s’est pas contentée de redire, mieux et plus complètement que ses nombreux devanciers, les péripéties d’un conflit dont les remous se propagent encore jusqu’à nous, à travers nous et sans trêve au delà, puisque les forces qui s’y affrontent ont l’éternité des symboles. À la masse, assurément considérable, des documents par eux utilisés, elle en a joint d’autres encore, des plus précieux, des plus révélateurs. Et elle a su n’en pas être écrasée ! Comme on dit en notre âge stratosphérique, elle les a constamment survolés. Son aisance n’a d’égale que son exemplaire discrétion. Que de recherches, l’on s’en doute, aux seules Archives nationales, aux Archives des Affaires étrangères ! Mais se doute-t-on de l’énorme labeur que dissimule, hors toute bibliographie énumérative, la seule mention « Archives privées » ? Je n’en citerai que le copieux journal quotidien d’un Préfet de l’empereur qui fut le geôlier du pape, la minute des rapports qu’il faisait tenir, ponctuellement, à son ministre de l’Intérieur, les lettres par lui reçues du ministre de la police Savary ; et encore... Mais on n’en finirait pas.

Ainsi, revigorée d’éléments neufs, une documentation s’illumine-t-elle d’un jour nouveau jusqu’en ses éléments connus. Ainsi surtout, à cette lumière, de grandes figures rappelées à la vie révèlent-elles des traits insoupçonnés, des nuances secrètes et surprenantes, et qui transforment aux yeux de l’opinion ces créatures toujours trop légendaires, — je veux dire constamment guettées par les mensonges de l’imagerie, — que sont les grands personnages historiques. La vérité est à ce prix, qu’elle soit de l’historien ou qu’elle soit du romancier. Mme Melchior-Bonnet ne m’en voudra pas, je l’espère, d’alléguer cette solidarité.

Je ne préjugerai point du plaisir de ses lecteurs. Mais j’imagine qu’il sera vit. Et j’imagine aussi qu’ils découvriront, chez l’empereur, des façons d’être et de s’affirmer César plus cyniques et plus élémentaires, une mégalomanie plus aberrante que je ne l’avais jusqu’ici, quant à moi, imaginé. « C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de Vendée ; c’est en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte. Si je gouvernais un peuple Juif, je rétablirais le Temple de Salomon. » Ah ! certes, il n’a point caché ses visées. Si on les résume sommairement, elles tendaient à faire du Saint-Père un ministre à son service, une sorte de superpréfet chargé de la police des âmes. On se demande avec stupeur comment l’homme, si génial fût-il, capable de tenir de tels propos, de nourrir de pareils desseins, a pu s’accrocher si longtemps à l’illusion d’une victoire durable sur le frêle Chiaramonti, doux, sensible, physiquement épuisé, séquestré à sa merci, mais pape de Rome, souverain pontife, chef de l’Église universelle.

Il semble, si l’on en croit l’un de ses propos à Fontanes, qu’à un moment au moins l’empereur se soit montré lucide. « Il n’y a que deux puissances dans le monde, aurait-il dit, le sabre et l’esprit. À la longue, le sabre est toujours battu par l’esprit. » Mais sans doute ce forgeur d’histoire, plus passionné encore qu’intelligent, Las Cazes, dans le Mémorial, a noté des propos plus délirants, moins était-il voué à opposer ses rêves à une fatalité qui déjà le dépassait. croyables encore, ceux d’un homme « rendu fou par les dieux », pour sa perte, et désormais caressant sa folie : « Ah ! Si je fusse revenu victorieux et triomphant ! J’aurais fait du pape une idole, il fût demeuré près de moi. J’aurais eu mes sessions religieuses comme mes sessions législatives... » On comprend que, cette fois, l’esprit ait battu ce sabre. Et l’on voudrait, le comprenant, que toujours il en soit ainsi ; qu’il ne suffise parfois, hélas ! pour que le sabre soit vaincu, d’un sabre plus tranchant et plus lourd. Mais c’est assez. Voilà de ces méditations qui ne seront jamais conclues. Telles sont, peut-être, ce que l’on appelle les graves leçons de l’Histoire. De l’Histoire ? Ne soyons pas si dogmatiques. Disons seulement, en remerciant Mme Melchior-Bonnet, « les leçons des bons livres d’histoire ».

