Réponse au discours de réception de Marcel Pagnol

Le 27 mars 1947

Jérôme THARAUD

RÉPONSE DE M. Jérôme THARAUD
AU DISCOURS DE M. Marcel PAGNOL

Prononcé dans la séance du jeudi 27 mars 1947

 

Monsieur,

Je suis très heureux de vous accueillir parmi nous, d’abord parce que vous avez beaucoup de talent, ensuite parce que vous êtes un homme heureux. Un homme heureux ! cette chose extraordinaire, qui n’est peut-être que l’effet d’une harmonie entre les dons que nous avons reçus de la nature et la manière dont nous savons les reconnaître et en tirer parti. Cette harmonie, vous l’avez réalisée avec un bonheur tel qu’il semblait vous fermer à tout jamais les portes de notre Compagnie. Le succès, en effet, et un succès aussi universel que le vôtre, emporte souvent avec lui, dans l’opinion, par un mauvais choc en retour, je ne sais quel discrédit, quel doute sur la qualité du talent trop chanceux. Les délicats, les raffinés (pourquoi ne pas y joindre les snobs ?) sont naturellement portés à dire : « Après tout est-ce aussi bien que cela ? » Il faut prendre une bonne fois son parti que beaucoup de gens bouderont toujours une œuvre d’une clarté et d’une simplicité trop parfaites. Le public lui-même est tenté d’être ingrat et de se demander si ce qu’il aime et admire si vivement et naïvement mérite vraiment ses suffrages.

Hé bien ! non, le public montre trop d’humilité. Il ne s’est pas trompé dans l’immense applaudissement qu’il vous a donné à travers tous les pays du monde. Le public se trompe quelquefois, et même il se trompe souvent, quand il ne rend pas à un auteur la justice qui lui est due, mais il se trompe rarement, et en tout cas, moins souvent que la critique, quand il reconnaît dans un ouvrage, de l’esprit, de l’émotion, une forte vérité humaine, couronnée par la poésie, et qu’il fait cette œuvre un succès aussi franc que celui qu’il vous a réservé.

Comme dans une cérémonie du Théâtre-Français à l’occasion de quelque anniversaire, il me semble, en ce moment, que je vois assemblés autour de vous et non autour d’un buste (Dieu merci ! vous êtes bien vivant !) tout ce peuple gracieux, sorti de votre imagination, les Marius et les César, les Panisse et les Fanny, les Topaze et les Merlusse, la Femme du boulanger, Angèle et combien d’autres ! tous ces santons marseillais qui sentent l’ail et la lavande, les coquillages et le pastis, les nostalgiques odeurs du vieux port ; tout ce monde jovial, emporté, mélancolique, aussi près du rire que des larmes, et de la tragédie que de la comédie. Nous les connaissons tous par cœur vos héros tragi-comiques ; nous savons tous leurs sentiments, tous leurs petits, secrets, tous leurs petits travers. Il n’y a qu’un personnage dans votre univers pagnolesque qui demeure pour nous mystérieux. Ce personnage, c’est vous-même.

Hier encore, je ne vous connaissais pas. Je vous ai vu, pour la première fois, le soir où vous êtes venu, très solennellement, me faire une visite académique ; et vous m’avez séduit tout de suite par votre gentillesse et une modestie qu’on est loin de trouver toujours chez des confrères que la gloire a moins favorisés. Vous paraissiez vous faire de notre Compagnie une idée un peu folle ; et vous vous demandiez avec une plaisante inquiétude quel accueil elle réserverait à l’auteur de tant de pièces si divertissantes, et qui, de plus, a abordé, toujours avec ce bonheur qui semble lié à votre personne, une forme d’art qui, jusqu’ici, n’a jamais été célébrée sous cette auguste coupole, et à laquelle vous serez le premier à donner ses lettres de noblesse, le cinéma parlant.

Depuis cet heureux soir, je vous ai vu souvent ; et vous m’avez appris beaucoup de choses sur vous-même. Je ne vais pas vous les raconter à vous, mais à cet auditoire si nombreux, qui se réjouit de vous voir ici, non pas sur l’écran, en image, mais en chair et en os. Endormez-vous donc un instant, ou distrayez vos yeux à regarder tous ces visages qui se tournent vers vous avec tant de curiosité amicale. C’est à eux que je veux lire votre histoire.

Au pays de Samba Diouf, quand le village, au soir tombant, s’assemble sous l’arbre les palabres pour goûter la fraîcheur de la nuit qui vient et le plaisir de la conversation, et que le conteur prend la parole, il commence, comme tous les conteurs depuis le commencement du monde : « Il y avait une fois... » Puis, rituellement il s’arrête et rituellement ceux qui l’écoutent reprennent d’une seule voix : « Il y avait certainement une fois. » Et moi, je dis à mon tour : « Il y avait certainement une fois à Tolède, des Gitans, des Bohémiens, des Romanos, comme vous voudrez, qui possédaient un secret. Furent-ils victimes de l’Inquisition, ou de quelque autre malaventure, toujours est-il qu’au XVe siècle ils furent contraints de quitter leur pays. Quelques-uns cherchèrent refuge en France, dans un de ces bourgs dorés du Midi, que vous prenez souvent pour décor de vos pièces. Naturellement ils apportaient avec eux leur secret. Et ce secret n’était rien moins que l’art de tremper l’acier dont étaient faites les épées des compagnons du Cid. Faute de connaître leur vrai nom, on les appelait les Espagnols. Et peu à peu, dans la familiarité du parler villageois, ils devinrent tout simplement des Pagnols.

