Discours de réception de Claude Farrère

Le 23 avril 1936

Claude FARRÈRE

Réception de Claude Farrère

 

   M. Claude Farrère ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Louis Barthou, y est venu prendre séance le 23 avril 1936, et a prononcé le discours qui suit :

 

     Messieurs,

L’honneur que je reçois aujourd’hui vaut beaucoup plus qu’on imagine avant de s’en voir l’objet. Et, certes, quelque grande que soit ma reconnaissance envers vous, ma confusion est plus grande encore dans cet instant que je m’aperçois entrer, non seulement dans votre Compagnie, mais dans la Compagnie de tous ceux qui vous ont, depuis trois cents ans, précédés. Cela n’est pas peu de chose. Je nie souviens de cette égalité rigoureuse que le roi Louis XIV voulait établir entre ses académiciens, et comment, un cardinal avant été reçu et s’étant fait apporter un fauteuil, par égard pour sa pourpre, le roi en fit envoyer trente-neuf autres, afin de mieux imposer à l’Académie l’esprit de la Table Ronde. À prendre la chose au pied de la lettre, il semblerait donc qu’en s’asseyant ici, on ait le droit de traiter d’égal les Corneille et les La Bruyère. Mais il va de soi que l’égalité n’a jamais existé, sauf au fronton de quelques bâtiments publics. Et, sans sortir du temps présent, je ne me résoudrai jamais à abdiquer le respect devant ceux dont les œuvres ont accru largement le patrimoine littéraire de la France, devant ceux qui ont ouvert à la science universelle des avenues neuves, non plus que devant ceux qu’auréole l’éclat des victoires par lesquelles ils ont sauvé mon pays.

Il convient d’ailleurs de ne pas oublier, quand il s’agit de respect et de reconnaissance, les hommes dont la sagesse habile, énergique et vigilante a permis que ces victoires salvatrices pussent être remportées. Et c’est pourquoi vous me voyez heureux, mais effrayé, de la tâche qui m’incombe. Il me faut parler ici de l’homme d’État à qui j’ai l’honneur de succéder ; et je ne suis guère, en vérité, l’orateur qu’il eût fallu. Tracer le portrait d’un politique, et faire en sorte que ce portrait soit éloquent, moi qui déteste l’éloquence et n’entends pas la politique, cela ressemble à quelque mauvaise gageure. Il me faut, pour m’encourager, me souvenir de l’amitié qui nous lia, Louis Barthou et moi, et même de la familiarité que le hasard créa entre nous, il y aura bientôt un quart de siècle. Il m’arriva, en effet, de faire avec lui, quelques années avant la guerre, une ascension en ballon libre. Et le vent nous promena ensemble, toute une nuit durant, de Saint-Cloud jusqu’à Cabourg, au-dessus des plaines normandes endormies. Quiconque a connu l’intimité forcée d’une nacelle comprendra qu’au bout de quelques heures deux touristes de l’air puissent brûler les étapes d’une intimité au moins apparente, même quand le plus jeune des deux n’est qu’un simple officier de marine et que l’autre vient d’être déjà ministre cinq fois en quinze ans.

C’est cette nuit-là qu’il me fut donné de connaître Louis Barthou mieux que je ne l’eusse connu en beaucoup de rencontres mondaines. Une toute petite réplique qu’il me jeta, au début même de notre promenade aérienne, me donna la mesure de l’homme qu’il était. Nous venions de quitter le parc aéronautique, et notre ballon, après quelques hésitations, gagnait dans le nord-ouest, à trois ou quatre cents mètres d’altitude. « Vous qui êtes marin, — m’avait dit Louis Barthou, — veillez à la carte. Où allons-nous ? — Vers la Normandie, Monsieur le ministre. — Allons, bon ! — Cela ne vous plaît pas ? — La Normandie me plairait : mais nous n’aurons que l’Ouest-État pour en revenir... » L’État venait en effet de racheter l’ancien réseau de l’Ouest et il s’en était suivi, sur toutes les lignes de Normandie et de Bretagne, un désordre désespérant. Par le fait, le train qui me ramena le lendemain prit cinq heures de retard entre Caen et Paris. Mais je n’ignorais pas que le ministre des Travaux publics qui avait opéré le rachat n’était autre que Louis Barthou lui-même, et je le lui dis en riant. Je le vois encore saisissant d’un geste vif son lorgnon entre le pouce et l’index pour me riposter, en souriant de son sourire alerte et narquois : « Oui dà ! C’est moi qui ai fait le rachat... Mais ce n’est peut-être pas ce que j’ai jamais fait de mieux... »

Le « curieux homme » que c’était là ! Agile, adroit, rieur, caustique, informé de tout, s’intéressant à tout, se passionnant pour tout, et cependant sceptique en tout, sauf quand l’intérêt national était en cause, ou encore quand il s’agissait de vraie musique ou de pure poésie. Car voici le plus imprévu : cet homme d’État qui avait été, qui d’ailleurs fut toujours homme de parti, homme d’assemblée, homme public, ce parlementaire dont toute la vie fut encombrée d’élections, de discussions, de séances, de commissions, de comités, a conservé, tout le long d’une carrière si dissolvante, et jusqu’à son dernier jour, le même patriotisme fervent, presque chauvin, et la thème religion de toutes les beautés, beauté des sons plus encore que beauté du verbe. Car cette intelligence si raisonnable et d’une telle acuité se doubla d’un instinct tout romantique. Et Louis Barthou à certainement pensé ce qu’avait dit Musset qui, lui pourtant, méprisa de haut la politique :

La poésie,
Voyez-vous, c’est bien. Mais la musique, c’est mieux.

En vérité, l’humanité est issue de contradictions. Mais, en Louis Barthou, ces contradictions ne manquèrent jamais ni de logique, ni de noblesse.

Cet érudit, cet artiste-né, cet aristocrate de l’esprit venait du peuple, et il eut, non la vanité, mais l’orgueil de son origine. Son grand-père, compagnon ouvrier, avait fait à pied le classique tour de France. Son père, soldat, puis employé, puis petit marchand quincaillier dans cette petite ville montagnarde qui est Oloron-Sainte-Marie, eut l’inspiration, — la finesse et la précocité de l’enfant l’y encourageant, — de lui donner toute l’instruction possible. Louis Barthou fut élève au lycée de Pau, en remporta beaucoup de prix, gagna même du laurier du concours général, son droit à Bordeaux, étudia à Paris, y passa son doctorat, et, sitôt avocat, fut secrétaire de la Conférence. Le vieux père oloronnais, suivant avec fierté la carrière triomphale de son « drôle », dut bientôt se sentir noblement payé, des sacrifices consentis.

Mais déjà la tarentule de la politique avait piqué Louis Barthou. Son père, au fait, n’avait-il pas été républicain sous l’Empire ? le fils chassait de race. Et, renonçant pour un temps à Paris, le voilà revenu à Pau, où il s’inscrit au barreau, tout en devenant rédacteur en chef d’une petite feuille du cru, l’Indépendant des Basses-Pyrénées. Avocat, journaliste, quels plus sûrs marchepieds pour accéder à la tribune parlementaire ? Louis Barthou n’a guère encore que vingt-cinq ans. Mais la vigueur de ses premières campagnes de presse a tôt fait d’attirer sur lui l’attention des masses électorales. Douze mois n’ont pas passé qu’il est conseiller municipal, — première, indispensable étape ! —Conseiller municipal de Pau.

