Réponse au discours de réception d’André Bellessort

Le 26 mars 1936

André CHAUMEIX

Réception de M. André Bellessort

 

MONSIEUR,

Au moment où je remplis l’agréable mission de vous accueillir ici, il vous paraîtra naturel que ma pensée aille tout d’abord à l’illustre écrivain qui avait souhaité de vous voir dans notre Compagnie. Notre cher et grand Paul Bourget, dont vous avez éprouvé comme tant de ses cadets la bienveillante amitié, tenait en particulière estime votre caractère et votre talent. Il avait reconnu en vous les deux qualités qu’il chérissait le plus. Il savait que vous êtes un humaniste et un serviteur de l’ordre. C’est la première fois que nous nous trouvons réunis en séance publique depuis que ce maître nous a quittés. Mais un puissant seigneur des choses de l’esprit, tel que lui, prolonge son action au delà du tombeau. Son ombre ardente étrave est parmi nous pour vous souhaiter la bienvenue. Et je crois que, de toutes les paroles que je vous adresserai désormais, il n’en est pas qui puisse davantage toucher votre fierté d’écrivain et votre cœur.

 

Toute une existence consacrée aux lettres justifie ce haut témoignage. Vous avez étudié et vous avez aimé les formes artistiques par où s’expriment l’intelligence et la sensibilité humaines. Vous avez recueilli avec passion, dans les livres et dans la vie, les éléments divers dont se compose la culture sans laquelle il n’est pas de civilisation. Cette culture, c’est la noblesse de la terre. Notre planète serait une affligeante collection de misères, d’incohérences et de barbaries, si par l’imagination et la douleur, par la méditation et la foi, nos pères n’avaient acquis courageusement la conscience de leur destinée. L’humaniste est celui qui comprend et qui vénère l’essentiel de l’effort accompli au cours des siècles. Vous avez vécu cette magnifique aventure de l’esprit et vous avez exploré tout ce qui pouvait vous livrer le secret d’un peu de vérité, d’un peu de sagesse et d’un peu de beauté. Grand lecteur et grand voyageur, vous avez réfléchi et rêvé sur tous les âges et sous tous les astres. Ainsi s’est formée en vous une vaste expérience, que vous avez eu le désir généreux de répandre par la parole et par la plume. Vous avez été professeur de l’Université et conférencier, historien et critique. Les titres de vos livres attestent la variété de vos curiosités et l’excellence de vos goûts : Athènes, Virgile, Voltaire, Lapérouse, Balzac, Hugo, Sainte-Beuve. Et je n’ai garde d’oublier cet émouvant ouvrage que vous avez consacré à saint François Xavier : j’avoue ma prédilection à son égard ; je soupçonne même que vous la partagez. Il nous laisse deviner quelle est, dans cette apparente diversité de vos études, l’unité de votre pensée. Ce qui vous inspire toujours, c’est le souci de la vie de l’âme.

 

Cette disposition vous a permis de louer avec convenance et discernement l’écrivain si complexe et si difficile à définir qui fut votre prédécesseur. C’était un prêtre singulièrement éminent que M. Henri Bremond. Si vive était son intelligence et si véhémente sa nature que parfois l’on était saisi par son originalité alors que son mérite véritable demeurait encore caché. Il avait l’humeur combative des grands érudits d’autrefois, qui bataillaient sur le sens d’une phrase avec autant de zèle que si le sort d’un royaume avait été intéressé dans la dispute. On le trouvait selon les jours sarcastique et terrible, ou plein d’humour et subtil avec délices. Il était capable d’éblouir son interlocuteur par son éloquence. Il était capable aussi de le déconcerter par les sinuosités d’une argumentation nuancée avec une étonnante dextérité. Sa conversation était passée par la flemme. Des étincelles en jaillissaient qui n’étaient pas toutes innocentes, mais qui venaient s’éteindre sur la soutane où elles ne laissaient qu’un peu de cendre. Quand, d’aventure, ses mots les plus mordants étaient recueillis par des auditeurs diligents et transportés dans les gazettes, ils prenaient hors du feu de ses entretiens un air laïcisé et comme désaffecté qui était de nature à donner quelque mélancolie. Il accueillait impassible cette sorte de pénitence.

Ces contrastes d’une nature brûlante n’étaient que les aspects superficiels d’un homme très savant et voué aux plus hautes pensées. M. l’abbé Bremond a vécu avec sévérité dans l’étude et la méditation des questions religieuses les plus élevées. Il nous a fait connaître de très beaux textes dus aux auteurs mystiques. Il en a mesuré avec complaisance les profondeurs et goûté les séductions. Dans ce dialogue avec Dieu qu’institue le mystique, il y a une pathétique grandeur. Il y a aussi une grande facilité pour la poésie et pour l’expression des émotions, une place privilégiée réservée à l’art et à l’art le plus raffiné. Eu donnant à son célèbre ouvrage ce titre : « Histoire littéraire du sentiment religieux », M. l’abbé Bremond a lui-même défini l’étendue de ce domaine aux contours délicats. La seule alliance de ces mots « sentiment religieux » et « histoire littéraire » est un avertissement. Elle annonce de merveilleuses richesses et aussi quelques périls. Dans les heures troubles de l’extase la poésie peut découvrir d’admirables trésors. L’Église les considère avec une extrême prudence. Elle fait sa part au sentiment, qu’elle contente par les suaves paroles, les offices et les chants. Elle sait ce qu’est le cœur. Mais elle ne veut jamais que la raison reste longtemps une étrangère. Elle ne laisse pas volontiers le croyant s’attarder selon son sens propre dans un dialogue avec Dieu. Elle en règle l’ordonnance, elle fixe les rites et les symboles. Entre Dieu et le fidèle, elle place sa haute intervention. Vous avez indiqué avec beaucoup de tact la splendeur et les dangers de la vaste enquête conduite par l’abbé Bremond dans l’empire du mysticisme.

 

En chacune des occasions où M. Bremond a pris conscience de s’engager sur une route suspecte, il s’est arrêté à temps. Il avait trop d’enthousiasme et d’élan pour ne pas être tenté. Il avait trop de foi pour ne pas recevoir les avis qui lui venaient. Sa générosité n’allait pas sans hardiesse. Ses recueillements lui rendaient un sentiment exact de tous ses devoirs. Il avait le respect profond de la robe qu’il portait et que portent comme lui avec une dignité parfaite ses deux frères ; tous deux comme lui de la Compagnie de Jésus. Il y eut de la grandeur dans ses tourments, de la douleur dans ses conflits intérieurs. Arrêtons-nous avec déférence et discrétion au seuil de ces austères débats qui sont au-dessus du siècle, et tenons-nous au certain. L’Église, qui a pour elle la durée et l’autorité, sait que le dernier mot lui appartient dans les controverses qui touchent le domaine religieux. C’est ce qui lui permet d’user, quand elle le veut, de la patience et de la tolérance plus que de la rigueur. Elle a réussi à régler sans l’arrêter le cours tumultueux des pensées de M. l’abbé Bremond, et elle a gardé ce fougueux esprit en le contenant.

 

Tandis que je vous écoutais, je me suis persuadé une fois de plus qu’une intelligente sympathie était nécessaire au critique pour parler des hommes et des œuvres qui se trouvent un peu éloignés de lui. Je vois bien comment la personnalité si originale de M. l’abbé Bremond vous intéresse. Mais je vois aussi en quoi vous ne partagez à peu près aucun de ses goûts. Il aimait davantage l’exception. Vous préférez la règle. Vous avez sans aucun doute rencontré au cours de vos études cette jolie Mme Guyon, si aimablement extravagante, si fière de ses prières inédites, si riche en effusions ravissantes et parfois si étrangement gonflée par la grâce qu’il fallait délacer son corsage, — et elle ne vous a certainement pas plu. Vous avez aussi rencontré l’archevêque de Cambrai, charmant et terrible comme un cygne, qui captivait tant de croyants par ses adresses ondoyantes, son attendrissante et plaintive douceur, son orgueilleuse humilité, — et il ne vous a pas séduit. Vous avez enfin rencontré autour d’eux tout un cortège frivole, prêt à se pâmer devant les quintessences et les alambics, des dames empressées à connaître les dernières modes de la religion, de jeunes abbés plus attirés par les extases que par la théologie, des amateurs de raretés esthétiques, pour qui un palais est surtout beau quand il brûle et un archevêque passionnant, s’il a la réputation de répandre un parfum d’hérésie, toute cette société qui est de tous les temps, aveugle, possédée du démon de l’ingéniosité, férue de fausse liberté d’esprit, et déjà servile devant l’anarchie dont elle périra, — et ce monde vous a été encore moins agréable.

 

Mais quand vous avez vu paraître devant vous l’évêque de Meaux avec sa robuste carrure, sa franchise salubre, son ingénuité, sa raison magnifique escortée de toutes les puissances secrètes de la poésie, sa force mise modestement au service de son Dieu et de son Prince, sa dure bonté qui ne se taisait que lorsqu’il fallait frapper les adversaires de l’État ou de l’Église, ses seuls adversaires, alors vous avez eu le sentiment de la grandeur, de celle qui a la majesté sans rechercher l’éclat, de celle qui est sobre et droite, qui s’accommode de la simplicité, et qui est assez vraie pour faire courageusement la leçon aux puissants de la terre et au Roi lui-même. Entre le pur amour des quiétistes chers à Fénelon et le chrétien selon Bossuet, vous n’hésitez point. Vous vous méfiez des voies extraordinaires et mystérieuses où l’orgueilleux se réjouit de posséder une doctrine exclusive et supérieure. Vous n’aimez point ces anéantissements raffinés par où l’âme, renonçant aux opérations de l’intelligence finie, oublie les dogmes et les attributs de Dieu pour adorer l’inconnaissable. Aux oraisons nouvelles que se réservait la superbe des initiés, vous préférez la forme traditionnelle de l’oraison chrétienne. Et avec l’évêque de Meaux, vous jugez qu’il y a plus de sûreté, de mérite et de perfection, à répéter d’un cœur simple et confiant la prière éternelle, celle du petit enfant et de l’homme vieillissant, celle de tous les âges : « Notre Père qui êtes aux cieux... »

 

J’ai paru vous oublier, Monsieur, dans la compagnie d’illustres prélats. Et c’est bien vous cependant que je cherche, c’est la qualité de votre intelligence que je me plais à deviner. Les grands problèmes fournissent la meilleure mesure pour éprouver les esprits vigoureux comme le vôtre. Ces hautes controverses du XVIIe siècle nous passent aujourd’hui. Elles ne touchent plus un public aussi étendu et aussi cultivé qu’autrefois. Mais elles ne cessent pas de faire paraître des tendances d’un caractère très général, qui ont existé à toutes les époques de notre littérature. Cette querelle célèbre qui met aux prises Bossuet et Fénelon n’est-elle pas à sa manière celle de deux antiques adversaires qui se heurtent depuis qu’il y a une histoire des idées ? N’évoque-t-elle pas le conflit séculaire des partisans du sens propre et des partisans de la discipline ? Vos travaux vous ont constamment mis en présence des uns et des autres. Vous avez vu la religion de Fénelon dégénérer après lui en système philosophique, vous avez vu au XVIIIe siècle se développer le déisme voltairien et les croyances sentimentales à la mode de Rousseau ; vous avez vu au XIXe siècle surgir la critique de M. Renan, les apôtres d’une nouvelle vérité universelle dégagée des formes précises du dogme, les romantiques, les intellectuels, les scientistes et finalement le scepticisme de M. Anatole France. Et parallèlement, depuis Pascal et Bossuet jusqu’à nos jours, sous des aspects très divers selon les hommes, les tempéraments et les talents, un autre courant de pensées a retenu votre attention, celui qui, en passant par Bonald, Joseph de Maistre, Balzac, a eu comme prolongement l’œuvre de Barrès et de Bourget, comme effet la renaissance du spiritualisme et des études historiques et politiques. Vous avez choisi, obéissant à la fois au zèle du cœur et aux enseignements de l’expérience. Le goût et la réflexion se sont accordés pour faire de vous l’ami résolu des disciplines classiques.

 

Dès votre enfance, elles avaient commencé de vous nourrir dans cette province du Maine où vous êtes né, aux frontières de la Bretagne rêveuse, croyante et tenace qui est devenue votre patrie d’adoption. C’est à Lannion que vous avez passé d’heureuses années, près de votre père qui était un universitaire aimant les lettres, près de votre mère qui était pieuse. Les premières impressions parmi les réalités quotidiennes donnent à un enfant une éducation que rien ne remplace : elles lui enseignent la sagesse des choses. Vous avez aimé la petite ville qui avait encore un aspect de moyen âge, ses vieilles maisons aux poutres sculptées, les eaux paresseuses du Léguer, que contempla Charles Le Goffic, les coques noires des cotres, les femmes pâles et belles, sous leurs coiffes blanches, si graves au pied des calvaires. Ces paysages de votre enfance, c’étaient déjà l’appel du large, l’aventure et la vie intérieure qui devaient inspirer vos premiers poèmes. Mais voici que les études vous obligent d’aller à Laval où vous êtes avec mélancolie un élève qui n’avait rien de particulièrement zélé. Votre mère s’en affligeait, elle consultait vos maîtres qui ne lui donnaient que des encouragements discrets. Deux seulement versaient dans son cœur inquiet l’espérance qu’elle attendait. L’un était votre professeur de lettres, Emile Trolliet, qui était un lamartinien d’une grande finesse et qui avait discerné vos dons, l’autre était un jeune professeur d’histoire qui venait de Paris. Il s’appelait Alfred Baudrillart et il est aujourd’hui près de vous, revêtu de la pourpre cardinalice.

 

Sa prophétie était juste. À peine étiez-vous au Lycée Henri IV que vous aviez votre légende. Vous étiez un élève célèbre dont le nom volait de classe en classe. C’est dans ces circonstances que j’ai eu le plaisir d’entendre parler de vous pour la première fois. Quel charmant lycée que le nôtre ! Le destin semble l’avoir placé tout exprès au sommet de la Montagne Sainte-Geneviève, pour qu’il soit recueilli et studieux. Il est encore rempli de la grave douceur de ces moines génovéfains qui, pendant des siècles, ont promené leur robe blanche dans le cloître ou parmi les livres de la bibliothèque et qui y ont mené une existence paisible et bienfaisante. Il est proche de l’École polytechnique, de l’École normale, de l’École de Droit. Les rues voisines furent habitées par les jansénistes et plus tard on y vit passer au crépuscule la silhouette du poète Verlaine. Les cendres de Descartes y ont été quelque temps abritées. Corneille est venu consulter un savant moine de ses amis sur les images destinées à illustrer un livre pieux. Sconin, l’oncle de Racine, y a vécu plusieurs années. C’est un lieu vénérable. Il a survécu aux bons Génovéfains qu’a chassés la Révolution. L’abbaye est devenue un établissement d’enseignement secondaire, où ont passé les princes d’Orléans et Musset, Augier et Sardou, Loti et Lesseps, Émile Picard et Louis Bertrand, et ce jeune candidat à Saint-Cyr qui est devenu le général Weygand. Les changements de nom attestent les variations de la politique. Le lycée s’est appelé autant de fois Napoléon, Corneille et Henri IV qu’il y a eu de changement de régime. J’ai même le regret de dire qu’il a failli s’appeler Campistron. II dut à un ministre de l’époque du 16 mai de reprendre le nom de Henri IV qu’il a gardé. Ainsi, le monarque le plus populaire de France a permis à l’administration républicaine de manifester un goût de la stabilité qui est trop rare pour que nous ne le remarquions pas avec admiration.

 

Vous avez connu comme moi ces excellents maîtres qui nous donnaient le meilleur d’eux-mêmes. Vous m’avez parlé de leur enseignement avec la reconnaissance d’un homme qui sait ce qu’il doit à ses aînés. Vous vous souvenez avec gratitude de cet humaniste si fin, Ernest Dupuy, le poète des Parques, et de ce brillant professeur de rhétorique qui fut Henri Chantavoine. Vous m’avez rappelé comment ce lettré faisait de sa classe une conversation à la fois instructive et séduisante. Vous m’avez rappelé aussi quelques-unes des paroles spirituelles par lesquelles il ne craignait pas de manifester avec indépendance ses opinions. C’est lui qui, entrant dans sa classe le lendemain du vote de la loi qui exilait les princes, commença ainsi ses entretiens du jour sur la littérature grecque : « Messieurs, l’ostracisme existe toujours : il durera aussi longtemps aura des qu’il y aura des huîtres pour donner leur coquille. »

Je vous révélerai que je dois à ce maître la bonne opinion que j’ai eue de vous dès le lycée. En faisant cet aveu, je m’accuse sans fausse honte d’un peu d’orgueil. Henri Chantavoine était un professeur sévère qui avait l’innocente habitude d’appeler ses élèves par leur petit nom, et qui trouvait dans cette familiarité une facilité pour ne pas leur faire de compliments. Un jour cependant, il voulut bien m’en adresser un, et après avoir essayé de plusieurs formules également réticentes, il conclut ainsi : « Enfin, je ne puis vous dire qu’une chose. Vous me rappelez un autre André. Vous me rappelez Bellessort. » Dès ce jour, Monsieur, il me parut indispensable que vous fussiez orné de beaucoup de mérites et de beaucoup de talents. Vous n’avez pas eu de camarade plus attentif que moi à votre destinée, plus soucieux de vos succès, plus désireux d’entendre votre éloge. J’ai suivi les étapes de votre carrière avec une vigilance où l’égoïsme se mêlait à la sympathie. Si vous vous étiez mal conduit, je ne vous l’aurais jamais pardonné. Mais vous ne m’avez donné que des sujets de satisfaction.

 

Vous ne m’avez refusé pendant de nombreuses années que le plaisir de vous connaître. Les moyens de communication entre un élève qui vient de sortir du Lycée et un autre qui va le quitter sont très rares. J’ai fait de mon mieux. J’ai même cru un instant que j’allais vous joindre quand j’appris que vous veniez de partir pour le Chili. En ce temps-là, c’était fort loin. J’avoue ne pas vous avoir suivi. Je remplaçais le voyage que je ne faisais pas par la lecture de la Revue des Deux Mondes, où parut le récit du voyage que vous aviez fait. J’ai eu l’illusion, j’étais jeune, de pouvoir vous rencontrer en Allemagne ou à Rome, tandis que j’y séjournais. Je me persuadai bien vite que je n’avais aucune chance de vous y voir. Vous étiez terriblement nomade. Toute l’Europe vous faisait l’effet d’une grande banlieue. Vos déplacements ne vous entraînaient, pas moins loin que les États-Unis, l’Amérique latine, les Indes ou le Japon. Je ne suis pas Breton comme vous, mais je suis patient. Je savais bien que le royaume des lettres n’était pas si vaste que la terre et que je finirais par vous retrouver un jour. J’y suis arrivé, en effet, et tout simplement dans le premier arrondissement de Paris, en face du porche de Saint-Germain l’Auxerrois, ancienne paroisse des artistes du Louvre, près de la colonnade de Perrault, à peu de distance du Pont-Neuf et de la statue du roi Henri IV, qui décidément préside à nos réunions, dans la vieille maison du Journal des Débats qui nous est chère à tous deux, et sous le signe des gloires.de notre jeunesse, Taine et Renan, Jules Lemaitre et Paul Bourget. Nous avons éprouvé depuis lors l’un et l’autre, et avec plaisir que le Palais Mazarin n’était pas très éloigné. C’est en vérité un bien aimable quartier.

 

Mais il ne devait pas encore vous retenir. Que vous étiez vagabond ! avec quelle joie vous repreniez le train ou le paquebot ! Vous aviez toujours quelque continent à voir ou à revoir. Au risque de vous vieillir un peu, je crois que vous étiez d’une époque, qui semble très reculée, où les voyageurs n’étaient jamais pressés. Les loisirs et les nonchalances comptaient encore au nombre des plaisirs. Vous partiez sans être escorté d’un photographe, ni même d’un sténographe. Vous pouviez vivre sans prendre de notes. Vous n’aviez pas l’ambition de collectionner au plus vite quelques images à fixer dans votre mémoire comme des étiquettes sur une malle. Vous vous promeniez ; vous préfériez la vie familière et locale à celle des palaces internationaux. Oserai-je ajouter, sans vous couvrir de confusion, que vous étiez même capable de perdre votre temps. Ah ! Monsieur, quelle plaisante disposition d’esprit ! Vous poussiez l’insouciance jusqu’à ne pas savoir où paraîtraient vos récits de voyage, ni même si vous les écririez. Votre vraie joie était de regarder et de comprendre, d’enrichir votre expérience, de goûter l’heure qui passe, l’enchantement de la lumière et la beauté des choses.

Vous avez donc parcouru en pèlerin paresseux et passionné ces routes de terre et de mer où tant d’autres devaient s’engager après vous. La ferveur et la curiosité vous ont conduit à visiter la Suède et la Roumanie, les villes et les montagnes de la jeune Amérique, et l’Océan de Ceylan aux Philippines. Vous avez raconté avec enthousiasme les Journées et les Nuits japonaises. Vous avez écrit un livre charmant et profond sur la société nippone. À tout instant, vous êtes pris par de nouveaux agréments. Quand vous vous éveillez sous le ciel d’Extrême-Orient, vous avez l’impression de revoir l’aurore et le monde à travers une perle et vous êtes ravi par les plaines apaisées des pays mystérieux où le temps ne fait pas plus de bruit que le déclin du jour.

 

Ainsi emporté par le voyage, vous ne vous demandez pas si vous êtes européen, ou, comme on dit aujourd’hui, mondial et planétaire. Vous vous contentez d’être un Français très fier de l’histoire de son pays, et honnêtement désireux de connaître les nations étrangères. Vous avez vu partout des peuples différents les uns des autres par leur passé, leur sensibilité et leurs croyances. En attendant que la terre devienne toute pareille, ce qui ne saurait manquer d’arriver dans quelques centaines d’années au plus tard, il vous a paru que la diversité créée par la nature était beaucoup plus forte que cet esprit de communauté humaine qui inspire les rêves des réformateurs. Peut-être même, l’idée d’une culture universelle est-elle moins vivante aujourd’hui qu’autrefois. Vous avez écrit de très belles pages sur l’Europe intellectuelle, littéraire et artistique qui a existé du XIIe au XVIIIe siècle. La France, héritière de l’antiquité et chrétienne, y a tenu une place prépondérante, en raison de sa puissance politique et de sa mesure. Cette Europe intelligible à elle-même, c’était celle qui honorait la littérature des ressemblances humaines et qui, par delà les passions, respectait une conception raisonnable de l’esprit et de la société que notre pays avait grandement contribué à faire apprécier. Elle a dépéri après la Révolution. Vous avez eu le regret de n’en trouver partout que l’image affaiblie. Si elle doit renaître, ce ne sera point par l’étude des problèmes matériels et par les statistiques internationales, mais par l’effort mutuel des savants et des lettrés, tous fidèles à leur patrie et tous, manifestant une égale aspiration au perfectionnement des individus.

 

Là où vous avez passé, vous avez rempli une bienfaisante ambassade en témoignant pour l’excellence des lettres françaises et en vous montrant toujours prêt à vous instruire des littératures étrangères. Quand au mois de juin dernier, à l’occasion du Troisième Centenaire de l’Académie, sont venus à Paris tant de représentants éminents des Universités des deux mondes, et des sociétés savantes de tous les pays, que nous avons été heureux de recevoir, beaucoup ont parlé avec amitié de vos séjours parmi eux. J’entends encore en quels termes des lettrés venus des Pays-Bas évoquaient les entretiens où vous aviez exposé devant eux l’histoire du jansénisme. C’est votre manière de travailler à la bonne entente des peuples. À notre époque les nations s’opposent et n’évitent les heurts que par l’équilibre des forces réelles : le cosmopolitisme à la fois national et vigilant des élites vous paraît la seule méthode qui leur donne chance de se comprendre et de se supporter.

Vous restez toujours, plus encore qu’un amateur de spectacles, un amateur d’âmes. C’est le prestige durable de l’écrivain en voyage. S’il ne s’agit que de voir et d’envisager les moyens techniques de nos jours devancent tous les récits et nous offrent toutes les images et toutes les clameurs. Mais il n’est pas encore d’écran où s’inscrive un esprit, et les ondes ne nous livrent pas le secret du cœur imparfait des humains. Avec ses antiques moyens, le don d’observation et le don d’expression, l’écrivain a toujours sa raison d’être : il demeure l’interprète du spirituel et c’est lui qui nous fait discerner dans les murmures de la vie l’écho des civilisations millénaires.

 

À vous suivre d’étape en étape, je commençais à me demander si vous renonceriez jamais à ce plaisir errant du voyage. Vous voici enfin revenu. Et cette fois l’Université vous tient. Vous vous laissez saisir de bonne grâce. Vous n’aviez pas d’ailleurs cessé de la servir, avec cette intermittence qui est ici-bas la forme accoutumée de la fidélité. Vous n’avez même pas songé à user de vos facultés oratoires pour discourir sur la place publique ni de votre expérience des sociétés des deux mondes pour vous faire remarquer au moins par un petit traité sur un ordre nouveau de l’univers. Vous êtes sociable, mais vous avez horreur de paraître et c’est l’une de vos plus agréables originalités. Vous avez l’humeur d’une indépendance farouche. Vous êtes ennemi de toutes les complaisances, qui voilent les défaillances du caractère. Vous aimez les lettres, la jeunesse et votre pays. Devenu titulaire de cette rhétorique célèbre de Louis-le-Grand, d’où sont sortis tant de Français qui comptent, vous vous y êtes consacré jusqu’à votre retraite. Il vous a paru que c’était un assez bel emploi de la vie, où s’accordent à la fois la dignité et la liberté, que de dire chaque jour, ce que l’on pense touchant les plus beaux génies de tous les temps. Après avoir eu la satisfaction d’amasser le trésor de la culture, vous avez goûté la satisfaction de vous dépouiller. Ce fut tout le secret de votre art et tout le secret de votre réussite. Le destin aime les hommes généreux. Il veut que l’on prête beaucoup à la vie et sans compter, pour qu’un jour, peut-être, la vie vous rende quelque chose. Vous vous rappelez la magnifique parole d’un poète : le chant de l’oiseau est la récompense de l’oiseau. C’est la devise altière et charmante de tous les métiers.

 

Vous avez été un maître éblouissant. Vous avez contribué à former des centaines de jeunes hommes qui ont tous gardé un bon souvenir de vous. C’est que vous n’étiez pas pour eux un savant anonyme et distant, distribuant l’éloge et le blâme. Vous étiez un aîné plus instruit qui veille avec sympathie sur ses cadets. Ce droit d’aînesse n’est pas un privilège : c’est une charge, la charge de celui qui possède plus, qui a plus vécu, qui a plus souffert à l’égard de ceux qui s’élancent avec confiance vers l’inconnu et qui n’ont pas encore été rabaissés par la vie. Vous l’avez exercée avec l’aisance et la simplicité qui ne viennent pas seulement de la supériorité de l’intelligence, mais aussi de la qualité du cœur.

Quelle mission séduisante et difficile que de parler devant des êtres jeunes et quel retentissement peut avoir dans un esprit neuf la moindre parole qui tombe des lèvres du maître ! Dans un beau passage qu’appréciait fort M. l’Abbé Bremond et qu’il a cité, saint Ambroise dit que l’enfance et la jeunesse doivent être nourries dans le culte de la plus haute beauté, dans les hymnes et les cantiques. Par quels exemples, par quels rythmes révéler à ces nouveaux venus, tout enivrés du désir de vivre, les maîtres mots qui les préserveront à la fois des délires de l’imagination et de l’aridité du raisonnement, qui les protégeront contre la tristesse qu’inspire la révélation de l’écoulement des choses, qui leur communiqueront la force de vivre une belle vie française, le goût de l’honneur, de la discipline et de la clarté ? Vous leur donniez le plus précieux enseignement. Vous leur appreniez la noblesse du langage natal qui a régné dans le monde par son exactitude et sa probité. Vous les aidiez à lire les poètes. Vous offriez à ces sensibilités toutes fraîches cette musique et cette sagesse nourrie de rêves et de larmes qui rassemblent dans la rigueur des mètres tout ce que la méditation et la douleur ont inspiré de durable aux mortels. Vous leur laissiez découvrir à travers les grands écrivains les diverses attitudes que les hommes prennent devant la vie, l’exercice de la volonté à la mode du grand Corneille, le tourment pathétique de Pascal, le sublime renoncement de Racine, le mépris irréductible de La Rochefoucauld, le rire de Molière durant jusqu’à la mort. Et pendant qu’ils s’initiaient, vous n’avez jamais prononcé devant eux un seul mot qui ne dût être dit. Vous avez su accorder votre exubérance naturelle au plus délicat respect.

 

Et puis, vous aviez pour vos auditeurs ce puissant attrait d’être un homme passionné. Vous entriez en communication immédiate avec eux. Vous donniez l’impression d’être si vivement intéressé vous-même, qu’il était impossible de s’ennuyer avec vous. Il semblait toujours que vous aviez rencontré la veille les auteurs dont vous parliez. Dans une étude chaleureuse et reconnaissante consacrée à votre maître, vous avez relaté que Brunetière sortait un jour tout frémissant de l’École normale et qu’abordant un ami qui venait au-devant de lui, il lui dit, impromptu : « Et que pensez-vous de ce misérable ? De qui parlez-vous, dit l’interlocuteur un peu surpris. Mais, poursuivit Brunetière, de Fénelon. Ah ! mon bon ami, vous ne savez pas encore ce dont il est capable ! » Vous êtes moins combatif que Brunetière, mais vous tenez de lui cette ardeur qui vous fait vivre dans la familiarité des hommes célèbres du passé, lesquels ont beaucoup plus de réalité qu’un grand nombre de nos contemporains. Quand vous entreteniez vos élèves de Boileau, vous aviez l’air de l’avoir vu quelques jours auparavant, la perruque un peu de travers, encore tout bouillant d’avoir massacré quelques fausses célébrités, tout ravi d’avoir appelé Rollet un fripon et M. de Lignières un poète idiot. Vous sortiez émerveillé de la première du Cid. Vous veniez d’apprendre qu’Oreste avait tué Pyrrhus, et vous aviez des craintes pour la vie de Phèdre. Rien de ces belles époques n’avait disparu. Telle est la magie de la passion qu’elle rend leur jeunesse aux images et, par l’émotion, leur restitue la vie.

 

J’ai connu un écolier qui unissait une maligne ingéniosité à la plus condamnable paresse. Sa maxime favorite était qu’il est inutile d’apprendre ce que l’on trouve si facilement dans les dictionnaires. Il assurait qu’avec un peu de mythologie, un peu de contes de fées et un peu de fables, il en savait plus que s’il avait lu l’Encyclopédie tout entière. Il avait même remarqué que les vérités premières, étant restées un peu isolées dans son cerveau, y demeuraient bien plus à l’aise et solidement installées que dans la tête encombrée de camarades mieux instruits, chez qui il constatait avec une tristesse satisfaite que les progrès de la déraison accompagnaient les progrès de la documentation. Ses certitudes étaient peu nombreuses, mais définitives. Il professait, par exemple, que si l’on est dans un labyrinthe, on ne peut pas en sortir sans la protection d’Ariane. Il tenait pour très imprudent d’aller d’un point à un autre sans avoir vérifié avec précision la solidité du départ et les chances du parcours, et insouciant des philosophes et des stratèges avec lesquels il était d’accord, il tirait cette sagesse de l’histoire du petit Chaperon Rouge, dont la visite de famille si bien intentionnée tourna si mal. Il était persuadé enfin, sans avoir besoin de lire les comptes rendus des conciles internationaux, que les loups qui aiment les agneaux manifestent de préférence leur sympathie en les mangeant. Croyez, Monsieur, que je sens combien cette science est élémentaire, et je n’ai point dit que cet écolier ait jamais passé par votre classe. Je me plais à croire cependant que vous lui auriez été indulgent, et il y a quelque chose de vrai dans sa théorie fantaisiste du souvenir et du bon usage des études.

 

Quand je songe à vos anciens élèves, ma pensée ne va pas exclusivement vers les meilleurs, vers ceux qui ont reçu pleinement vos leçons, qui seront peut-être des écrivains, et qui nous succéderont un jour. Non ; elle va vers cette masse plus modeste de jeunes gens qui, au sortir du lycée, ont été emportés par les nécessités de la vie. Ceux-1à, ils sont à l’atelier, à l’usine, dans l’administration, dans leur bureau. Ils veillent sur la route et sur le rail, sur le moteur et sur l’hélice, sur les chiffres et sur la machine. Ils sont l’armature nécessaire des pays forts, qui seuls connaissent la floraison de belles littératures. Ils ont un métier qui a sa dignité et qui les accapare. Ils ont à peine le temps de méditer et de lire. Par vous, Monsieur, par le souvenir qu’ils gardent de votre enseignement, ils ont participé à la vie supérieure de l’esprit. Ce pouvoir de libération qui est celui des écrivains et des poètes se prolonge encore en eux. Des images passent devant leurs yeux. Des paroles surgissent de leur mémoire. Ne fût-ce que durant un instant, ils ont vu le chœur des Muses ; ils ont entendu le chant des cigales attiques et le bruissement des abeilles virgiliennes ; et pour eux les ombrages de Chantilly retiennent encore l’écho des entretiens qu’eut le vainqueur de Rocroi sur les questions théologiques. Le parfum de tant de belles choses ne s’évanouit jamais tout à fait. Comme les roses pressées évoquent le souvenir de l’été, il entretient parmi les humbles travaux quotidiens l’inquiétude des hauts problèmes qui dominent la vie.

 

Un vieux chroniqueur, dont on ne dit pas le nom, et dont la relation enchantait à la fois notre maître Gaston Boissier et Anatole France, raconte que, à la fin du XVsiècle, des ouvriers lombards qui creusaient la terre près de Rome, sur la voie Appienne, découvrirent un tombeau de marbre blanc. « Quand on souleva le couvercle, on trouva une jeune vierge qui, par l’effet des aromates, reposait toute fraîche dans cette couche fidèle. Éperdu d’enthousiasme et d’amour, le peuple la porta dans son lit de marbre jusqu’au Capitole où la ville entière vint la contempler en silence. Et Rome fut si fort agitée que le pouvoir, ayant pris de l’ombrage, fit ensevelir, durant la nuit, et en secret, cette merveilleuse inconnue. » Mais ce n’était pas en vain que les hommes avaient un moment contemplé son visage. Elle était la beauté antique et pour l’avoir seulement entrevue, le monde se mit à refleurir.

Tel est le prestige de ces humanités que vous avez servies avec une constante dilection. Vous n’avez jamais perdu l’occasion de les faire aimer. Vous n’avez cessé de vous faire entendre dans nos provinces et à l’étranger partout où vous appelait l’Alliance française. Vous êtes aussi connu des auditeurs belges, suisses et hollandais que des Parisiens. Vous avez été et vous restez l’un des orateurs les plus recherchés de cette Société des Conférences qui eut la fortune de décider Jules Lemaitre à reprendre la parole, et l’honneur d’offrir à Ferdinand Brunetière la chaire qu’il ne trouvait plus au Collège de France ni à la Sorbonne grâce à elle que vous vous êtes fait connaître d’un vaste public, devant lequel vous avez professé vos cours sur les grands écrivains du XIXe siècle. J’ai gardé le souvenir d’une conférence sur la Femme dans Balzac où vous analysiez le tourment sentimental de Madame de Mortsauf. Vous suiviez fidèlement le roman, vous décriviez les émois de l’amoureuse blessée à mort. Et, au milieu du récit, ému vous-même, vous vous arrêtiez un instant pour dire : « De ce moment, nous ne respirons plus. » Toute la salle, en effet, était haletante. Elle le restait jusqu’à ce que tout fût consommé, jusqu’au dernier soupir de l’héroïne et jusqu’à la fin de votre conférence. Alors, dès que vous vous étiez tu, elle manifestait son admiration pour le roman, et pour le commentaire, en vous applaudissant avec enthousiasme. Seul, un auditeur demeurait immobile et comme figé. Dans la chaleur familière de cette fin de séance, un de ses voisins crut pouvoir lui demander courtoisement s’il ne partageait pas le sentiment général. Et l’auditeur impassible, répondit en reprenant une parole fameuse et en vous faisant le plus bel éloge : « Je n’applaudis pas, dit-il, parce que j’écoute encore. »

 

Après avoir beaucoup parlé et avec succès, vous avez aussi beaucoup écrit. Vous avez cessé de voyager dans l’espace ; vous voyagez toujours dans le temps. Vous franchissez les siècles avec autant d’empressement que vous en mettiez jadis à traverser les océans. Vous voulez tout connaître d’Homère à la Légende des Siècles, d’Aristophane au Théâtre de Dix Heures, de Térence à Marivaux et à M. Sacha Guitry, de l’Astrée à Pierre Benoît. Vous adorez la littérature dramatique. Vous tenez au Journal des Débats cette chronique où ont passé avant vous J.-J. Weiss, Lemaître et Faguet, ensuite Henri de Régnier et plus récemment Henry Bidou. Vos études sont toujours remarquables par la solidité, et par le mouvement. On y sent une information consciencieuse, qui ne se manifeste jamais par une indiscrète érudition. On est ravi d’y rencontrer un auteur qui ne cesse pas d’être un homme. Vous n’y parlez pas de vous-même, mais vous ne craignez pas de laisser paraître avec une bonhomie effervescente les sentiments qui vous animent. Dans le livre que vous avez intitulé Études et Figures et où vous vous plaisez à peindre des écrivains aussi divers que Cervantès et Veuillot, vous vous écriez après une lecture de Don Quichotte : « Je ressentais en le lisant la joie d’appartenir à cette civilisation latine qui a produit un Rabelais, un Montaigne, un Molière. Cervantès est bien de la famille et peut-être avec Molière en est-il le plus beau génie. Rien ne nous sépare de lui. Pour rejoindre les autres grands Espagnols, on a toujours des cols et des gaves à franchir, ou quelques âpres crêtes. