Discours de réception d’André Siegfried

Le 21 juin 1945

André SIEGFRIED

Réception de M. André Siegfried

 

M. André SIEGFRIED, ayant été élu par l’Académie française à la plate vacante par la mort de M. Gabriel HANOTAUX, y est venu prendre séance le jeudi 21 juin 1945, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

L’honneur que vous me faites en m’accueillant parmi vous n’est pas de ceux auxquels j’avais prétendu dans ma jeunesse, car j’étais bien loin, je l’avoue, d’imaginer que j’entrerais jamais dans votre Compagnie. Je me revois, au lendemain de mon baccalauréat de philosophie (c’était à la rentrée de l’année scolaire 1893-1894), rendant visite à quelques-uns des maîtres de la jeunesse pour solliciter leur conseil sur le choix d’une carrière. J’étais, connue il sied, accompagné de mon père, dont j’aime ici à évoquer le souvenir. Grand animateur commercial, Jules Siegfried avait, pendant la guerre de Sécession, fondé, à Bombay, une maison de commerce, puis ayant en 1870, perdu son Alsace natale, il avait choisi la Normandie comme province d’adoption et continué, au Havre, ses affaires d’importation de coton. Ne rêvant pour les jeunes qu’expansion française au delà des océans, que création de comptoirs coloniaux, qu’activité exportatrice, il m’eût avec satisfaction vu entrer à mon tour dans les affaires, non pas pour mener la vie sédentaire des bureaux ou des conseils d’administration mais pont pratiquer, sur les grandes routes du monde, les échanges internationaux. Ma mère, par contre, Cévenole d’origine, fille de pasteur, respectant avant tout la vie de l’esprit se plaisait à me montrer la noblesse des carrières intellectuelles. J’hésitais... Nous allâmes voir Gabriel Monod, Havrais lui-même et ami de ma famille, dans une de ces pittoresques villas de la mi-côte d’Ingouville décrites par André Gide dans la Porte étroite. L’historien, de façon inattendue, me détourna de l’Université, faisant valoir à mes yeux la nécessité de rendre à la France cette valeur, dont beaucoup alors pensaient qu’elle manquait, l’initiative en matière économique, et il me conseilla d’entrer dans les affaires. Par la fenêtre on voyait le port, l’estuaire de la Seine et, vers l’Ouest, la rade et le grand large de la Manche : c’était tentant comme une invitation au voyage. Quelques jours plus tard, à Paris, dans le bureau directorial de l’École libre des sciences politiques, qui donne sur un calme et poétique jardin du faubourg Saint-Germain, nous étions reçus par Émile Boutmy. Dans ce genre de visites, où l’important personnage reçoit les parents accompagnés de fils timides et transis, ceux-ci parlent peu, laissant la conversation se dérouler entre des autorités qui évoluent à un autre étage. J’entendis le directeur vanter les avantages de la culture, l’intérêt des études politiques, il énuméra les diverses carrières auxquelles l’École préparait. Ce tentateur ajouta qu’au bout de la route il y avait l’Institut, l’Académie… Dans le résumé que j’écrivis ensuite de cette conversation, je conclus que ce dernier argument nous avait décidés, mais je dois avouer ma remarque était ironique, car l’idée me paraissait invraisemblable et même comique. Les enfants s’imaginent difficilement qu’ils pourront être eux-mêmes de grandes personnes. C’est cependant ce qui m’est arrivé : j’ai consacré ma vie à l’observation politique, à l’enseignement des jeunes, notamment dans cette École des sciences politiques où je travaille encore, mais j’ai quand même suivi les conseils de mon père en parcourant le monde, non pas comme exportateur (car qu’aurais-je bien pu exporter ?) mais pour y chercher des expériences et des leçons. Si j’ai pu mériter vos suffrages, c’est, je crois, par mon respect pour la recherche intellectuelle désintéressée, par mon insatiable curiosité, par la conviction passionnée avec laquelle j’ai pratiqué l’enseignement.

C’est quand j’étudiais rue Saint-Guillaume que j’entendis pour la première fois parler de l’homme auquel j’ai l’honneur de succéder ici et dont je vais avoir le privilège d’évoquer la mémoire. Il était alors ministre des Affaires étrangères et son nom, qui symbolisait pour les jeunes une ascension politique étonnamment rapide et réussie, était bien fait pour ébranler chez eux tous les mouvements de l’ambition. Un jour — ce devait être en 1897, — nous étions allés, quelques camarades et moi, rendre visite, pour lui demander des conseils de travail, à l’un de nos maîtres, Raphaël-Georges Lévy. André Tardieu était là, merveilleusement jeune, avec son teint d’une fraîcheur enfantine, et déjà son lorgnon, à travers lequel il regardait l’humanité et nous-mêmes d’un œil à la fois cordial et sans aménité : il avait, après avoir monopolisé tous les prix du concours général, été reçu premier à l’École normale supérieure, mais, délaissant la rue d’Ulm, il se préparait, rue Saint-Guillaume, au concours du quai d’Orsay, où il devait également être reçu premier. Raphaël-Georges Lévy lui dit simplement : « Alors, vous voulez raccourcir le chemin d’Hanotaux ? » L’association d’idées se faisait naturellement : l’École des sciences politiques était pleine d’apprentis diplomates, élèves d’Albert Sorel, qui se croyaient de futurs Hanotaux ! L’historien de Richelieu nous apparaissait ainsi comme un illustre et encore jeune prédécesseur, que nous rêvions d’imiter et d’égaler. Il y avait, dans notre enthousiasme, quelque chose de stendhalien.

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« L’accent du pays où l’on est né, a dit La Rochefoucauld, demeure dans l’esprit et dans le cœur, comme dans le langage. » Né à Beaurevoir, dans l’Aisne, le 19 novembre 1853, élève du Lycée de Saint-Quentin jusqu’en 1870, Gabriel Hanotaux était profondément enraciné dans la France du Nord-Est. Rochefort, avec cette verve un peu vulgaire qu’il tenait du Second Empire, disait de René Goblet : « Quand on est mort c’est pour longtemps, quand on est d’Amiens c’est pour toujours. »Hanotaux, lui, s’honorait d’être de Saint-Quentin, pour toujours : il en garda toute sa vie l’accent, avec, comme l’écrit Louis Gillet, je ne sais quoi de gaillard et d’inusable, qui faisait reconnaître le provincial, proche de la terre. Il nous a dit lui-même que, si c’est la campagne qui a formé son enfance, c’est la ville de province qui a formé sa jeunesse. Bien différents de Rochefort, qui, comme les Parisiens de son époque, raillait les « provinciaux », nous avons appris que la vraie force du pays n’est pas dans le boulevard.

Beaurevoir est un gros bourg situé à la limite de la Picardie et qui, annonce la Flandre, non loin de Corbie et de ces places de la Somme, si souvent disputées exactement dans cette brèche de la France qui toujours sert de route aux invasions : région battue des vents du Nord, avec de grands ciels clairs où naviguent les nuages et jusqu’aux environs de laquelle la forêt, des Ardennes, au XIXe siècle, poussait encore ses derniers bois. Les sources de l’Escaut sont proches, de longs vols de corbeaux, comme dans les gravures flamandes, survolent la plaine. C’est encore l’Est, mais déjà c’est un peu le Nord et l’on sent dans l’air la Flandre voisine. Tout ce pays n’est qu’un champ de bataille où demeure le souvenir des guerres du passé ; c’est dans le donjon de Beaurevoir que Jeanne d’Arc, prisonnière des Bourguignons, fut enfermée. « Moi-même, écrit Hanotaux dans ses souvenirs, suivant aux champs derrière les laboureurs le sillon de la charrue, j’ai plus d’une fois ramassé, déterré à la pointe du couteau des os, des fragments d’armures. » J’ai connu en Amérique des gens qui n’avaient derrière eux que cinquante ans d’histoire. Quelle différence ici et comme on comprend que, sur ce sol chargé de siècles, soit née une vocation d’historien !