Voilà, Monsieur, votre noblesse. Elle est des plus anciennes et des plus authentiques. Elle se lit dans votre regard. À Toulon et à Marseille, aux terrasses des cafés, que de fois la tireuse de cartes et de bonne aventure, passant dans sa robe fleurie, s’est arrêtée soudain, et ses yeux dans les vôtres, vous a jeté ces mots : « Tu es un Romano ! »

Dans la suite des temps, il y a toujours eu dans cette contrée du Midi des Pagnols, armuriers, artificiers, et plus tard aussi cartonniers, car pour fabriquer des fusées et des cartouches, le carton est nécessaire. En bonne logique, vous devriez être fabricant d’armes à feu. Mais il y a quelque cent ans, votre grand-père, abandonnant la profession héréditaire, vint s’établir à Lyon en qualité de maître appareilleur de pierres. Comme les artisans de ce temps-là, il ne savait ni lire ni écrire, mais il avait un grand respect du savoir — un respect exagéré à mon goût, et au vôtre aussi, je pense, car il voulut que ses enfants, quatre filles et deux fils, fussent tous les six instituteurs ! On frémit, rien qu’à y penser ! Et c’est ainsi que vous avez vu le jour chez un directeur d’école, à Aubagne.

Vous-même avez débuté dans l’enseignement, à l’échelon le plus modeste, maître répétiteur à Tarascon. Heureuse chance pour vous et pour nous, puisque c’est dans ces humbles fonctions que vous avez pu observer ces milieux d’enfants et de maîtres d’études, qui devaient vous servir de modèles pour créer ces types inoubliables, humbles et orgueilleux, susceptibles à l’excès, profonds connaisseurs des âmes enfantines, qu’ils aiment et détestent à la fois, ces Topaze, ces Tamise, ces Panicault, et surtout ce Merlusse, dont vous avez raconté l’aventure un soir de Noël, dans un film qui est peut-être, à mon goût, votre chef-d’œuvre.

Quelque part, vous faites dire à l’un de vos personnages : « Dans la vie, il n’y a que les miracles qui soient intéressants. Heureusement qu’on en voit tous les jours ! Si on regardait bien, on en verrait tout le temps. Ça n’arrête pas ! » Il me semble entendre parler Péguy par votre bouche. En tout cas, rien n’est plus vrai pour vous. Toute votre existence m’apparaît sous le signe du miracle. Le premier se produisit à Aix, à Aix-en-Provence, bien entendu !

C’était au cours de l’autre guerre. Vous aviez été réformé pour raison de santé et, tout frais licencié, vous enseigniez au collège les rudiments de la langue anglaise aux élèves des petites classes. Or, un matin, on vint vous prévenir que votre collègue des classes supérieures était souffrant, et que vous deviez le remplacer dans la classe de rhétorique. Vous partez pour le collège, et que voyez-vous en arrivant ? Les trois chaises fatidiques qui annonçaient la visite de l’Inspecteur général. Au pied levé, si je puis dire, vous fîtes une excellente leçon sur Hamlet, et à trois semaines de là, vous étiez invité à vous rendre à Paris pour remplacer, provisoirement, le professeur d’anglais au lycée Condorcet. Je ne doute pas que le brio de votre improvisation ne fût pour beaucoup dans cette invitation flatteuse, mais je dois à la vérité de dire que de nombreux professeurs étaient alors aux armées, et que les agrégés de province ne se souciaient aucunement de quitter leurs confortables logis de Toulouse ou de Bordeaux pour affronter, à Paris, la crise du logement, qui avait déjà commencé. L’ennuyeux, voyez-vous, dans les miracles, c’est que presque toujours ils s’expliquent. C’était tout de même, pour vous, une étonnante aventure de vous voir installé, du jour au lendemain, dans la chaire de Mallarmé, le maître énigmatique.

Comme lui, en faisant votre classe, votre esprit, j’imagine, était souvent ailleurs. Vous rêviez. Vous rêviez, non pas à des pesées subtiles de mots et de syllabes, à des concordances lointaines, à des associations inédites de sons et d’images, mais à l’agencement des scènes et des répliques de ces Marchands de gloire, que le théâtre de la Madeleine eut l’honneur de représenter treize fois devant le public. La presse ne fut pas mauvaise. Vous savez d’ailleurs que la critique se montre volontiers favorable quand un auteur ne gêne encore personne et que ses compliments offrent, en plus, le sournois avantage d’inquiéter quelqu’un d’autre.

Vous eûtes, m’avez-vous dit, plus d’éloges que de spectateurs. Le treizième et dernier jour cependant, près de cent personnes, d’un coup, envahirent le théâtre. Hélas ! hélas ! ce n’était qu’une caravane de Cook qui s’était égarée chez vous, et qui, dès la fin du premier acte, s’empressa de courir ailleurs chercher son divertissement. Pourtant, l’Allemagne, l’Amérique, la Russie, l’univers enfin, intéressé par vos Marchands de gloire, se cotise pour vous rapporter vingt mille francs. Vingt mille francs ! Une fortune alors !