Et Pau n’est certes pas une bourgade vile,

comme a dit, à fort peu près, un poète que Louis Barthou aima. De cette bourgade-là, Louis Barthou saura prendre les intérêts avec autant d’énergie que de vigilance. Les dossiers administratifs les plus ardus, les plus ingrats, ne rebuteront pas cette jeune et patiente ardeur. La récompense ne saurait tarder. Le 22 septembre 1889, Louis Barthou est élu député d’Oloron.

Et ses débuts à la Chambre sont tels que, moins de cinq ans après, le 30 mai 1894, Charles Dupuy, président du Conseil pour la seconde fois, l’appelle dans son cabinet comme ministre des Travaux publics. Il n’a pas encore tout à fait trente-deux ans.

Belle et prompte carrière. Mais parvenir n’est rien. Il faut se maintenir. Il faut plus : il faut avancer. « Pour être ministre », lui-même le pose en axiome, « il faut s’être fait une situation parlementaire, avoir parlé, travaillé, agi. » Soit ! Mais le portefeuille gagné,combien la parole, combien l’action, combien l’effort ne sont-ils pas plus nécessaires encore et plus féconds, puisqu’il s’agit alors non seulement d’une carrière d’homme, mais des destinées du pays ! Louis Barthou le sait, et son activité redouble. L’extraordinaire du cas, c’est que cette activité réellement prodigieuse ne cessera d’aller croissant. L’âge même ne le modérera point. Au contraire : Louis Barthou septuagénaire se prouvera plus vif et plus résistant qu’il ne fut avant la quarantaine.

Son premier ministère n’en est pas moins un ministère fort bien rempli. En moins de huit mois, Louis Barthou attache son nom à une loi, à une loi durable, la loi des retraites d’ouvriers mineurs. Et Jules Méline, prenant à son tour le pouvoir en 1896, choisit pour son ministre de l’Intérieur l’ancien ministre des Travaux publics de Charles Dupuy.

Voilà donc le plus important peut-être des départements de l’État aux mains d’un homme de trente-quatre ans. Louis Barthou se tire avec virtuosité de l’épreuve. Le président Méline ne changera pas de ministre de l’Intérieur jusqu’à la fin de sa présidence, laquelle n’arrivera qu’en juin 1898. C’est assez dire que Louis Barthou a bien servi Jules Méline. Mais, Jules Méline ayant été d’un certain parti, et d’autres partis ayant pris le pouvoir après Jules Méline, ces autres partis vont tenir rigueur à Louis Barthou de les avoir combattus. Qu’il en soit ainsi, ou, autrement, la chose sûre est que, huit années durant, les nombreuses combinaisons qui se succèdent n’offrent jamais le moindre portefeuille à l’homme qui a pourtant été, coup sur coup, le plus jeune conseiller municipal, puis le plus jeune député, puis le plus jeune ministre de France. Huit années de recueillement, diront certains. Huit années d’ostracisme serait peut-être plus exact. Ostracisme, en tout cas, salutaire. Louis Barthou, de 1898 à 1906, aura eu le temps de réellement réfléchir aux inconstances de la popularité. C’est sans doute au cours de cette longue attente que l’ardent partisan oloronnais commencera d’acquérir ce scepticisme souriant qui lui a fourni l’un des principaux caractères de son personnage. Et on le verra un jour, en plein parlement, « changer son fusil d’épaule », allégrement, en jetant au nez des sophistes cette vérité solide que, quand l’épaule gauche est fatiguée, il ne faut pas sottement refuser à l’épaule droite sa juste part du fardeau.

Au surplus, il n’est guère d’ostracisme qui ne prenne fin. L’an 1906, Jean Sarrien rappelle aux Travaux publics Louis Barthou, et Georges Clemenceau, succédant à Ferdinand Sarrien, maintiendra boulevard Saint-Germain le ministre précieusement adroit qui achève d’aménager ce rachat des chemins de fer de l’Ouest, semé de chausse-trapes. Trois ans n’y seront rien de trop. Alors, quand, en juillet 1909, Georges Clemenceau à son tour passe la main à Aristide Briand, Aristide Briand confie à Louis Barthou les Sceaux et la vice-présidence du Conseil. Louis Barthou sera désormais bien des fois ministre de la Justice. Voici, sur l’un de ces ministères, une anecdote peu connue : — Certain jour, la femme d’un conseiller à la cour d’appel demande audience, et le ministre la reçoit. Sans s’attarder aux préliminaires, la dame, timide, mais résolue, expose son budget familial. Chacun sait qu’en France, au rebours de ce qu’a décidé la sagesse beaucoup de juges et nous les payons peu. Le budget de la femme du conseiller était un pauvre budget, Louis Barthou, son binocle aux doigts, écoute et calcule. La dame, enhardie, termine sur le ton pathétique : « Monsieur le Garde des Sceaux, les choses étant ce qu’elles sont, C’est un conseil que je demande à Votre Excellence : mon mari doit-il vendre la justice, dois-je, moi, me vendre ? » Car la dame était jeune et jolie. Louis Barthou lui-même racontait cette histoire, à table, un jour, et je l’entendis. Quelqu’un questionna : « Qu’avez-vous répondu, mon cher ministre ? — Rien, dit Barthou. Mais j’ai fait augmenter les traitements des juges. — De combien ? insista l’indiscret. Oh ! fit Barthou, ici, pareillement, je ne répondrai rien. »

Si, de 1898 à 1906, Louis Barthou s’était vu, constamment, éloigné du pouvoir, il y revint à mai maintes reprises au cours des sept années qui suivirent, Mais ce ne fut qu’en 1913 qu’il donna soudain toute sa mesure et dans des circonstances que la France n’aura jamais le droit d’oublier. Au mois de janvier de cette année-là, Aristide Briand, président du Conseil pour la troisième fois, avait repris Louis Barthou pour Garde des Sceaux. Et, quand Aristide Briand tomba du pouvoir, sur une question de réforme électorale, le président Poincaré appela Louis Barthou, qui avait su ne pas se fourvoyer dans le maquis des modes de scrutin, à l’honneur périlleux de former le nouveau cabinet. C’était le 22 mars 1913, date historique dans l’histoire de la France. Car Louis Barthou, qui, pour des raisons de stratégie parlementaire, — assez ingénieuses, — ne s’était attribué qu’un portefeuille de la seconde importance, celui de l’Instruction publique, allait, de ce poste de commandement imprévu, persuader les deux Chambres de voter cette loi du service de trois ans qui donna au maréchal Joffre les effectifs faute desquels il eût été, sans aléa, non le vainqueur, mais le vaincu de la première Marne. Louis Barthou, qui n’avait agi jusqu’à ce jour que sous les espèces d’un bon secrétaire d’État, forcément en sous-ordre, allait, de ce coup, prendre figure de grand ministre et de chef sage et sauveur.

