Discours de réception de Pierre Benoit

Le 24 novembre 1932

Pierre BENOIT

Réception de Pierre Benoit

 

M. Pierre BENOIT, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Georges de PORTO-RICHE, y est venu prendre séance, le 24 novembre 1932 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Depuis que vous m’avez fait l’honneur de m’accueillir parmi vous, je crois que je ne me serai jamais autant préoccupé de ma santé. Un tel souci était justifié certes par le désir de ne pas quitter ce monde avant d’avoir assisté enfin à une réception académique. Mais il faut y voir aussi un vif sentiment de sollicitude envers mon successeur. Il m’eût en effet déplu qu’une fin prématurée vînt me contraindre à laisser à ce malheureux un fauteuil grevé d’une troisième hypothèque.

Il y a un peu plus de vingt ans, arrivant à Paris pour la première fois, riche d’ambitions dont je crois bien que la principale se trouve aujourd’hui comblée, j’avais dans ma valise deux recettes qui devaient me permettre d’abord de vivre, ensuite d’escalader le plus tôt possible toute la série des cimes auxquelles je ne pouvais manquer d’aspirer. Licencié, je comptais préparer en Sorbonne l’agrégation d’histoire ; auteur d’une comédie en trois actes, j’espérais arriver à la faire jouer. Une année ne s’était pas écoulée que j’avais abandonné l’idée de l’agrégation. Quant à la pièce, je n’oublierai pas de longtemps la macabre matinée d’hiver où je vins réclamer au théâtre de l’Odéon mon manuscrit refusé. Appelé aujourd’hui par la bienveillante fantaisie de la fortune à recueillir conjointement la succession d’un historien illustre et celle d’un maître de l’art dramatique, j’ai dû veiller avant tout à ce que l’on ne retrouvât point dans leur double éloge trop de traces de l’aigreur qui peut m’être restée de mon double échec initial.

La vie a des façons à elle de nous rejeter dans les chemins par lesquels nous nous étions juré de ne plus passer. Ayant renoncé, non par dédain, mais par humilité, à l’espoir d’accomplir une carrière universitaire, je me présentai vers 1910 au premier concours administratif venu. Il se trouva que ce fut celui de rédacteur au ministère de l’Instruction publique. Lorsqu’on procéda à la répartition dans les divers services des candidats reçus, ce fut bien entendu à la Direction de l’Enseignement supérieur que je fus affecté. École normale, facultés, diplômes d’études, doctorat, bourses d’agrégation ou de licence, toute cette terminologie de cauchemar que je m’étais flatté de ne plus entendre, voilà qu’elle allait être derechef mon pain quotidien. Ce ne fut que plus tard que je fus à même d’apprécier les avantages que me réservait ma fonction. En dépit de son obscurité, elle devait me permettre d’entrer dans certaines confidences, d’approcher certains maîtres que, professeur perdu au fond d’une académie de province, je n’aurais même pas eu l’occasion d’apercevoir. Notre directeur était l’ancien recteur de l’Académie de Lille, l’historien de l’art byzantin, Charles Bayet. Un humble rédacteur n’était pas admis à s’entretenir tous les jours avec un aussi haut personnage. Je n’ai pour ma part entendu sa voix qu’à deux reprises. La première fois, ce fut lorsqu’on me présenta à lui, lors de mon entrée dans son service. La seconde fois, Messieurs, ce fut en une circonstance infiniment plus importante, le samedi 1er août 1914, vers cinq heures de l’après-midi. L’ordre de mobilisation générale venait d’être affiché rue de Grenelle, à la porte de la mairie du VIIe arrondissement. Dans les couloirs du ministère, c’était la fièvre des adieux, et déjà la galopade éperdue des gens qui se ruaient de tous côtés vers leurs destinées respectives. Le directeur de l’Enseignement supérieur réussit à obtenir de ses employés qu’avant de se disperser ils lui accordassent quelques minutes. Il les réunit dans ce cabinet de travail où plusieurs d’entre eux n’avaient jamais eu encore l’honneur d’être introduits. Là, il leur parla en des termes dont les moins sensibles demeurèrent bouleversés : « Toute ma vie, dit-il, j’ai cru à l’Allemagne ; je lui ai fait confiance ; j’ai admiré ses penseurs et prôné ses méthodes scientifiques. J’étais de bonne foi, sans doute. Mais la bonne foi ne saurait être une excuse suffisante pour ceux qui ont sollicité et détenu le redoutable privilège d’éclairer et de prémunir les générations, si bien qu’en cet instant tragique, je sens que, dans une certaine mesure, j’ai failli à mon devoir. Je vous en demande pardon. » En silence, on écoutait ce vieillard, la veille encore distant et fermé, et qui maintenant se confessait de la sorte. De pareils scrupules peuvent paraître exagérés. Charles Bayet devait pourtant les pousser plus loin encore. Dans les journées qui suivirent, il tint à accrocher, à soixante-cinq ans, sa cravate de commandeur de la Légion d’honneur sur cette vareuse de lieutenant sous laquelle il devait mourir.