Après cet encourageant début, alliez-vous dire adieu à la chaire de Mallarmé ? Certes non ! Vous êtes Marseillais, c’est-à-dire vous êtes prudent. Vous ne voulûtes même pas vous présenter à l’agrégation, dans la crainte d’y être reçu et d’être envoyé en province, loin de Paris, loin des théâtres, ce qui vous paraissait désormais impossible. On prétend même, j’ignore si c’est vrai, que vous demeurez toujours inscrit sur les registres de l’Université. Sait-on jamais ce qui peut arriver !

Déjà vous rêviez d’une autre pièce : Jazz. Succès honorable lui aussi, qui vous permit de prendre un congé pour travailler plus librement.

Vous n’aimiez pas la solitude. À Marseille, vous passiez déjà une part de votre vie diurne et nocturne dans la joyeuse compagnie de vos amis. À Paris, vous fîtes de même, dans votre petit rez-de-chaussée de la porte Saint-Cloud, où l’on entrait par la fenêtre, car vous en aviez perdu la clef. Vous étiez là toute une bande de jeunes auteurs inconnus, qui tous avaient votre âge, et dont beaucoup sont devenus célèbres. Tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, vous vous réunissiez jusqu’à l’aube pour vous communiquer vos travaux, au fur et à mesure qu’un acte était fini. Le plus souvent assis par terre, car vos meubles étaient rares, mais le whisky ne l’était pas ! vous échangiez vos impressions avec une franchise totale, vous éreintant ou vous félicitant, vous interrompant sans vergogne aux endroits ennuyeux par des bâillements affectés, des ronflements sonores, des ricanements, des cris d’animaux. Aux répétitions générales, vous vous retrouviez tous. Mais là, c’était le coude à coude, la défense du camarade en péril, les grognards de la Garde, et toute une stratégie fraternelle, et bien inutile, pour essayer d’influencer le public et les critiques par des applaudissements qui ne trompaient personne, et des mots de couloirs, des fusées qui faisaient long feu.

C’est dans cette atmosphère d’amitié et d’entraînement intensif (vous restiez quelquefois huit jours sans sortir de chez vous) que vous avez écrit Topaze.

On raconte que cette pièce, qui devait faire le tour du monde et vous introduire, du jour au lendemain, dans la gloire, comme Cyrano de Bergerac y avait introduit Rostand, fut d’abord refusée par onze directeurs de théâtre. On voudrait que cette histoire fut vraie, pour la consolation de tant d’auteurs dramatiques, dont les manuscrits gisent au fond des tiroirs directoriaux. Mais ce n’est là qu’une légende. La vérité, qui est tout autre, faillit d’ailleurs vous causer des ennuis. Vous aviez fait tirer à la machine à écrire six exemplaires de votre ouvrage, et les aviez portés à cinq directeurs différents. Et voilà que les cinq directeurs l’acceptèrent tous ensemble ! Comment vous tirer de ce pas ? À qui donner la préférence ? Il vous restait le sixième et dernier exemplaire. L’idée vous vint de le montrer à Antoine pour lui demander un conseil. Et le conseil d’Antoine, qui s’y connaissait bien fut qu’aucun des cinq directeurs qui avaient lu et accepté votre pièce, aucun n’était le bon, et qu’il fallait la confier à un sixième, le directeur des Variétés. Naturellement celui-ci accepta et il ne fallut pas moins que l’extrême gentillesse, que vous apportez dans la vie, pour vous dégager des cinq autres sans vous brouiller avec aucun.

Ces trois pièces, les Marchands de gloire, Jazz et Topaze se rejoignent dans leur thème essentiel : le choix entre une vie mesquine et pure, et une existence de facilité et de jouissance immédiate. Elles sont de la même famille, elles se ressemblent comme trois sœurs. Mais tandis que les deux premières ont des airs un peu guindés, romantiques et littéraires, la troisième est toute simple, naturelle et charmante. Elle a pris à ses deux aînées tout ce qu’elles pouvaient avoir d’agréable, et elle y a ajouté sa grâce personnelle, un attrait qui fait qu’on ne regarde plus les autres, qu’on ne voit plus que celle-là, ce quelque chose qu’on retrouvera désormais dans tout ce que vous écrirez, la franchise, le mouvement, la vie, l’absence de toute déclamation, et le sourire près des larmes.

Vous nous avez raconté comment, le soir de la première, énervé, impressionné par la réflexion d’un machiniste qui avait dit avec autorité : « Ce n’est pas une pièce pour la maison ! » et d’un autre qui lui répondait, en vous enterrant déjà : « C’était une pièce pour Jouvet ! » vous aviez quitté les coulisses, et vous vous étiez réfugié dans une loge perdue sous les combles. Là, pour passer le temps et vous calmer un peu, asphyxié par vos cigarettes, vous refaisiez en pensée votre pièce, et sur une vieille table à maquillage vous jetiez sur un bout de papier des notes pour des scènes et des arrangements nouveaux quand retentit dans le couloir un bruit de cavalcade. C’étaient eux ! les compagnons, les amis, les fidèles des nuits de disputes et de discussions passionnées du rez-de-chaussée de Saint-Cloud. La porte s’ouvrit brusquement. Ils étaient tous là, rayonnants, quelques-uns même la larme à l’œil. Et c’est ainsi que vous apprîtes la réussite de Topaze sur le beau visage de l’amitié.

Ce succès fut ce que nous savons, immédiat, immense, universel. Enfin, une pièce, une vraie pièce ! Où tout était simple, direct, où l’auteur ne s’embarrassait pas de prétentions philosophiques, ni de ces théories littéraires qui ne cachent souvent qu’un manque d’imagination et d’esprit ; une pièce d’un pessimisme âpre et joyeux, sans affectation de cynisme, où la psychologie et la morale étaient visibles à l’œil nu ; du théâtre enfin, rien que du théâtre : vous aviez gagné la partie.