Notaire à Beaurevoir, le père de Gabriel Hanotaux appartenait à une famille de paysans de la Thiérache ; sa mère venait d’une bonne famille de bourgeoisie picarde, établie à Saint-Quentin, avec une tradition de notaires, de magistrats, de fonctionnaires royaux dans le fisc ou les greniers à sel : il s’agissait là, dans un milieu où il y avait peu de noblesse, d’une sorte d’aristocratie. Le fils devait naturellement reprendre l’étude paternelle, sa mère ne rêvait pas pour lui de plus belle carrière. Quand il devint ministre, elle laissa, paraît-il, échapper ce cri du cœur : « Gabriel aurait fait un si bon notaire, quel dommage ! » On raconte même que, lorsque Poincaré, tout jeune, accéda pour la première fois au gouvernement, sa mère, que des amis félicitaient, répondit, non sans quelque dédain : « Être ministre, ce n’est pas un métier. » Ces mères françaises, d’une époque où la bourgeoisie représentait encore une conception de la vie, ne manquaient pas de sagesse.

C’est pour être né et avoir poussé dans cette vieille France provinciale qu’Hanotaux avait acquis et su conserver ce sens de la terre, faute duquel toute compréhension de notre pays demeure incomplète, non pas la terre selon Rousseau, trop littéraire, mais la terre du paysan, que l’on cultive, qui rapporte et que l’on admire parce qu’elle rapporte : « Je sais de naissance, a-t-il écrit, comment la terre se cultive, ce que sont les emblavures, les fumures, les assolements. J’ai chargé des gerbes sur les chariots, et mes petits bras de collégien en trouvaient le poids bien lourd, j’ai servi la batteuse, j’ai retourné le foin, j’ai fait la cueillette des pommes de terre, de même que, plus tard, j’ai connu la vigne... On me consultait, on me consulte encore pour acheter un cheval, un veau, un mouton. Je n’ai peur ni d’un boucher, ni d’un maquignon. » Voilà qui, mieux que les cartons verts, prépare à l’éternelle diplomatie des rapports humains. Quand il écrivit l’une des œuvres les plus réussies de sa carrière d’écrivain, le Tableau de la France en 1614, il s’agissait pour lui d’un pays concret, non d’une abstraction d’homme de cabinet.

Ses années de lycée, de 1863 à 1870, à Saint-Quentin, où ses parents étaient venus s’établir, devaient marquer sa formation de façon à peine moins décisive. La vieille cité, ville de commune où le mot « bourgeois » conservait son sens médiéval, était encore toute proche, par sa belle bourgeoisie, des traditions du passé, mais, déjà transformée par le développement d’une puissante ceinture industrielle, elle participait à ce que la vie moderne a de plus intense. On ne pouvait, à Saint-Quentin, ignorer le monde ouvrier. C’est là que le futur homme politique apprit à le connaître, en même temps qu’avec ses camarades il se passionnait pour les idées républicaines, dont la marée montante menaçait l’empire en déclin. Et puis, regardez la carte : Saint-Quentin est en droite ligne sur la route des invasions. Le Picard est gardien né de la frontière, il ne peut ignorer qu’elle est proche, toujours ouverte, toujours menacée. Hanotaux, dès sa prime jeunesse, devait l’apprendre par une terrible et inoubliable leçon. Tandis qu’en 1870 il passe en hâte son baccalauréat, dans une atmosphère de catastrophe, les Prussiens approchent, ils sont là. Saint-Quentin se défend héroïquement. L’adolescent de dix-sept ans prend part à la lutte, renseigne les officiers et, le soir, sur le champ de bataille, aide à ramasser les morts. La pression germanique, toujours renaissante, voilà sans doute ce qui marque le plus profondément la sensibilité de ceux qui sont nés sur nos marches de l’Est : la guerre, pour eux, c’est l’invasion, ils n’en parlent pas légèrement ; la politique étrangère prend à leurs yeux un sens et surtout une réalité, que tous les Français ont aujourd’hui appris à connaître, mais qu’elle n’avait pas complètement hier pour les privilégiés du Centre et du Midi, loin ou se croyant loin de la menace. Hanotaux, dans son enfance, avait respiré cet air de la frontière. Par contre, le contact de l’Océan, la connaissance du monde anglo-saxon lui manquaient. Ses rapports avec l’Angleterre en ont quelquefois témoigné : ce colonial convaincu, qui, par la suite, sut si bien comprendre le destin d’expansion extra-européenne de la France, restait, par sa formation, un continental et un terrien.

Son père étant mort en novembre 1870, tandis que le canon tonnait à Saint-Quentin, le jeune homme, au retour de la paix, s’installe à Paris pour y achever ses études, et sa mère, bientôt le rejoint, avec tous les siens. Il s’inscrit à la Faculté de droit, y passe, correctement mais sans plus, ses examens : licencié avant même d’être majeur, il poursuit, sans grande conviction, son doctorat. Ses pensées, à vrai dire, le portent ailleurs : il s’abandonne à cette curiosité passionnée, qui devait, le suivre toute sa vie et faire de lui cet homme d’immense culture auquel le nihil humani du poète s’applique si bien. L’histoire l’attire surtout et, dans l’histoire, l’histoire politique. Dans cette France du lendemain de la défaite, où les traces de la guerre civile se voient encore mais où l’esprit de parti se double d’une magnifique volonté de relèvement, il se retourne instinctivement vers cette grande et si attachante période du XVIIe siècle commençant, où, après l’épreuve des guerres religieuses, le pays se cherche un ordre et les trouve dans la puissante organisation du pouvoir royal. Un jour, à la bibliothèque du Sénat, il avait, avec l’audace du néophyte, avisé un obligeant et pourtant intimidant bibliothécaire pour lui demander : « Je voudrais savoir ce que je dois penser de Louis XIV, » et Leconte de Lisle, car c’était lui, avait indiqué à ce blanc-bec, qui vraiment ne doutait de rien, toute, une bibliographie. Déjà la constitution de l’État, le secret de la puissance publique, tout ce qui devait l’attirer vers le grand cardinal, le passionnaient.

Le jeune Hanotaux possédait, en la personne d’Henri Martin, un parent illustre. Il allait de temps en temps lui rendre visite : l’historien le retenait à déjeuner, lui donnait des conseils. Un jour, il l’introduisit auprès de Quicherat, directeur de l’École des Chartes, grâce auquel il devait connaître, par la suite, Léopold Delille, Gaston Paris, de Boislisle, Giry. Il prenait ainsi contact avec les représentants les plus authentiques de la science française. L’histoire sérieuse, l’histoire ascétique était prônée dans ce milieu comme une sorte d’austère religion : c’est là qu’il apprit à travailler et que sa vocation historique se confirma.

