Rapport sur les prix de Vertu 1943

Le 16 décembre 1943

Jacques de LACRETELLE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. JACQUES DE LACRETELLE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Lu dans la séance annuelle du 16 décembre 1943

 

 

Messieurs,

Pour la quatrième fois, la séance que vous consacrez annuellement aux lauréats de vos prix de vertu aura lieu à huis clos. Ainsi l’obscurité qui pèse sur la vie nationale s’étend aussi sur des actes de zèle et d’abnégation qui mériteraient plus que jamais d’être proclamés urbi et orbi, puisqu’ils sont le seul héroïsme qui soit permis aux Français.

Je sais bien que, même en temps ordinaire, cette séance n’était peut-être pas de celles qui attirent la ville et le monde. On allait jusqu’à dire — mais c’était faux — que l’Académie avait coutume de célébrer la vertu devant des banquettes vides. On ajoutait — et c’était vrai quelquefois — que votre rapporteur, afin de rehausser les grisailles de son thème, décochait volontiers à l’élue du jour ces épigrammes que nous réservons volontiers, paraît-il, aux récipiendaires.

Messieurs, n’attendez pas de moi, aujourd’hui, de tels traits. D’abord l’heure s’y prête mal. Mais je crois bien qu’en tout état de cause l’émotion que j’ai ressentie en me penchant sur ces vies si candidement adonnées au bien, je crois que cette émotion m’eût laissé désarmé.

J’essaierai tout à l’heure, sinon de définir la vertu, du moins de vous rappeler ses divers sens et les multiples visages qu’elle prend. Pour l’instant je vous dirai le sentiment, ou plutôt la vision qui m’est venue à mesure que je prenais connaissance de ces archives.

Je me suis remémoré un voyage que j’ai fait en 1939 au Canada français où j’avais été délégué par vous. Au fait, il s’agissait aussi de célébrer la vertu sous différents aspects. On avait demandé à l’Académie d’être présente au tricentenaire d’une congrégation française établie à Québec, celle des Ursulines, et on fêtait également le 25e anniversaire de Maria Chapdelaine, ce petit chef-d’œuvre qui, sans intention édifiante, a pourtant donné une auréole à la simple honnêteté du cœur.

Je ne vous ai jamais rendu compte de cette mission parce que de graves événements, survenus de ce côté-ci de l’Océan, ont relégué au second plan les images de ma paisible croisière. Pourtant je me promettais de vous rapporter un jour, outre l’accueil qui avait été fait à notre mission, le vivant souvenir que plusieurs d’entre vous ont laissé au Canada français. J’avais constitué, à cet effet, moi aussi, un petit dossier à la gloire d’une très belle vertu, la fidélité. Mais quelques mois après, à mon retour, ces notes ont subi le sort de beaucoup de choses auxquelles les Français tenaient.

Ce qui m’avait frappé au cours de cette visite — et c’est là que je veux en venir — c’était de voir des gens fonder leur bonheur, et un bonheur actif, non sur la jouissance, mais sur la continuité des choses. Même dans les classes supérieures, formées par les Universités, j’avais reconnu que le principal moteur était la persévérance plutôt que l’ambition. On eût dit qu’il y avait là une même famille d’esprits, venue à des âges différents et de tous les points de notre sol, mais volontairement groupée sous un idéal commun.

Eh bien ! ce sont des êtres de cette famille que j’ai retrouvés en faisant la connaissance de vos lauréats. Qu’il s’agisse de la paysanne qui, pour remplacer un mari prisonnier, assure à elle seule le travail de la ferme, ou de ce garçon de quatorze ans qui s’improvise chef de culture. Qu’il s’agisse de la sœur de charité, de l’institutrice, de l’assistante sociale, de la servante qui, dans les pires circonstances et l’âge venu, ne résignent jamais leur fonction et parfois même ajoutent à leur charge un bienfait supplémentaire. Ou enfin de ces couples qui sans calcul utilitaire et sans orgueil, par une sorte de flamme spirituelle, veulent accroître leur descendance... ce sont bien ces mots de bonheur actif, de continuité des choses, de persévérance, qu’il faut employer.

Devant ces carrières si droites et qu’une confiance si haute semble inspirer, on serait même tenté de mettre en avant un autre terme, celui de vocation ou de prédestination. Mais il jurerait avec une qualité que l’on rencontre presque toujours chez ceux que vous récompensez. C’est le naturel, la parfaite simplicité qui accompagnent leurs actes.

Regardez-les agir, écoutez les témoins qui nous les présentent. Ils n’ont point de grands desseins, ils ne cherchent pas à sortir du rang. On dirait qu’ils ignorent ce qu’ils font. Leur vie s’achèvera comme elle a commencé. Seuls changeront ceux qu’ils secourent. Pour beaucoup d’entre eux un protégé est comme un tuteur nécessaire. D’où vient cette ténacité ? D’où viennent cette constance et aussi cette belle humeur qui les animent ? Comment est-ce possible ? Doit-on conclure avec Rousseau que l’homme est naturellement bon ?