Leur serais-je redevable seulement de ce souvenir que je ne regretterais pas, tant s’en faut, les années passées sous les ordres du successeur de Louis Liard et d’Albert Dumont. Mais avant de se dénouer ainsi, elles avaient trouvé le moyen de satisfaire, un peu de toutes les façons, ma curiosité des hommes et des choses. Qu’on veuille bien se dire que l’étroit bureau où je travaillais était tapissé de cartons verts qui renfermaient les dossiers de l’Enseignement supérieur. Quelle singulière aubaine, et parfois aussi quelle revanche pour quelqu’un qui traînait encore après lui le regret de n’avoir pu faire partie de cet enseignement ! Tel professeur, qui m’avait malmené, je pouvais m’offrir le luxe de le voir jugé plus sévèrement encore dans les notes confidentielles de son doyen ou de son recteur. Tel autre, qui faisait à tout propos parade de son indépendance, se révélait dans ses rapports avec le ministère d’une intransigeance beaucoup moins farouche. Chaque jour, lorsque ma tâche était terminée, ou même avant, je grimpais à l’échelle pour m’emparer d’un de ces dossiers ; je me mettais à le dépouiller avec ivresse. Je dois dire que presque toujours ces indiscrètes investigations ont eu pour résultat de m’apprendre à estimer des hommes que je n’avais jamais eu jusqu’alors qu’à admirer. Je citerai les noms de quelques-uns d’entre eux : d’abord pour m’acquérir vos bonnes grâces, car les maîtres dont il s’agit ont appartenu à votre Compagnie ; ensuite, parce que je ne risque plus d’encourir l’accusation de forfaiture, les dossiers en question ayant été depuis versés aux Archives nationales, où il est loisible à tout le monde de les consulter. Parmi ces dossiers, il y en avait un qui était l’indice d’une carrière particulièrement mouvementée. C’était celui de Jules Lemaître. « Affecte, écrivait le recteur de Grenoble, de ne pas fréquenter les milieux universitaires. » Proposé pour le grade d’Officier de la Légion d’honneur, qu’on ne se décida d’ailleurs jamais à lui accorder, Émile Faguet était l’objet d’une insinuation plus grave encore. Son doyen le traitait d’« écrivain éminent ». Qui ne devine ce qu’il y a dans ces deux mots d’humeur, de dédain, de réprobation ! « Quand vous déciderez-vous à vous occuper enfin de choses sérieuses », a-t-on l’air de dire à l’infortuné catalogué de la sorte. Ici, comme pour Jules Lemaître, c’était la sinistre politique qui se faisait jour. Pas de dossier, à cet égard, qui fût plus révélateur que celui de Brunetière. J’y ai vu par le menu le splendide déni de justice dont ce maître merveilleux avait été la victime. Il y a quelque trente ans, lorsque, par suite d’une réforme qu’il ne me sera malheureusement pas possible de passer sous silence, l’École normale supérieure se vit privée du personnel enseignant qui avait fait sa force et sa gloire, le ministre de l’Instruction publique prit l’engagement de pourvoir d’un poste dans l’Enseignement supérieur les professeurs demeurés sans emploi. La promesse fut tenue, sauf pour Ferdinand Brunetière. Il n’est peut-être pas tout à fait impossible d’imaginer les raisons qui dictèrent cette attitude à un gouvernement qui était celui de M. Combes. Elle valut au Grand Maître de l’Université d’alors quelques-unes de ces lettres que l’on ne se vante pas d’avoir reçues. Brunetière les avait écrites sur son papier à en-tête de directeur de la Revue des Deux Mondes. Ce papier-là, nous le savons, a toujours conféré une certaine autorité à qui a le droit de s’en servir, et la possibilité de traiter à peu près selon leurs mérites les puissants du jour.

À compulser ainsi les dossiers des membres de la Haute Université, un fonctionnaire de la rue de Grenelle, vers 1912, ne perdait pas, on le voit, tout son temps. Des satisfactions encore plus inattendues lui étaient réservées, surgies celles-là non de la poussière des cartons, mais de la vie toute palpitante. Il faut songer à ce qu’a pu être le trouble d’un rédacteur de vingt-cinq ans, lorsque, dans un de ces comités, où il remplissait un rôle obscur de secrétaire, il lui a été donné de s’asseoir, — oh ! bien discrètement, mais de s’asseoir tout de même — à la table de maîtres qu’il avait appris à révérer depuis si longtemps. Il faut songer à ce qu’a pu être sa gratitude, lorsqu’il a avancé sa main pour serrer celle que lui ont dès cette époque tendue, avec une bienveillance qu’il ne devait plus jamais oublier, l’auteur du Roman de Tristan et Yseult, ou celui de l’Histoire de la Gaule. Vous êtes témoins, Messieurs, que ma jeunesse a le droit de ne pas trop rougir de ses fréquentations. D’aucuns prétendront peut-être qu’il vaut mieux se pénétrer des œuvres que de perdre ainsi son temps à contempler ceux à qui nous les devons. J’avoue, en ce qui me concerne, avoir toujours éprouvé, le besoin de connaître et d’aimer les hommes que j’admire. Que cette nécessité serve à expliquer l’émotion qui m’envahit le jour où je me trouvais enfin en présence du personnage qui, dans cet Olympe universitaire d’avant-guerre, tenait, avec une sorte de majesté taciturne, le rôle pourtant assez enviable de Jupiter.

 

Au fond de la cour du vieil hôtel de la rue de Grenelle, il y a deux perrons qui donnent accès au cabinet du Ministre et à ses appartements particuliers. Ce fut sur celui de droite, par une morne journée de novembre, que m’apparut pour la première fois Ernest Lavisse. Il sortait de l’une de ces séances du Conseil supérieur de l’Instruction publique dont lui et le mathématicien Darboux avaient coutume de se partager la présidence. Au-dessus du directeur de l’École normale, la verrière qui abritait le perron prenait des allures de dais. La pluie tombait à torrents. Prisonnier d’un groupe de professeurs et de hauts fonctionnaires, Lavisse leur répondait de temps à autre d’un mot bref, avec un sourire lointain. Je m’approchai tant que je pus. C’était donc lui, l’homme qui, depuis que j’avais l’âge de tenir un livre, s’était dressé à chacun des carrefours de mes études. Il était de lui, ce mince manuel à couverture bleue, où ma mère m’avait appris à épeler les noms de Charlemagne, de Jeanne d’Arc, de Bonaparte ; de lui, la grande histoire générale, orgueil de la bibliothèque des professeurs de notre lycée, qui consentaient parfois à en prêter un volume, comme une merveilleuse récompense, aux meilleurs élèves de leurs classes ; de lui, enfin, ces travaux sur les monarchies prussienne et française, hors de la connaissance desquels, à la licence comme au doctorat, à l’agrégation comme au diplôme d’études, nous savions qu’il ne pouvait y avoir de salut. Enseignement supérieur, enseignement secondaire, enseignement primaire : à l’inverse de la Trinité, c’étaient trois dieux en une seule personne. Ernest Lavisse ! Je ne me lassais pas de le regarder. Je le voyais, trapu et massif, vêtu très simplement d’un costume de gros drap bleu marine. La tête, carrée et solide, était un peu, enfoncée dans les épaules, comme les yeux sous les arcades broussailleuses des sourcils. Il regardait la pluie avec cette indifférence des gens de la campagne et des gens de mer, qui ne craignent pas d’être mouillés par elle. On s’empressait autour de lui. On lui parlait avec respect. Il continuait à répondre par monosyllabes. Il se dégageait de cet homme une curieuse impression d’équilibre et de tristesse. On eût dit un paysan soucieux —- ils le sont tous, mais celui-là plus que les autres — soucieux quant aux résultats de la moisson de demain.