Cependant les années passaient. En 1878, le futur ministre des Affaires étrangères avait vingt-cinq ans. C’était le lendemain du Seize-Mai. Initié par Henri Martin, député de l’Aisne, à la résistance républicaine, enflammé de conviction, comme les jeunes de cette époque, pour le nouveau régime, il ne se laissait cependant pas tenter par la politique conçue comme une carrière. Sa décision, dès lors, était prise : il consacrerait sa vie à l’étude du cardinal, c’est-à-dire à l’histoire de ce grand ministère, où l’œuvre tombée des mains d’Henri IV est reprise d’une main puissante, qui construit la splendide unité du XVIIe siècle et prépare le règne du grand roi. Dès ce moment, tout en continuant ses études à l’École des Chartes et en prenant part aux travaux de l’École des Hautes Études, où Gabriel Monod lui demande, en dépit de sa jeunesse, une collaboration de maître, il fréquente les bibliothèques, les dépôts de documents où il pourra s’instruire sur son immense sujet.

L’indispensable connaissance, pour tout historien de Richelieu, c’est la disposition de ses archives. Elles sont enfermées dans une forteresse qui sait se défendre, les archives du ministère des Affaires étrangères, derrière cette façade nue de la rue de l’Université, dont le style évoque quelque palais florentin. Grâce à Henri Martin, il obtint de Waddington, le ministre du jour, l’autorisation de consulter les célèbres papiers. Pour lui l’heure est décisive : le 25 mars 1878, à travers des couloirs sombres — c’est lui-même qui nous le raconte, — le directeur des Archives, M. Faugère, le conduit vers une petite salle de l’entresol, lui désigne une table couverte d’un tapis vert. Il y repère de l’œil un compagnon de travail, silencieux et absorbé, qui glisse de son côté un regard inquiet (car, comme les habitués des petits cafés, ceux des bibliothèques un peu hermétiques n’aiment pas trop les nouveaux venus). C’est un géant sympathique, de type nordique, comme nous dirions aujourd’hui, Albert Sorel, en train d’édifier sa grande œuvre, L’Europe et la Révolution française. Nous savons qu’il y sacrifie toute autre ambition, et même que, pour s’y consacrer exclusivement, il refusera la direction des affaires politiques du Quai d’Orsay qu’en 1881 lui offrira Gambetta. Magnifique exemple de persistance intellectuelle, que son camarade de travail des Archives, avouons-le, ne suivra pas toujours intégralement.

Le destin, en effet, allait le tenter par les prestiges de l’action. On lui offre d’entrer dans les cadres du ministère, où il devient bientôt commis principal, membre de la commission des Archives : c’est le pied à l’étrier. Au Cercle Saint-Simon, qui vient de se fonder, il fait la connaissance de Brazza, qui lui enseigne l’Afrique, l’initie au problème colonial, qui passionnera toute sa vie. C’est l’heure où, dans une France encore meurtrie de sa défaite, la fondation d’un Empire au delà des mers est, pour une élite enthousiaste, bien autre chose qu’un simple programme politique : une foi nationale régénératrice. Il est entré, vers la même époque à la République française, où il écrit périodiquement des « Variétés historiques ». Gambetta, dont la curiosité politique était intense et qui, selon le mot de Barrès, aurait voulu connaître tous les Français, lut un jour un article du jeune historien, qui préconisait « l’édit de Nantes des partis ». Il le convoqua un matin de juin 1881, quelques mois à peine avant la constitution du grand ministère. Hanotaux fut séduit, comme tous ceux qui rencontraient le fameux orateur, mais celui-ci, insatiable pêcheur d’hommes pour cette République qui était véritablement sa chose, le détournait de se consacrer à la seule étude : « Que faites-vous, lui dit-il, à vous perdre dans cet insondable passé ? Ce qui importe, c’est l’heure actuelle, c’est la France d’aujourd’hui. Elle réclame des jeunes hommes. Quittez vos archives, venez à la politique. Je vous attache à notre cause. » Et, quand en novembre de cette même année il prit le pouvoir, il fit entrer cette nouvelle recrue dans son cabinet.

Comme on le sait, le grand ministère passa comme un songe et, bientôt après, Gambetta lui-même disparaissait de cette scène où il avait tenu une si grande place il laissait à son modeste collaborateur des derniers jours un impérissable souvenir. Cependant la carrière proprement diplomatique du jeune homme se poursuivait, sérieuse et technique : il était nommé rédacteur au service des Archives, rapporteur d’une commission extra-parlementaire chargée de la réorganisation du corps consulaire. Challemel-Lacour, puis Jules Ferry quand il prend la direction du Quai d’Orsay l’appellent à leur cabinet. Au contact de ces hommes et par le maniement direct des affaires il acquiert une connaissance pratique de l’administration. Jules Ferry, à cette époque, est à la fois son chef et son maître ; c’est par lui qu’il achève de s’ouvrir à la politique coloniale : toute sa vie il se réclamera du grand Vosgien.

Ces années 1880-1890, nous l’avons trop oublié, participaient encore de l’optimisme et de l’enthousiasme du XIXe siècle finissant. Le succès fabuleux du canal de Suez, les grandes découvertes africaines, un progrès matériel inouï qu’aucune guerre nouvelle ne venait entraver entretenaient en France, dans cette France qui se relevait si rapidement de sa défaite, un sentiment général d’entrain et de confiance. L’expansion coloniale, le percement des grands canaux interocéaniques nous apparaissaient, je puis me le rappeler, comme la plus sûre façon de reprendre notre place dans le concert des nations vouées au progrès et au service humain. Les colonies, à l’époque, c’était moins encore une politique qu’une affirmation de la vitalité française, mise, conformément à sa tradition, au service de la civilisation. Quelque chose de Saint-Simonien flottait dans l’atmosphère.

Les circonstances, du reste, se chargeaient de poser pour nous, de tous les côtés et presque dans tous les continents, le problème colonial. L’équipe enthousiaste qui gravitait autour des Lesseps, des Brazza, des Ferry était avide d’en profiter. La France se portait présente partout, en Indochine, à Madagascar, en Afrique centrale et occidentale, en Tunisie, dans le Pacifique. Les prédécesseurs de Jules Ferry au Quai d’Orsay demeuraient, comme Bismarck, de stricts Européens, mal à leur aise en dehors du quadrilatère traditionnel Londres-Saint-Pétersbourg-Rome-Paris. « Qu’est-ce que c’est que cette politique à la Jules Verne ? » disait drôlement Waddington. Mais le jeune Hanotaux, porté sur les flots montants d’une nouvelle génération, écoutait complaisamment le chant des sirènes coloniales et, bien qu’il n’eût pas voyagé, s’élevait à la grande politique intercontinentale qui commençait à dessiner son avenir. « J’écoutais Brazza, nous dit-il, j’écoutais Lavigerie, je pressentais Jules Ferry. Cet air nouveau et venant de loin nous gonflait la poitrine. Nous découvrions la planète comme la génération actuelle découvre le ciel. »