La France, en effet, passionnée de paix, de quiétude et d’insouciance, avait, dès 1905, au milieu d’une joie qui éclatait, réduit de trois à deux ans la durée du service militaire des recrues. Les défaites de 1870, l’amputation de 1871 étaient alors oubliées, chez nous, d’à peu près tout le monde. Et pas un Français n’eût en tout cas imaginé de recourir à la guerre pour ressaisir ces deux provinces : l’Alsace et la Lorraine, arrachées pourtant de notre chair vive, et qui ne se résignaient pas à vivre sous le joug allemand. Mais, si la France était pacifique, et pacifique jusqu’à l’imprudence, d’autres nations ne l’étaient pas, La violente concurrence industrielle, commerciale et maritime que l’Allemagne faisait à l’Angleterre menaçait toute l’Europe d’un conflit qui pouvait certes être retardé, mais difficilement évité. L’Angleterre, inquiète et attentive, s’était rapprochée de la Russie et de la France, déjà liées l’une à l’autre par une alliance défensive. Mais l’Allemagne, plus irritée qu’effrayée par ces diverses précautions qu’elle voyait bien que ses principales voisines prenaient contre elle, commença dès 1911, à considérablement augmenter son armée, quoiqu’elle fût déjà, et de loin, la plus puissante des armées de l’Europe, tant par le nombre efficace que par un matériel redoutable et par la plus parfaite organisation. Les effectifs allemands dépassèrent les nôtres d’à peu près trente-cinq pour cent au début de 1913. Anxieux, Aristide Briand et son ministre de la Guerre, Eugène Étienne, firent alors voter d’importants crédits pour notre outillage militaire insuffisant, puis préparèrent un projet de loi aux termes duquel le service de trois ans devait être, au moins provisoirement, rétabli. Mais à peine ce projet était-il déposé que le cabinet Briand disparaissait et que le cabinet Barthou en recueillait la succession, succession certes difficile. Car le projet de la loi des Trois ans était sur le bureau de la Chambre depuis le 6 mars. Et Louis Barthou savait que ce projet devait être voté, pour le salut de la nation. Mais une fraction considérable du parlement admettait au contraire, admettait avec foi qu’en face des armements allemands sans cesse accrus la France se devait de désarmer de plus en plus, dans l’espoir pittoresque que, sa bonne foi éclatant aux yeux du monde, le monde saurait la préserver de tout désagrément. Hélas ! c’eût été retourner cette sagesse des nations que notre La Fontaine a rajeunie : « Aide-toi, le Ciel t’aidera. » Mais il ne manque pas de très nobles esprits à qui Dieu, accordant presque tout, a refusé le bon sens.

Louis Barthou n’était pas de ces esprits-là. Quoique le virus parlementaire lui eût à coup sûr inoculé quelques bacilles inquiétants, il sut rester toujours avec intensité français. Il le prouva fortement dans sa déclaration ministérielle du 25 mars 1913 : « Aucune préoccupation ne domine à nos yeux la nécessité d’assurer la défense nationale par des mesures indispensables et- urgentes. L’accroissement déjà acquis des forces militaires des autres peuples avait imposé au cabinet précédent le devoir de vous soumettre un projet de loi portant à trois ans la durée du service militaire égal pour tous. Ce devoir et ce projet, nous les faisons nôtres. »

Cela d’ailleurs était courageux de sa part. Il risquait, disait de telles choses, de déplaire pour jamais au corps électoral, de compromettre, de ruiner peut-être sa carrière d’homme d’État : et, cela, dans le temps même que la politique et ses jeux commençaient de composer le plus puissant attrait de sa vie. Il est à remarquer que, dans le dernier livre qu’ait publié le promoteur de la loi des Trois ans. Dans ces Promenades autour de ma vie, qui témoignent de la persistante jeunesse de cet homme alors à la veille de disparaître, Louis Barthou, rappelant cette loi qu’il avait si bien su obtenir d’un parlement parfaitement aveugle, en néglige, — sans doute par modestie, — l’importance, et semble oublier de très bonne foi l’angoissante incertitude où toute la France consciente se débattit alors : mais, en revanche, évoque avec un visible plaisir telles ou telles bagatelles accessoires, un peu politiciennes en vérité. Celle-ci, par exemple : un député frais élu, ayant un jour, à la tribune, parlé dans des termes odieux du corps des officiers généraux de la France, le plus illustre de nos soldats d’alors, le général Pau, grand mutilé d’une ancienne guerre, se leva et sortit, n’en voulant pas entendre davantage. Or, le général Pau était commissaire du gouvernement et le député, blanc-bec élu du peuple. Louis Barthou, dans son livre, insiste sur les difficultés qu’il eut à résoudre le cas, insiste sur « l’imprudence » du vieux chef couvert de gloire, insiste sur le hasard qui faillit tout compromettre, puis qui arrangea tout, mais innocente négligemment l’impertinent petit député( ) que quelques centaines d’illettrés avaient envoyé sur les bancs du Palais-Bourbon. Pourquoi ? parce que la supériorité du pouvoir civil sur le pouvoir militaire est, pour toute gent parlementaire, article de foi, non pas seulement quand il s’agit de gouverner le pays, mais même quand il est simplement question de politesse et d’éducation, de civilité puérile et honnête. Ainsi la politique, telle qu’on la pratique aujourd’hui, déforme-t-elle quelque peu la mentalité de ceux qui s’y adonnent, y compris les meilleurs.

Il n’empêche que la loi des Trois ans fut votée, et le fut parce que Louis Barthou, habile aux tactiques de séances et de couloirs, sut forcer un parlement indécis à l’accepter. Si la France est encore, aujourd’hui, une nation libre, ‑ s’il nous est encore accordé, à nous, Messieurs, de siéger ‑ sous cette coupole, ‑ c’est à Louis Barthou que nous le devons pour une très large part. Saluons donc cet homme à la personnalité si forte qu’en lui le patriotisme domina toujours de haut l’esprit de parti et même la triste accoutumance des milieux où l’on joue le jeu perpétuel et inquiétant des bulletins de vote.

À n’en pas douter, toutefois, Louis Barthou, restituant à la France le service militaire de trois ans, avait eu pour dessein moins d’armer le pays en vue d’une guerre inévitable que d’épargner au monde cette atrocité : un massacre international au début du XXe siècle. Par le fait, ce faisant, il ne commettait qu’une erreur dans le temps. L’heure avait, en effet, passé, et l’Empire allemand s’était assuré sur nous trop d’avance pour qu’aucunes mesures de notre part eussent le pouvoir de changer ses plans, longuement prémédités. Qu’on se souvienne des incidents multiples par lesquels l’Allemagne essayait dès lors de lasser notre patience et de pousser à bout le vieil amour-propre gaulois, trop connu, hélas ! Un zeppelin avait atterri le 3 avril à Lunéville ; un biplan prussien, le 19, à Arracourt ; des touristes allemands, entre temps, provoquaient un scandale à Nancy ; à Saverne, un peu plus tard, un autre scandale éclatait, pire. La gallophobie était, outre-Rhin, à 1a mode. Et, avant que Louis Barthou eût arraché, combien péniblement, sa loi des Trois ans aux Chambres françaises, le Reichstag, lui, avait voté en une seule séance, et sans discussion, un texte bref qui augmentait l’armée impériale de 150,000 hommes.

La loi des Trois ans se heurta même, en dernière heure, à deux contre-projets qui l’eussent ruinée, et à une déclaration de principe signée de quatre des plus considérables parlementaires de France. Nul doute que ces signatures-là aient solidement affermi les chefs du Reich dans leur résolution de tout oser, sans nulle crainte.

Car, tandis que la France parlait trop, l’Angleterre ne parlait pas assez. Cela d’ailleurs ressort du tempérament de ces deux nations, qui diffèrent beaucoup. Mais l’Allemagne fut toujours mauvaise psychologue. Elle estima l’Angleterre obtuse, quand elle n’était que flegmatique. Elle estima la France en proie aux pires discordes, quand il ne s’agissait entre nos gens de tribune que d’anodines querelles de ménage. Et l’Allemagne déchaîna la guerre de 1914, Guerre préparatoire ou préventive, imaginait-on outre-Rhin. Quos vult perdere...