L’historien de Florence, le vénérable professeur Perrens, dans son rapport sur la thèse de doctorat du géographe Rieffel-Schirmer, exprimait le vœu de voir ce savant, qui était alsacien, se libérer le plus vite possible « des caractéristiques un peu rudes de son dur pays ». C’est ainsi que le Bouteiller du Rornan de l’Énergie nationale félicite l’avocat Suret-Lefort d’avoir réussi à s’affranchir à peu près complètement de « toute particularité lorraine ». La sagesse d’Ernest Lavisse consiste à avoir soigneusement évité de mériter ce genre d’éloge. Plus que n’importe qui, il a aimé l’intelligence, mais il n’a pas cru qu’elle dû être victorieuse aux dépens de la tradition. Sur le point de clore le volume de ses mémoires, c’est aux forces du passé que se plaît surtout à rendre hommage cet apôtre de l’avenir. « Je sens et je sais, écrit-il avec une énergie singulière, que je dois plus encore à l’esprit de mon temps, à l’invisible et présente puissance des aïeux, à l’admirable famille où je suis né, à la terre et au ciel de France. » Parlant de l’un des cours de Lavisse, le normalien Henri Franck notait vers 1906 : « Il nous a dit ces choses avec une force un peu âpre, très simplement, avec un rude accent picard. » On le voit, c’est au tour de l’élève de s’étonner de trouver un maître si peu débarrassé de particularités terriennes. Et voilà en effet qui est bien de nature à surprendre un jeune intellectuel déraciné : découvrir au sommet de notre hiérarchie universitaire non un naturalisé de plus ou moins fraîche date, mais un authentique paysan de chez nous, oui, un robuste paysan français.

Scandale plus inouï encore, ce paysan sait ce qu’il doit à son coin de terre ; il ne craint pas, à l’occasion, de le proclamer. À propos de cette Thiérache, de ce Nouvion, vers lesquels n’a cessé d’aller jusqu’à sa mort le meilleur de ses pensées, Lavisse écrit avec une émouvante lucidité : « La montagne provoque à l’escalade ou à la descente, et la plaine à la marche vers l’horizon lointain. Chez nous, pas même une colline ; car ce serait exagéré que de donner ce nom aux rebords du vallon ; ils suffisent pourtant à borner étroitement l’horizon. D’ailleurs, les haies vives et les larges têtes des pommiers interdisent les longs regards. Notre paysage clos nous renvoie à nous-mêmes. » Lorsqu’il s’est agi de définir les qualités d’écrivain d’Ernest Lavisse, un de ses disciples préférés, le recteur actuel de l’Académie de Paris, a pu dire : « Dans tous ses ouvrages, Lavisse se montre tel qu’il est, sans nul désir de se déguiser, toujours aussi laborieux, ne livrant que des objets achevés ; ni vague dans l’esprit, ni travail bâclé. Précis, vigoureux, un peu âpre parfois, sachant toujours ce qu’il veut dire et faire, maître de lui, honnête homme et ayant su choisir comme objet de son activité celui qui lui convient le mieux. » Tels sont les avantages de ces horizons bornés, de ces paysages clos qui nous renvoient à nous-mêmes.

Cette région en possède d’autres pour qui se prépare au métier d’historien. Les vieilles gens et les vieilles pierres y parlent un langage particulier, qu’il s’agit seulement de langage s’agi donner la peine d’écouter. Nulle part ailleurs mieux qu’ici, on ne mesure la barbare concupiscence qu’a excitée de tous temps cette terre sereine et heureuse qu’on appelle la France. Faut-il que ses fils, au cours des âges, aient été vaillants pour parvenir à sauvegarder tant bien que mal un trésor si constamment convoité ! Dans un village voisin du Nouvion, à Erloy, un cousin d’Ernest Lavisse possédait une maison qui portait gravé au-dessus de sa porte : « Faict en l’année de paix 1660. Vive le Roy ». Le Roi, Messieurs, à qui est rendu ce bel et pacifique hommage, on peut dire qu’il l’a mérité, puisque pendant les cent trente années qui ont suivi, les cent trente années où ses sujets lui ont laissé ferme en main son sceptre, Erloy, pas une seule fois, n’a entendu résonner le trot des cavaliers baltes. Mais, pendant les cent trente années qui sont venues ensuite, on peut dire qu’ils se sont bien vengés. La propre grand’mère d’Ernest Lavisse, au lieu de demander : « Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? », disait : « Qu’est-ce qui en est de la guerre ? » —» Elle avait si souvent, — explique son petit-fils — entendu faire cette question, de 1792 à 1815 ! » Ses descendants ont eu l’occasion de l’entendre davantage encore, en 1870, et de 1914 à 1918. Aux fourrageurs de Brunswick et de Blücher ont succédé ceux de Manteuffel et de Falkenheyn. Sans doute y a-t-il quelque chose de flatteur dans de telles assiduités. On conçoit néanmoins que les populations à qui elles s’adressent essaient, à la longue, de prendre certaines précautions. Avant de songer à étudier les lois historiques qui, depuis un siècle et demi, ramènent sur le sol français les hordes prussiennes, Ernest Lavisse a eu un instant la pensée de lutter contre elles de façon plus directe encore. Au collège de Laon, il a songé à se préparer à Saint-Cyr. « Le premier imprimé que j’ai acheté avec mon argent fut un programme de cette école. » Son frère cadet est mort général. S’il était entré lui-même dans l’armée, il y aurait conquis certainement une situation importante. Mais, en préférant l’enseignement à la carrière des armes, on ne peut affirmer qu’il se soit trompé de voie. « Vous n’avez pas eu jusqu’ici à vous plaindre de la destinée, lui disait, en l’accueillant à l’Académie, son ancien professeur du lycée Charlemagne, Gaston Boissier. Depuis votre sortie de l’École normale, vous avez marché devant vous, et marché vite, sans rencontrer d’obstacle sur votre route. » Cette incessante félicité ne devait pas se démentir pendant les trente années qu’Ernest Lavisse allait avoir encore à vivre. Grand Croix de la Légion d’honneur, directeur de l’École normale supérieure et de la Revue de Paris, membre de l’Académie française, il eût eu effectivement, si incontestables qu’aient été ses mérites, mauvaise grâce à se plaindre. Ses débuts se sont trouvés juste assez difficiles pour lui procurer le surcroît d’orgueil de ceux qui ne doivent leur ascension qu’à leurs qualités et à leur effort ; pas assez toutefois pour qu’il ait eu à en souffrir et à en conserver de l’amertume. Son existence aura été, en définitive, un chef-d’œuvre d’harmonie, de bonheur ininterrompu, de facilité, serait-on tenté de dire, si l’on ne réfléchissait au labeur qu’implique une telle réussite. C’est à cette réussite que je songeais, Messieurs, la première fois qu’il me fut donné d’entrevoir l’historien du Grand Frédéric. Et ma surprise — une surprise dont il m’a fallu longtemps pour revenir — fut de ne discerner que soucis sur un front que j’avais le droit d’imaginer baigné de la plus sereine quiétude. Je n’aurais pas attaché une importance exagérée à une impression aussi passagère, si, cette impression, l’œuvre toute entière de Lavisse n’avait été là pour la confirmer, « J’ai connu, écrit-il à la dernière page de ses Souvenirs, je connais des heures d’inquiétude et d’angoisse ; mais jamais je ne suis descendu, je ne descendrai jamais jusqu’au désespoir. Les sentiments de ma jeunesse, intacts et vaillants, me commandent l’espérance. J’espère. » Qui ne sent au fond de ce cri le désir qu’a celui qui le pousse de se leurrer lui-même ? La vérité, c’est que personne n’a parlé plus souvent d’espérance qu’Ernest Lavisse, et jamais de façon aussi désespérée.