Quand le cabinet Ferry tomba, le 30 mars 1885, dans cette triste séance où la France semblait renier toute son œuvre, Hanotaux ne quitta pas cette diplomatie qui devenait pour lui une seconde carrière, parallèle à sa carrière d’historien. Freycinet le nomma conseiller d’ambassade à Constantinople, lui offrant ainsi l’occasion de connaître la vie des postes, après avoir participé déjà, pendant plus de cinq années, à celle de l’administration centrale. Mais il lui restait à apprendre le fonctionnement du moteur suprême de la politique française sous le régime de la IIIe République, le Parlement, tout de même qu’à Richelieu il avait fallu l’éducation de la cour. Élu député de l’Aisne, son département, dans une élection partielle, en 1886, il devait rester trois ans au Palais Bourbon. Mais ce n’était pas, nous le verrons plus loin, un parlementaire de tempérament. Sur ce terrain nouveau il ne mit pas sa marque. La Chambre ne sembla pas non plus lui laisser, quand il fut battu en 1889, cet amer et pathétique regret, qui est celui de presque tous les anciens députés. Il ne fut jamais en effet le mélancolique « ancien député », errant autour du Palais Bourbon, comme l’âme des morts vient flotter sur les lieux où l’homme a vécu. Il rentra simplement, avec le titre de ministre plénipotentiaire, au Quai d’Orsay, où, silencieusement, avec une extrême conscience de serviteur de l’État, il remplit jusqu’en 1894 les fonctions de directeur des protectorats. Il connaît dès lors à fond le ministère, son personnel, ses ressorts secrets ; il est riche d’une vaste culture, héritier dans une large mesure de la pensée coloniale de Ferry : sans doute son rôle dans la politique coloniale de la France, durant ces quelques années, a-t-il dû, encore que caché, être considérable. Il continue en même temps le monumental travail de son Richelieu… On l’eût probablement bien étonné, et de même ses collègues du ministère, si on lui eût alors prédit que, bientôt et sans transition aucune, il serait ministre dans ce département où il venait de vivre et de travailler pendant près de quinze ans.

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Le 22 mai 1814, une crise ministérielle avait éclaté par suite de la démission de Casimir Périer. Charles Dupuy, chargé de constituer le nouveau cabinet, n’avait pas sous la main de ministre des Affaires étrangères : il s’adressa à Paul Cambon, alors ambassadeur à Constantinople, puis, comme la réponse tardait, l’illustre diplomate n’étant guère tenté, comme on pense, de se risquer dans cette bagarre, il eut l’idée d’offrir le portefeuille au directeur, alors peu connu, des protectorats. Celui-ci, non sans quelque hésitation, car qui, mieux que lui, pouvait mesurer la lourdeur de la tâche, accepta. Au Quai d’Orsay, l’étonnement fut général mais on s’inclina devant la compétence. Voici donc Hanotaux, à quarante-et-un ans, chef de notre diplomatie. Il devait, avec une brève interruption, rester ministre quatre ans : du 29 mai 1894 au 14 janvier 1895 dans le cabinet Dupuy, du 23 janvier 1895 au 28 octobre de la même année dans le cabinet Ribot, du 29 avril 1896 au 11 juin 1898 dans le cabinet Méline. C’étaient toutes des combinaisons modérées. Du 1ernovembre. 1895 au 23 avril 1896, il ne fit pas partie du cabinet Bourgeois, dont la tendance politique, orientée vers le radicalisme, était différente.

À cette époque, jeune encore, mais tirant de son expérience diplomatique reconnue, de son prestige aussi d’historien du cardinal, une grande autorité, le nouveau ministre avait je ne sais quoi de l’austérité d’un professeur : sur des lèvres minces il portait une petite moustache brune, une barbiche allongeait sa figure. La physionomie, au teint plombé d’homme sédentaire, était affinée, un peu dure et fermée. L’impression dominante était celle du sérieux : c’est par là surtout qu’il s’imposait dans ce milieu parlementaire où, bien qu’il fût ancien député, il demeurait un étranger. Dans ces années-là, je me souviens l’avoir vu plusieurs fois monter à la tribune : il y restait distant et semblait presque éviter d’établir le contact avec son auditoire. Il avait pris pour règle de lire ses discours, ce qui les privait de tout rayonnement oratoire mais donnait à chacune de ses paroles toute sa portée. On lui criait ironiquement : « Lisez, lisez ! » Il répondait, non sans quelque dédain : « La Chambre comprendra que je ne sois pas monté à la tribune pour m’y livrer à des exercices d’improvisation ». Chose curieuse, et que je n’arrive pas à bien m’expliquer, le milieu parlementaire interprétait cette affectation de lire comme une sorte de manque de déférence : il semblait qu’il voulût rester en dehors de la règle du jeu. Ces discours toutefois, fortement charpentés, solidement étayés de preuves et de documents, ne manquaient pas de produire grande impression et, régulièrement, quelle que fût l’âpreté de l’opposition, il obtenait de fortes majorités. C’était le temps où le Parlement, à l’exception de quelques passionnés, laissait le gouvernement conduire les affaires étrangères en pleine liberté.

C’est ainsi qu’on peut dire que, pendant quatre années, l’esprit de notre politique extérieure fut marquée de cette forte personnalité. Son influence s’était déjà fait sentir, durant la législature de 1889 à 1893, à la direction des protectorats, dans l’inspiration de notre action coloniale. Il y a donc là toute une période, depuis la fin du boulangisme jusqu’à la chute du cabinet Méline, qui se caractérise par une politique qu’on peut associer au nom d’Hanotaux. Quel en était l’esprit, quelle en fut la portée ?

Disciple de Ferry dans sa politique coloniale, qu’il entendait continuer et développer, Hanotaux se trouvait exposé, hors d’Europe, à rencontrer partout l’Angleterre. Il était naturel, dans ces conditions, qu’il se préoccupât d’être en bons termes avec les puissances du continent, au cas où quelque affaire viendrait à surgir au delà des mers. Il y avait donc réaction de notre politique extra-européenne sur notre politique continentale et vice-versa. C’était toujours le même débat qui se posait, depuis la perte de l’Alsace, devant la conscience des Français avertis : fallait-il rester les yeux tournés vers le Rhin ou bien ne pas craindre de regarder hardiment par delà les océans ? Ferry, qui venait de mourir, n’avait pas oublié la « ligne bleue des Vosges », mais les années qui passaient et l’alliance russe, qui venait de se conclure, nous donnaient de ce côté la sécurité.

Des mains prudentes de Ribot, Hanotaux avait reçu une alliance strictement défensive, dans laquelle le casus fœderis avait été défini, de part et d’autre, avec une conscience presque méticuleuse : le traité ne jouait, qu’en cas d’attaque de l’Allemagne, mais, s’il y avait conflit de la Russie avec une autre puissance — l’Autriche-Hongrie en l’espèce, — la France n’était tenue que de mobiliser, tout en se concertant avec son alliée. Il était convenu cependant qu’elle ne pourrait soulever la question d’Alsace-Lorraine : « Vous saurez attendre avec dignité », nous avait dit le tsar. C’était en somme sur la base du statu quo européen que l’on s’était entendu et l’accord pouvait bien, dans un certain sens, être interprété comme un abandon tacite de la revanche. J’étais alors, par mon père, en contact étroit avec les milieux alsaciens : tel fut, je me le rappelle, l’impression, presque pénible, que leur laissa d’abord cette politique.

Cependant, en dépit de toutes les précautions prises dans le libellé de l’accord, Ribot, fort averti, estimait qu’en cas de conflit austro-russe, la France ne pourrait rester à l’écart. Il était donc de la plus grande importance que le gouvernement interprétât le traité dans son sens restrictif. Telle fut, à cet égard, la préoccupation constante d’Hanotaux, qui maintint sa ligne, il faut le dire, avec une parfaite rectitude. À ses yeux, l’action commune de la France et de la Russie dans les affaires européennes est la base de notre politique, dont le but, d’accord avec les grandes puissances, est essentiellement le maintien de la paix : tout autre objectif est pour lui secondaire par rapport à celui-là, et, dans la mesure où la Russie poursuit elle-même un objectif semblable, c’est à ses côtés qu’il se range. Dans l’affaire des massacres d’Arménie, dans l’affaire de Crète, dans la crise de la guerre gréco-turque, telle est l’attitude qu’invariablement il adopte « Surtout, agissez d’accord avec votre collègue russe », répète-t-il à Paul Cambon.

