Discours de réception du maréchal Franchet d'Espèrey

Le 20 juin 1935

Louis FRANCHET d’ESPÈREY

M. le maréchal Franchet d’Espèrey ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le maréchal LYAUTEY, y est venu prendre séance le jeudi 20 juin 1935 et a prononcé le discours suivant :

 

     Messieurs,

Comment exprimerai-je à votre illustre Compagnie ma gratitude pour la faveur dont elle m’honore ? Ce choix m’eût rempli d’étonnement et de confusion si J’avais eu un instant la vanité de croire qu’il ne s’adressât qu’à ma personne. Il vise plus haut et plus loin. Vous avez voulu que, sous cette coupole, où une tradition bientôt trois fois séculaire rassemble tous les aspects de la grandeur nationale, l’armée de la France d’outre-mer conservât un représentant. Mais l’honneur m’accablerait, si je le voulais garder pour moi seul, de m’asseoir parmi vous après le Fils de France qui vainquit Abd-el-Kader, après le grand Maréchal qui créa le Maroc. Souffrez que je le restitue aux troupes vaillantes qui, après avoir donné l’Algérie à la France, en sont parties pour conquérir successivement : Tunisie, Tonkin, Soudan, Madagascar et Maroc, et dont le sang a, pendant la dernière guerre, si généreusement coulé de la Marne au Danube. C’est leur lustre qui me pare à vos yeux : la gloire de votre choix doit retomber sur elles.

Ne m’avez-vous point, d’ailleurs, appelé dans vos rangs sous l’égide de l’éminent homme d’État qui, pénétré de la pensée du grand Cardinal dont il a fait son étude, a consacré sa vie au développement de l’empire colonial français ? L’ingratitude publique le tient depuis longtemps éloigné du pouvoir. C’est cependant sur le Haut-Nil que, par un merveilleux choc en retour, s’ouvrit pour nous la porte de ce Maroc où le maréchal Lyautey allait porter si haut le renom de la France.

Des voix plus exercées que la mienne ont déjà, et à maintes reprises, exalté les mérites du grand homme à qui vous m’avez confié la lourde charge de succéder. Soldat, diplomate, administrateur, constructeur, écrivain, artiste : il n’est pas de branche de l’activité humaine où il n’ait excellé. Ma compétence, hélas ! n’est point universelle. Ce sera surtout à l’œuvre militaire du maréchal Lyautey que je m’attacherai aujourd’hui. Ne fut-elle point d’ailleurs, la condition première de son action civilisatrice ? Et si l’éloquence ne me fait que trop défaut pour louer comme il sied votre illustre confrère, du moins parlerai-je de lui avec le respect de la recrue pour son ancien, avec l’admiration du lieutenant pour son chef, avec l’affection de l’ami pour son ami.

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Il est né militaire. La brillante cavalerie de la guerre en dentelles et l’artillerie, savante et austère, des deux Empires ont mêlé en lui leurs sangs. Et si l’apport maternel l’a emporté chez le houzard élégant et ami des lettres, c’est aux solides ancêtres paternels que le constructeur du Maroc devra sa puissance de travail et la fermeté de son esprit.

Tout enfant, il a baigné dans leur atmosphère. Son grand-père, sénateur de l’Empire, inspecteur général de l’artillerie du neveu après avoir été décoré par l’oncle au Kremlin, lui a fait toucher du doigt les cicatrices des coups de lance cosaques. Ses grands-oncles, l’un général d’artillerie, l’autre intendant général, lui ont raconté l’épopée impériale et les campagnes algériennes. Tous trois lui ont dit l’étonnante carrière de l’ancêtre, le Franc-Comtois d’antique souche rurale devenu, dès les derniers temps de la monarchie, commissaire des guerres, arrivé, à la fin de l’Empire, au sommet de la hiérarchie, et qui meurt à 95 ans, père de trois officiers généraux, chef respecté d’une famille qui a pris rang parmi les meilleures de Lorraine. Ébloui par l’éclat de tant de gloire militaire, l’enfant regrettera souvent que son père, ingénieur des Ponts et Chaussées, n’ait point cherché à y ajouter : « Il y a un trou, dira-t-il plus tard, entre mon grand-père et moi ».

Les services de ses aïeux maternels, ce n’est pas de leur bouche que le jeune Lyautey en a recueilli le récit. Le dernier, Grimoult de Villemotte, descendant de vingt générations de chevaliers normands récemment fixés en Lorraine, — beaux cavaliers qui, depuis des siècles, ont servi le roi l’épée à la main, — a quitté l’armée après les journées de Juillet. Il est mort avant la naissance du futur Maréchal ; mais il a laissé une veuve, issue elle-même de la plus ancienne noblesse d’épée lorraine, et dont l’influence sur son petit-fils sera profonde. Jolie, vive, spirituelle et tendre, passionnée pour sa province et ses ducs, elle a exalté dans cet enfant, précocement sensible, les goûts dont le sang des vieux seigneurs de Crévic avait déposé en lui le, germe : goût de l’élégance et de la représentation, recherche des belles choses, conscience de son rang, affection pour les humbles et les petits.

Mais si la solidité et l’amour du travail sont les caractéristiques de l’influence paternelle, et si le sang maternel a surtout apporté élégance et sentiment du beau, les deux lignes se rejoignent dans le même dévouement au pays, la même fidélité à la tradition nationale, qu’elles ne séparent pas du roi. En recherchant un jour les racines ataviques son être, le maréchal Lyautey constatait avec orgueil que, dès le XIIe siècle, ses ancêtres normands avaient pris parti pour le roi de France contre l’Anglais, et, confondant dans une même louange les Lyautey, restés bons royalistes en servant deux Empires, et les Villemotte, rebelles aux usurpateurs, il répétait volontiers le mot de sa grand’mère : « Mes enfants, je rends grâce à Dieu que, si divers que vous soyez tous, il n’y ait pas parmi vous un seul républicain. »

Dans ce Nancy du Second Empire, plein de bruits d’armes et d’éclats d’uniformes, pareilles influences familiales devaient agir profondément sur un jeune esprit naturellement ardent et fait pour l’action. Le sentiment, qu’il porte très vif en lui-même, qu’il est né pour commander, le consentement de ses petits camarades, qui, d’eux-mêmes, se rangent sous ses ordres dans leurs jeux, tout le pousse vers la carrière où les siens ont brillé au premier rang. Et lorsque, dans les rues de Dijon où il à suivi son père, il voit en 1871 l’ennemi se promener en maître, il prend la décision définitive de se consacrer aux armes. Après un an d’études à la rue des Postes, il entre à Saint-Cyr en 1873. J’y fus reçu moi-même l’année suivante, et je revois nettement le grand sergent de la 4e Compagnie, — qui ne plaisantait pas sur le service.