Mais voilà comment Louis Barthou, s’il manqua son but, qui était de sauver la paix, sauva néanmoins son pays. La guerre ne put être évitée. Mais elle s’acheva en victoire.

Cette victoire-là n’en devait pas moins coûter bien cher à Louis Barthou. Son fils unique, un tout jeune et tout charmant hussard de dix-huit ans, engagé volontaire du premier jour, lui fut, en effet, tué à l’ennemi, le 14 décembre 1914, à Thann, en Alsace, sur cette terre française à peine reconquise. Louis Barthou en reçut un choc qui fêla toute sa vie. Il fit d’abord retraite, et ne consentit plus à se mêler des choses de la nation, jusqu’à cette crise de 1917 qui faillit compromettre si tragiquement le succès de nos armes. Il fut ministre d’État, donnant au pays son nom et son autorité. Un hasard lui confia les Affaires étrangères pour quelque trois semaines, au temps du premier cabinet Painlevé. Puis, Painlevé tombé, il retourna dans sa mélancolie. Cet homme contradictoire alliait à son scepticisme total l’instinct profond des plus tendres affections de famille. Dix ans après que son fils fût mort, une allusion à n’importe lequel de ces héros

...Qui, pieusement, sont morts pour la patrie...

faisait dans l’instant jaillir ses larmes.

 

Et, cependant, en cette vitalité surprenante, les pires chagrins jamais n’annihilèrent l’énergie. Même cette perte horrible, la perte de ce fils jeune, charmant, traînant après soi le cœur de son père, si elle endeuilla sans retour les vingt ans que Louis Barthou devait vivre encore, ne l’empêcha pas de se mêler, de plus loin, mais toujours efficacement, aux activités nationales. On le vit membre du Comité de guerre. On le vit en 1916 sur le front italien. On le vit, la victoire remportée, rapporteur général devant la Chambre du traité de Versailles. Et il ne négligea pas alors de signaler la terrible fragilité d’un texte élaboré par des gens à qui la science diplomatique manquait cruellement, et la science géographique aussi. Mais il fallut au père du hussard bleu si glorieusement mort pour la France plusieurs longues années avant que le courage lui revînt de diriger comme par le passé les affaires publiques. L’an 1922, il avait d’ailleurs cessé d’être député pour devenir sénateur. Il entrait alors dans sa soixantième année.

Soudain, comme si sa longue et douloureuse retraite lui avait été une cure et presque un rajeunissement, le voilà prodiguant des preuves d’une activité telle qu’il n’avait encore rien fourni d’équivalent, n’importe quand. Il est coup sur coup ministre de la Guerre dans le septième cabinet Briand, ministre de la Justice dans le deuxième cabinet Poincaré. Et, partout à sa place, il est partout l’homme qu’il faut, l’homme qu’attendaient les techniciens, les spécialistes, les gens de métier. C’est à lui de mettre au point les délicates affaires des provinces recouvrées. Et l’Alsace et la Lorraine s’en félicitent. C’est lui qui préside la délégation française à la conférence de Gênes. Enfin, c’est lui qu’on appelle à la tête de la Commission des réparations. Il est non seulement l’homme qui sait parler de tout, mais encore l’homme qui sait tout ordonner, tout régir.

Cela n’est pas fini. Les élections de 1924 ont écarté Louis Barthou du pouvoir. Mais la crise monétaire de 1926 l’y ramène. Il est derechef Garde des Sceaux, le 25 juillet, dans le ministère de salut public que préside Raymond Poincaré. Il tente alors cette opération si simple en apparence, si laborieuse en réalité, de supprimer quelques douzaines de tribunaux fort dispendieux et d’intérêt purement électoral. Mais, quoiqu’il ait, avec un beau courage, commencé par son propre fief, et refusé tout net de maintenir l’inutile prétoire d’Oloron-Sainte-Marie, Louis Barthou n’obtient en l’occurrence qu’un succès sans lendemain. Les tribunaux supprimés auront tôt fait d’être rétablis. Hélas ! Beaucoup d’autres efforts des Poincaré et des Barthou seront pareillement des efforts perdus. Il est difficile de secourir une nation qui s’entête à ne pas comprendre qu’elle est en danger de mort.

Louis Barthou fut encore ministre, – et c’était pour la dix-septième fois, – dans le cabinet Steeg, en décembre 1930. Puis, lassé peut-être d’une tâche trop pareille à celle des Danaïdes, il s’écarta décidément des affaires publiques, à partir de janvier 1931. L’âge n’avait sans doute ralenti ni ses ardeurs curieuses, ni sa puissante de travail. Et l’oisiveté lui eût vite été fatale. Mais la politique n’avait heureusement jamais été tout à fait tout pour lui. La musique et les lettres avaient, dès sa jeunesse, occupé ses meilleurs loisirs. Il s’y réfugia avec un renouveau de passion, durant les trois années qui précédèrent 1934. Louis Barthou n’était musicien que d’âme et d’instinct. Il ne s’était mêlé ni de composition ni même, sérieusement, d’exécution. Mais, en revanche, son amour sincère des lettres n’avait pas été seulement platonique. Tout au contraire. Son érudition était d’abord grande. Il avait lu tout ce qu’on doit lire, je dirai presque tout ce qu’il est possible de lire. Puis il avait écrit, et beaucoup. Sinon de tout temps, du moins assez tôt. Et plutôt en professionnel qu’en amateur.

Il est bien certain que, lors de sa réception à l’Académie, le 6 février 1919, ç’avait été, non pas l’écrivain, mais bien l’homme d’État prévoyant et sagace, le promoteur de la loi des Trois ans, le sauveur indiscutable de la nation que vous aviez, Messieurs, accueilli parmi vous avec une faveur dont il se montra fier. Toutefois, d’ores et déjà, Louis Barthou apportait par surplus à votre Compagnie un bagage littéraire appréciable. Il avait publié, dès 1913, un Mirabeau qui témoignait d’une assez noble impartialité : puis, l’an d’après, un volume d’Impressions et d’Essais où l’on avait pu lire, entre autres textes intéressants, une critique serrée du rôle de Jules Favre dans les événements de 1870 et de 1871 ; critique de noble inspiration, où Louis Barthou nous découvrait bien la vigueur et la pureté de son patriotisme. Par la suite, de 1914 à 1919, trois petits livres avaient paru, et j’en sais peu qui aient été de meilleurs fortifiants pour l’anémie morale qui menaçait trop souvent la France de l’arrière : Lettres à un jeune Français. Sur les Routes du Droit. L’Heure du Droit. Entre temps, — l’an 1916, — Louis Barthou avait donné, en pendant à son Mirabeau, un Lamartine orateur dédié au fier hussard abattu en Alsace. Et pas un de ces livres n’était un livre négligeable. Tous, et surtout ces deux épais volumes.Le Lamartine et le Mirabeau, se distinguaient d’abord par leur allure singulièrement vivante, ensuite par l’abondance et le choix de leur documentation. La qualité dominante de Louis Barthou fut toujours son intelligence. Dans ces deux grands orateurs qu’il s’est choisi pour sujets d’étude, il aperçoit surtout des hommes de parti, des hommes d’assemblée. Et il se passionne avec logique pour ces hommes qui, nés quelque cent ans plus tard, eussent été ses collègues et ses pairs. Ce rapprochement donne une actualité surprenante à tout ce que Louis Barthou écrivit à propos d’histoire et de politique. Car, à son Mirabeau et à son Lamartine, il ajoutera plus tard un Neuf Thermidor, en 1926, et un Danton, en 1932. Ici, comme naguère, le premier mérite de chaque ouvrage sera moins dans sa forme ou dans sa composition que dans l’évidente et grouillante vérité des peintures bien brossées, des péripéties bien restituées, avec adresse et vraisemblance, enfin dans l’évocation saisissante de tous ces drames révolutionnaires où chaque harangue eut trop souvent pour écho les coups réitérés et sourds d’une guillotine besognant.