Un auteur dramatique est un homme qui s’adresse à mille indifférents réunis, prêts à bâiller. Il faut que, dans un temps très court, avec des moyens limités, il emporte l’adhésion de tout ce monde des moyens très simples, à l’occasion un peu gros, sont nécessaires. On vous l’a reproché, et si vous avez connu une gloire sans frontière, vous n’avez pas échappé au dénigrement de ceux qui veulent que le théâtre soit autre chose que du théâtre. Trop de gens sont portés à juger une œuvre dramatique du seul point de vue littéraire ou lyrique, plastique ou philosophique. Juger du simple point de vue théâtral leur semble du dernier commun. Volontiers ils portent au pinacle des pièces qui peuvent avoir une valeur, un intérêt artistique, mais qui sont en elles-mêmes de mauvaises pièces, mal construites, embarrassées, languissantes, et dont les qualités du style, les intentions cachées, trop de finesse ou de rhétorique laissent le public indifférent.

Je pense avec vous qu’Henry Becque, que nous admirons, vous et moi, avait tort quand il disait : « Le vrai théâtre est un théâtre de bibliothèque ! » Vous dites, vous, tout au contraire : « Le vrai théâtre est fait pour être joué. » Tant mieux s’il garde à la lecture sa magie. Mais qu’il accomplisse d’abord ce pourquoi il est fait, qu’il balise son destin, qui est de soulever, dans une salle, l’enthousiasme des spectateurs.

C’est justement ce que vous faites : vous entraînez votre public. Il ne résiste pas à votre mouvement, à la vie que vous insufflez à tous vos personnages, à chaque scène, à chaque acte, à tout l’ensemble. Ce qui n’empêche pas, Monsieur, que je défie bien personne de ne pas retrouver son plaisir en vous lisant au coin du feu.

Quelqu’un qui ne s’était pas consolé de ne pas avoir joué votre Topaze, c’était M. Volterra, auquel vous aviez remis un de vos cinq manuscrits. Comme il vous en faisait un jour son éternel reproche : « Voici, lui dites-vous en tirant des papiers de votre armoire, quelque chose que j’ai écrit pour l’Alhambra de Marseille. C’est une pièce locale. Si ça peut vous intéresser... »

Un autre personnage qui ne dut pas être très content, ce fut, je pense, le directeur de l’Alhambra, car M. Volterra lut aussitôt la pièce, l’accepta même, peut-être sans la lire, et n’eut pas à s’en repentir, car cette pièce, c’était Marius. Et Marius et Topaze, bras dessus, bras dessous, partirent ensemble, du même pas, à la conquête du monde.

C’est très agréable et très rare, quand on a l’honneur et le plaisir de recevoir quelqu’un parmi nous, d’avoir à parler d’une œuvre que tout le monde connaît : l’assistance, venue, comme aujourd’hui, en foule, et même vous, mes chers confrères, cela soit dit sans malice. Nous avons tous en mémoire cette fameuse trilogie, Marius, Fanny et César, qui, sitôt qu’on en parle, amène sur les lèvres le sourire que l’on a, quand on retrouve une vieille connaissance.

Topaze était une pièce excellente, qui prouvait à l’évidence que vous étiez un dramaturge né, et que vous connaissiez toutes les ressources du métier. Mais avec votre œuvre marseillaise, vous vous êtes élevé au rang d’un grand peintre de votre terroir. Comme un Mistral, un Daudet, un Paul Arène, vous avez haussé jusqu’au type des personnages tout locaux. Au menu peuple de Marseille, qui pourrait sembler d’un comique assez vulgaire et facile, vous avez donné, par votre art, une humanité générale. Ainsi faisait Daumier. Ainsi a fait aussi Rostand. Serait ce un don du Midi de grossir la vérité sans toutefois la déformer ?

C’est encore aux souvenirs de votre vie que vous avez emprunté la matière de ces ravissants ouvrages. Mais laissant, cette fois, maîtres d’études et professeurs, et vos expériences de collège, vous avez entrepris de peindre un coin de France, d’un pittoresque étonnant : Marseille ? C’est trop dire, le vieux port de Marseille, et dans ce coin du vieux port, à l’abri du bar de César, loin d’une pègre que vous voulez ignorer, des Marseillais de vieille et bonne race, une petite vie de bonne humeur, de sentimentalité candide, de fureurs vite apaisées, illusionniste et sincère, où chacun sait discerner dans les propos de son voisin ce qui est vrai ou faux, en sorte qu’on peut dire qu’à Marseille personne ne ment à personne. Vous avez peint un peuple (car c’est un peuple, le peuple de Marseille), d’une fantaisie cocasse, d’une vanité naïve, qui, en dépit des apparences, ne se prend pas toujours au sérieux, intuitif, primitif presque, d’une extraordinaire faconde, grisé de mots et de soleil, qui ne s’étonne jamais de rien, toujours au-dessus du ridicule, et qui sait retrouver au fond de lui la justesse et la droiture, quand l’essentiel est en jeu.