Messieurs, voici l’explication que je vous propose. Le jugement de Jean-Jacques, comme nombre de ses jugements, est trop entier. Mais je suis persuadé que l’homme, lorsqu’il est bon, en retire une joie très pure. En d’autres termes, le contentement que nous procure l’accomplissement d’une bonne action ne relève nullement de la morale apprise. Il est spontané et, pour ainsi dire, physique. De là le ressort si simple et le perpétuel rebondissement de ces âmes qui se sont dévouées au bien. Elles ont trouvé une source de joie qui existe en chacun de nous et que nous ne savons pas découvrir, éblouis que, nous sommes par d’autres passions.

Peut-être allez-vous juger que j’idéalise les choses, que je ne fais pas une part assez grande à la peine que les gens de bien endurent, aux renoncements ou aux difficultés qu’ils taisent. C’est possible. Pourtant, je vous assure qu’en lisant ces dossiers, en suivant ces destinées, on n’a jamais l’impression de parcourir un chemin aride. La vertu, j’entends la vertu active et généreuse, a quelque chose d’ingénieux, d’infatigable, d’ailé, qu’on envie.

Je parlais tout à l’heure de naturel. Il est certain que les actions qui relèvent de la piété filiale et familiale méritent plus qu’aucune autre cette épithète. Mais, que de complications, quelle fatalité viennent souvent peser sur ces élans !

Ainsi, lorsque nous lisons qu’une employée parisienne, Mlle Hansard, fait vivre depuis vingt-cinq ans sa grand-mère et sa tante, nous ne songeons pas, tout d’abord, à nous récrier d’admiration. Mais poursuivons notre examen et nous apprendrons que l’une est aveugle, l’autre sourde-muette de naissance. Songez à ce que signifie une telle charge dans le foyer d’une femme seule, qui est obligée de gagner sa vie. Songez au double rôle qu’elle assume à ses heures de loisir, se reposant d’être Antigone en devenant pantomime. Il est significatif que le dossier de Mlle Hansard ne contienne qu’un très petit nombre de témoignages et tous très courts. Il est des situations qui se passent de commentaires.

Voici un autre dossier, auquel nous avons attribué un prix Favre, qui pourrait se résumer sèchement en deux lignes : Mme Mabit est veuve avec cinq enfants dont l’aîné a huit ans ; elle a à sa charge sa mère aveugle et impotente. Mais sous cet état-civil linéaire, il y a l’exode qui vit mourir le mari en même temps que naissait le dernier enfant, il y a la perte de tout l’avoir, il y a des maladies, le gagne-pain difficile, une suite de traits affligeants que je n’étale pas devant vos yeux pour n’être pas accusé de tomber dans le sentimentalisme.

On pourrait sans doute aussi, et sans forcer la note, faire un tableau fort touchant, à la manière d’Alphonse Daudet, sur le cas de M. Monjol auquel vous avez attribué un prix Davillier. Il s’agit d’un jeune homme de vingt-quatre ans, dont le gain est très modeste. Il est aujourd’hui orphelin et a pris à sa charge un frère de trente-deux ans qui est incurable et un autre plus jeune qui ne touche qu’un salaire d’apprenti. Il a encore deux frères qui sont prisonniers et qu’il soutient de loin. On nous dit qu’il suit avec respect les volontés de sa mère concernant chacun de ses frères. Vous penserez avec moi que l’Académie lui a donné un encouragement mérité.

Citons encore Mlle Lebrun, Mlle Groizet, M. Ardoise, qui, dans des circonstances méritoires et sans une plainte, avec ce dévouement joyeux que je signalais tout à l’heure, font vivre une mère âgée ou infirme. Souvent, dans les rapports qui nous les recommandent, perce l’admiration d’un voisin, d’un chef, de tout un quartier. Vous n’aidez pas seulement une situation difficile, Messieurs, vous encouragez un exemple, vous répandez une bonne influence.

Ce qui est très remarquable, c’est que souvent les vertus qui se penchent d’abord sur la famille se développent, grandissent, poussent leurs efforts au delà. Cela devient une habitude, un exercice indispensable à ces cœurs en éveil.

C’est ainsi qu’on a bien fait, ce me semble, de signaler à notre attention la vie de Mlle Mollière qui, après avoir soigné sa mère pendant dix ans, puis ses deux sœurs successivement, continue aujourd’hui, à quatre-vingt-quatre ans et malgré de très faibles ressources, à se dévouer pour ses voisins.