*
*   *

Je vais avoir achevé ma tâche, du moins telle que je l’ai conçue. Volontairement, je lui ai fixé des limites. Mais je ne m’y suis résigné qu’avec des regrets très vifs dont je veux faire l’aveu public. Nos lauréats, on le sait, sont nombreux. Comment prétendre offrir à chacun d’eux, sans omission, équitablement, ce qui réellement lui est dû ? Une entreprise si ardue m’eût rappelé, à mon corps défendant, telles images que l’on projette sur les écrans de nos « téléviseurs » ou sur ceux de ces cinématographes que l’on dit « d’actualités ». On y voit un personnage, généralement pressé, distrait, qui passe devant des gens alignés et serre au hasard quelques mains. J’ai tout de suite capitulé. Outre que je me voyais mal dans ce rôle, il m’a paru plus raisonnable de recourir à la lecture d’un palmarès, qui, du moins, n’oublierait personne. Mais je demande, je prie que l’on veuille bien, sous cette trop froide nomenclature, reconnaître une richesse, une abondance, une sève qu’on peut tenir pour admirables. Non également, bien sûr, ni constamment. La variété, l’inégalité des talents, encore moins leur liberté ne se plient pas à de telles mesures, ne souffrent pas de telles pensées ; du moins, Dieu merci, chez nous.

On reconnaîtra au passage des ingénieurs, des savants, des essayistes, des philosophes, des romanciers, des critiques, des érudits, des poètes, certains célèbres, d’autre maîtres affirmés, d’autres peut-être, ou les mêmes, « grands Prix de littérature » ou « Prix du Roman » de demain. Pour chacun d’eux il conviendrait de dire l’estime et la sympathie où l’on tient à la fois leur personne et leurs travaux. Faute du temps en effet convenable, qu’ils me permettent de les unir dans une même louange et de dire, — après avoir, comme je viens de le faire, évoqué leur diversité admirable, — que non moins admirable apparaît, des uns aux autres, une sorte d’émulation secrète, d’humanisme aux multiples visages dont chaque mode d’expression concourt, en définitive, à enrichir le trésor commun de nos Lettres et de notre culture.

C’est sur ce sentiment, cette conviction si honorables, si exaltants aussi, que je veux maintenant vous laisser. Mais c’est précisément pourquoi, avant qu’il ne soit procédé, par notre confrère André Chamson, chancelier de l’Académie, à la lecture du palmarès de nos prix littéraires pour l’année 1958, je tiens à saluer encore, nommément, trois de nos lauréats, trois étrangers, trois grands écrivains français : Ventura Garcia Calderon, Franz Hellens, Son Excellence notre confrère Torres-Bodet.

À chacun d’eux j’appliquerais volontiers ces mots que Valéry-Larbaud écrivait de l’un d’eux, à propos de son œuvre et du caractère universel de cette œuvre : « L’honneur en revient à sa patrie, le profit au Domaine français. » Le profit, soit. Mais l’honneur aussi, Messieurs ! Car si l’œuvre d’un Calderon, Péruvien, d’un Franz Hellens, Belge, et d’un Torres-Bodet, Mexicain, enrichit en effet notre patrimoine culturel, pour son profit et pour son lustre, la rencontre de tels hommes, réunis sous les mêmes auspices et pour un semblable hommage, n’est-elle pas à l’honneur, au grand honneur de l’humanisme français, celui précisément dont notre palmarès reflète avec fidélité, une fois de plus, la toujours vivante image, celui que nous nous efforçons ici, depuis trois siècles, de cultiver, de maintenir et d’honorer ?