 

Quelle peut être la cause de cette amertume ? Je sens mon audace à essayer de la rechercher, moi qui n’ai connu de Lavisse que ses livres. Aussi laisserai-je avec joie, Messieurs, à ceux d’entre vous qui ont été ses amis, le soin de dire si je me trompe en imaginant que semblable détresse ne peut être que le regret de n’avoir pu à certaines heures, sur certaines questions vitales, réussir à faire entendre sa voix avec toute la force qui s’imposait. Dans les deux domaines où sa rayonnante intelligence a triomphé, l’enseignement d’une part, la science historique de l’autre, il a été à même, à plusieurs reprises, de discerner l’existence de périls qu’il était plus qualifié que personne pour dénoncer. Pédagogue, comment n’eût-il pas vu grandir la menace démagogique contre l’Université ; historien, la menace allemande contre la France ? Il s’agit de savoir s’il est parvenu à donner à sa protestation le retentissement qu’il eût désiré.

« Toute ma vie, a dit Lavisse, j’ai été préoccupé d’école et d’éducation ». Ce serai l’instant de rappeler son rôle dans la réorganisation des études secondaires, ainsi que cette bataille de vingt-cinq années livrée de concert avec ses amis, les du Mesnil, les Liard, les Albert Dumont, et qui devait aboutir en 1896, par le vote de la loi Poincaré, à la résurrection de notre enseignement supérieur. Mais convient-il d’insister plus qu’il ne s’y fût arrêté lui-même sur cette partie de son œuvre ? La besogne administrative le laissait froid. Il lui préférait l’action. Il eût tout donné par exemple pour conquérir sur la jeunesse une influence plus décisive que celle qu’il lui a été donné d’exercer. « Peut-être, écrit M. Charléty, Lavisse n’a-t-il directement « formé » aucun jeune homme... Il ne provoquait pas les confidences ni l’intimité par où les jeunes gens ont besoin de s’affirmer, de se contrôler, de se livrer. » La raison de ce demi-succès pourrait être que par suite des circonstances, il ne lui a été possible d’aller vers eux, pour ainsi dire, qu’à contre-temps. En 1876, date de sa nomination comme maître de conférences l’École normale supérieure, les élèves de cette école sont républicains et regardent sans bienveillance l’intrus qui était encore, six ans plus tôt, précepteur du prince impérial. Quinze ans s’écoulent ; le nouveau régime est consolidé, et le loyalisme de Lavisse ne peut plus être mis en doute ; mais l’esprit du Quartier Latin a changé ; un mouvement y est né, qui va s’appeler le nationalisme, et c’est à l’auteur de Sous l’œil des Barbares qu’échoit ce principat de la jeunesse auquel l’auteur de l’Essai sur l’Allemagne impériale, avec tant de secrète ardeur, avait aspiré. Quinze nouvelles années passent. Voici Ernest Lavisse directeur de l’École normale supérieure. Il va pouvoir enfin, dans ce poste prédestiné, réaliser son ambition, imposer son empreinte aux intelligences qui lui sont soumises, une empreinte dont personne ne nie l’originalité et la puissance. Hélas ! dans l’intervalle, l’âge est venu. Le fossé se creuse de plus en plus profond entre le maître vieilli et les générations montantes. Quelle n’est d’ailleurs pas l’intransigeance de cette jeunesse ! Elle se hérisse dès qu’elle croit qu’on en veut à son indépendance. Elle est par essence non conformiste. Aux augures du Sanhédrin, elle préfère le prophète qui se nourrit de sauterelles dans le désert. Elle est rebelle aux oracles qui tombent des cimes trop officielles. Le tort de Lavisse, à ses yeux, est justement qu’il ne s’adresse à elle qu’ex cathedra. Le résultat est que, parvenu au faîte des honneurs, il se sent seul, mal compris, quasi suspect. Alors qu’il n’a jamais eu autre dessein que de les aider de ses conseils, on l’accuse de s’être plié aux fantaisies des ministres sous lesquels il a servi. La direction de l’École normale, on lui reprocherait au besoin de l’avoir acceptée, d’avoir permis de la sorte au gouvernement de consommer, à l’abri de son nom, une réforme néfaste qui a plongé cette glorieuse institution dans un discrédit dont nous continuons à nous demander si elle se relèvera un jour. De tels griefs, on se garde, bien entendu, de les formuler trop explicitement. On laisse à l’orgueil de l’intéressé le soin de les grossir, de s’en torturer. Leur injustice l’ulcère, mais il a lui-même dans l’âme trop de finesse, d’équité, tranchons le mot, d’aristocratie naturelle pour méconnaître les erreurs et les fautes qui ont été commises. Il n’ignore point les méfaits de l’esprit qui a présidé à ces bouleversements, plus politiques que pédagogiques. Lui si plein de prudence et de retenue, il a risqué à cet égard une allusion qui ne trompe pas. Et cela, où donc, je vous le demande ? Ici même, précisément. Car, Messieurs, des vérités qu’on hésiterait à prendre ailleurs à son compte, on ne craint pas de les proclamer au sein de votre Compagnie, et j’ai pour ma faible part l’impression de ne pas aujourd’hui m’en être fait faute. Donc, le 16 mars 1893, Ernest Lavisse, étant venu prendre séance à l’Académie pour y prononcer, avec son remerciement, l’éloge de son prédécesseur, l’amiral Jurien de la Gravière, en profite pour rappeler qu’un jour l’amiral, voyageant en Chine, au bord d’un fleuve monotone, devant la platitude d’alluvions immenses, où « la butte Montmartre, disait-il, paraîtrait un Himalaya », s’exclama tout à coup : « Voilà la démocratie ! » La démocratie, elle a son tableau de chasse, rien que dans le domaine de l’enseignement, quelques pièces de choix, que personne ne lui disputera la gloire d’avoir abattues. En tête de cette hécatombe, nous inscrirons, si vous le voulez bien, les études grecques et latines. Tout, dans leur enseignement, nous le savons, n’était point parfait et Lavisse lui-même a écrit : « Je reproche aux humanités, comme on nous les enseigna, d’avoir étriqué la France. » Hélas ! la France est libérée à jamais de la crainte de se voir diminuée, du moins de cette façon-là !