Un jour qu’il chevauchait le long d’une piste marocaine, aux côtés d’un diplomate qui le louait de posséder à la fois « la conception des ensembles et le culte du détail », le maréchal Lyautey avouait à M. de Saint-Aulaire : « Tout ce que je suis, je le dois à ma nourrice et à la cavalerie ». Et il expliquait : « Ma nourrice m’a laissé tomber de la fenêtre sur le pavé de Nancy. C’est ce qu’elle pouvait faire de mieux. Ma colonne vertébrale étant abîmée, j’ai eu l’avantage d’être comprimé dans un appareil et on m’a envoyé coucher pour plusieurs années. Admirable régime : lectures, réflexion, méditation, graines d’idées générales. Puis, pour prendre ma revanche de cette immobilité prolongée, je me suis donné beaucoup de mouvement dans la vie... Et la cavalerie, c’est le complément et le correctif de la méditation. Quand il a commandé un escadron, c’est-à-dire passé des revues d’habillement, compté des effets, surveillé l’ordinaire, vérifié le pansage des chevaux et les clous de la ferrure, on descend — ou on s’élève de l’abstrait au concret, du général au particulier, de l’ensemble aux détails. »

Mais c’était au seuil de la vieillesse qu’il reconnaissait ainsi sa dette envers les contraintes de son enfance et le dressage reçu au régiment. À vingt-cinq ans, jeune homme enthousiaste, rongé du besoin de commander et d’agir, déjà tourmenté et anxieux d’échapper à l’ennui, il se rebelle contre la stricte discipline qui l’emmure. Pourtant, c’est elle qui le protège contre lui-même, et, comme à son corps le corset de fer de son enfance, donne à son esprit aventureux et impatient l’armature indispensable. Sans cette servitude, dans quel désordre ne serait-il pas tombé ? De son indépendance native, de son dévorant besoin d’action, elle a dégagé ses qualités maîtresses : la force de caractère et le goût des responsabilités. Qu’importe, après cela, qu’il raille « les brav’militaires qui, lorsqu’il leur parle bon sens, résultat, but à atteindre, lui répondent règlement, mains dans le rang, le gendarme est sans pitié », qu’il s’insurge contre la routine de la vie de garnison et le dogmatisme des mandarins d’État-Major ? L’armée ne s’en enorgueillit pas moins de ce fils qui ne fut pas toujours aimable pour elle. Tel l’enfant qui bat sa nourrice et que celle-ci préfère, orgueilleuse de reconnaître, dans les coups qu’il lui porte, la force du lait dont elle l’a nourri.

Il ronge donc son frein et s’ennuie. Ni à Saint-Cyr, ni à l’École d’État-Major, ni dans ses nombreuses garnisons, il ne semble avoir trouvé, parmi ses supérieurs, quelqu’un pour comprendre et diriger son ardeur — sauf, trop peu de temps, le grand chef que fut le général L’Hotte. Alors il cherche hors de l’armée où déverser son enthousiasme, et Albert de Mun, cuirassier prestigieux, orateur entraînant, « le cueille, a-t-il dit lui-même — comme un fruit mûr », et le jette dans l’action sociale. Avec lui, avec le capitaine de La Tour du Pin, Lyautey se passionne pour cet « Ordre social chrétien », dans le renouveau duquel son intelligence catholique et légitimiste voit le salut de la France. Mais bientôt, inquiet depuis son voyage à Goritz et à Rome du fossé que la politique de Léon XIII commence déjà de creuser en France entre le Pape et le Roi, son esprit avide de réalisations s’écarte d’un mouvement qui va se diviser contre soi-même. Eugène-Melchior de Vogüé, se présente alors, qui, rallié aux formules libérales, ramène de Russie la religion de la souffrance humaine et presse les classes dirigeantes « d’aller au peuple ». Lyautey adopte ce maître si séduisant. Par lui, il entre à l’Union pour l’Action morale, où des esprits venus des points les plus éloignés de la philosophie, tous enthousiastes, tous désintéressés. — tous utopistes, — travaillent, avec la bonne volonté la plus touchante et la plus vaine, à l’éducation de la démocratie. Il noue, dans ce milieu si différent de celui où il a grandi, des amitiés qui lui seront précieuses, longtemps après, lorsqu’il faudra la volonté d’un Jonnart, la persévérance d’un Étienne, pour imposer à un gouvernement pusillanime la conquête du Sud-Oranais.

Il est maintenant capitaine, commandant un escadron à Saint-Germain. Je me rappelle avoir été l’y voir, vers 1890 ; il m’avait fait faire le tour du propriétaire, et m’avait montré avec orgueil les améliorations apportées par lui au bien-être de ses hommes. Pressé d’aboutir, il n’attendait pas toujours d’être en règle : il se trouvait même, à ce moment, menacé des plus terribles foudres du Génie pour avoir, de son propre chef, abattu quelques cloisons et installé un réfectoire. Mais l’action qu’il exerçait sur ses subordonnés et sur ses camarades était frappante. Le général Brécard, alors sous-lieutenant dans son escadron, a raconté les soirées où, dans son logis de célibataire, le capitaine Lyautey réunissait les jeunes officiers. Là, tandis que les uns essayaient leurs forces en fendant à coups de sabre des pièces de cent sous, les autres devisaient, causaient, lisaient des vers à haute voix. Et déjà se manifestait chez le capitaine ce qui sera le charme du grand chef, et parfois sa faiblesse : le besoin, pour agir, d’un courant d’affection entre lui et ses collaborateurs.

C’est vers ce temps qu’à la demande d’Eugène-Melchior de Vogüé, il publia dans la « Revue des Deux Mondes » sa célèbre étude sur le « Rôle social de l’officier ».

Frappé à la fois par les difficultés qu’en dépit de son désir d’action sociale, la jeunesse cultivée éprouve pour se rapprocher du peuple, et par le fait que le service militaire universel réunit dans l’égalité de la chambrée toutes les classes de la nation, l’auteur anonyme de l’article constate que le peuple entier reste, pendant trois ans, dans les mains des vingt mille officiers de l’armée française. Mais ce cadre, mieux placé que tout autre pour être l’éducateur de la nation, n’est pas préparé à une tâche pour laquelle cependant le désignent son recrutement et sa culture ; il ne connaît que sa besogne professionnelle, il dresse des soldats, mais ne s’intéresse pas à la personnalité de ses hommes. Il faut lui donner l’idée de sa mission sociale, et, comme les anciens ont la tête trop dure pour être convaincus, c’est aux futurs officiers qu’il faut s’adresser dès le collège ; il appartient au corps enseignant de se pénétrer des aspects nouveaux de l’esprit militaire, afin d’en pouvoir montrer à ses élèves la grandeur.