Et, en vérité, cette guillotine, sans cesse profilée aux arrière-plans du Danton, du Mirabeau, du Neuf-Thermidor, ne semble point avoir outre mesure troublé la sérénité de l’auteur. Louis Barthou braque en quelque sorte son intense curiosité sur le déroulement el l’enchaînement des faits, sur la tactique et la stratégie des partis en présence, sur les alternatives du jeu engagé. Mais il lui importe médiocrement que tels joueurs gagnent ou que tels joueurs perdent. À coup sûr, la peine de mort lui semble exagérée pour les perdants. Au jeu politicien de nos jours, personne ne paie plus de sa tête. Aussi, Barthou n’hésitera-t-il pas à qualifier l’exécution de Danton d’assassinat. N’empêche que son attention la plus éveillée ne va point aux enjeux, et guère davantage à la partie en soi, mais aux péripéties de cette partie, et aux adresses ou aux maladresses, aux ruses ou aux naïvetés, bref, à la manière et au style des partenaires.

Le Lamartine et le Mirabeau avaient été l’un et l’autre écrits fort avant que l’Académie eût ouvert sa porte à leur auteur. Mais, sitôt admis parmi vous, Messieurs, Louis Barthou se piqua d’honneur et commença d’écrire davantage. Dès le mois de novembre de l’année 1918, qui avait été l’année qui précéda son élection, il publiait, en effet, chez Conard, celui de tous ses livres qui fit le plus de bruit et qui a peut-être les plus grandes chances de durée, les Amours d’un Poète.

Le poète en cause, nul n’en ignore, était Victor Hugo, et l’auteur entreprenait de détailler la première tendresse que Victor Hugo eut pour sa femme Adèle Foucher, les relations qui suivirent entre Adèle Foucher et Sainte-Beuve, et finalement la longue liaison de Victor Hugo et de sa maîtresse Juliette Drouet. Certes, l’histoire était de notoriété. Mais Louis Barthou prit à tâche de la rajeunir, en incorporant à son étude une quantité de documents inédits dont deux sortes de gens s’enthousiasmèrent d’abord, je veux dire les fervents de tous vieux papiers d’une part, et d’autre part les amateurs de ce qu’on est convenu d’appeler la petite histoire. Sans conteste, la triple aventure de ce quatuor célèbre, — Adèle Hugo, Juliette Drouet, Victor Hugo, Sainte-Beuve, — était-elle de ce coup clairement exposée, étalée, analysée, avec, au demeurant, le plus louable souci d’une impartialité presque rigoureuse. Mais, ce que les Amours d’un Poète divulguaient en outre à tout chacun, c’était la qualité, réellement rare et surtout intéressante, de cette tendresse que Louis Barthou avait vouée aux livres. Sans doute savait-on bien déjà que ce très fin lettré collectionnait, comme tout le monde, mieux que tout le monde, les éditions précieuses et les exemplaires uniques. Mais on ignorait encore, au moins parmi les simples lecteurs, qu’il aimât par-dessus tout les autographes, et spécialement cette sorte d’autographes personnels où ceux qui les ont griffonnés ont laissé transparaître leur vie la plus intime et leurs amours les mieux celées. Il y a bien quelque indiscrétion à mettre de telles choses au grand jour. Et je dis au grand jour, parce qu’un collectionneur, même discret, ne se résout jamais à garder pour soi seul ses trésors. Il y a, certes, dans le fait même de collectionner, une religion, un culte. Mais à ce culte, dont le collectionneur devient, ipso facto grand prêtre, se mêle forcément un peu de profanation. Quelqu’un de votre compagnie, Messieurs, s’en est avisé avant moi, et l’a dit sous cette coupole : « Doux sentiments, premiers aveux, tendres émois, premières amours, romans furtifs, craintes, espoirs, triomphes, tout cela, parce qu’on est un grand homme, doit-il entrer dans le domaine public, et le poète qui a écrit : « Non, l’avenir n’est à personne ! » se doutait-il que son passé serait à tout le monde ? »

Il est bien vrai que Louis Barthou, attaqué certain jour de la sorte, sut ingénieusement répondre, et sa réponse fut marquée du plus bel esprit d’à-propos : il cita, sans plus, quatre lignes de Victor Hugo à sa Juliette, et ces quatre lignes sont, en vérité, péremptoires : « Je ne veux pourtant pas que cette trace de ta vie dans la mienne soit pour toujours effacée. Je veux qu’elle reste, je veux qu’on la retrouve un jour, quand nous ne serons plus que des cendres tous les deux, quand cette révélation ne pourra plus briser le cœur de personne. », Rien certes, de plus formel. Mais ces lignes-là, prouvent-elles vraiment que Louis Barthou ait eu raison ? M’est avis qu’elles prouvent plutôt que Victor Hugo a eu tort. L’orgueil de ce grand homme fut tel qu’il imagina que ses aventures sentimentales importeraient à l’histoire du monde. On ne connaît pourtant ni celles d’Alexandre, ni celles de Virgile, je veux dire par le menu. Et je ne crois pas que ces grands hommes en doivent être plaints.

D’autres livres, moins connus que les Amours d’un Poète, ont d’ailleurs fait davantage pour le vrai renom littéraire de Louis Barthou. Son amour pour la musique, amour réellement pur et qu’aucune prédilection d’ordre politique ne pouvait altérer, lui inspira de belles pages sur Beethoven, et, sur Wagner, une magnifique étude que je n’ai jamais pu relire sans émotion : La Vie Amoureuse de Richard Wagner. Cela fut écrit de 1925 à 1932. Et, cependant, dès 1919, son patriotisme et son sens aigu de la vérité lui avaient inspiré cent trente pages sur la Bataille du Maroc, qui demeureront l’un des meilleurs documents historiques que personne ait Jamais, écrit sur ce prodigieux génie, sur ce fondateur d’empire qui fut, Messieurs, des vôtres : Lyautey l’Africain.