Mlle Mollière est entrée au ministère des Postes en 1880 et y a tenu son emploi pendant quarante ans avec une telle conscience professionnelle qu’elle a fait partie ensuite du Conseil de discipline. Bien que sa retraite soit sa seule ressource, elle trouve le moyen, maintenant qu’elle ne peut plus se dépenser pour les siens, de venir en aide à de plus déshérités qu’elle.

C’est aussi le cas de MllCollot-Zuber, et le cycle accompli par elle est un peu le même. D’abord à l’âge de seize ans, elle consent à être le bâton de vieillesse de la grand-mère qui l’a élevée. Puis elle s’intéresse aux enfants, devient garde-malade d’une vieille amie, va chez les Pères oblats où elle se dévoue pendant neuf ans. L’exode la met sur les chemins et on la retrouve à Clermont-Ferrand dans une institution d’aveugles. Actuellement, âgée de soixante-neuf ans, elle se sent un peu lasse, mais ne l’avoue pas et cherche un emploi qui lui permette de poursuivre sa manie charitable.

Louons aussi Mme Solignac, veuve d’un ouvrier agricole et mère de sept enfants dont l’aîné n’a que treize ans. Après avoir entouré de soins ses parents devenus infirmes, elle s’occupe maintenant de tous les malheureux de la paroisse. Dans le village de la Lozère où elle habite, son nom, nous dit-on, est un symbole de dévouement.

Une pensée me vient comme je considère ces figures. Après les convulsions qui le secouent, le monde subira des transformations sociales, c’est probable. Déjà, depuis un quart de siècle, des systèmes sont nés et ont tenté de s’imposer, je ne vous l’apprends pas. Il n’est question que d’ordre nouveau, de doctrines, ennemies en apparence, mais en apparence seulement, où le bien-être de chacun sera réglé de façon quasi automatique.

On aperçoit bien quelques petites taches dans ces doctrines. C’est ainsi que pour l’une (et je n’examine que ce qui est du ressort de mon sujet) la famille ne compte plus guère. C’en est fait de ces sentiments qui nous émeuvent encore, nous autres peuples arriérés. Glorifier le long dévouement d’un fils envers sa mère, vous voulez rire ! En quoi cela sert-il la machine de l’État ? La termitière modèle doit ignorer ces sensibleries.

Dans l’autre, il est une catégorie de créatures auxquelles il convient de ne point s’attacher et que le régime est en droit de faire disparaître : ce sont les citoyens improductifs, c’est-à-dire les vieillards, les infirmes, les incurables, qui ne sont que des bouches inutiles dans la communauté nationale.

Or, je crois que ce sont non seulement des taches, je veux dire des principes qui offensent l’honneur et le respect humains, mais de grosses fautes psychologiques. On ne peut pas aller contre l’instinct du cœur, on ne peut pas déposséder la personne humaine de certains besoins affectifs, on ne peut pas rejeter des préceptes que toutes les religions et toutes les morales du monde nous ont légués.

Que l’État s’efforce de prendre en charge toute une catégorie de citoyens qui le méritent plus que d’autres, rien de mieux. Qu’il crée et gère un mécanisme, un peu compliqué, d’assurances, d’allocations, de retraites, on y souscrit. Il veut agir, en somme, comme si ces besoins affectifs dont je parlais plus haut n’existaient pas. Soit. Mais qu’il n’essaie pas de les annihiler, qu’il laisse à chaque individu la possibilité de les satisfaire. Dans une société parfaitement réglée, où aucune inégalité ne subsisterait, il faudrait prévoir quand même la marge du cœur, pour que le bonheur de tous fût assuré. Si vous arrivez à supprimer la charité, le don de soi, la faculté de se sacrifier, que de mécontentements vous préparez ! Et que de fraudeurs en perspective !

Voyez plutôt ce qui se produit pour cette organisation des assistantes sociales qui n’est pas très ancienne, si je ne me trompe, et qui représente en quelque sorte un premier pas vers le monopole de l’État sur la bienfaisance. Ces déléguées officielles, ces demi-fonctionnaires, ne renoncent nullement à accomplir un geste charitable pour leur propre compte. Au contraire, elles ont des initiatives particulières, elles travaillent bénévolement en dehors du service. En langage populaire, cela s’appelle faire du rabiot.

C’est ainsi que nous avons récompensé deux assistantes sociales. L’une est Mme Phalippou qui, d’après son dossier, semble la providence de la pittoresque rue de la Gaîté à Paris. Je copie pour vous une attestation d’une de ses malades : « Depuis quinze ans Mme Phalippou me soigne. Je suis seule au monde et sans cette sainte femme je serais morte tous les matins. Depuis des années j’ai mon petit déjeuner chaud au lit et une petite douceur le midi et le soir ma soupe aussi. »

L’autre est Mlle Lasnier. A la mort de son père, cette jeune fille a trouvé une situation de famille fort difficile et qui, en l’absence de ses deux frères prisonniers, eût suffi à absorber son zèle et son besoin de dévouement. Mais cette tâche ne l’a pas contentée et tous les témoignages nous rapportent que, dans son métier d’assistante sociale, elle se dépense avec une ardeur admirable.