 

Je me souviens, Messieurs, d’une lettre que m’adressait jadis l’un d’entre vous, esprit subtil et charmant, qui a toujours consenti à m’honorer de son amitié et de ses conseils : « Le jour, m’y disait-il, où vous aurez bien réussi à vous persuader de la stupidité et de l’ingratitude des grandes personnes, vous ferez comme Stevenson, vous n’écrirez plus que pour les enfants ». Ce degré de sagesse que je n’ai pas encore atteint, je présume que c’était un peu à lui que s’était résigné sur le tard Ernest Lavisse. De ses désillusions autant que de son souci constant d’apostolat sont nés ces précieux, ces incomparables petits discours prononcés chaque année, à l’occasion de la distribution des prix, devant les enfants des écoles du Nouvion. Avec une pieuse, une inlassable obstination, il s’y efforce, lui qui a été amené à douter de tant de choses, de convaincre ces pauvres petits des raisons qu’ils doivent avoir d’aborder la vie avec confiance, et rien, en vérité, n’est plus émouvant que cette voix tout ensemble réconfortante et désabusée qui monte ainsi, tous les ans, à date fixe, de cet humble coin de campagne. Rien n’est plus fertile en poignantes leçons, à cause de celui qui parle, d’abord, et puis aussi à cause de ceux qui l’écoutent. Prenez garde en effet, prenez garde que cette voix si lourde d’angoisse et de mélancolie, elle n’est pas celle d’un grand-père bavardant avec ses petits-enfants. C’est la voix de quelqu’un qui sait que, derrière le vieux mur vêtu de mousse et paré de roses estivales, un affreux serpent se dispose à dérouler ses anneaux. L’homme que voici est celui qui connaît le mieux l’éternel envahisseur ; il est en train d’en parler aux fils des éternels envahis.

Ah ! que ne l’a-t-on admis à le faire retentir plus souvent, plus haut, ce cri d’alarme ! Nul n’était mieux qualifié que lui pour le pousser ! Il s’y était préparé depuis toujours. C’était son obsession. Du premier au dernier jour de sa vie il n’a pas cessé d’être le petit-fils de la vieille dame qui questionnait obstinément : « Qu’est-ce qui en est de la guerre ? » En 1871, au lendemain de nos revers, il n’a pas attendu un seul instant ; son devoir lui est apparu aussitôt tout tracé. Il décide d’aller chez le vainqueur étudier les raisons de sa victoire ! Il sollicite l’autorisation de partir pour l’Allemagne avec un traitement de congé, cinq cents francs par an ! Il restera là-bas le temps qu’il faudra. « Personne, écrit-il au Ministre, n’a senti plus vivement que moi des malheurs dont je ne me consolerai jamais, et n’est plus résolu que moi à travailler, suivant ses forces, à l’œuvre de réparation. » Voilà le grand, le très grand Lavisse, celui qui est digne de toute notre admiration, de toute notre gratitude.

Il part. Il demeurera absent trois années. Il commence par visiter la Souabe, « pays des chevaliers, des villes énergiques et des poètes », ainsi que la région de Clèves et de Juliers, avec les cités rhénanes de la Forêt Noire. Mais voici que l’attire tout de suite, à l’autre bout de l’Allemagne, l’antique pays des Pruzi ou Pruteni, pauvre et lugubre contrée, si plate que les eaux de la Baltique, sous le sinistre ciel gris de fer, semblent plus hautes que le rivage. Là s’élève la forteresse des hommes au manteau noir écartelé de blanc, les chevaliers de l’ordre teutonique, cet étrange château de Marienbourg qui évoque, parmi les brumes du nord, « le souvenir de la Terre Sainte et des lagunes vénitiennes ». Et puis, au centre de l’Empire, à égale distance de Clèves et de Kœnigsberg, voici enfin le cœur même du monstre, Berlin, misérable village lacustre devenu la Babel de briques et de ciment, Berlin avec le Spreewald et le Brandebourg, la vieille marche du vieux margrave Albert l’Ours, fondateur de la dynastie ascanienne ; le Brandebourg, région plus défavorisée encore, s’il est possible, que la Prusse, véritable sablière de l’Allemagne, morose étendue marécageuse hérissée de rares bois de sapins, âpre désert feldgrau qu’anime seul le triste cri des poules d’eau, que balaient sans fin des tourbillons de sable « que j’ai vus, écrit Lavisse, emplir les rues et obstruer les portes des maisons ». Duché de Clèves sur le Rhin, marche de Brandebourg sur l’Oder et sur l’Elbe, duché de Prusse au delà de la Vistule : les voilà donc, les trois tronçons de l’hydre ! Il ne s’agit plus que de savoir par qui et comment ils ont pu être soudés. Lavisse va s’y employer pendant trois ans avec une magnifique persévérance.

De cette période de son existence qui fut sans doute consacrée au labeur de la façon la plus acharnée est sortie la portion de son œuvre à laquelle j’oserai dire que va ma prédilection : d’abord les travaux préparatoires, l’Étude sur l’une des origines de la monarchie prussienne ou la Marche de Brandebourg sous la dynastie ascanienne, ainsi que les Études sur l’histoire de Prusse, puis, quand il a été à la fois maître de son sujet et de son art, les deux grands ouvrages de psychologie historique, La Jeunesse du Grand Frédéric et Le Grand Frédéric avant l’avènement. Sait-on chez nous que ces deux derniers livres sont classiques en Allemagne ? Quant aux deux premiers, le jeune professeur welche qui, au lendemain de Sedan, venait fouiller les bibliothèques d’outre-Rhin pour les écrire, avait si fortement piqué la curiosité de nos vainqueurs que Gaston Boissier, vingt ans plus tard, pouvait lui dire : « Vous avez apporté à ce travail un zèle, un courage, dont les Allemands eux-mêmes ont été surpris. Ils vous admiraient de passer vos journées dans les archives, à compulser de vieux documents, et disaient, pour vous désigner : « C’est le Français qui étudie la Marche de Brandebourg. »

Il ne s’agit pas de jouer au jeu presque toujours artificiel des comparaisons, d’opposer la partie prussienne de l’œuvre de Lavisse aux pages que lui a inspirées par la suite l’histoire de notre pays. Mais n’ai-je pas un peu le devoir de justifier la préférence dont je parlais tout à l’heure ? Je me sens du goût pour ce qui peut contribuer à unir entre eux les Français, moins de goût pour ce qui est susceptible de les diviser. Tel est, je pense, le motif pour lequel les portraits que Lavisse a tracés du Grand Électeur et du roi Frédéric-Guillaume me satisfont plus que celui qu’il nous a laissé de Louis XIV. Je ne vois dans les deux premiers rien à quoi ne puisse souscrire quelqu’un de chez nous. Est-il possible d’en dire autant du troisième ? Je n’ignore pas que c’est dans celui-ci que son génie historique s’est révélé en pleine possession de ses moyens, s’est donné libre cours, a triomphé. « Clarté admirable du récit, formules heureuses, brèves et colorées, qui se gravent dans la mémoire, vie intense, toutes les qualités fortes et brillantes de Lavisse sont dans ce livre qui marque sûrement une date dans notre manière si diverse d’écrire l’histoire. » Je n’en disconviens point. Mon admiration personnelle égale au moins celle du disciple qui parle de son maître avec une telle ferveur. Des tableaux comme celui de Mazarin incapable de se rappeler, à l’article de la mort, les prières des agonisants, des silhouettes comme celles de Condé ou d’Anne d’Autriche dépassent, certes, en pittoresque, les exigences du romancier le plus difficile. D’où vient alors le malaise que je crois ressentir ? De si peu de chose, en vérité, que rien qu’en parler me donne l’impression que je commets une injustice. Je me souviens d’un de ses discours aux enfants du Nouvion, où Lavisse a résumé son sentiment sur Louis XIV, rappelant comment il ruina ses sujets par « la guerre, par le luxe de ses bâtiments, par la splendeur de ses fêtes ». De telles critiques, ne sont, hélas, que trop fondées. Mais n’eût-il pas dû les compléter par un détail auquel ses petits auditeurs auraient peut-être attaché de l’importance ? Pendant les soixante-douze ans qu’a duré le règne de ce monarque, les horreurs de l’occupation étrangère ont été épargnées au Nouvion.

C’est à ce détail que je n’ai pu m’empêcher de songer, Messieurs, en un jour déjà lointain, alors que je ne soupçonnais pas qu’une heure viendrait où j’aurais à faire devant vous état de mes souvenirs. Nous étions le 26 août 1914. Le lendemain, 27 août, les avant-gardes de Von Kluck s’emparaient du Nouvion, défendu par une compagnie du 57e d’infanterie, un des régiments du corps d’armée auquel j’appartenais. Elles incendiaient systématiquement la ville. La maison de l’auteur des Études sur l’histoire de Prusse allait être une des toutes premières la proie des flammes. Nous, nous étions, après Charleroi, rentrés l’avant-veille en France, par Solre-le-Château, et je n’oublierai jamais, planant tout là-haut, dans l’azur éclatant au-dessus de la tour d’horloge de ce village, un aéroplane à croix noires : l’invasion !... Mon bataillon avait couché à Zorées, près d’Avesnes, et, dès l’aube, l’implacable retraite avait recommencé. Pour dépister une brigade de cavalerie qui nous poursuivait, nous nous étions enfoncés dans une forêt pleine d’ombre : « le silence, l’odeur humide des herbes et des arbres, les jeux du soleil dans les hautes branches, le chant mélancolique et taquin du coucou... », la forêt du Nouvion, précisément. Nous allions, trop exténués pour être abattus, indifférents aux minutes formidables que nous vivions. Dormir, manger ; manger, dormir : nous ne songions guère à autre chose. C’est à peine si je me souviens, traversant les hameaux perdus dans les bois, d’avoir jeté un regard machinal sur des affiches multicolores, tristes vestiges de batailles d’un tout autre ordre, celles qui avaient marqué les récentes élections législatives. Justement, Messieurs, dans cette Thiérache d’où il était lui aussi originaire, c’était un de vos confrères qui avait tenu à se présenter, un poète, oui, un grand poète truculent. Il n’avait pas, selon l’expression populaire, « la langue dans sa poche ». Son adversaire était lui-même assez bien embouché. Je vous laisse à penser le ton auquel s’était haussé, trois mois plus tôt, leur polémique. Ces invectives placardées sur les murailles des humbles fermes que nous longions, que pouvaient-elles bien me suggérer, sinon que, dans quelques heures, elles allaient tomber sous les yeux des Allemands ? Ce navrant étalage confirmerait ce qu’on leur avait dit de nos discordes ; l’ardeur farouche de leur rue n’allait pas s’en trouver ralentie… En même temps, de façon toute naturelle, j’évoquais Erloy, le petit village voisin, avec sa vieille demeure et son inscription : « Faict en l’année de paix 1660 !... » La paix, comme je prononçai ce mot, en cet instant Les gens de 1660 l’avaient donc connue !... Et nous, ceux de 1914, combien d’années allions-nous mettre à la récupérer ? La retrouverions-nous même jamais tout entière ? Et, le voisinage des lieux aidant, une autre phrase de Lavisse me revint soudain en mémoire, la plus désolée peut-être, mais aussi la plus lucide qu’il ait adressée aux écoliers de son village natal : « Non, mes enfants, je ne verrai pas l’humanité réconciliée, et vous ne la verrez pas non plus ».