À ce livre-là, qu’on ne saurait louer assez, il faut encore ajouter plusieurs volumes sur le général Hugo, sur Baudelaire, sur Rachel, — et enfin la publication de diverses lettres inédites qu’avait écrites à Victor Hugo Alfred de Vigny. Il est à ce propos symptomatique que jamais Louis Barthou ne se soit directement occupé de deux des plus pures gloires de ce romantisme dont il parlait pourtant avec tant de ferveur, je veux dire Vigny, dont il ne s’occupa que par ricochet, et Musset, qu’il négligea totalement. Il n’est d’ailleurs pas très difficile de découvrir la raison de ce double oubli : à travers le poète, quel qu’il fût, Louis Barthou chercha toujours l’homme ; et les hommes qui, d’instinct, piquèrent sa curiosité furent principalement ses confrères en politique, les gens plus ou moins, persuadés d’une théorie, d’un système propre à mettre en ordre l’humanité, d’un contrat social prétendu neuf qu’ils tâchent d’imposer au monde par la persuasion, ou par la ruse, ou par la force. Ce n’est pas à Lamartine poète que s’est surtout intéressé Louis Barthou, c’est à Lamartine orateur. Et c’est moins au Victor Hugo de Cromwell ou de la Légende des Siècles qu’à l’exilé de Guernesey, qu’au patriarche officiel de la Troisième République, qu’à l’ami de Juliette Drouet, enfin. Prédilection d’ailleurs inévitable. Elle ressort de cette déviation forcée que l’accoutumance impose à chacun d’entre nous : — la -déformation professionnelle. Il est assez connu que toute profession déforme dangereusement ceux qui l’exercent. La déformation professionnelle des médecins passe même pour redoutable entre toutes. Mais celle des parlementaires l’est peut-être davantage encore. Et la preuve n’en serait-elle pas dans ce fait d’évidence qu’un Louis Barthou, certes amant passionné de toute beauté, négligea Lamartine précurseur de la poésie pure, au bénéfice de Lamartine rhéteur de place publique ou d’assemblée ?

Mais, si l’on peut, si l’on doit regretter que sa carrière d’homme public, toute belle qu’elle fut, ait altéré le goût natif qu’il avait de la littérature, elle ne gâta jamais ni son amour pour la musique, ni ses rares vertus d’homme privé. On connaîtrait mal Louis Barthou, si l’on ne pénétrait pas avec discrétion dans son intimité, et ce furent peut-être les dernières années de sa vie qui permettent de la mieux apercevoir. Son fils unique était mort. Bien des pères, en telles douloureuses occurrences, ont cherché dans un changement de vie le dérivatif qu’ils croient utile à soulager leur peine. Louis Barthou n’était pas de ces pères-là. Sa descendance tranchée, il s’était, sans plus, replié sur soi-même et sur la compagne qui avait été la mère de son fils. Quiconque eut l’honneur d’être admis, ne fût-ce qu’une fois, dans la triste douceur de ce foyer désormais stérile n’en perdra pas facilement le souvenir. Par l’intimité de leur vie conjugale cette femme et ce mari avaient su réaliser un univers. Et la perte du fils tant chéri de tous deux les avait davantage liés l’un à l’autre et serrés cœur à cœur. Peu d’hommes dont la vie extérieure fut aussi véhémente que celle de Louis Barthou ont comme lui gardé la religion familiale et servi les dieux lares. Contradiction de plus, soit ! Mais, cette contradiction-là, Louis Barthou la poussa jusqu’à son extrémité. Et quand la mort fut revenue frapper encore sur cette maison pleine de tendresse et de paix, enlevant cette fois l’épouse après avoir enlevé l’enfant, l’homme, déchiré dans ses meilleures fibres, exigea seulement qu’au foyer dévasté la mère de la disparue vînt s’asseoir et remplir la place vide. Mystérieuse sensibilité, fidélité persistante, attachement au passé, culte du souvenir, voilà donc ce qu’on trouve au plus secret du cœur de cet homme si divers et réellement étrange, qu’un demi-siècle d’âpre politique n’avait pu dessécher !

Ses émotions tendres sont jusqu’au bout demeurées jeunes. Ses forces, elles aussi, ont continué d’être intactes. Il s’est retiré, il s’est plutôt réservé, depuis ce 27 janvier 1931, qui vit la fin du cabinet Steeg, dont Louis Barthou avait accepté à contrecœur d’être le ministre de la Guerre. Les élections de 1932 n’ont pas facilité à l’homme des Trois ans son retour au pouvoir. Louis Barthou, qui d’ailleurs est à présent septuagénaire, semble avoir renoncé à toute vie publique. Et cela n’est pas vrai. Mais il le croit peut-être. Je m’étonnerais pourtant qu’il l’eût cru du fond de son cœur. Si cela était, au fait, cela prouverait seulement que nous sommes toujours les plus mauvais juges chaque fois qu’il s’agit de nous-mêmes. Louis Barthou, brisé par ses chagrins domestiques, et probablement navré par la tournure qu’avaient prise les affaires nationales, depuis que des esprits généreux, mais chimériques s’en étaient mêlés, attendait sans nul doute, consciemment ou inconsciemment, que son heure eût sonné de sauver une fois encore la patrie en danger.

Cette heure-là vint. Et nul de nous, Messieurs, n’en a certes perdu le souvenir.

L’histoire, — l’histoire impartiale, celle de l’avenir, —marquera qu’à partir de 1932, voire plus tôt, ceux qui dirigeaient les Affaires étrangères de France oublièrent le bon sens à tel point que notre victoire de 1918 en fut entamée, amenuisée. Il est trop certain qu’une meurtrière manie de renoncement et d’abandon chez des hommes qui n’avaient pas pris assez de part à notre victoire de 1918, dure, mais grande, contribua à léser la nation du fruit de ses terribles efforts. Nous étions, sans nulle exagération, de prodigieux vainqueurs. Ceux qui avaient, aux heures incertaines, misé, si j’ose dire, sur la défaite française, — je ne parle ici que des parieurs français ! — ne regrettèrent pas, je veux le croire, d’avoir perdu leur honteuse gageure, mais ne s’en persuadèrent pas moins qu’ils étaient, en cette aventure, frustrés. Oui : frustrés dans leur amour-propre, frustrés aussi dans leurs intérêts, qui sait ! Alors, se reprenant et se ressaisissant plus vite qu’il n’était encore possible aux simples héros, tous épuisés d’une victoire trop surhumaine, ces tristes gens se persuadèrent que ce, triomphe remporté contre leur gré, contre leur cœur, pouvait être effacé de l’histoire, et que le monde en redeviendrait du coup leur propriété, désormais comme naguère. Ainsi, ces mauvais prophètes osèrent-ils solliciter derechef le pouvoir, et se reprirent-ils, le pauvre peuple français ayant une fois de plus tout oublié, à disposer de la France comme si l’on eût encore été, non plus en 1932, mais encore en 1914. Tout de suite, de fâcheuses conséquences s’ensuivirent. Notre quai d’Orsay, mal inspiré, mal renseigné, mal commandé, manœuvra, en effet, si fâcheusement que, dès la fin de 1933, la guerre étrangère et la guerre civile ensemble étaient à nos portes. Il n’y a telles gens que les pacifistes, on le sait trop ! pour jeter d’emblée le monde vers les pires massacres, au nom de la paix universelle.

Or, les difficultés intérieures s’ajoutant aux extérieures, la France semblait réellement en péril mortel, et l’était peut-être. Une violente secousse patriotique, comme il est toujours advenu chez nous, aux pires heures, allait heureusement, pour un temps au moins, redresser ce pays, le nôtre, que force gens voyaient déjà moribond.

La minute était angoissante. Des grandes nations réellement victorieuses de cette guerre qui avait changé la face du monde, une, l’Amérique, s’était depuis longtemps détournée des affaires européennes, mal compréhensibles pour elle, et une autre, l’Angleterre, avait recommencé de croire qu’un splendide isolement est, en dépit des aviations présentes et futures, le meilleur gage de sécurité qu’un peuple insulaire puisse obtenir dans notre Europe changeante et fiévreuse. Restait sans doute l’Italie. Mais cette Italie, notre vraie sœur de sang et d’esprit, notre alliée perpétuelle d’intérêt comme d’instinct, des politiciens pitoyables, aveuglés par le pire esprit destructeur, l’esprit de coterie, avaient pris à cœur de la blesser dans ses susceptibilités les plus légitimes, de la railler hors de toute justice, de la harceler hors de tout propos. Nous nous trouvions donc isolés autant que l’Angleterre, et non splendidement, mais périlleusement, et sans même avoir compris que nous l’étions. Le plus dangereux était précisément que le peuple français ne découvrait pas encore, ne pressentait même nullement qu’on l’acheminât vers une catastrophe, tandis que d’autres peuples, jaloux de cette part trop belle que Dieu nous a faite sur la planète, s’empressaient à déjà préparer notre épitaphe. Par bonheur, à côté des dangers extérieurs, que nos hommes de la rue n’apercevaient pas, d’autres dangers, intérieurs, ceux-ci, furent mieux décelés. Et Paris au moins, plus tôt averti que les autres bonnes villes de chez nous, se souleva d’un coup et prodigua son meilleur sang, le 6 février 1934, pour arracher aux mauvais conducteurs du char leur fouet d’abord, leurs guides ensuite. On sait comment, pour restaurer la République, le président Doumergue dut sortir de la retraite qu’il s’était choisie et reprendre, sinon ce fouet dont sa naturelle douceur l’empêcha d’user, du moins ces guides dont ses prédécesseurs s’étaient si mal servis que l’attelage avait rué dans les brancards. Le premier acte de Gaston Doumergue fut d’appeler Louis Barthou, et de lui confier le portefeuille alors le moins envié, celui des Affaires étrangères. Rien n’était plus délicat, rien n’exigeait plus de souplesse, de tact, j’oserais dire de diplomatie, si ce mot n’apparaissait, ici comme le pire pléonasme. Tout de bon, ce n’est qu’au pays des fous qu’on puisse, sans impertinence, recommander d’être diplomate au chef suprême de toutes les ambassades et de toutes les légations.

Hélas ! la France n’est assurément pas le pays des fous. Mais un sage, Georges Courteline, la nomma, voilà déjà bien des années, « le pays d’où le bon sens s’absente souvent ». Que ce pays-là se soit résolu, le 9 février 1934, à ne pas mettre un danseur à la place qui exigeait un calculateur, Louis Barthou fut peut-être des premiers à ne pas trouver que la chose allât de soi.

Il n’entrait d’ailleurs pas au quai d’Orsay en débutant, puisque déjà, l’an 1917, il avait été, vingt jours durant, le ministre des Affaires étrangères de Paul Painlevé, après la démission d’Alexandre Ribot. Toutefois, ç’avait été principalement à la Justice, aux Travaux publics, à la Guerre, à la Guerre surtout, qu’il avait laissé des traces durables, glorieuses parfois. Mais, quelles qu’aient été ces traces-là, le dernier ministère de Louis Barthou allait les effacer toutes, — le seul profond sillon de la seule loi des Trois ans mis à part. — Car jamais secrétaire d’État de la Troisième République ne prit en main situation plus compromise, et ne sut la redresser plus vite. Louis Barthou ne dirigea la .politique extérieure de, la France que huit mois, huit mois seulement, hélas ! Mais ces huit mois furent assez pour que toute la face diplomatique de l’Europe s’en trouvât singulièrement changée.

Nous étions, en effet, depuis la paix de Versailles, les alliés naturels et les amis de tout ce que l’Europe comptait d’États récemment constitués, ressuscités ou agrandis. Pour ces États-là, comme pour la France, la paix de Versailles, si maladroitement bâtie qu’elle fût, devait être une paix définitive que le temps seul avait mission d’améliorer. Cependant, si grandes avaient été les fantaisies de notre politique extérieure que la plupart de nos alliés se détachaient de nous peu à peu, que la plupart de nos amis renonçaient à notre amitié et commençaient de chercher d’autres amitiés moins négligentes.

Et c’est dans cette Europe-là, — mouvante, — que Louis Barthou dut intervenir.

Messieurs, vous le savez, son intervention fut tout ce qu’on avait le droit d’attendre, dès qu’on connaissait l’homme, sa souplesse, son ingéniosité, son ardeur dans tout ce qu’il faisait, son patriotisme, sa clairvoyance et sa volonté. N’avait-il pas déjà été le philosophe qui, presque au début de sa carrière, avait écrit : « L’histoire de l’Allemagne nous prouve ce que peuvent la patience, le travail et, l’union patriotique. Elle est une leçon de courage et de confiance. Puissé-je, en rentrant en France, ne pas lui opposer une fois de plus le spectacle des divisions qui affaiblissent et qui tuent. »Ayant si bien compris la vraie source de nos successifs désastres et de nos déceptions sans nombre, il était maintenant de taille à tout réparer, à tout restaurer, et la grandeur du nom français d’abord.

Il commença comme savent commencer les hommes réellement modernes, ceux pour qui les paquebots, les trains bleus et l’avion ne sont pas de simples amusements. Il voyagea, il courut partout où il fallait, aussi vite qu’il pouvait. Il visita la Belgique, au lendemain de la mort si navrante de ce noble roi qui fut Albert Ier : la Pologne, que nos abstentions attristantes avaient refroidie pour nous ; la Tchéco-Slovaquie, moins sûre qu’elle n’avait été ; Vienne, où le chancelier Dollfuss vivait encore et attendait que la France l’aidât ; Bucarest, souvent incertaine, et non par sa seule faute ; Belgrade, enfin, dont les dissentiments avec la nouvelle et magnifique Italie étaient une des pierres d’achoppement de notre sécurité. Et Louis Barthou méditait d’achever son périple en poussant jusqu’à Rome et jusqu’à Londres. Mais ç’avait été surtout à Belgrade que le voyageur, vrai fils d’Ulysse, le plus persuasif des héros, avait déjà vu son éloquence obtenir les plus fructueux résultats. Réconciliant les Serbes, les Croates, les Slovènes avec le Peuple romain, Louis Barthou faisait plus pour la paix du monde que personne n’avait fait, depuis Foch lui-même. Et, certes, cette réconciliation si précieuse n’était pas encore opérée, mais elle était préparée, et préparée par les plus adroites mains, quand Louis Barthou revint en France. Nul doute qu’un voyage à Paris du roi Alexandre, dont l’inclination pour tout ce qui était français avait été maintes fois prouvée, non seulement sur beaucoup de champs de bataille, mais autour de bien des tapis diplomatiques, genevois ou autres, ne dût, d’un coup, parachever l’œuvre. Ce voyage, d’ailleurs, s’imposait d’autant plus que, dans sa hâte à renouer autour de nous toutes les sympathies possibles, Louis Barthou avait accepté d’étudier des pactes nouveaux, séduisants, mais hasardeux. Et, certes, il convenait d’en parler sans retard avec nos amis les plus anciens et les plus sûrs.