« Aux officiers de demain, dites que, s’ils ont placé leur idéal dans une carrière de guerre et d’aventures, ce n’est pas chez nous qu’il faut la poursuivre ; ils ne l’y trouveront plus... Mais donnez-leur cette conception féconde du rôle moderne de l’officier devenu l’éducateur de la nation entière. »

Ainsi philosophait ce capitaine de cavalerie, qui, parce qu’une longue paix ne lui avait pas permis de dégainer son sabre, ne voulait plus voir dans l’officier que « l’agent social appelé par la confiance de la patrie moins encore à préparer pour la lutte les bras de tous ses enfants qu’à discipliner leurs esprits, à former leurs âmes, à tremper leurs cœurs. »

Mais vingt ans passent, et une voix s’élève, celle du petit-fils de Renan, qui a entendu « l’appel des armes » dans les couloirs de la Sorbonne : « Vous avez beau me prêcher, fait-il dire à son porte-parole, l’armée n’est pas la nation... Notre rôle à nous, ou alors nous perdons notre raison et nous n’avons plus de sens, c’est de maintenir un idéal militaire, non pas, notez-le bien, nationalement militaire, mais, si je peux dire, militairement militaire... Car notre morale, à nous, dépasse de bien loin les exigences de la morale commune et journalière... » Dans ces paroles du Centurion, ne retrouvons-nous pas l’écho de l’inquiétude évangélique : « Si le sel vient à perdre sa saveur, avec quoi le salera-t-on ? »

Car tout le débat est là et il faut y prendre parti : l’accomplissement du devoir professionnel suffit-il ou ne suffit-il pas à l’accomplissement du devoir tout court, et le meilleur moyen pour un corps d’État de remplir sa tâche n’est-il pas d’y croire, d’abord, et, ensuite, de pousser jusqu’au bout le développement des qualités distinctives qui font son individualité ? Certes, Lyautey avait grandement raison de rappeler aux jeunes officiers le devoir de connaître leurs hommes pour prendre sur eux plus d’influence et faire, en même temps que leur instruction militaire, leur éducation de soldat. Mais de soldat seulement, et en vue de la guerre : l’action morale de l’officier sur ses hommes, née de son intérêt pour eux et de sa sollicitude pour leur bien-être, aboutit alors à un renforcement de la solidité du rang et à un accroissement des qualités guerrières de l’individu. Et tout ceci, au fond, demeure strictement professionnel et dans la ligne de nos vieux usages militaires. Cent cinquante ans plus tôt, le maréchal de Belle-Isle conseillait à son fils, nommé colonel du Régiment de Champagne, de « chercher à mériter l’amour du corps qu’il allait commander », car, ajoutait le vieux soldat, « tout colonel qui s’est concilié ce sentiment précieux, obtient avec facilité les choses même les plus difficiles ». Peut-être ces notions devaient-elles être rappelées aux cavaliers de 1890 : il faut remercier le capitaine Lyautey de l’avoir fait. Mais je ne crois pas qu’aux garçons de vingt ans qui entraient dans les écoles militaires pour reprendre un jour Strasbourg et Metz, la perspective d’une vie de professeur de morale sociale parût très engageante.

Au surplus, l’expérience ne tarda pas à montrer quelles déformations ceux qui se disaient les admirateurs de Lyautey allaient faire subir à ses rêves, et, en 1904, un jeune soldat pouvait lui écrire : « Dans l’armée, vos généreuses idées sur le rôle des officiers sont étrangement dénaturées : l’officier ne doit plus être que le père nourricier de ses hommes. Mais faire acte de chef, leur en imposer par son caractère, par sa volonté, personne n’en parle ». Dans quelle mesure l’expérience de la vie détourna-t-elle Lyautey de ses idées de jeunesse ? Ce qui est certain, c’est que, lorsqu’à la fin de son existence il publia ou réédita ses œuvres, il laissa le Rôle social de l’officier dormir son sommeil de quarante ans.

Trois ans plus tard, le commandant Lyautey était désigné, comme il le désirait depuis longtemps, pour rejoindre à Hanoï l’État-Major du Corps d’occupation du Tonkin.

Parmi les employés de la Compagnie des Indes qui, en 1750, entouraient Dupleix, à Pondichéry, on trouve un Léaulté, fils d’un Conseiller au Parlement de Dijon. Même pays, même nom, peut-être (« notre nom », a écrit le Maréchal, « s’écrivait autrefois Loyauté ») : serait-ce un parent inconnu ? Quoi qu’il en soit, hors ce douteux ancêtre, voici le premier Lyautey qui débarque en Asie. Il va y trouver Galliéni — et son destin.

Le colonel Galliéni, déjà auréolé du prestige conquis au Soudan, a reçu au Tonkin la charge de pacifier territoire après territoire. Lyautey l’accompagne au cours d’une reconnaissance de deux mois le long de la frontière chinoise, et pour le nouveau débarqué c’est la révélation. Il admire cette méthode sûre d’elle-même, l’avance progressive, la route et le télégraphe immédiatement construits, le marché ouvert, les concessions distribuées, tout cela à l’abri d’une solide couverture militaire, « de sorte qu’avec la pacification avance, comme une tache d’huile, une grande bande de civilisation ». Et le souci de son chef de mettre dans son jeu les autorités locales, « de travailler avec le mandarin et non contre le mandarin », enchante son sens de la tradition.

Mais surtout, il se délivre de la nostalgie d’action guerrière qui est, depuis vingt ans, la cause de son ennui et de ses impatiences. « Cette ivresse des coups que c’est une telle angoisse de songer qu’avec un uniforme on ne la connaîtra jamais », il va la savourer, lorsque, chef d’État-Major de Galliéni, il essuie à côté de son chef le feu des pirates. Le soir de l’action, nommé caporal au 9e de Marine, sa joie éclate : « Enfin, ça y est ! Après vingt ans, elle a sifflé, la première balle ! » Le voilà exorcisé ; et il déclame avec enthousiasme les vers de « La Porte des Guerriers », que vient d’apporter un courrier bienvenu :

Car sous ta voûte sombre où résonnaient leurs pas
Des hommes ont passé qui ne reculent pas,
Et la victoire prompte et haletante encor
Marchait au milieu d’eux...

Pendant deux ans, il va continuer cette vie active, s’estimant « payé de tout s’il a bien mené une avant-garde de Galliéni », et, trouvant dans la guerre coloniale ainsi comprise, « le charme de toucher du doigt le but atteint et la vie qui repousse, au lendemain même des têtes coupées et des morts ensevelis. »

Galliéni, nommé Résident général à Madagascar en révolte, ne voulut point se séparer de lui. D’abord commandant du Cercle de Babay, puis chef du vaste territoire qui, de Tananarive s’étend jusqu’à Majunga, chargé, enfin, de toute la région méridionale de l’lle, Lyautey, maître chez soi, applique avec enthousiasme les méthodes apprises au Tonkin. Il procède par colonnes convergentes, accule à la reddition le chef de la révolte, et, par un coup de partie, le rétablit immédiatement dans son commandement. Voilà tout un peuple gagné. Alors il crée des routes, joint Majunga à Tananarive par une piste carrossable, fonde une ville, Ankozabé, où, entre deux campagnes, il viendra goûter, suivant son expression, « la joie de l’urbs condita ». Les nuées de 1891 sont bien dissipées ; il est en pleine action réalisatrice, et déjà autour de lui se serrent tous ceux dont l’affection le soutient et le pousse, « la foule des lieutenants, des sous-officiers, des soldats, qui donnent le maximum de leur effort pour un regard ou un geste. »

Une étude que, sur l’ordre du général Galliéni, il fit paraître en 1900, dans la « Revue des Deux Mondes » (« Du rôle colonial de l’armée »), a résumé les principes de son chef et les siens. C’est là que se trouvent les formules célèbres sur la conquête envisagée comme une organisation qui marche, ou sur la nécessité, en conquérant un village, de penser au marché qu’on y établira le lendemain. Plus discutables sont ses vues sur l’utilisation coloniale de chaque soldat, transformé, suivant ses aptitudes, en laboureur, maçon ou instituteur. Méthode séduisante en pays noir, mais que son sens avisé des réalités se gardera bien d’introduire en Afrique du Nord.

Ces années d’action coloniale l’ont tiré de pair. Le voici colonel, et — sanction amère d’un avancement flatteur — obligé d’aller commander un régiment en France. D’un coup, il est rejeté dans ses révoltes anciennes : la fastidieuse besogne d’une petite garnison l’écœure. Il a beau forcer sa volonté, la nostalgie des villes fondées et des routes construites, celle aussi des coups de feu éclatant dans la brousse, l’envahissent quand il pose sa signature rageuse au bas des « états néant ».

Il n’attendit pas trop longtemps. Un jour, brusquement, un télégramme lui apprit que, sur la demande de M. Jonnart, Gouverneur général de l’Algérie, il était, envoyé dans le Sud-Oranais : on ne comptait plus que sur lui pour rétablir la tranquillité sur cette frontière, au tracé imprécis, sans cesse ravagée par les bandes marocaines.

Il allait y rester sept ans : Commandant de la Subdivision d’Aïn Sefra d’abord, commandant de la Division d’Oran ensuite. Sept ans pendant lesquels, appliquant les principes éprouvés sur la frontière de Chine et en Emyrne, il va « se garder par le mouvement » , supprimer les chapelets de petits postes qui divisent ses effectifs, et, sans bruit, jouant avec une admirable habileté des rivalités de tribu, prendre solidement pied dans la zone contestée qui s’étend jusqu’à la Moulouya. Action délicate, car le Maroc est encore indépendant, et le Quai d’Orsay a fort à faire pour défendre ses positions vis-à-vis des puissances rivales. Mais Lyautey s’est déjà imposé, et, tantôt par la ruse, en débaptisant une oasis interdite pour pouvoir s’y installer sans éveiller les soupçons, tantôt par un acte d’énergie, en mettant sa démission sur la table quand l’enjeu en vaut la peine, tantôt par la force, comme à Bou Denib ou dans les monts des Beni Snassen, il occupe le territoire litigieux et y assure la paix. Ce n’est plus sa faute, s’il ne peut collaborer plus étroitement -avec un gouvernement marocain dont les sujets ne reconnaissent pas l’autorité. Mais il se tient rigoureusement dans la lettre des traités, prend soin, — comme le recommandait Galliéni dans une occasion semblable — de « rapetisser, pour Paris, tout ce qu’il fait », et, énergiquement appuyé par M. Jonnart, il avance « comme un vilebrequin ».

Ainsi peut-il, au cours de ces années de labeur, juger à sa valeur l’empire vermoulu du Chérif et se préparer inconsciemment à sa destinée future. Autour de lui, il a groupé quelques officiers de choix, « son équipe ». Jeunes, rompus à sa manière de travailler, passionnément attachés à leur chef, ils l’entourent de cette ambiance d’affection et de confiance réciproques hors de laquelle il ne peut donner sa mesure. État-Major admirable, dont la maîtrise s’est déjà affirmée au cours de la brève et décisive campagne des Beni Snassen. (« J’y ai eu, écrit Lyautey à un ami, l’exacte jouissance de solutions précises d’un problème de géométrie délicate »), qui l’accompagnera partout, disparaîtra prématurément, mort à la tâche — Poeymirau, Berriau, Delmas, — et dont le général. Henrys demeure presque seul aujourd’hui le glorieux représentant.

De la « manière » de Lyautey, de ce mélange inimitable de spontanéité, .d’autorité et de délicatesse qui lui donnait tant de prise sur ses subordonnés, chefs ou troupe, je ne veux citer qu’un exemple. Après le sanglant combat de Moul-el-Bacha, où le colonel Féraud, à la tête d’une faible troupe, avait rejeté de l’autre côté de la Moulouya les contingents marocains, le général Lyautey vint au bivouac féliciter les vainqueurs et décorer leur chef. Puis, la cravate rouge à peine passée au cou du colonel, glissant son bras sous le sien, il le conduisit en silence devant l’enclos des tombes encore fraîches des soldats tombés au cours de l’engagement ; « Et maintenant, à genoux, et dites-leur merci ! »

Tel il était alors, seigneur dont la haute mine et l’accueil somptueux ravissaient les chefs de grande tente, soldat prudent et ménager du sang de sa troupe, politique au caractère entier et aux manières souples, en homme d’État qui sait que le but est supérieur aux moyens. À ses subordonnés, lorsqu’il les a pesés et leur a accordé sa confiance, il laisse une large initiative, du moins dans l’exécution. Pour la conception, il se la réserve, se fiant à son génie pour saisir l’événement et l’exploiter.

Avant tout, il a foi en lui-même ; il se sait né pour commander et créer, et de taille à réaliser en dépit des textes et des routines : nos vieilles ordonnances n’ont-elles pas toujours fait passer le bien du service avant l’exécution des règlements militaires ? Si, comme l’a malicieusement écrit un de ses officiers, « il n’a pas le temps d’être modeste », ce n’est point ambition. Non, mais comme le héros de Corneille, il sait ce qu’il vaut. Et il sait aussi qu’il avait quarante ans quand il a commencé à vivre, qu’il en a cinquante-cinq maintenant, — et il se demande avec angoisse si, comme celui qu’entendit un soir le poète, le seul nom qu’il laissera ne sera pas : « Celui qui aurait pu être ».

Mais il a le cœur haut, et il y a des circonstances dont il ne saurait profiter. Le gouvernement peut, en 1908, d’envoyer à Casablanca inspecter les dispositions prises par le général d’Amade, avec, en poche, une lettre de service lui permettant de prendre le commandement : Lyautey n’aura que des éloges à faire de l’œuvre accomplie par son camarade, et reviendra, simplement, reprendre sa place à Oran.

Une fois encore, il lui fallut s’arracher « à l’immédiat et au réel », et rentrer en France commander un corps d’armée breton. La puissance de travail de Lyautey, et son admirable faculté de vivre avec intensité le moment présent et de rejeter tout le reste, vont porter en un an ce soldat d’Afrique au premier rang des grands chefs de l’armée métropolitaine. Le général Joffre le réserve in petto comme futur grand maître de la cavalerie. Un proche avenir en devait décider autrement.

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Le 30 mars 1912, Moulay Hafid avait signé à Fès avec M. Regnault, ambassadeur de France, le traité par lequel il plaçait son empire sous le protectorat français. Le 17 avril, son armée se révoltait contre ses instructeurs chrétiens, en massacrait le plus grand nombre et le tenait lui-même prisonnier dans son palais. On comprit à Paris qu’il était temps d’envoyer au Maroc un chef qui réunît tous les pouvoirs entre ses mains et fût capable, comme quinze ans plus tôt Galliéni à Tananarive, de trancher dans le vif et de sauver la situation. Le général Lyautey avait fait ses preuves en Oranie. Le 27 avril, il était nommé Résident général et commandant en chef au Maroc. Dix jours après, il s’embarquait à Marseille.

Songeait-il, en regardant de la passerelle du « Jules-Ferry » monter au-dessus de l’horizon la côte marocaine, au rythme providentiel de sa destinée ? Toute sa vie, il a été tourmenté du désir de commander et de construire depuis dix-huit ans, sous les climats les plus divers, il a appris, puis appliqué sur des plans de plus en plus élevés, l’art du soldat faiseur de paix. Non point la paix des cimetières, qu’il est à la portée de n’importe qui de réaliser, mais celle qui, respectant le vaincu et lui gardant son état social et ses coutumes, le fait participer, plus que le vainqueur même, à la nouvelle grandeur de son pays : la paix romaine, dont les bienfaits nous font douter parfois si les défaites gauloises ne furent point des victoires françaises.

C’est elle qu’il lui est réservé de donner à cet empire à la frontière duquel il s’est tenu sept ans et dont il sait la force et les faiblesses. Mais dans quelle situation le trouve-t-il lorsque, le 25 mai, il entre dans Fès et qu’immédiatement se referme derrière lui le cercle des tribus révoltées ?

Un Sultan décrié, prisonnier des chrétiens aux yeux de son propre peuple, et pour les Français complice de leurs assassins ; une capitale en révolte, assiégée par le peuple des campagnes, lui-même aussi avide de combattre le roumi que de piller la cité ; l’ambassadeur de France et le général en chef perdus, avec cinq maigres bataillons, au milieu de cette tourmente, toute liaison coupée avec la côte : voilà le spectacle qui s’offrit aux yeux du nouveau Résident général. Ainsi jeté en pleine bataille, il en laisse sagement la conduite au général Moinier, depuis un mois sur place, et prie Alfred Droin de lui réciter des vers. Ce n’est que lorsque, au bout de trois jours, l’émeute est apaisée et la ville délivrée qu’il prend réellement le pouvoir.

« Nommé, ainsi qu’il l’a écrit lui-même, capitaine d’un vaisseau en perdition », il pèse rapidement ses chances. Contre lui, le Sultan, Fès et toute la montagne berbère : les trois quarts du Maroc. Pour lui, la formule toute neuve du Protectorat, la Chaouia loyalement soumise, ses troupes et l’assurance qu’il porte en son cœur.

Tout de suite, il se jette dans l’action. Il sait, par goût autant que par expérience, quelle force il trouvera à commander au nom du Sultan, en respectant les formes accoutumées et en utilisant les cadres traditionnels. Mais pour qu’il puisse le faire en toute sécurité, il faut qu’une confiance entière règne entre lui et le Chérif. Moulay Hafid, sans prestige sur son peuple, et sans loyauté vis-à-vis des Français, ne lui sera d’aucun secours. Lyautey obtient son abdication et va chercher dans l’ombre du Maghzeu, pour le mettre sur le trône, un membre ignoré de la famille impériale, un homme honnête et pieux qui lui devra tout, et retrouvera à miracle la majesté hiératique des anciens sultans : Moulay Youssef sera le souverain du Maroc et Lyautey soumettra ses sujets rebelles. Pour la ville de Fès, en traitant avec honneur la vieille bourgeoisie qui y fait l’opinion et en détient les richesses, il apaise sa haine de l’étranger et conquiert, sinon tout de suite sa sympathie, du moins sa neutralité.

Restent les tribus berbères, jamais soumises au Sultan fanatisées par leurs marabouts, qui enserrent la plaine soumise et coupent la route de l’Algérie. Fidèle à sa méthode, il va d’abord s’installer solidement dans ce qu’il tient déjà, et n’avancer qu’autant qu’il sera sûr de pouvoir rester. C’est le vieil enseignement des frontières de Chine : la conquête est une organisation qui marche.

Autour de Casablanca, la Chaouia, où le général d’Amade a assuré à la France non seulement le sol, mais les cœurs, servira de base à ses opérations. De là, en septembre, il lancera Mangin sur Marrakech où vient de pénétrer un prétendant venu du Sud. Comme il signe son ordre, une dépêche du gouvernement arrive, qui lui interdit de se porter sur la Ville Rouge. À l’officier qui lui en présente le déchiffrement, il dit : « Je ne l’aurai reçu que dans deux heures », et il télégraphie l’ordre célèbre « Allez-y carrément ! »

De là aussi, ses colonnes vont rayonner par toute la plaine atlantique et jusqu’aux premières pentes de la montagne, fondant des postes qui deviendront des villes, autour desquels les colons commencent déjà de s’installer, et où les indigènes, hier dissidents, viennent vendre leurs produits et demander conseil au médecin. Dix-huit mois après son arrivée, la paix française règne entre l’Océan et l’Atlas.

Le moment est venu de réaliser la jonction avec l’Algérie. Malgré de pressantes invites, il ne veut pas risquer la bataille avant d’avoir poussé le plus loin possible la voie ferrée et la route. C’est seulement en mai 1914 que, certain d’avoir éliminé tous les risques, il ouvre à Taza la porte d’Alger.

Le voici assuré de recevoir librement d’Algérie renforts et ravitaillements ; il peut maintenant s’attaquer à la montagne berbère et recueillir les fruits de la patiente action politique de ses officiers de renseignements. Juillet 1914...