Il était difficile, vers 1905, de prévoir de façon plus claire les événements qui allaient venir. Or, la guerre que Lavisse annonçait ainsi, n’est-il pas permis de croire qu’elle eut été moins inéluctable, en tout cas moins longue et moins meurtrière, si tous ceux dont c’était le devoir l’avaient annoncée et prévue comme l’auteur de l’Essai sur l’Allemagne impériale ? On a le droit de dire que sa voix ne s’est pas élevée aussi haut qu’il eût fallu, aussi haut qu’il l’eût voulu, sans doute. Jamais, en tout cas, elle ne s’est tue, si bien qu’en août, 1914, procédant à un solennel examen de conscience, il a pu écrire en toute équité vis à vis de lui-même, cette phrase où il semble avoir voulu résumer son œuvre et sa vie : « Depuis l’année terrible, pas une minute, je n’ai désespéré, ; l’espoir et la confiance qui étaient en moi, je les ai inlassablement prêchés à des millions d’enfants ; j’ai dit et répété le permanent devoir envers les provinces perdues. Jamais la flèche de Strasbourg ne s’effaça de mon horizon. Toujours je l’ai vue, solitaire, monter vers le ciel : « Je suis Strasbourg, je suis l’Alsace, je fais signe, j’attends. »

*
*   *

Et nous te reprendrons, chère Alsace perdue !
Demain, nos enfants morts, couchés dans l’étendue,
De leurs pauvres tombeaux sans fleurs,
Indiqueront sa route à l’armée attendue ;
Et ta flèche, ô Strasbourg ! sera la hampe due
À sa bannière aux trois couleurs.

 

Ces vers furent écrits en décembre 1870. Ils ont été lus sur la scène du Théâtre Français en avril 1915. Ils ont pour auteur l’auteur d’Amoureuse. En citant ainsi Georges de Porto-Riche après Ernest Lavisse, je ne cède pas au fétichisme de la transition, au désir de rapprocher facticement, Messieurs, deux de vos confrères qui n’ont eu sans doute entre eux d’autre lien que d’occuper le même fauteuil. Je ne peux m’empêcher néanmoins de juger assez remarquable que la même idée soit exprimée en des termes presque identiques par deux esprits aussi différents. Cela prouve que, depuis un siècle, les écrivains de chez nous, quels qu’ils soient, quelles que soient leurs tendances, sont obligés à certains moments d’être « pensifs pour la patrie ». Nous vivons sur un champ de bataille. Or, sur un champ de bataille, selon la formule de Barrès, « il n’y a point de place pour la rêverie ».

Mes deux prédécesseurs, me traçant un exemple que je ne demanderais pas mieux que de suivre, ont vécu, l’un et l’autre quatre-vingts ans. Mais la biographie de Lavisse, — M. Charléty l’a noté — tiendrait en quelques lignes. Celle de Porto-Riche, au contraire, appelle les développements, car elle est inséparable de son œuvre. L’auteur est son principal héros. À mesure qu’il vieillit, on voit blanchir de plus en plus la chevelure du personnage central de chacune de ses pièces. Étienne Fériaud est plus jeune que François Prieur, qui est lui-même plus jeune que Michel Fontanet. On ne saurait imaginer vraiment littérature plus personnelle, Quoi d’étonnant, d’ailleurs, puisqu’elle est tout entière d’essence, d’origine lyrique.

Georges de Porto-Riche s’est expliqué là-dessus, dans les quelques lignes qu’il a placées en tête de son volume de poèmes, Bonheur manqué. « Les nouveaux amis de ce livre, — a-t-il écrit, — y découvriront sans peine les traits caractéristiques de l’œuvre postérieure de l’écrivain. On peut même hasarder qu’Amoureuse et le Passé sont virtuellement contenus dans Bonheur manqué. » Porto-Riche appartient donc bien, et de son propre aveu, à cette catégorie de créateurs qui, avant de devenir romanciers ou dramaturges, ont commencé par être poètes, et qui le seraient sans doute toujours demeurés si, au lieu de la Terre, il leur eût été loisible d’habiter Sirius. Celui qui nous occupe ne nous trompe point, et ne s’exagère pas sa dette envers la poésie. Il sait que chacun des admirables petits poèmes de Bonheur manqué contient déjà toute la douceur et toute l’amertume, toute la véhémence et toute l’ironie, toute la sincérité et toute la cautèle des créatures de chair et de sang du Théâtre d’Amour.

Et maintenant qu’il s’agit pour moi de déterminer le rang qui revient à ce théâtre dans le trésor littéraire de la France, je m’arrête, plein d’une anxieuse perplexité. De par la volonté de Georges de Porto-Riche, c’est la première fois que ce sujet est abordé ici. Vous eussiez déjà dû, Messieurs, entendre son éloge, prononcé par celui de vos confrères à qui revenait la mission de l’accueillir parmi vous. L’auteur du Passé nous aura quittés sans attendre que cet hommage lui soit rendu, si bien que j’ai pu moi-même hésiter sur mon devoir, et me demander de la meilleure foi du monde si j’avais le droit d’infliger après sa mort à mon glorieux prédécesseur les fleurs que, vivant, il avait négligé de cueillir.