C’est ainsi qu’à l’automne de 1934 le roi des Serbes, des Croates et des Slovènes s’embarqua sur l’un de ses croiseurs, et fit route vers Marseille. On avait, paraît-il, offert au roi de débarquer à Toulon. Mais le roi voulait entrer en France par Marseille, pour cette touchante raison que là s’élève le monument dédié aux Soldats de notre Armée d’Orient, principale créatrice des vraies libertés balkaniques. Et le croiseur yougoslave, ayant donc atterri sur Planier au matin du 9 octobre, donna dans ce Vieux-Port historique, naguère encore ouvert sur l’arsenal des galères de Louis XIV qu’une municipalité trop primaire a récemment détruit. Là, tout au fond de la darse que hantèrent Tourville et Suffren, le vaisseau porteur du roi s’amarra fort paisiblement, poupe à quai. Une de ses tourelles allongeait vers Marseille ses pièces couplées, capables à coup sûr de pulvériser très vite une ville ennemie. Sous la protection, hélas ! tout illusoire de ces canons qui n’eurent point à tonner, le roi Alexandre prit terre dans l’après-midi. Le soleil déclinait. Sur le quai, quai de la Fraternité aux temps révolutionnaires, quai des Belges depuis 1915, Louis Barthou, — qui, la veille même, avait écrit de sa main quatre pages de préface pour une grande édition du Pêcheur d’Islande de Loti, Louis Barthou, ministre des Affaires étrangères de France, attendait le roi Alexandre.

C’était un fier souverain que ce roi serbe, qui avait, vingt ans plus tôt, conquis sa couronne comme jadis notre roi béarnais, sur de rudes champs de bataille, et qui, comme notre Béarnais encore, n’avait jamais usé de sa puissance que pour le bien de son peuple, pour que toutes les familles slovènes, et croates, et serbes pussent, tous les dimanches de Dieu, mettre au pot la poule symbolique. Notre médaille militaire a brillé sur sa poitrine. Et la médaille militaire de France n’est pas de ces ordres qu’on octroie à n’importe quel souverain au monde, par simple courtoisie internationale.

Messieurs, nous sommes au 9 octobre de l’an 1934. Le roi Alexandre débarque sur la terre française. Il est quatre heures après-midi. Vous imaginez bien que la République a pris pour la sécurité de ce roi, notre ami cher, notre allié, fidèle et précieux, toutes les précautions qu’il faut. — Toutes les précautions, assurément ! — Ce n’est pas seulement la vie de notre hôte, une vie sainte et sacrée, c’est l’honneur de la France qui est en jeu, n’est-ce pas ?

Mais, au fait, y a-t-il donc péril en la demeure ? Péril pour ce roi qui a fait tant de bien à sa nation, à l’Europe même ? Oui, et personne n’a le droit de l’ignorer. Il y a toujours péril pour un souverain, pour un chef d’État, quelque noble que soit son cœur, quelque loyaux que soient ses sujets. Notre Henri IV avait sauvé et restauré la France : un fou fanatique l’assassina ! Et depuis, combien d’hommes de bonne volonté, chefs de gouvernement, chefs d’État, tous uniquement dévoués au bien public sont tombés, victimes des méchants et des déments ! Quiconque ne s’en souviendrait pas serait criminel. Il faut aujourd’hui, il faut indispensablement un considérable déploiement de troupes, une totale mobilisation de police, une escorte mobile enfin, nombreuse et armée, qui entourera le roi des Yougoslaves, qui l’enveloppera, qui le cuirassera contre tous les hasards, contre toutes les folies.

Et les ordres ont été donnés, tous les ordres. Qui oserait en douter ? Et les troupes sont là, à coup sûr. Et la police. Et l’escorte. Alexandre a pris terre. Voici Louis Barthou, qui s’empresse au-devant du visiteur. Le roi tend au ministre deux mains affectueuses. Il ne s’agit point ici de condescendance simplement courtoise et cordiale. Il s’agit d’estime vraie, de collaboration déjà intime. Pour maintenir et sauver la paix européenne, les deux hommes qui viennent de se joindre sont trop d’accord pour qu’une amitié ne soit pas près de naître entre eux. Les voilà qui maintenant montent en voiture. On doit d’abord toucher à la préfecture, avant d’aller au monument des Soldats d’Orient. Mais d’où vient qu’à cette heure le roi jette alentour un regard surpris ? C’est que le service d’ordre n’est pas tout à fait ce qu’on était en droit d’attendre. Vraiment’ non ! pas tout à fait... il s’en faut même de bien des choses... Et, certes, Alexandre Karageorgévitch sait combien d’assassins, — ennemis furieux de la grande et féconde unité yougoslave, — le guettent à tous les tournants de sa route. Le roi s’étonne, s’inquiète. Louis Barthou, non moins averti, regarde aussi et s’effare.

Alea jacta est. Il n’est plus temps de rien. Souriant l’un et l’autre, en hommes braves qu’ils sont, Alexandre Karageorgévitch et Louis Barthou, côte à côte, s’en vont vers leur destin.

Et c’est bref. À cent pas du vieux quai de la Fraternité, la Canebière ouvre à main droite un large square. Or, les troupes qui devraient former une haie opaque, se réduisent à quelques soldats espacés ; la police, qui devrait veiller à tout, veille à peu de chose ; l’escorte, enfin, une poignée de cavaliers, précède le cortège au lieu de l’encercler, —par ordre, — et le seul colonel Piollet chevauche à la droite de l’auto royale, laquelle, par une inconcevable négligence, a conservé ses marchepieds. Soudain, sur l’un de ces marchepieds, un homme s’élance et pousse vers le roi un poing qui serre un pistolet. Un coup, deux coups, dix coups crépitent. Déjà le colonel Piollet, seul de sang-froid dans cette scène d’horreur, a fait volter son cheval et sabre. Le chauffeur a bloqué ses freins, se retourne, frappe. La foule alors déferle, achève d’écraser l’assassin, qui meurt le premier, bien avant ses victimes. Et c’est fini. Les gardes mobiles n’arriveront qu’après coup.

Et puis, à quoi bon se hâter, maintenant ! Il est trop tard pour tout. Le roi Alexandre est trois fois blessé à mort. Et Louis Barthou, dont une balle a traversé l’avant-bras, puis le bras, et sectionné l’artère humérale, a pu, lui, descendre tout seul de voiture, et chercher tout seul un taxi qui le conduira à l’Hôtel-Dieu. Mais trop de sang, tout ce, temps-là, ruisselait de son corps. À cinq heures et demie, Louis Barthou, qu’une opération immédiate eût sauvé, succombe. Alexandre de Yougoslavie a déjà succombé...

Horrible fin, — funeste pour deux nations, funeste pour l’Europe, funeste pour le monde. — Et pourtant. fin magnifique, apothéose éblouissante pour l’une comme pour l’autre de ces hautes figures de l’histoire contemporaine le roi, martyr de sa mission royale, qui était de réunir ses peuples en un seul peuple, le ministre, dira l’un de nos cardinaux archevêques, « mort en faisant son devoir ». À ces mots-là, Messieurs, je m’en voudrais de rien ajouter. L’homme dont toute la vie n’a été qu’une lente et sage ascension vers un patriotisme de plus en plus pur méritait de mourir ainsi. Ne regrettons même pas ce bon artisan tombé avant d’avoir pu parfaire son œuvre. L’exemple qu’il laisse est plus précieux que les services qu’il aurait pu rendre encore. Et l’Académie, s’inclinant devant cet homme qu’elle perd, a le droit de mêler un peu d’orgueil au regret mélancolique dont elle accompagne ses membres quand ils la quittent.

Ce député, ayant eu le très noble courage de réclamer, en 1914, son droit d’aller au front, y fut tué. Ce qui certes l’absout, totalement, d’une faute d’ailleurs vénielle, et plus imputable à l’esprit du temps qu’à l’homme de bonne race qui s’en était rendu coupable.