Le rôle est ingrat, parce qu’on a l’air de marcher dans le sillage moscovite, parce qu’à cette politique de la paix il faut sacrifier bien des principes, bien des préférences, qui sont dans la plus noble tradition française : les Arméniens s’ont massacrés, la Grèce n’est pas franchement soutenue dans ses revendications de puissance chrétienne contre le Turc. L’opposition de gauche, dans plusieurs interpellations passionnées, en fait le reproche au ministre des Affaires étrangères, mais celui-ci répond qu’il défend la paix. Il peut le répondre d’autant mieux qu’il sait la défendre contre la Russie elle-même, quand celle-ci prétend se servir de lui comme un « brillant second », tenu de se rendre ad nutum à tous les appels du grand allié. Bien loin d’appuyer les ambitions russes en Orient, il cherche en effet à les calmer, il s’y oppose même au besoin par les rappels les plus formels. En 1897, dans ses conversations, avec le prince Lobanoff, avec Mouravieff, avec l’ambassadeur Mohrenheim, son langage, toujours le même, est d’une parfaite netteté : si un conflit doit éclater en Mer Noire, si la Russie s’y laisse entraîner, la France la secondera de tout l’effort de sa diplomatie, de tout son appui moral, mais elle ne fera rien de plus. Et il spécifie que l’alliance n’a jamais été conçue pour étayer la politique russe en Orient, mais pour maintenir la paix de l’Europe : la France ne pourrait donc se considérer comme engagée par des initiatives non prévues dans le pacte.

Ainsi, dans l’esprit du représentant de la France, les affaires balkaniques restent extérieures au domaine d’application de l’alliance, qui, dans son article 2, ne vise que l’hypothèse d’un conflit avec l’Allemagne. Il reprochera plus tard à Delcassé d’avoir, dans son accord du 9 août 1899 avec la Russie, substitué les termes d’« équilibre des forces européennes » à ceux de « maintien de la paix générale », car, pour intéresser l’alliée à la question d’Alsace, le bouillant ministre acceptait de s’intéresser lui-même à l’équilibre sud-oriental, condition de l’équilibre européen, accroissant ainsi les responsabilités de la France. Hanotaux, lui, poursuit avant tout le maintien du concert européen, répudiant, de la part de quelque puissance que ce soit, toute action isolée capable de provoquer des complications : si l’Europe ne peut agir unanimement, il est préférable qu’elle n’agisse pas. Mais l’alliance ainsi définie, il la défend avec d’autant plus de conviction et de force et il obtient qu’elle soit publiquement avouée : c’est lui qui, dans les débats des 31 mai et 10 juin 1895, prononce le premier le mot fatidique et c’est lui qui, le 26 août 1897, rédige, à Saint-Pétersbourg, le toast historique du Pothuau.

Dans toute cette politique il n’y a pas de pointe dirigée contre l’Allemagne qui, du reste, attachée à la Russie tsariste par des liens de famille, par une longue collaboration, ressemblant à une complicité, en Europe orientale, surtout par une inquiétante communauté de vues dans la défense du principe d’autorité, ne s’inquiète pas du rapprochement franco-russe, dont assez longtemps, il faut le dire, elle ne parait pas mesurer la portée. Hanotaux évite, autant que possible, de mécontenter une puissance qui, dans ses positions internationales, se trouve souvent du même côté que l’alliée de la France. Au fond, il pourrait éventuellement avoir besoin d’elle, et c’est ici qu’apparaît, par l’ombre qu’elle projette sur le mur européen, la préoccupation sans doute fondamentale de toute sa diplomatie, la grande pensée coloniale. Sur ce terrain-là, l’obstacle c’est l’Angleterre : on sort d’Europe, mais les combinaisons continentales vont colorer de leur reflet la politique extra-européenne, comme celle-ci peut faire dévier la politique du continent. C’est ainsi que les obscures négociations franco-anglaises qui se poursuivent en Afrique affectent par contre-coup la température des relations franco-allemandes.

Sur le terrain colonial, la France, depuis sa défaite et surtout depuis Jules Ferry, réparait rapidement les pertes de l’ancien régime, constituant sans bruit un nouvel empire, dont, entre 1890 et 1900, la structure commençait à se dessiner. C’est en moins de vingt ans que cette opération, d’immense portée, avait été accomplie. Tandis qu’au sous-secrétariat d’État, bientôt devenu ministère des Colonies, Eugène Étienne, et toute une école à sa suite, inspirait, conduisait, contrôlait cette grande œuvre, tandis que les sociétés d’études, les comités d’initiative, tels que la Société de géographie, l’Afrique française, l’Asie française, réunissaient la documentation, entretenaient le feu sacré, saluaient, au départ et au retour, explorateurs, missionnaires ou soldats victorieux, le ministère des Affaires étrangères, selon les termes mêmes d’Hanotaux, « veillait aux contacts », puis, quand les résultats paraissaient suffisamment acquis, s’attachait à les « fixer dans des actes définitifs ». Ce programme, que le jeune directeur des protectorats s’était donné comme tâche d’accomplir, c’est celui que, comme ministre, il s’efforçait d’achever. Mais l’opinion, exigeante, était au fond sans conviction coloniale profonde, vite désemparée, et le Parlement ne constituait guère un appui plus solide : il voulait des succès, mais il était lâche et l’on sentait bien qu’au moindre incident il désavouerait, comme à Lang-Son, le ministre coupable d’avoir risqué la guerre.

La France et l’Angleterre se rencontraient partout en Afrique, dans leur expansion coloniale parallèle. Depuis 1882, l’Angleterre occupait militairement l’Égypte, et l’opinion française en gardait une amertume qui pesait lourdement sur les relations des deux pays. La France, de son côté, complétant son expansion algérienne, avait établi son protectorat sur la Tunisie, cependant que sa rivale, déjà installée en Afrique du Sud, s’avançait le long de la ligne du Cap au Caire. Mais en même temps, la France, pénétrant le massif continent par les trois portes de l’Algérie, du Sénégal et du golfe de Guinée, s’imposait en Afrique occidentale, tandis que, s’enfonçant profondément vers l’intérieur, elle prenait de flanc l’Afrique Orientale. Il était inévitable, dans ces conditions, que les deux pays, leurs diplomaties, pour ne pas dire leurs pointes armées, se rencontrassent. Mais comment se ferait la démarcation des influences ? C’est cette rivalité, diffuse et donnant lieu à de continuelles négociations, à de continuels froissements, qui aboutit finalement à la crise de Fachoda. L’affaire demeure inexplicable si on ne la situe à sa place dans cette vaste question du partage de l’Afrique : page malheureuse, et qui faillit devenir tragique, dans laquelle il importe de dégager les responsabilités et notamment de préciser la position de Gabriel Hanotaux.

Quelques jours seulement avant qu’il eût pris le pouvoir, l’Angleterre avait achevé de se faire reconnaître par la Belgique tout le bassin du Nil : le traité anglo-belge du 12 mai 1894 glissait pour ainsi dire le Congo belge en tampon entre les possessions françaises de l’Afrique centrale et l’immense territoire qu’elle s’attribuait. Dans la séance du 7 juin 1894 — ce fut sa première apparition à la tribune, — Hanotaux déclara qu’en ce qui la concernait, la France considérait l’acte diplomatique comme nul et non avenu. L’opinion française, notamment dans les milieux coloniaux, n’avait jamais considéré comme tranchée la question du Haut-Nil. Par le Haut-Oubangui notre expansion s’orientait naturellement dans cette direction, sans que nos prétentions ultimes eussent été précisées. Dès 1892, Étienne avait demandé des crédits pour organiser une mission de ce côté-là, mais les crédits avaient finalement reçu une autre affectation. Le projet cependant demeurait dans l’air et, en septembre 1894, Liotard était nommé commissaire en Haut-Oubangui, avec mission d’étendre ses relations dans le Bahr el Ghazal et jusqu’au Nil. Le gouvernement britannique n’avait pas manqué d’en concevoir quelque inquiétude et, le 28 mars 1895, sir Edward Grey, sous-secrétaire au Foreign Office, avait déclaré à la Chambre des communes que l’envoi par la France d’une mission vers le Haut-Nil serait considérée par l’Angleterre comme un acte inamical.