Ce qui, chez un auteur d’un moindre talent que le vôtre, n’aurait fourni que la matière de tableautins d’un genre plaisant, de sketch, comme on dit, vous l’avez saisi d’une main sûre pour en tirer de larges scènes, vivantes, aérées, humaines où vos personnages apparaissant avec un relief inoubliable. Je ne doute pas que vous deviez beaucoup à des choses vues ou entendues, et même jouées sur des tréteaux marseillais. Mais Molière aussi s’inspirait de Tabarin et de la foire. Comme lui, à votre façon, vous avez tout transfiguré. Dans ces petites vies, condamnées à la médiocrité quotidienne, vous nous avez fait voir le tragique et la poésie, car si vous êtes un homme de théâtre, vous êtes, au moins autant, un poète.

Écrivez-vous en français, Monsieur le nouvel Académicien ? Je n’en sais rien, et ça m’est bien égal. Ce que je sais, c’est que vos personnages parlent le langage qu’ils doivent parler, et qu’ils ne sauraient en parler un autre. Ils parlent marseillais, ils parlent comme ils pensent, un dialecte excellent et vrai. Et d’ailleurs n’est-il pas vain de quereller un auteur dramatique sur la qualité de son langage ? « Je n’ai pas la prétention d’être un écrivain, dites-vous quelque part, mais un auteur dramatique, ce qui est tout différent. » Et vous ajoutez aussitôt : « Le génie littéraire, le charme particulier de leur langue personnelle n’entre que pour très peu dans la grandiose beauté des œuvres des Sophocle, des Shakespeare et des Molière. » Vous pensez justement que le style d’un dramaturge ne doit pas être jugé, comme celui du romancier, par son vocabulaire ni par sa syntaxe. Le style du dramaturge, il est ailleurs ; il est dans l’architecture de l’œuvre, la poésie de la conception, le mouvement de l’exécution, le ton général de ce qu’il crée. Chacun de vos personnages parle la langue qui convient à sa situation sociale, avec ses tours et la démarche que lui impose son caractère. On publie qu’on est au théâtre, on est sur le vieux port, on en respire l’odeur, on en perçoit l’accent ; votre langue a le double avantage d’exprimer dans leur vérité les sentiments de vos bonshommes ; et leur langage pittoresque a, de plus, cette chance d’être compris de tous malgré son caractère particulier et local. Vous avez eu l’honneur, le grand honneur de donner à ce dialecte droit de cité à l’Académie. La noble ville phocéenne vous en sait, j’en suis sûr, infiniment de gré.

Depuis deux ans, avec Topaze et Marius, vous connaissiez au théâtre le succès le plus éclatant, quand il vous arriva cette simple aventure : vous dîniez un soir, solitaire dans un petit restaurant de la rue Blanche lorsqu’un de vos amis vint s’asseoir en face de vous et vous dit à peine assis, tout plein de son sujet : « J’arrive de Londres et je viens de voir là-bas quelque chose d’extraordinaire : un film parlant. — Quoi ? lui avez-vous répondu, tu veux parler d’un phonographe qui distribue les paroles en suivant tous les mouvements de l’acteur et de l’action. — Je n’en sais rien, mais va voir ça. Le film s’appelle Broadway Melody, et on le donne au Palladium. »

Le lendemain vous étiez à Londres, dans un fauteuil du Palladium, écoutant de toutes vos oreilles et regardant de tous vos yeux l’étrange nouveauté, dont vous avait parlé votre ami, une pièce, une véritable pièce, avec une action, un dialogue où les images parlaient ! À dire vrai ce que vous entendiez n’était encore qu’une cacophonie. Les voix semblaient sortir d’un tuyau d’arrosage. Vous n’en fûtes pas moins bouleversé. Cette association des images de la pensée et de la parole humaine, c’était bien autre chose qu’un spectacle divertissant, c’était une merveilleuse trouvaille qui ne pouvait se comparer qu’à l’invention de l’écriture, mais d’une écriture plus complète que celle que nous connaissons déjà puisqu’elle enregistrait à la fois sur l’écran la pensée, la voix, le geste, toute la vie enfin, et qu’une fois inscrite cette extraordinaire écriture pourrait se diffuser à travers le monde sur une simple bobine avec autant de facilité qu’un livre.

D’emblée vous eûtes le sentiment qu’un moyen inédit d’expression venait de naître ; que cette mécanique serait demain l’outil parfait qu’emprunterait l’art dramatique et que bientôt le vieux théâtre d’ores et déjà condamné ne servirait guère plus qu’à former des acteurs au service de cet art nouveau.

Emporté par votre imagination, qui est grande, dans votre fauteuil du Palladium, vous pensiez avec enchantement que cet outil miraculeux allait permettre à l’auteur dramatique de parler à la fois en cent lieux différents, et que ce ne serait plus par centaines mais par milliers et milliers qu’il faudrait compter désormais les représentations théâtrales. Ce qui n’était pas un rêve, puisque votre Fanny a dépassé depuis longtemps la cent millième représentation. Pour atteindre ce chiffre, il aurait fallu qu’on vous jouât tous les soirs au Théâtre Français, dix ans avant la naissance de Molière, jusqu’à aujourd’hui.

En même temps se présentait à votre esprit rapide la foule des avantages du cinéma parlant sur le vieux système théâtral : le changement de décor instantané qui permet de transporter en un clin d’œil l’action où l’on veut, sans s’embarrasser d’explications fastidieuses, et de réaliser cette mobilité que Shakespeare s’efforce d’atteindre par le découpage de ses actes en multiples tableaux, qu’il attaque et termine à son gré, en nous laissant toujours au sommet du mouvement dramatique ; la possibilité de montrer à la fois des actions mêlées l’une à l’autre mais qui se passent en des lieux différents ; d’isoler, dans une scène, tel ou tel groupe de personnages, cependant qu’autour d’eux se poursuit une vie indifférente à l’action et pourtant indispensable pour en donner l’atmosphère ; enfin, et surtout l’avantage de tenir toujours en pleine lumière le point central de l’intérêt.

« Mais alors, vous disiez-vous, nous n’aurons donc plus sous les yeux l’acteur vivant, en chair et en os, nous n’aurons plus que son image ! » Et vous vous répondiez à vous-même : « Tant mieux ! Tout est faux au théâtre, tout est faux, sauf les acteurs. Et c’est bien là, précisément, la grande misère. Au milieu d’un décor factice, la brutale réalité des acteurs jette une fausse note. Désormais, ils seront, comme toutes les choses qui les entourent, des images parmi des images, des ombres parmi des ombres. Ils deviendront aussi faux, ou aussi vrais, si l’on veut, que le reste du spectacle. La voix ne sera plus celle d’un homme mais d’un personnage affranchi des variations humaines ; son visage sera un visage saisi dans ses meilleurs moments. Et c’est justement cette absence de toute chair qui donnera au cinéma son irréalité splendide, sa magie, sa poésie. »

Ainsi rêviez-vous, Monsieur, en regardant défiler les images parlantes, moins ému par le spectacle que par votre méditation. Vous veniez de trouver votre chemin de Damas, et vous reprîtes à tire d’aile la route de Paris pour annoncer à vos amis le nouvel Évangile.

Quelle ne fut pas votre surprise de soulever une réprobation véhémente et générale ! Vous ne rencontriez autour de vous que des esprits sans intuition, des auteurs dramatiques liés par de vieilles habitudes, des fabricants de cinéma muet qui se sentaient obscurément menacés, des directeurs de théâtre qui trouvaient que le cinéma ne détournait déjà que trop leur clientèle, des journalistes incrédules devant vos anticipations. On vous traitait de fou et surtout d’ingrat de médire du théâtre après tout ce que vous lui deviez. Mais, à bien voir, n’était-ce pas à vous qu’il devait quelque chose ? En vérité, ce fut un beau vacarme !

Raimu qui jouait, en ce moment, le rôle de César dans Marius, vous écouta, silencieux, consterné, et quand vous eûtes fini de parler, il vous dit, la main sur l’épaule, avec cet accent marseillais que je ne saurais imiter « Marcel, tu raisonnes comme un enfant. Tu es très fort pour écrire des pièces, mais tu es un peu fou. Ton truc de photos qui parlent, c’est certainement intéressant, mais ce n’est qu’une attraction, bonne tout au plus pour Luna Park. »

Voilà ce que vous dit celui qui devait être le plus grand, le plus prestigieux acteur du cinéma parlant. Il ne vit pas ce qu’allait lui donner ce qu’il appelait avec dédain un truc de lanterne magique : la fortune d’abord, et une popularité dont, malgré son succès, il ne pouvait se faire une idée. Pouvait-il, en effet, imaginer qu’au lieu de jouer, chaque année, environ trois cents fois, il allait jouer des milliers de fois plusieurs pièces à travers le monde entier, et dans des salles innombrables, au point qu’un amateur de statistique a calculé qu’en une même année, ayant tourné cinq films à succès il fit un nombre de représentations qui équivalaient, pour cette seule année, à quatre cent quatre-vingts ans de théâtre ! Il ne vit pas qu’il allait échapper désormais à la fastidieuse corvée de répéter tous les soirs les mêmes répliques et de faire les mêmes effets. Il ne devina pas l’admirable cadeau que vous lui apportiez ; que non seulement la lanterne parlante allait répandre à travers l’espace, d’une façon magique, son talent, ses gestes, sa voix, son sourire, ses larmes, un pli de son visage, un mouvement de son épaule, mais que le cinéma assurerait, à travers le temps, la durée de cet art du comédien, qui jusqu’ici mourait chaque soir pour renaître le lendemain, jusqu’au moment fatal où il disparaissait pour toujours. Car ils sont bien disparus, les Talma et les Rachel, la grande Sarah, Mounet-Sully, plus morts, semble-t-il, que les autres hommes, puisque leur don c’était justement de ressusciter la vie

Ah ! comme vous avez raison d’écrire aujourd’hui que votre grand interprète est mort, et tant d’autres de ses compagnons avec lui : « Leur dépouille mortelle a eu le sort de toute chair, mais ces morts ne sont plus des disparus, car sur les écrans ils vivent toujours. Leurs voix d’autrefois résonnent encore ; ils n’ont rien perdu de leur talent ; ils exercent toujours leur art ; ils continuent d’émouvoir des foules dans tous les coins du monde, après le jour fatal où l’invisible régisseur les a appelés pour leur entrée dans l’au-delà. Je mesure aujourd’hui tout le pouvoir de la lampe magique, qui ranime les génies éteints, qui refait danser les danseuses mortes, et qui rend à notre tendresse les sourires des amis perdus. »

Rien ne put vous décourager, et vous allâtes chez Paramount apprendre le métier de cinéaste.

Pendant deux ans, vous avez vécu dans le mystère des laboratoires, l’âcre odeur des révélateurs le ronronnement des machines à développer, au milieu des opérateurs de prises de vues, des ingénieurs du son, des metteurs en scène, vous initiant aux procédés d’un art que tous ceux qui en profitaient enveloppaient d’un profond mystère. Là, vous apprîtes beaucoup de choses, et la plus étonnante, à savoir que personne ne semblait se douter que, dans un film parlant, l’affaire essentielle, capitale, c’était la pièce et le dialogue. Dans la grande firme américaine, tout le monde avait de l’importance, le chef de publicité, les opérateurs de toute espèce, les vedettes, le concierge, tout le monde, sauf l’auteur, le créateur du film. À dire vrai, il était remplacé par une institution singulière qu’on appelait le Bureau des scénarios, et qui se composait d’une équipe de littérateurs ratés, de romanciers jamais lus par personne, d’écrivains de théâtre qui n’avaient connu que des fours, et qu’on chargeait de dépecer, de décortiquer romans et pièces bonnes ou mauvaises, pour en tirer ses films exécrables.

Tel quel, ce bureau des scénarios donnait entière satisfaction au Directeur de Paramount. Le public était moins content et se plaignait d’une production à laquelle il ne trouvait ni les avantages du film muet, ni ceux qu’il attendait du parlant. Troublé par ces doléances et la baisse des recettes, le directeur vous confia son chagrin. « Quoi ! en moins d’une année, il avait produit deux cent quatre-vingt-deux films français, dépensé quatre cents millions, et le public se plaignait ! En vérité, ce n’était pas gentil. — Mon cher ami, lui répondîtes-vous avec la familiarité qui s’était établie entre vous et ce puissant seigneur, tu as été pour le cinéma français un véritable Pharaon. Les Pharaons, Khephren, Chéops et Mykérinos, ont élevé trois pyramides, et toi, tu viens d’élever la quatrième, mais tu l’as construite avec des navets ! — Que veux-tu dire avec tes navets ? » Quand vous lui eûtes expliqué le sens figuré de ce mot, sans se montrer autrement fâché, l’Américain réfléchit profondément et dit : « Les Français veulent du cinéma littéraire. » Et il vous offrit de porter Marius à l’écran, en y mettant toutefois deux conditions ; la première, c’est qu’il devait venir d’Amérique un metteur en scène hongrois ; la seconde, qu’il n’utiliserait aucun des acteurs qui venaient de faire triompher votre pièce, ni la charmante Orane Demasis, ni l’excellent Fresnay, ni l’incomparable Raimu, sous prétexte que ni les uns ni les autres n’étaient des vedettes de cinéma. Naturellement, vous ne voulûtes rien entendre. L’aitaire en resta là, et votre vie au studio continua, frénétique et joyeuse, solennelle et bon enfant, comme toute affaire américaine, mais remplie pour vous d’une certaine amertume à voir tant d’argent, tant d’efforts et de talent absurdement dépensés.

Cependant, les recettes continuaient de baisser, et cela parut réveiller les instincts artistiques de votre directeur. Eut-il le sentiment obscur que vous n’aviez peut-être pas tout à fait tort, et que les raisons qui avaient fait votre succès au théâtre, l’excellence de votre dialogue et le jeu de vos acteurs ne seraient pas indifférents à la réussite d’un film parlant ? Il décida de porter à l’écran une adaptation de Marius, que vous aviez astucieusement préparée en secret. Le succès fut éclatant : quinze millions en trois semaines.

Vous ne doutiez pas, cette fois, d’avoir partie gagnée et d’avoir convaincu votre homme que, dans un film parlant, le personnage essentiel, devant qui tout le monde doit s’incliner c’est l’auteur de la pièce. Mais vous étiez bien loin de compte ! Et lorsque l’on vous proposa de faire un film avec Topaze, on déclara, comme devant, qu’on n’emploierait, bien entendu, aucun de vos anciens interprètes, et, chose plus surprenante encore, que le soin d’écrire le dialogue serait confié, non pas à vous, mais à l’un de vos amis, le charmant écrivain dont nous apprécions tous le talent, M. Léopold Marchand.

Cette fois, c’en était trop ! Vous aviez maintenant acquis l’expérience du cinéma. Vous vous étiez rendu compte que le métier de cinéaste n’était pas si difficile que tant d’illettrés, d’apatrides et de marchands de tapis étaient intéressés à le faire croire. À quoi bon, pensiez-vous avec raison, laisser aux mains des étrangers douteux qui s’en sont emparés, l’industrie merveilleuse ? Et vous prîtes la résolution de produire vous-même les films de votre imagination.

Alors commença pour vous une vie balzacienne, où vous étiez à la fois bailleur de fonds, metteur en scène, chef de laboratoire, opérateur de prises de vues, entrepreneur de publicité, locataire ou propriétaire de salles, que sais-je encore ! Une vie où vous fîtes tous les métiers d’un producteur, comme on dit, et couronnant le tout, votre métier d’auteur, de créateur et d’écrivain.

Dans cette période de dix années qui vient à peine de finir, vous avez intensément travaillé. Qu’il me suffise de rappeler des titres, qui, à eux seuls, évoquent pour nous tous des moments du plus gracieux plaisir : Fanny, César, la Femme du Boulanger, la Fille du puisatier, Angèle, Merlusse et j’en oublie !

Ce qui me semble caractériser cette œuvre, c’est d’abord la santé. Grande originalité en un temps où la littérature s’acharna à peindre des mœurs ignobles et repoussantes. En vérité, si l’on s’en tenait à nos romans et aux pièces du jour, on pourrait croire qu’une perversité cynique s’est emparée de tout le monde ici, et que le diable mène chez nous le sabbat. Nous ne sommes pas des anges, c’est sûr, mais nous sommes encore moins ces convulsés, ces possédés, ces péchés vivants, ces loques, ces détestables créatures que certains auteurs font de nous. Je sais bien que c’est là une mode à laquelle il ne faut pas attacher plus d’importance qu’il ne convient, et qui passera comme les autres. Votre vue du monde, à vous, optimiste, indulgente et fraternelle, fait le plus frappant contraste avec ces peintures délirantes. Charmant sourire, humain, tendre et vrai, au milieu de laideurs entassées à plaisir, qui peuvent donner, un moment, par surprise, l’illusion du génie.

Vous avez choisi la meilleure part : « Quand on fait rire sur la scène ou sur l’écran, on ne s’abaisse pas, bien au contraire. Faire rire ceux qui rentrent des champs avec leurs mains tellement dures qu’ils ne peuvent plus les fermer ; ceux qui sortent des bureaux avec leurs petites poitrines qui ne savent plus le goût de l’air ; ceux qui reviennent des usines, la tête basse, les ongles cassés avec de l’huile noire dans les coupures de leurs doigts, faire rire tous ceux qui mourront, faire rire des êtres qui ont tant de raisons de pleurer, celui qui possède ce don-là leur donne la force de vivre et on l’aime comme un bienfaiteur. »

Ainsi parle, Monsieur, un de vos personnages par la bouche du plaisant M. Fernandel, mais par delà son rire bienfaisant, il y a vous, Monsieur, votre art, votre mélancolie tendre et votre esprit heureux.

Pendant ces dix années données au cinéma, vous avez prouvé, par l’exemple, que c’était l’intérêt des dramaturges de ne pas considérer le cinéma parlant comme un pauvre succédané du théâtre, bon pour gagner quelque argent, quand le succès d’une pièce était épuisé sur la scène, mais qu’ils devaient hardiment prendre en main ce moyen d’expression nouveau et diriger le monstre docile, qui, autrement, allait les dévorer.

Est-ce à dire qu’une lutte à mort est engagée entre le cinéma et le théâtre ? Vous ne le pensez pas. Ni moi non plus. Je crois seulement qu’on peut distinguer chez vous un penchant pour cette forme si riche de toutes les ressources que vous avez aperçues dès le premier moment, et dont vous avez su tirer si bien parti. Je tombe d’accord avec vous que les plus beaux films sont encore à paraître et seront tirés d’un Eschyle, d’un Sophocle, d’un Shakespeare, d’un Musset. Je ne me laisse pas arrêter (ce serait trop facile) par l’effroyable médiocrité, qu’il faut bien constater dans la production courante. Quand un art, ou plutôt une industrie, est obligé de satisfaire à la demande de cinquante-mille salles, et qu’il lui faut produire deux mille cinq cents films par an, il est fatal que le déchet soit énorme. Depuis que le monde existe, et qu’on écrit y a-t-il deux mille cinq cents chefs-d’œuvre ? Et l’on voudrait que le cinéma en produise deux mille cinq cents par an ! Que cet amas de pauvretés ne nous cache pas les mérites, les possibilités infinies du film parlant ! Mais je suis persuadé, un peu plus que vous peut-être, qu’il existera toujours un théâtre, tel qu’on l’a toujours pratiqué ; qu’il y a des pièces intérieures, psychologiques, littéraires, si vous voulez, quoique je n’aime pas beaucoup ce mot, qui ne conviennent pas au cinéma. Vous dites vous-même qu’une pièce de théâtre portée, telle quelle, sur l’écran fera toujours un mauvais film. Or, Dieu sait s’il y a des pièces auxquelles on ne peut rien changer ! Voit-on, au cinéma, Racine ou Marivaux, et, sans aller si loin, ce Maurice Donnay auquel vous venez de rendre hommage avec tant de pertinence et de goût ?

J’ajoute que ce théâtre-là exige un acteur sur la scène. Et, d’une façon plus générale, je crois qu’il y a dans la présence humaine quelque chose que rien ne remplace. Même portée à sa perfection, même avec la couleur, même avec le relief. L’image parlante ne sera jamais la vie. L’image de Sarah Bernhardt, dans Phèdre, n’est pas Sarah Bernhardt !

Dans cette lutte entre l’acteur vivant et sa représentation, son ombre, si vous voulez, je ne pense pas que ni l’image ni la présence réelle l’emporte d’une façon absolue. Et tant mieux ! Aucun art ne peut ni ne doit mourir. C’est aux dramaturges futurs de voir quelle forme d’art conviendra le mieux à leurs sujets, à leur talent.

Monsieur,

Le succès, qui vous accompagne depuis votre jeunesse, ne vous a pas changé ; il ne vous a rien fait perdre des qualités de simplicité et de bonne grâce qui ont charmé tous ceux qui vous approchent. Aussi, sommes-nous particulièrement heureux de vous recevoir aujourd’hui. Et pour une autre raison encore. Tous, ici, nous vous sommes reconnaissants d’avoir porté au loin la France. Porté au loin, avec infiniment d’esprit, l’image d’un peuple de braves gens — exception faite, bien entendu, pour le triste Topaze Mais où, dans quel pays du monde, n’y a-t-il pas des Topazes !