Commandant, sous les ordres du général Lyautey, les troupes du Maroc occidental en 1912 et 1913, j’ai pu, mieux que personne, voir ce grand chef à l’œuvre. Une énergie prodigieuse qui dompte un corps malade ; une puissance de travail qui le fait se relever la nuit pour se pencher sur ses cartes ; un caractère qui plie tout devant sa volonté : voilà ses qualités maîtresses. Il n’a pas de plan, ou guère : ses décisions naissent des événements. C’est ainsi qu’était Bonaparte. Mais il a un système, auquel depuis vingt ans il se tient. Vous le connaissez déjà, nous l’avons rencontré ensemble. C’est vraiment ici qu’on touche du doigt sa valeur. L’organisation qui marche ; l’action politique subtile et tenace qui désagrège le bloc adverse, et après laquelle il suffit souvent de montrer la force pour en éviter l’emploi ; la civilisation qui avance en tache d’huile : formules dont la répétition nous lasse, mais dont le succès constant vérifie la féconde exactitude. De cette méthode sans éclat, faite surtout de patience et d’intelligence, l’attitude du Maroc pendant la guerre de 1914 allait prouver l’efficacité.

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Tout le monde sait que le premier jour de la guerre, le gouvernement, convaincu que le sort des colonies se jouerait en Europe, décida de faire revenir du Maroc la plus grande quantité de troupes possible, et prescrivit à Lyautey d’évacuer tout le pays, à l’exception des ports, et, s’il le pouvait, de la ligne de communications avec l’Algérie. Tout le monde sait aussi que le Résident général refusa de ruiner ainsi l’œuvre de sept années. « Vidant l’œuf pour conserver la coquille », il maintint, face à la dissidence, une mince ligne de postes, et, à l’abri de cette faible carapace, réussit à envoyer en France, dès le mois d’août 1914, plus de troupes que le ministre de la Guerre ne lui en avait réclamé.

Il n’est pas exagéré de dire que, par cet acte de courage, qui était en même temps un trait de génie et la preuve de sa profonde connaissance de l’âme marocaine, il conserva à la France ses possessions Nord-Africaines. Car le soulèvement qui au Maroc aurait inévitablement suivi un retrait de nos troupes, se serait propagé en Algérie et en Tunisie. Il a avoué lui-même qu’en prenant cette résolution il ne croyait pas pouvoir la tenir jusqu’au bout. Mais, s’il entreprit sans espérer, le succès ne s’en affirma pas moins tout de suite.

Des bataillons territoriaux débarquent de France, et les Marocains observent qu’ils se composent d’hommes plus gras que ceux qu’ils ont vu s’embarquer. Ils tiennent les postes, tandis qu’avec ses vieilles troupes africaines Lyautey reconstitue la masse de manœuvre nécessaire, et passe à l’attaque.

Mais à Paris cette politique réaliste et hardie n’était point comprise de tous. Des voix s’élevaient pour demander qu’on arrêtât une campagne qui immobilisait loin du front de France du personnel et du matériel. Il fallut s’expliquer, et nous devons à la curiosité de M. Clemenceau l’admirable rapport du 29 novembre 1916, dans lequel le Résident général démonte devant nous les rouages dé sa politique de guerre.

Nous sommes tous d’accord, dit-il, pour reconnaître que le but est d’alléger le plus possible l’effort de la métropole, et de la ravitailler en hommes et en vivres. Pour cela, un seul moyen : l’offensive. Ainsi imposerons-nous notre volonté à l’adversaire et réduirons-nous ses ressources en accroissant celles de nos partisans. « Toute tribu qui se soumet, alors qu’hier elle nous tirait des coups de fusil, met dès le lendemain des contingents indigènes à notre service, nous vend son blé, participe à l’impôt ». Les faits prouvent d’ailleurs la vérité de cette assertion : pas un homme n’a été envoyé au Maroc du front de France, où cinq bataillons de tirailleurs marocains sont maintenus à effectif complet ; quatre cent mille quintaux de céréales ont été, cette année, expédiés à Marseille, et le rendement de l’impôt indigène a quintuplé. La raison du plus fort s’est encore une fois avérée la meilleure.

Mais — et voici maintenant l’homme d’État qui apparaît sous le stratège — pour maintenir dans le respect de notre drapeau cette masse musulmane, que risquent de troubler les succès remportés par le Turc de la Tripolitaine à l’Euphrate, nous disposons d’autres armes que nos fusils.

Nous jouerons d’abord des intérêts matériels. C’est, à dire vrai, la seule chose à quoi l’indigne soit sensible. Pour que les événements de France n’agissent point sur lui, « nous maintiendrons le Maroc en dehors de la guerre ». À voir l’insouciance que les Français affectent quant à l’issue de la campagne, quel Marocain ne croirait pas leur supériorité assurée et leur tranquillité parfaite ? D’ailleurs, plusieurs milliers de prisonniers allemands travaillent sur les routes ; les villes, les chemins de fer se construisent à vue d’œil, et fournissent à d’innombrables indigènes un travail largement payé ; à Casablanca, à Fès, des foires brillantes attirent les marchands ; le sucre est plus abondant que jamais. Et dans la prospérité qui l’entoure, voyant au surplus les chrétiens « garder le sourire », ignorante du drame intérieur où ceux-ci se débattent, la foule musulmane demeure en paix.

Jamais, d’ailleurs, elle n’a vu sa religion plus libre ni plus respectée. Puisque notre chance veut que le Sultan du Maroc soit commandeur des croyants dans son Empire, nous tenons à prouver — et quelle force cela ne nous donne-t-il pas contre la propagande ennemie ! — que les choses d’Islam sont à leur aise sous notre domination. Grâce à la souplesse du régime de Protectorat, nous garantissons à l’indigène tout ce à quoi il est attaché : son statut personnel, qui est religieux autant que civil, sa terre, son rang (« avant tout, des égards »), sa religion surtout. De celle-ci, nous ne nous mêlerons sous aucun prétexte, même dans les meilleures intentions. Enfin, nous maintiendrons les formes anciennes du gouvernement, laissé libre d’agir pour tout ce qui intéresse le statut musulman, et nous entourerons de tout l’éclat possible le Sultan, celui au nom duquel on dit la prière, et en qui s’incarne la tradition. Nous permettrons même que des chefs dissidents viennent le saluer aux jours de grande fête : plusieurs, en voyant les égards dont il est comblé, nous apporteront spontanément leur soumission.

Pour les insoumis que le prestige du Chérif ne suffit pas à attirer à nous, la marche en avant reste notre argument suprême. Le commandant en chef indique alors ses intentions. Laissant une simple couverture face à la zone riffaine, où Dieu sait quelles complications diplomatiques l’attendraient, et sans s’inquiéter de l’Anti-Atlas devant lequel les grands caïds montent pour lui la garde, il va s’attaquer au vaste îlot dissident que forme la montagne berbère. Celui-ci affecte la forme d’une besace renflée à ses extrémités, étroite en son milieu. Après l’avoir encerclé étroitement, on manœuvrera le massif montagneux en le débordant par les ailes, et l’on crèvera la partie faible de la besace, dont les fractions, ainsi isolées d’une de l’autre, devront capituler. Voilà le plan. Quant à l’exécution, ni date, ni prescriptions de détail. Les moyens regardent les commandants de colonne ; la date résultera des événements. « Cela durera six mois, un an, deux ans : cela dépend uniquement des circonstances. »

Les circonstances firent que cela dura six ans : c’est seulement en 1923 que la besace fut crevée, Mais dura tout ce laps de temps, le plan ainsi prévu fut fidèlement poursuivi.

Il le fut même pendant les quelques mois où Lyautey abandonna le Maroc pour devenir ministre de la Guerre Il avait accepté cette fonction sans enthousiasme, en soldat qui, devant le danger de la patrie, sert au poste que ses chefs lui assignent.

L’événement justifia son-hésitation. Placé à la tête d’un ministère amputé de ses services les plus importants, chef nominal d’une armée dont il n’avait pu choisir le nouveau généralissime, jeté brusquement en face d’un parlement où l’intrigue et la cabale étaient reines et que sa récente victoire sur l’homme de la Marne gonflait d’orgueil, Lyautey se trouva hors de son élément. L’atmosphère d’enthousiasme et de confiance dans laquelle il avait coutume de s’épanouir avait disparu. Au bout de trois mois, las voir sa volonté de réalisation se briser sur les querelles particulières et les rivalités de personnes et de groupes, désespéré de constater « la confusion constante de direction politique et du commandement », il voulut jeter cartes sur table et dire nettement à la Chambre les indispensables vérités. Ainsi l’on se comprendrait, et l’on pourrait, ensemble et chacun à sa place, travailler pour la victoire. Mais l’Assemblée ne le laissa-pas parler. À peine avait-il indiqué l’impossibilité de discuter certaines questions sans danger pour la Défense nationale, que le tumulte couvrit sa voix. Stupéfait, « ne comprenant rien à cette race », il donna sa démission et repartit pour le Maroc, où le général Gouraud avait habilement assuré son remplacement et poursuivi son œuvre.

Il reprit sa place, et la patiente exécution de sa manœuvre. L’armistice, en lui enlevant des troupes, la compromit un instant. Mais sa persévérance et sa prudence triomphèrent. En 1924 le « Maroc utile » était pacifié. La dignité de Maréchal de France avait récompensé en 1921 ce fondateur d’Empire.

Messieurs; j’ai, un peu longuement peut-être, étudié l’œuvre militaire du maréchal Lyautey. J’ai voulu la tirer de l’ombre où, pendant plus de quatre ans, les combats de France et d’Orient l’avaient rejetée, et où l’ont laissée le désir de tranquillité, la volonté de ne plus entendre parler de guerre, qui ont succédé, chez la plupart, à la fièvre des années de bataille. Elle n’en est pas moins à la base de tout l’édifice marocain. La justice est vaine sans la force, et celle-ci demeure, aujourd’hui encore, le seul appui de la civilisation et du progrès. Lyautey a imposé son autorité d’abord ; il en a répandu les bienfaits ensuite. Et les admirateurs de l’Empire qu’il a bâti ont parfois négligé de voir de quel beau sang il était cimenté. Légionnaires venus de tous les points du monde, Algériens et Tunisiens depuis longtemps fidèles, Marocains hier encore ennemis, Sénégalais patients et joyeux, Français enfin, Français surtout : plus de trente mille hommes, plus de mille officiers, sont tombés sur la terre marocaine pour l’honneur du drapeau et la grandeur du pays.

Dans cette vaste construction marocaine, chacun a son rôle et sa tâche. Mais il n’y a pas de cloison étanche entre les différents compartiments. Domaine militaire, domaine administratif, social, économique ou politique : le chef est le même, et il prend ses ouvriers sans acception d’école ni d’origine. Il lui suffit qu’ils soient les plus actifs et les plus réalisateurs.

Pas plus qu’il n’a voulu imposer de délai à sa manœuvre militaire, ni en fixer les détails à l’avance, il ne veut enserrer ses créations politiques dans un cadre uniforme et fixe. Au contraire, il les moulera sur la réalité locale. Aux tribus de la plaine, de civilisation arabe, de tout temps soumises au gouvernement impérial, il laissera leurs cadres traditionnels et tout le vieil appareil coranique ; à côté contrôleurs d’eux, il placera des contrôleurs civils, ainsi qu’il convient à ces populations sédentaires et calmes, parmi lesquelles les colons français vont rapidement s’établir. Les pachas continueront de gouverner les grandes villes avec l’aide d’une assemblée indigène élue. Dans les montagnes berbères, à peine islamisées et rebelles aux sultans, des assemblées de village forment autant de minuscules républiques où se pratiquent de millénaires coutumes : le Résident général se gardera bien d’y toucher. Ses officiers de renseignements joignent à la connaissance de la langue le prestige de l’homme de poudre et l’équité sans effort des chefs indiscutés : c’est à eux qu’il confiera la tutelle de ces populations guerrières. Dans le Sud enfin, les grands caïds conserveront dans leur commandement l’autonomie, récompense de leur loyauté. C’est, d’un bout à l’autre du Maroc, le triomphe de la collaboration des deux races, variée suivant mille nuances d’après l’état de chaque province, presque de chaque tribu.

Le même souci de la réalité le pousse à doter le Maroc européen — si l’on peut ainsi parler — de l’administration la plus moderne, la moins figée qui soit. Il emprunte ses codes aux pays les plus divers : il lui suffit qu’ils soient récents et efficaces. Là aussi, le seul but est d’aboutir.

Que dire de l’équipement économique dont il a pourvu le pays ? C’est cette face de son génie qui est la plus connue, celle qui a le plus frappé les visiteurs parce qu’elle est inscrite sur le terrain. Ceux qui ont vu le port de Casablanca, conquis en entier sur la mer, qui ont admiré les routes, les voies ferrées, les villes brusquement surgies à côté des anciennes cités indigènes demeurées intactes, qui ont rêvé au pied des minarets restaurés ou supputé la richesse qui sourd des champs et des mines : ceux-là ont pu comprendre ce que peut un homme de génie, lorsque le temps lui est laissé d’achever son ouvrage.

Et tout cela s’est fait en même temps, du même rythme, sans que la ville attendît l’habitant ni le port le trafic. L’un et l’autre sont venus, en abondance, et jamais ampleur de vues n’a été mieux justifiée. Comme Minerve armée du cerveau de Jupiter, le Maroc est sorti tout équipé des mains de son créateur.

Mais un grave péril menaçait ce chef-d’œuvre de civilisation. Au printemps de l’année 1925, Abd-el-Krim, déjà maître de la presque totalité, de la zone espagnole, lança les bandes riffaines à l’attaque de nos postes et, par force et violence, entraîna dans sa révolte la plupart des tribus soumises du Nord du Maroc français.

Le maréchal Lyautey avait de longue date prévu ce danger. Peut-être ne l’avait-il pas cru aussi grave ni aussi immédiat. Il avait espéré que sa méthode habituelle de patiente action politique appuyée sur la manifestation de la force obtiendrait son effet accoutumé. Mais la force, précisément, lui manquait. Ses effectifs venaient d’être diminués d’un tiers. La métropole, d’ailleurs, ne songeait qu’à réduire ses charges militaires, et le Résident général, soucieux de demeurer dans les limites qu’elle lui assignait, n’osait lui demander que neuf bataillons de renfort. Avant que tous fussent à pied d’œuvre, Abd-el-Krim avait franchi la frontière.

Ce sont alors les tribus soulevées, les postes submergés, Fès à deux doigts d’être perdue, et, d’un bout à l’autre de ce front de trois cents kilomètres, nos maigres groupes mobiles se déplaçant sans cesse, combattant, sans trêve ni repos, un ennemi très supérieur en nombre, tandis qu’en France certains partis politiques ne ménagent pas à Abd-el-Krim leurs témoignages de sympathie. Cependant des bataillons débarquent ; la volonté des chefs, le dévouement passionné des troupes arrêtent les progrès de l’ennemi.

Enfin, au mois de juillet, arrivent, avec les États-Majors indispensables, des divisions entières, et le maréchal Pétain apporte à l’armée du Maroc l’appui de son prestige et de son autorité. Il va diriger la contre-attaque, en accord étroit avec les Espagnols. Contre son redoutable adversaire, les procédés de la guerre coloniale ne sont plus de saison : l’emploi de la force doit, désormais, précéder l’action politique.

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Alors, tout danger étant écarté pour son œuvre, et Abd-el-Krim refoulé dans ses montagnes, le maréchal -Lyautey quitta le Maroc pour n’y plus revenir.

« Mes enfants, disait un jour l’ambassadeur Constans à de jeunes diplomates, les démocraties ne sont pas glorieuses. » La réception que le gouvernement d’alors réserva au vieux chef n’est point pour infirmer ce jugement sévère et il est cruel de rappeler que les seuls honneurs rendus au créateur du Maroc le furent sous pavillon anglais.

Rentré en France, où l’ingratitude des puissants du jour s’efforçait de le rejeter dans l’ombre, il affecta de se désintéresser du Maroc. Le meilleur moyen de le servir encore était, croyait-il, d’écarter de son successeur tout soupçon d’entente avec lui. Il revint dans sa province natale, et à l’ombre de la Colline inspirée, non loin de la maison de son enfance incendiée par l’envahisseur, il se réfugia dans le passé. Non point, certes, comme ce grand-oncle dont il a narré l’histoire, et qui, aux environs de 1860, tapi dans sa gentilhommière, ne lisait plus de journal depuis juillet 1830 et collait ses timbres-poste la tête en bas, parce qu’ils portaient l’effigie de l’usurpateur. S’il médite les souvenirs de ses parents et de ses ancêtres, s’il fouille les archives de sa province et recherche la société des paysans de son village comme celle des érudits nancéens, c’est pour se refaire une âme lorraine, et retrouver, au soir de sa vie, les raisons de cet « Ordre Social Chrétien » qui enthousiasme sa jeunesse. Il revit son existence, classe dossiers et documents et se décide à publier ses lettres et ses discours. Les Lettres de Jeunesse, les Lettres du Tonkin et de Madagascar, les Paroles d’Action, qu’il donne au public, sais y vouloir de retouche, révèlent l’écrivain de grande race et le lettré délicat, dissimulés sous l’homme d’État et le Chef. Mais l’étude du passé ne le détourne pas du souci de l’avenir. Rien ne le laisse indifférent de ce qui touche à la grandeur de la France. Étroitement mêlé à la société de son temps, il recherche passionnément, pour les encourager, les jeunes élites à qui passer le flambeau.

« Voyez-vous, disait Lyautey à un ami en quittant le Maroc, il y a une chose qui m’embête rudement : je ne construirai plus de ville ». Il se trompait. Lorsque la France décida d’exposer aux yeux du monde les richesses de son empire colonial, la voix de la nation désigna ce grand constructeur pour bâtir et animer la cité fugitive. L’éclat de la réalisation compensa la brièveté du spectacle. Vous vous rappelez la beauté de la synthèse, l’exactitude et la diversité des détails, l’harmonie de l’ensemble, la splendeur des fêtes. Et lui, ambassadeur magnifique de la France des cinq parties du monde, songeait qu’il avait fallu, pour le replacer à son rang aux yeux des foules, cette ville de toile et de carton.

Ainsi, jusqu’au bout, est-il demeuré insatisfait. Le jeune homme de vingt-cinq ans qui, sur son journal intime, notait « ce tedium éternel, ce dégoût, cet ennui enfin » qui le minait, incurable, ce jeune homme-là a pu parcourir la carrière la plus triomphale ; il a pu gouverner des provinces et créer un royaume, devenir pour ses contemporains un objet d’admiration et d’universel respect : l’ennui ne l’a point quitté. « Sedet atra cura ». Jusqu’à la fin il est resté inassouvi, persuadé, dans le fond de son qu’il n’avait pu donner sa mesure et qu’il était né pour de plus grandes choses encore, amèrement convaincu que rien n’était fait, puisqu’il restait à faire. Cet élan insatiable vers une grandeur dont il croit qu’elle le fuit, alors que nous savons qu’il baigne en elle, voilà peut-être le trait le plus noble de son caractère et la vraie marque de son génie.

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Ce sont les faits qui louent. C’est pourquoi, sans vaines gloses, je me suis contenté de faire repasser devant vos yeux les grands traits de la vie de votre illustre confrère. Je n’en ai même point dissimulé les ombres : un héros de cette taille ne veut d’autre hommage que la simple vérité. Elle suffit à sa gloire aujourd’hui, elle suffira à sa légende demain. Au premier rang de la petite phalange des grands coloniaux français, il apparaîtra comme le constructeur par excellence, comme celui qui, ayant créé de toutes pièces, vécut assez pour voir que son œuvre était bonne. Champlain ne fit que creuser des fondations, Montcalm mourut sous les décombres de son ouvrage, Dupleix put voir Godeheu ruiner son édifice. Mais le prince lorrain pour qui sa province ressuscita la pompe funèbre des anciens ducs, le conquérant fraternel qui voulut dormir son dernier sommeil de chrétien sous la tuile verte des marabouts de l’Islam, celui-là a véritablement construit pour les siècles. Et, parce qu’il a fondé des villes là où il n’y avait rien, il a fait, pour reprendre l’expression de Péguy, ce qui était le métier d’Alexandre et ce qui était le métier de César.