Eh bien ! j’affirme que notre monde perdrait beaucoup si la rigueur impitoyable d’un ordre nouveau laissait de tels cœurs sans emploi. Il y a quelques années, Maurice Barrès terminait son discours sur les Prix de Vertu par la phrase suivante : « Quand une nation se trouve bien de ses mœurs depuis quatorze siècles, on ne la convainc pas aisément de brûler ce qu’elle a adoré et d’adorer ce qu’elle a brûlé. »

Je pense, Messieurs, que vous applaudirez aujourd’hui encore à cette remarque. On peut même l’entendre dans un sens très large.

Dans un autre discours, où l’on retrouve un gros sel que vous avez souvent goûté entre vos séances, Louis Barthou faisait une belle place, et c’est justice, à des actes de dévouement que je ne manquerai pas de vous signaler à mon tour. Ceux des vieux serviteurs. « Combien d’excellents dossiers ont passé sous mes yeux, disait-il. Si l’Académie était un bureau de placement, et si je ne risquais pas de commettre des détournements de services, je pourrais donner de très bonnes adresses. » Treize ans ont passé et je ne suis pas assuré d’être aussi amplement pourvu que mon confrère. Raison de plus pour que je vous entretienne un instant de Mlle Marie Klein, qui habite Ligny-en-Barrois, dans la Meuse. Elle est depuis cinquante ans dans la même famille et y a fait preuve d’un dévouement absolu en même temps que d’un désintéressement rare. Deux fois, auprès de cette famille, elle a vu l’invasion et connu l’exil. Ce qu’il y a de bien touchant dans son dossier, c’est l’attestation presque suppliante de son maître, signée d’une main tremblante, car il a passé quatre-vingts ans. On sent que cette humble créature a su inspirer une véritable vénération à ceux qu’elle a révérés toute sa vie :

A côté de cette figure ridée par le travail, ne puis-je vous montrer un front usé par les veilles, tel celui de Mme Livieri, cette infirmière professionnelle, et le plus souvent bénévole ? Nous lui avons décerné le prix Le Blanc de la Caudrie.

Enfin les Sœurs dominicaines, garde-malades des pauvres, à Chalon-sur-Saône, ont été jugées dignes d’une belle subvention qui remplira un peu ces mains toujours prêtes à secourir les déshérités. Un de nos confrères, Messieurs, qui les a vues à l’œuvre, me racontait leur infatigable apostolat, lorsqu’il s’agit de dépister la maladie dans les taudis ou de prévenir les épidémies dans les familles des bateliers. On les voit tantôt veiller des nuits entières au fond des péniches, tantôt remplacer auprès des enfants la mère de famille alitée. Le dispensaire de leur couvent est un refuge pour tous.

Après ces témoignages d’une vertu sensible au cœur, vous avez tenu à récompenser la vertu qui s’exerce par des actes laborieux et portant leurs fruits sur la terre. C’est ainsi que trois de vos prix, provenant des fonds Belmer, Colombel et Darracq, ont été décernés, l’un à ce jeune paysan dont je parlais au début, Abel Pouzet, qui s’est substitué à son père en 1939 dans les travaux de la ferme, les deux autres à Mme Lahaye et à Mlle Lumineau qui ont su exploiter pareillement une terre laissée à leur charge.

Abel Pouzet avait quatorze ans en 1940. Il aimait déjà la terre, nous dit-on. La ferme de la Roberterie, dans la Vienne, a une superficie de cinquante-trois hectares. Depuis trois ans, il l’exploite. Voyez-vous ce jeune garçon qui laboure, emblave, fauche, moissonne, soigne tous les jours quarante têtes de bétail ? Imaginez-vous les notions utiles qui ont mûri dans ce cerveau pendant cet apprentissage de chef ? Ah ! on peut présumer que celui-là aura, sa vie durant, le sens des responsabilités et le goût du travail. Il est probable que Vauvenargues avait d’autres modèles en tête lorsqu’il écrivait sa phrase fameuse : « Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d’un jeune homme. » N’importe, je veux l’appliquer au jeune et robuste métayer de la Roberterie, menant sa charrue.

Mme Lahaye aussi a pris la place d’un prisonnier, son mari, pour faire les labours et les semailles, conduire le cheval, rentrer les moissons, charrier les betteraves. Rien ne l’a rebutée, nous dit-on. Et le rapport ajoute que cette jeune femme, plutôt petite de taille, fournit quotidiennement une somme de travail que peu d’hommes seraient capables de produire.