Quelques semaines plus tard, en juin 1895, lord Salisbury, devenu premier ministre, prévenait notre ambassadeur que, pour porter au Madhi un coup de grâce, l’Angleterre organisait une expédition militaire sur Dongola : nous serions du reste tenus au courant et l’on s’entendrait avec nous si le but initial venait à être dépassé. Fort émue de cette initiative, l’opinion française voyait dans l’envoi d’une mission en direction du Haut-Nil une sorte de manœuvre pour amener l’Angleterre à « causer ». Hanotaux avait, sur ces entrefaites, été remplacé au quai d’Orsay par Berthelot, membre du cabinet Bourgeois, le 28 novembre 1895. C’est au cabinet Bourgeois qu’appartient la responsabilité de la constitution de la mission Marchand, le 24 février 1896.

Cependant, la marche sur Dongola s’exécutait rapidement : l’Angleterre, on n’en pouvait douter, allait suivre son programme sans dévier. Le 28 avril 1896, Hanotaux rentrait au quai d’Orsay, dans le cabinet Méline, et le 15 mai le dernier échelon de la mission Marchand se mettait en route, avec, comme point de direction, Fachoda sur le Nil, où l’on estimait qu’il arriverait bien avant les Anglais, ceux-ci n’avançant que lentement, construisant une voie ferrée au fur et à mesure de leur progrès : d’ici là, pensait-on, la diplomatie aurait bien le temps d’arranger les choses.

Hanotaux ne fut pas sans voir le péril : on avait imprudemment allumé une mèche susceptible de faire sauter avec l’artificier toute la maison. S’il avait rappelé la mission à peine partie, ce qui était encore facile, l’opinion et le Parlement lui eussent certainement reproché sa pusillanimité. Il tenta d’arranger les choses en qualifiant simplement l’expédition de « mission civilisatrice » et en plaçant le capitaine Marchand sous les ordres de Liotard, pour donner à l’entreprise un caractère civil. Ce n’étaient là que des habiletés, qui ne changeaient pas les choses. On entreprit en même temps d’élargir le débat par une campagne diplomatique. L’Italie s’étant intéressée à la marche de l’Angleterre vers le Sud, l’Allemagne et l’Autriche se trouvaient engagées, de ce fait, du même côté, mais la France avait obtenu le concours de la Russie pour protester auprès de la Caisse de la dette contre une participation financière de l’Égypte à l’expédition britannique. La Caisse ayant passé outre, la France avait réussi à faire casser la décision. L’opinion anglaise était exaspérée d’un procédé qu’elle jugeait mesquin et rentrant dans la stérile pratique des « coups d’épingle ». Il était trop évident que cette parade n’arrêterait pas l’Angleterre : elle prit à sa charge les frais de l’entreprise, tout en réclamant le condominium anglo-égyptien sur les provinces qu’elle allait conquérir.

C’est ensuite un long silence : Marchand avance héroïquement dans le désert, puis dans les marais du Bahr el Ghazal. La T.S.F. n’existe pas encore et son gouvernement reste sans aucun contact avec lui. Mais une autre mission, partant de Djibouti, est envoyée à sa rencontre, sur le Nil, ce qui signifie bien que le sens général de toute cette politique est demeuré le même. En décembre 1897, une ultime occasion d’arranger les choses se présente : l’ambassadeur d’Angleterre, sir Edward Monson, propose à la France, si celle-ci abandonne toute revendication sur le Nil, de lui reconnaître le Tchad, mais la suggestion n’est pas retenue. Cependant les négociations franco-anglaises avaient repris, sur un autre terrain, non à propos du Nil ou du Tchad mais de l’Afrique Occidentale : le 14 juin un important accord colonial était signé. Mais le 11 juin le cabinet Méline avait été renversé. Presque en même temps Marchand atteignait Fachoda...

Quelle était donc la pensée du ministre ? Il ne l’a jamais cachée et plus tard, à plusieurs reprises, il s’en est expliqué : « Ce n’était pas une conquête que la mission Marchand était allée chercher si loin, ce n’était même pas un objet d’échange, un gage ou une matière à négociation, c’était la négociation elle-même : il fallait aller chercher au nœud du litige le nœud de l’entente. » Le but était complexe : joindre Dakar à Djibouti, ce qui équivalait à couper la ligne du Cap au Caire, cette manifestation étant liée à la protestation française contre l’occupation de l’Égypte ; étendre notre domination jusqu’au bassin du Nil, par expansion de notre position sur le Haut-Oubangui ; prendre sur le Bahr el Ghazal, sans prétendre nécessairement rester à Fachoda, pour menacer les Anglais de flanc, en faisant pression sur leur route de grande communication transcontinentale... C’était en somme, comme devait le faire l’Allemagne onze ans plus tard, tenter une sorte de coup d’Agadir, en vue d’amorcer, « à chaud » pour ainsi dire, une négociation qu’on espérait devoir être décisive.

Le plan péchait, il faut l’avouer, par une grave méconnaissance de la psychologie britannique. L’Angleterre, qui ne fait pas la guerre pour un territoire, est prête à la faire pour un détroit, pour un canal, pour une route : estimant défendre un intérêt vital, elle devient intransigeante, à l’occasion brutale. Jusqu’alors nos différends avec elle en Afrique avaient surtout porté sur des délimitations de frontières : il s’agissait de quelques kilomètres carrés de marais, de forêts ou de déserts ; on pouvait discuter, marchander. Cette fois, il s’agissait de bien autre chose, d’une route de l’Empire, et c’était une singulière illusion de croire que, sur une question de cet ordre, Salisbury céderait. Ni bourgeois, responsable de la constitution de la mission, ni Hanotaux, responsable de ne l’avoir pas arrêtée quand il en était encore temps, n’avaient en la circonstance une juste appréciation de l’interlocuteur avec lequel il allait falloir se mesurer. On peut leur faire encore un autre reproche, celui d’avoir manqué de réalisme : les arguments juridiques de la France au sujet de l’Égypte pouvaient avoir leur valeur, mais, dans ce domaine de la force et de la passion qui est celui de la conquête des continents, ils restaient sans efficacité : c’était évidemment folie de croire qu’on aurait ainsi raison de l’Angleterre.

Il s’agissait donc, non pas d’un incident colonial, mais de la politique franco-anglaise, et par ce biais de notre politique générale. Dès l’instant, en effet, que les initiatives coloniales de la France l’exposaient hors d’Europe à une rupture avec l’Angleterre, il ne pouvait être question pour elle de se mettre à dos en même temps les grandes puissances continentales. Hanotaux discutait quotidiennement avec les Anglais en Afrique et souhaitait sincèrement s’entendre avec eux, mais il estimait en même temps devoir se garantir contre eux en s’assurant, outre la Russie qu’il avait déjà, la neutralité de l’Allemagne. Il n’a sans doute pas pensé aller plus loin, encore que des perspectives dans ce sens se soient offertes à sa puissante imagination. S’il y avait quelque pointe dans sa politique, ce n’est pas vers l’Est qu’elle était tournée.