Les dépositaires les plus chers de sa pensée, en levant à cet égard mes scrupules, auront en revanche moins réussi à me rassurer quant à mon aptitude à parler de lui comme il eût fallu. Avoir eu il y a quelque vingt ans trois actes refusés à l’Odéon n’est peut-être pas un titre suffisant pour louer le maître qui honora cette scène à tout jamais par le don d’Amoureuse. Soucieux de ne pas me montrer trop au-dessous de ma tâche, je me suis résigné à recourir à la vertu que, dans l’art comme dans la vie, moins opposés qu’on veut bien le prétendre, Porto-Riche plaçait avant toutes les autres : la sincérité. On peut différer de sentiments à propos d’œuvres comme la Chance de Françoise et le Passé, comme le Marchand d’Estampes, et le Vieil Homme. Ce qu’il est impossible, honnêtement, de contester, c’est l’influence exercée par leur auteur dans l’histoire de notre théâtre. Cette influence, considérable dès le moment qu’il a commencé à écrire, semble depuis n’avoir cessé de croître.

« Un soir, dans ma chambre, a écrit Ernest Lavisse, je relus Ruy Blas et Phèdre, et le théâtre romantique souffrit de la comparaison. » Pour apprécier ce dont nous sommes redevables à Porto-Riche, nous n’avons qu’à nous reporter à l’époque où il débuta. Au théâtre, un goût affreux faisait la loi. Il n’y avait pas de milieu entre un romanesque suranné et un naturalisme agressif et sommaire. Aussi les jeunes auteurs prenaient-ils acte de la carence de leurs aînés. C’était aux littératures du Nord que de nouveau l’on réclamait des modèles et des thèmes d’inspiration. Ce fut sur ces entrefaites que parut Amoureuse, cette pièce si riche, selon le mot de Jules Lemaître, « en vérités humaines », ce drame dont les héros ne consentent plus à consulter d’autre guide que leur cœur. On voit sur leurs joues des larmes amères et chaudes, des larmes qu’on avait désappris de voir couler. L’obsession charnelle fait trembler les mains suppliantes. Les voix s’étranglent dans les gorges plutôt que de s’enfler artificiellement en périodes déclamatoires. Il n’en faut pas plus pour qu’on traite de révolutionnaire celui qui est en train d’ajouter un maillon à la chaîne insigne de Racine, de Marivaux et de Musset.

Ces jeunes gens ne goûtent guère la simplicité. Ils pensent, comme il est dit dans la préface de Bérénice, qu’elle est « une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien ». Lisant Amoureuse et le Passé, pour la première fois, il y a une vingtaine d’années, je n’ai pas manqué de tomber dans l’erreur commune. Je n’ai pas senti la leçon qui se dégage de cet art dépouillé de toute vaine péripétie. Il m’a fallu arriver à la maturité pour comprendre comment, à notre époque, Porto-Riche n’a fait que continuer sous ce rapport la lignée des maîtres des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles dont je viens de citer les noms.

Cette révélation, je me rappelle, je la dois à une scène du troisième acte d’Amoureuse, scène qui est loin cependant d’être une des plus importantes, ni des plus caractéristiques de la pièce. Si j’insiste sur ce souvenir, c’est qu’il y a là un exemple qui vaut pour le théâtre tout entier de Georges de Porto-Riche. La femme d’Étienne Fériaud, Germaine, bafouée par son mari, vient en représailles, de le tromper avec Pascal Delannoy, un ami de la maison, sorte de bohème mi-confident, mi-parasite. Et, presque aussitôt, sentant qu’elle a perdu Étienne, elle est saisie par l’horreur d’elle-même, de sa vengeance. Elle crie à son amant son effroyable rancœur. C’est la cascade des reproches aussi affreux qu’immérités : « Est-ce qu’un galant homme profite du désespoir d’une femme ?... Allez-vous en, je vous méprise, je vous déteste, je ne veux plus vous voir... Portez à d’autres vos lamentations, votre égoïsme, votre amitié néfaste !... » Où donc, Messieurs, ces cris, les avons-nous déjà entendus ? Où donc, ces pleurs de sang, les avons-nous déjà vus couler ? Ah ! il n’est pas besoin de chercher longtemps dans votre mémoire. Ce n’est plus le misérable Pascal, ni la misérable Germaine que nous avons devant nous, c’est Hermione chassant pareillement Oreste de sa présence :

Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?

 

Une telle comparaison est, certes, le plus bel éloge dont puisse disposer quelqu’un qui a la faiblesse de penser que rien dans notre langue ne mérite d’être placé si haut qu’une tragédie de Jean Racine. Mais ce n’est pas seulement son œuvre qui nous donne le droit de rapprocher l’auteur d’Amoureuse de celui d’Andromaque. Les mêmes haines nous fédèrent autant que les mêmes amours. Porto-Riche et Racine ont mis la même ardeur à défendre le théâtre ils ont poursuivi avec la même impitoyable sévérité les éternels fabricants qui prétendent le faire servir à des fins indignes. Les choses, en trois siècles, ont donc si peu changé que nous voyons les mêmes oraux stigmatisés dans les mêmes termes. « Ce n’est pas, écrit Racine, que j’attende un grand honneur d’avoir assez longtemps réjoui le monde ; mais je me sais quelque gré de l’avoir fait sans qu’il m’ait coûté une seule de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d’où quelques auteurs plus modestes l’avaient tiré : » Qu’on juge si le danger est écarté, à la violence avec laquelle Porto-Riche vient à la rescousse : « En vérité, ces industriels n’ont pas perdu leur temps. Ils ont déshonoré, presque détruit notre art dramatique... L’argent, le pouvoir, la servitude des journaux, les jolies femmes difficiles, la Légion d’honneur, les protections ministérielles, la mort des Muses ne leur suffisent pas. Ils veulent aussi de la gloire, et ils en ramasseront. Qui sait ? Peut-être un jour verrons-nous l’un de ces mercantis frapper à la porte de l’Académie ? »

L’expérience a prouvé que chacune de ces craintes méritait d’être prise en considération, à part la dernière sans doute. S’il est en effet un seuil qui demeure à l’abri des tentatives dénoncées par Georges de Porto-Riche avec cette fougue vengeresse, nul n’ignore, Messieurs, que c’est celui que vous venez de m’autorisez à franchir.