Enfin le cas de Mlle Lumineau mérite une mention particulière. Tout en aidant son père comme cultivatrice et bien qu’elle n’ait que trente-trois ans, elle a su élever dix frères et sœurs. La guerre l’a touchée rudement puisque les deux aînés de cette progéniture ont été tués en 1940. Mais elle continue son devoir familial, ayant renoncé, pour cela, nous dit-on, à des aspirations religieuses qui l’avaient attirée naguère.

On parle volontiers de l’élite, du rôle d’une élite. Mais, Messieurs, ne croyez-vous pas qu’il serait plus juste de dire des élites ? Il y a des êtres qui vont au bout de leurs forces par le caractère et la persévérance, qui atteignent au sommet d’eux-mêmes par la volonté de former ceux qui les entourent. Ceux-là ont le droit d’être donnés en exemple, si modestes que soient leur origine ou leur métier. Ils jettent les fondations de la maison, c’est-à-dire qu’ils apportent à leur famille une base morale et laborieuse. Aux générations futures d’accéder vers de plus hautes lumières. Et votre Institution, dont un des premiers mérites, au temps des privilèges, a été de ne point faire entre ses membres une distinction de naissance, se doit de proclamer, de saluer ces chefs de file.

Ainsi je vous avouerai qu’il est un nom que toute la France devrait connaître cette année-ci : c’est celui de la famille Lamarchère. Mme Lamarchère, institutrice dans l’Orne, vient de prendre sa retraite après sa trente-huitième année de service. Elle a élevé cinq enfants, trois fils et deux filles, qui sont tous dans l’enseignement. Les deux fils aînés, officiers de réserve en 1940, ont été blessés, l’un très grièvement, et ont reçu la Légion d’honneur. Le troisième, officier aussi, a été cité. On nous dit qu’elle a toujours donné à sa classe les mêmes principes et les mêmes enseignements qu’à ses propres enfants. Vous jugerez, je n’en doute pas, que c’est un faible hommage que nous adressons à Mme Lamarchère en lui décernant un prix Montyon.

J’aborde maintenant un chapitre qui mériterait un examen approfondi et des développements auxquels vous vous intéresseriez, j’en suis sûr, mais qu’il me faut malheureusement écourter faute de temps. C’est le chapitre des enfants.

J’ai eu entre les mains près de vingt dossiers primés par l’Académie. Et ce n’est qu’une sélection. Quelques-uns sont individuels, comme celui de sœur Marie-Antoinette de Saint-Vincent de Paul, qui recueille des enfants abandonnés ou orphelins, subvient à leur entretien, essaie de les faire adopter. Sœur Marie-Antoinette me paraît être une de ces créatures actives, à qui la foi donne un supplément de clairvoyance et de bon sens. Elle fait le bien les yeux grands ouverts. Jamais elle ne refuse la charge d’un enfant : « La Providence me l’envoie, la Providence y pourvoira », déclare-t-elle. Ainsi on nous dit qu’elle a prévenu bien des drames de famille et peut-être même conjuré des crimes en aidant à dissimuler des naissances irrégulières, puis en soustrayant les enfants à l’Assistance publique. Qui l’en blâmerait ? N’admirons donc pas toujours la routine. C’est parfois dans la dissidence que l’on a les meilleures occasions de servir la vertu. Actuellement, sœur Marie-Antoinette doit donner 1.250 francs par mois pour l’entretien de six enfants qu’elle a placés dans des pouponnières, des orphelinats ou des pensions de son choix. C’est vous dire si notre obole sera la bienvenue.

Mlle Soubie suit un peu la même voie, avec cette différence que sa qualité de fondatrice et de directrice de l’École professionnelle de Poligny, dans le Jura, lui a procuré le moyen de faire les choses sur une grande échelle. Elle s’est avisée un jour de l’importance qui était due, dans son établissement, à l’enseignement de la puériculture. Mais comment faire cet enseignement sous une forme efficace ? Poligny n’a ni crèche ni œuvre destinée à l’enfance. Qu’à cela ne tienne, nous allons créer une pouponnière et un jardin d’enfants dans l’École. Et depuis cinq ans, grâce à une entente avec l’Assistance publique de Lons-le-Saunier et de Dijon, les futures mères peuvent prendre des leçons pratiques. Mais ce n’est pas tout. Ne croyez pas qu’on leur donne là des joujoux qu’on renvoie quand ils ne peuvent plus servir. Sur la pouponnière s’est greffé un centre d’adoption, et déjà vingt-neuf de ces enfants abandonnés ont trouvé des parents aimants et dévoués. Mlle Soubie a donné l’exemple en adoptant le premier de ses pupilles.

Dans le même ordre de faits, n’a-t-on pas plaint souvent des enfants placés comme nourrissons entre des mains étrangères ? Voyez s’il n’est pas des exceptions. En 1927, Mlle°Lecourt accepte de prendre chez elle un bébé de trois mois. Peu après, la mère le lui abandonne et disparaît. Mlle Lecourt s’intéresse si fort à ce petit être que, malgré la modicité de ses ressources, elle lui assure une honnête éducation. Au cours de l’exode, elle est victime d’un grave accident qui la laissera infirme. Ce sont de durs moments. Va-t-elle se séparer de cette charge, elle dont le budget fixe dépasse à peine deux cents francs par mois ? Jamais. On s’est arrangé. Le petit Pierre est resté auprès d’elle ; puis elle l’a adopté et il a poursuivi son apprentissage. Vous conviendrez qu’un prix Darracq de quatre mille francs était bien dû à Mlle Lecourt.

Un autre de ces prix revient à M. Smachtens dont le cas mérite toute notre attention. M. Smachtens est un ouvrier parisien, marié, sans enfants, qui s’est toujours intéressé au problème de l’enfance malheureuse et livrée à elle-même. Je voudrais vous lire intégralement les deux rapports qui nous informent des méthodes qu’il emploie, depuis vingt ans, pour sauver de jeunes êtres du vagabondage ou d’une dégradation pire encore. En voici un extrait : « Il pratique, nous dit-on, une philanthropie pénétrée d’intelligence. Il ne veut pas d’une bonté vague et indéfinie, mais d’une bonté qui s’adapte avec précision à son objet. Il ne préconise pas l’instruction, il instruit lui- même. Il a élevé cette pratique de la charité à la hauteur d’une technique, d’un art. » J’ajoute que M. Smachtens a, lui aussi, adopté un de ses pupilles.

Un beau dossier encore, celui de M. Séjourné. Il s’agit d’un instituteur libre de Maine-et-Loire, qui dirigeait, aidé seulement de sa femme, une école libre fréquentée par plus de quatre-vingts garçons. Afin de prolonger son action sur ses élèves et de les faire progresser après leur sortie de l’école, il donnait chaque semaine deux cours aux adultes. Pour lui, jamais de vacances complètes ; il considérait que la tâche d’un éducateur n’est jamais achevée. Il est actuellement prisonnier. Je gage qu’une telle activité, un tel souci de son prochain ont su s’employer utilement dans les camps. C’est donc à un double titre que M. Séjourné mérite un prix Broquette-Gonin.

A côté de ces initiatives privées qui nous sont généralement signalées par des tiers, que d’organisations laïques ou paroissiales font appel à nous, qui toutes ont pour mission de secourir les enfants matériellement et spirituellement, de pourvoir à leurs travaux, à leurs loisirs, à leur avenir !

Qu’il s’agisse du Comité français de secours aux enfants, ou des Petits orphelins de la zone, ou de ces associations religieuses qui se sont fondées dans chaque quartier de Paris ou de la banlieue, certaines sur des plans si modernes et avec des conceptions sociales si hardies, j’aurais voulu les passer en revue avec vous, étudier leur fonctionnement, leurs buts et aussi les résultats obtenus. Car il y a pour chacun de nous, Français, pères de famille ou non, quelque chose qui nous attire et nous trouble dans cette jeune foule populaire d’où sortiront les hommes de demain. Qui les forme ? Qui va les guider ? On voudrait les comprendre, les suivre, se mêler à eux. Ne seront-ils pas les camarades de nos enfants ? On souhaiterait que des esprits avisés refassent, surtout au lendemain de la guerre, ce qu’un Albert de Mun et un Lyautey avaient tenté il y a cinquante ans.

Or ces patronages, ces œuvres post-scolaires, tous ces groupements qui permettent aux jeunes Français de prendre conscience d’eux-mêmes, de leur avenir, des nécessités nationales, toutes préparent le terrain. C’est une ouverture d’esprit sur leurs droits aussi bien que sur leurs devoirs. Et toutes, hélas ! inscrivent la même doléance dans leur dossier : « Nos frais augmentent... Impossible de boucler le budget... » Puisse ce cri être entendu de vos donateurs !

Oh ! je sais, l’Académie est très riche, telle est l’antienne. Et il est vrai que, cette année, sans compter les prix Cognacq, nous avons pu décerner, grâce aux douze cent mille francs mis à notre disposition par le Secours national, des sommes qui dépassent deux millions trois cent mille francs.

N’importe ! Après avoir lu page à page les dossiers des candidats, votre rapporteur juge, au contraire, que l’Académie est très pauvre.

Pour vous en fournir la preuve, laissez-moi vous mener au Secrétariat de la Fondation Cognacq-Jay, non sans exprimer notre reconnaissance aux grands bienfaiteurs des familles nombreuses. Là est notre gros lingot, celui qui nous permet de distribuer chaque année un peu plus de trois millions de prix.

Mais que c’est insuffisant, au dire des cœurs zélés, maternels, qui donnent leur temps à cette entreprise ! « Nous sommes navrés d’avoir à rejeter certaines demandes, de faire attendre certains candidats », me répétait-on. Et c’est vrai, Messieurs, faute d’argent on ne peut primer que ce qui devrait être hors concours. Bonnes gens qui n’avez que dix enfants, vous repasserez l’an prochain, nous ne pouvons rien pour vous.

N’est-ce pas pitoyable ! Songez à cette confiance, que dis-je ! à cette belle témérité qui anime, dans les circonstances actuelles, les humbles couples qui scellent leur union par une descendance nombreuse. Là, je le répète, point d’orgueil ni d’avidité immédiate, point de bas calculs non plus sur le partage des biens. C’est un obscur legs qu’ils font à une pensée qui les dépasse. Ils se grandissent sans le savoir.

Citerai-je ici quelques noms ? La famille Lanoë, qui habite l’Eure, compte seize enfants ; la famille Patry, dans la Seine-Inférieure, quatorze ; la famille Ponce, dans le Puy-de-Dôme, douze. Enfin la famille Chauvier, dans la Loire-Inférieure, n’en a que neuf, mais attendez, elle a recueilli ou pris sous sa protection six jeunes neveux dont le père était mort.

Vous voyez qu’au nord comme au sud, la terre de France peut être prolifique.

Et qu’il me soit permis, à ce propos, de faire une remarque générale. Dans la plupart des rapports qui décrivent les parents de ces foyers, ce sont des portraits animés, joyeux et empreints en même temps d’une belle sérénité qu’on nous montre. Je ne crois pas que ce soit là une aimable broderie. Qui de nous, en effet, regardant ses enfants, n’éprouve tout à la fois un stimulant dans sa pensée et un apaisement dans sa vie intérieure

J’arrive maintenant, Messieurs, à des prix couronnant des initiatives, je ne dirai pas d’un ordre plus élevé, mais se rattachant à l’activité intellectuelle. Vous avez récompensé, dans la faible mesure de vos moyens, hélas ! l’Association Fra Angelico et l’Association Charles Péguy, l’une présidée par M. Georges Desvallières, l’autre par le marquis d’Ormesson. Toutes deux ont pour mission d’apporter une entr’aide à des artistes et à des travailleurs intellectuels dont la maladie ou des difficultés passagères ont accru les besoins.

Je ne vous cacherai pas que j’éprouve une certaine satisfaction à constater cette entente. Il est très délicat d’accorder l’art ou la littérature avec la vertu. J’irai même plus loin. Dans des peuples entièrement vertueux, s’il s’en formait jamais, je ne suis pas assuré que l’art ou les lettres seraient très honorés, ni surtout très florissants. Je crois qu’il manquerait un peu de cette électricité qui donne aux artistes leur étincelle. Il leur faut de l’inquiétude, un climat souvent orageux, parfois même, à l’origine de leur pouvoir créateur, un mouvement de révolte, sinon un grain de folie. Et cela est si vrai que lors même que nous nous piquons d’aimer la vertu, peut-être n’est-ce pas tant cette qualité en soi que les situations émouvantes ou dramatiques qu’elle propose à notre imagination.

C’est, en somme, ce qu’un moraliste a laissé entendre lorsqu’il a écrit : « La plupart des gens de lettres estiment beaucoup les arts, et nullement la vertu. Ils aiment mieux le portrait d’Alexandre que sa générosité. L’image des choses les touche ; l’original, point du tout. »

La remarque, que je crois juste bien qu’elle nous mette en assez mauvaise posture, la remarque est de Vauvenargues. Je l’ai déjà nommé. Mais ce grand bon élève ne mérite-t-il pas d’apparaître deux fois dans un palmarès consacré à la vertu ?

Il convient de signaler à cette place une autre de vos récompenses, car la culture universitaire peut s’en enorgueillir. Vous avez accordé un prix Davillier à M. Jean Giraud, directeur de la Fondation Deutsch de la Meurthe depuis 1925. Cette Fondation, vous le savez, a été en quelque sorte la cellule-mère de cette magnifique Cité universitaire qui avait su rassembler à Paris des étudiants de toutes les parties du monde. M. Jean Giraud s’y est dévoué. Voici, entre cent certificats ou témoignages de reconnaissance, ce que lui écrivait le Recteur de notre Université : « Je suis chaque année frappé des succès de vos jeunes gens. Mieux que toutes les phrases, ils font votre éloge. Et puis l’ordre règne… »

M. Jean Giraud reverra-t-il ses hôtes ? Reviendront-ils vers notre science, nos arts, nos lettres, ces jeunes gens qui avaient préféré le ciel de France à tout autre et fait confiance à notre culture ? Oui, Messieurs, j’en ai la certitude. Nous leur avons gardé leur place avec d’autres amitiés que beaucoup d’entre vous n’ont jamais reniées.

Enfin vous avez accordé une subvention très importante à une œuvre qui mérite aujourd’hui une attention particulière. C’est le Service social d’aide aux émigrants. Il a pour but d’apporter une aide morale et sociale aux familles dont les membres sont séparés par une expatriation : Français à l’étranger, ou étrangers en France. Vous vous doutez du lourd travail qu’il doit accomplir dans les circonstances actuelles. D’une part, il est, en étroite coopération avec, les services de la Croix-Rouge, un agent de liaison entre les membres de nos familles ; il les regroupe, se constitue le gardien de leur état civil, les rapatrie au besoin. Et, d’autre part, c’est la seule œuvre qui puisse venir en aide aux misères des étrangers demeurés en France et à tous ceux qui souffrent pour des motifs confessionnels.

Jugez-vous, Messieurs, que c’est là un soin qui n’est pas du ressort de l’Académie française ? Je ne puis le croire. Nous ne connaissons que la France. Notre vie nationale, nos familles, nos coutumes, nos héros, notre langage, doivent être honorés en premier lieu et préservés de toute atteinte. Pour ma part, cet héritage est si bien mêlé à mon souffle que je regarde avec plus de stupeur encore que de mépris ceux qui ont cru à la fin de la France en tant que nation, et ceux qui se sont écriés, dans la panique ou dans le ressentiment de je ne sais quelle ambition naguère mal satisfaite : « Et après tout qu’elle meure, elle a commis assez de fautes. »

Mais cet héritage comporte des traditions. Et, parmi celles-là, les plus nobles sont l’accueil et l’humanité. En 1943, la loi d’asile, cette grande loi chrétienne, devait recevoir un hommage de votre autorité.

Tel est, pour cette année, Messieurs, avec bien des lacunes, le bilan de votre budget charitable.

Je vous avais promis, en commençant, de vous apporter, ainsi que l’ont fait la plupart de mes devanciers, une définition de la vertu, ou tout au moins l’esquisse de ses divers aspects. Mais je me demande si, tandis que je feuilletais simplement mes dossiers avec vous, ces différents visages ne se sont pas formés successivement devant vos yeux.

Vous avez aperçu d’abord le mouvement instinctif de la vertu, celui qui prolonge les premiers élans du cœur. C’est la piété filiale et familiale.

Ensuite, vous avez vu ce sentiment s’étendre, devenir le besoin impérieux d’aller vers les proches, prendre la forme d’une véritable profession bénévole.

Puis, nouvelle figure, vous avez observé comment cette habitude peut se faire exigeante et s’intéresser à des problèmes plus complexes. Elle devient alors entr’aide sociale. Visant plus haut encore et vers l’avenir, il arrive qu’elle porte ses regards sur la jeunesse de demain et, se rappelant l’antique virtus d’où elle sort, elle cherche à fortifier l’âme nationale.

Enfin, elle prétend contribuer par ses œuvres au rayonnement de notre pays, résoudre avec humanité certains problèmes qui se posent dans la vie des peuples. « C’est la gloire de la France, a dit Renan, de prendre ces questions par le côté humain. »

Devant ces rôles si riches de sens et ces fonctions d’une portée si haute, n’avais-je pas raison de vous dire, Messieurs, qu’il serait bien vain de lancer des épigrammes à celle que vous célébrez aujourd’hui ? Les gens qui s’ennuient avec elle, et ceux surtout qui ne distinguent pas tout ce que son feu est capable de ranimer en nous, tant pis pour eux !

Car il est une figure de la vertu qui plane au-dessus de toutes celles que je viens de tracer. Si, cette année encore, nous ne la récompensons pas nommément, c’est que ses prières sont trop intimes et ses actes trop étouffés pour être divulgués.

Toutefois, elle nous impose cette évidence que la vraie vertu, dans quelque ordre que ce soit, ne peut jamais être une concession à la facilité, encore moins une abdication. Cette figure supérieure rejette l’appareil de la force, mais elle garde les armes de la conviction. Le mal existe, il triomphe, elle l’ignore et déjoue les succès passagers qu’il s’assure. Elle se confond avec ce qui luira demain.

Quelle est la vertu dont je parle ? Vous l’avez deviné, Messieurs. Que dis-je ! En ce moment même, je lis son nom sur vos lèvres à tous. C’est l’Espérance.