Delcassé s’orienta différemment. Dès le 12 janvier 1899, c’est-à-dire à peine un peu plus de deux mois après l’évacuation de Fachoda, Paul Cambon arrivait à Londres et avisait aussitôt lord Salisbury qu’il était prêt à reprendre la conversation relative aux litiges coloniaux franco-anglais en Afrique, en rattachant la négociation à la convention du 14 juin 1898, œuvre d’Hanotaux. Il semblait qu’il y eût simplement continuation d’une politique. Il y avait en réalité une différence fondamentale : Hanotaux, séparé des Anglais par la rivalité coloniale, souhaitait la neutralité allemande. Son successeur, en s’associant aux Anglais, contre l’Allemagne, allait régler sans peine avec eux les litiges extra-européens en se plaçant sur le terrain de la politique générale : le centre de gravité du système était déplacé. On est donc fondé à dire qu’il y a eu une politique Hanotaux et une politique Delcassé. Il m’est arrivé de douter de la sagesse de la seconde, qui nous conduisait à la guerre, mais la première l’eût-elle évitée ? L’expérience du demi-siècle qui s’est écoulé depuis lors nous a enseigné que tout appui de l’Allemagne est décevant, plein d’embûches, toujours fatal à ceux qui se laissent entraîner à le souhaiter.

Hanotaux, vers la fin de sa vie et se retournant vers le passé, exprimait volontiers sa fierté d’avoir, colonial passionné, contribué plus que personne à avoir accru l’Empire français en Afrique : c’est un mérite qui lui appartient et de la postérité ne manquera pas de le louer.

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En 1898, quand il quitte le ministère, Hanotaux a quarante-cinq ans. C’est à pareil âge seulement que d’autres envisagent l’accession au pouvoir. Mais il a derrière lui et le pouvoir et les succès de l’écrivain et les consécrations académiques : il a été reçu, le 24 mars de cette même année, à l’Académie française. Sa renommée relève de sa double et parallèle activité d’homme d’État et d’historien. Une première carrière se termine donc pour lui. Une autre, deux fois plus longue, va commencer, non moins intéressante, non moins féconde. Il n’appartient pas vraiment au Parlement, bien qu’il en ait fait partie, et il ne tente pas d’effort sérieux pour y rentrer. Il voit se dessiner pour lui un rôle nouveau, en marge de la vie politique, sans fonctions officielles, et cependant au service de la nation, dans le cadre républicain sans doute, en vertu d’une conviction qui n’a pas faibli, mais en dehors des partis et toujours avec la préoccupation dominante de la grandeur française. Une pratique approfondie des affaires, une connaissance incomparable du passé national vont lui permettre de comprendre et d’exprimer la vie de son temps, de l’intégrer dans la tradition française. Il change du reste à ce moment son genre de vie. Il a jusqu’alors été plutôt mal portant ; en dépit de l’extraordinaire activité dont il a fait preuve, il est resté délicat de santé, avec des maux d’estomac, des insomnies, un régime nécessitant des ménagements. Il prend insensiblement l’habitude de s’éloigner de Paris pendant de longues semaines, cherchant à la campagne des nuits tranquilles ; bientôt il achète une maison, dans l’Aisne, près de ce Chemin des Dames qui va entrer dans la grande histoire.

Libéré des servitudes du bureau, il dispose de tout son temps pour le travail de l’écrivain. L’occasion est belle d’achever l’œuvre à laquelle, jeune homme, il avait décidé de consacrer sa vie. Les deux tomes publiés sont de proportion magistrale ; le tableau de la France en 1614, qui figure au commencement du second, est même déjà classique. Avouons qu’il montre quelque infidélité au cardinal : il ne reprendra son étude qu’en 1933, en collaboration avec notre confrère le duc de La Force, à qui nous devons, de ce fait, sur ces débuts du XVIIe siècle, de belles et fortes pages d’histoire, bien marquées de sa personnalité. La raison de cet abandon, c’est son immense curiosité de tout et de tous, son attrait pour tout ce qui est intéressant, l’impossibilité où il est de résister aux appels de la vie, telle que les circonstances la lui présentent. Après plusieurs années de travail, il publie, entre 1903 et 1907, les quatre volumes in octavo des Origines de la troisième République. Il avait l’air de changer de sujet, mais au fond c’était toujours le même : la tradition nationale cherchant à s’exprimer à travers les vicissitudes et les révolutions. Le livre est une parfaite réussite, l’un des meilleurs qu’il ait écrits, œuvre d’un témoin, qui a vécu la période décrite et cependant sait en parler en prenant le recul de l’historien.

Puis, c’est Jeanne d’Arc qui s’empare de lui : encore un thème national, ce qui fait que sa carrière en dépit de cette diversité, ne dévie pas. C’est le temps où chacun veut avoir écrit sa Jeanne d’Arc : Péguy bâtit patiemment et puissamment la sienne, Anatole France vient d’aborder le sujet, sceptique et séduit, dans des pages d’où se dégage un parfum suspect. Hanotaux réussit à faire une œuvre entièrement honnête, qui donne satisfaction à toutes les interprétations possibles de la Pucelle. Sans être religieux, du moins à cette époque, car il reviendra plus tard à la foi de son enfance, il s’incline devant le mystère : ce n’est pas lui qui renoncera, pour la France, à cette force spirituelle dont il sent toute la valeur dans le patrimoine national.

En 1909, il fonde le comité France-Amérique, dont, jusqu’à sa mort, il sera le président. Européen authentique, il est de ceux qui ont appris à regarder au delà des mers : le cardinal lui a enseigné que cette préoccupation est inséparable de la grandeur française. C’est lui qui, comme ministre, avait créé au quai d’Orsay le bureau des affaires d’Amérique, celles-ci n’ayant relevé jusqu’alors que d’une vague direction des « Pays divers ». Il faut, disait-il, que, si la guerre éclate, l’Amérique soit à nos côtés, car l’Angleterre n’y suffira pas. Au printemps de 1912, à l’occasion du tricentenaire de la fondation de Québec, il fait le voyage du Canada et, sur le socle du monument de Champlain, scelle le bronze de la France de Rodin. Au retour, il passe par Washington, où il se lie avec le président Théodore Roosevelt. Ces relations d’amitié franco-américaines ne cesseront plus. Il est populaire auprès des Latins comme auprès des Anglo-Saxons du Nouveau Monde. Souza Dantas, ambassadeur du Brésil, grand ami de la France, dit de lui : « Nous sommes 270 millions d’Américains, qui, tous, connaissent M. Hanotaux. »

La France, vers ces années 1910, respire un air nouveau. Lasse des discussions vaines, la jeunesse est sportive, passionnée d’action. Le pays, après une longue période de doute, sur sa destinée, se reprend à espérer. L’Europe n’est plus 1e continent soumis à la seule volonté de Bismarck, la possibilité d’une révision de la défaite de 1870 se dessine. Delcassé a été l’initiateur d’une conception politique nouvelle. Hanotaux ne s’y associe pas, mais sa collaboration à cette renaissance n’en est pas moins efficace : il se retourne encore une fois vers le passé pour toucher du pied le sol de la patrie et, comme Antée, y chercher de nouvelles forces. Ce n’est plus, cette fois, en historien patient, en chartiste penché sur le document, mais en être humain regardant et aimant d’autres êtres humains. Il conçoit l’idée de donner à son pays une histoire de la nation française : ce n’est pas lui qui l’écrira — il n’en fera que la préface et l’un des volumes — mais il en sera l’animateur, le chef d’équipe, déterminant le plan de l’édifice, traçant à chacun sa tâche. « Je suis un constructeur, aimait-il à dire, j’ai construit des traités, des livres, des maisons. » Et c’est ainsi que parait, au lendemain de la Grande guerre, une série de dix-sept volumes, magnifique succès de librairie, car le grand public ou, si vous préférez, le petit public a répondu à l’appel. Hanotaux est lui-même son propre éditeur ; il achète le papier, rémunère ses collaborateurs, se débat avec succès contre les difficultés financières, mais il vient à bout de tous les obstacles, et voici l’œuvre debout, expression de la constance passionnée qu’il éprouve pour son pays. Aucun pessimisme à la Taine : « Je suis avec la France. Je suis pour elle tout le temps, je l’accompagne, je l’exhorte, je lui crie : Vas-y ! Il a entrepris en même temps une Histoire de la Guerre, commencée en 1914, dans le feu des événements : c’est dans le même esprit qu’il dirige et publie une Histoire de la Nation Égyptienne, à la demande du roi Fouad Ier.

Cette série, si féconde, si diverse, nous montre à la fois les qualités exceptionnelles d’Hanotaux et les tentations qui, éventuellement, le font dévier de sa ligne : sa curiosité intellectuelle, sa puissance d’imagination et de synthèse sont sans limites, il ne sait pas se défendre contre la sympathie qui, l’attire irrésistiblement vers les hommes, les choses, les idées : ce n’est plus le chartiste attentif et méticuleux, il a abandonné l’histoire savante, et je ne sais si ses maîtres de l’École des Chartes et de l’École-des-Hautes Études seraient au fond contents de lui, mais partout où il est il apporte la vie, et c’est de quoi nous devons surtout lui être reconnaissants.

Au moment où se poursuivent et s’achèvent ces grands travaux, la figure d’Hanotaux s’est transformée. Ce n’est plus l’homme mince, un peu gringalet, d’aspect professoral, que nous avions connu quand il accédait au ministère. La santé lui est venue avec les années, avec les longs séjours à la campagne où il se retrempe, retrouvant le contact de cette terre provinciale qui a formé ses premiers ans. Il s’est construit peu à peu une existence pleine d’indépendance, ne comportant plus, que des séjours limités dans la capitale mais de longues stations dans les demeures de son choix, où il s’enracine dans cette France éternelle dont il se fait une conception de plus en plus personnelle et intime. La maison qu’il avait acquise dans l’Aisne, sur le Chemin des Dames, a été détruite en 1917. Il achète, cette même année, à Orchaise, non loin de la forêt de Blois, un vieux prieuré bénédictin. La démarche est symbolique : il quitte le Nord, l’Est, la frontière ; le Picard se replie sur la Loire. Il va même descendre davantage encore. Dès 1883, quand il est venu à Nice pour le transfert des cendres de Gambetta, il a découvert le Midi méditerranéen. Comme les grands Nordiques, comme Goethe, comme Nietzsche, c’est dans la Méditerranée qu’il trouve le complémentaire latin de son aigre patrie boréale. Sa conception même de la France comporte cette association des brumes du Nord et de la lumière du Midi. C’est même cette attirance qui va l’emporter : il se fixe à Roquebrune, où il passera, jusqu’à la fin de sa vie, les trois quarts de l’année. Le site est admirable : du haut de la montagne, qui tombe à pic sur le rivage, on domine une immensité de Méditerranée bleue, cependant que se profile à l’ouest le rocher de Monaco, qu’à l’est les hauteurs de Bordighera encadrent le tableau et que même, vers l’extrême couchant, on peut distinguer, au delà de l’Estérel, la côte lointaine de Saint-Tropez. « Impression dominante de gloire, » écrivait André Gide devant le panorama de Marseille. Je ne sais pas d’expression plus exacte pour évoquer le divin paysage qu’Hanotaux avait voulu avoir toujours sous les yeux.

Qui du reste, mieux que lui, pouvait l’apprécier ? Depuis longtemps cet homme du Nord se sentait attiré par le soleil et plus encore par la joie qui se dégage de cette atmosphère où, devant la netteté des lignes, la pensée prend toute sa lucidité. » Il savourait, avec cette extraordinaire imagination qui était la sienne, l’enivrante impression de sentir sous soi deux mille ans d’histoire. Dans tel olivier de son jardin il se flattait de saluer un contemporain de César. L’homme de Grimaldi n’est pas loin : il aimait certainement ce voisinage.

Cette vie de sagesse lui vaut, sur ses vieux jours, une solidité que ne connait plus guère l’homme des villes. Il a su s’organiser une existence qui rappelle, par sa richesse, ses contacts, sa diversité, celle d’un homme du XVIIIe siècle ou de la Renaissance. Il sait rester Parisien, mais aux heures choisies par lui. Loin de s’enfermer dans sa province, il voyage : un jour il est en Égypte, un autre en Amérique ; cet Européen est devenu citoyen du monde. Ceux qui l’ont connu durant ces dernières années conservent le souvenir d’un causeur étonnant. Avec l’âge, il s’est libéré d’une certaine rudesse pour acquérir l’extrême bonne grâce de l’homme très vieux, qui a tout vu, cherche à tout comprendre et se réjouit du large champ de vision que lui vaut l’expérience de la vie. Quand il est dans un salon, à une table, c’est vers lui que gravite l’attention. Dans sa conversation s’exprime la vertu essentielle de son esprit, une imagination merveilleuse qui lui permet, par l’intelligence, de reconstituer la vérité, de la créer au besoin par intuition, comme un poète. Tout ce qu’il touche devient intéressant : à propos de telle vieille pierre délitée des maisons ou des jardins de notre Nord-Est il évoque tout le passé de la frontière ; dans telle modeste chapelle de l’Estérel il voit le symbole, inconsciemment reconnu par les pèlerins, de la stabilité des terrains primaires faisant contraste avec les bouleversements voisins du tertiaire alpin. Les auditeurs, séduits, se réjouissent de voir s’ouvrir devant eux de si belle perspectives, tout en se demandant si la hardiesse de cet enchanteur ne les entraîne pas tout de même un peu trop loin.

Quand, à la fin d’une très longue vie, le nonagénaire se retournait vers son passé, il pouvait se flatter d’avoir bien rempli sa destinée. Sans doute n’avait-il pas réalisé la grande pensée de sa jeunesse, son Richelieu, car, s’il l’achevait, ce n’était plus seul, et d’autre part l’œuvre historique volumineuse qu’il laissait derrière lui ne relevait plus guère de la tradition reçue par lui de Gabriel Monod ou de Quicherat. Mais il avait été, soit auprès des auteurs, soit auprès des lecteurs, un animateur prodigieux et l’intérêt du public avait ratifié son choix d’un certain type d’histoire. En politique également il avait marqué son passage au pouvoir de réalisations durables. L’orientation donnée par lui à notre diplomatie n’avait pas été confirmée par ses successeurs entre sa politique et celle de Delcassé il y avait une différence, presque une contradiction, qu’il ne chercha jamais, à nier. Mais, pour employer une expression de ce dernier parlant de lui-même, il ne laissait pas derrière lui que des ruines. C’est avec raison qu’il pouvait ignorer d’avoir accru le domaine colonial de son pays, d’avoir, servi passionnément l’expansion de la France dans le monde.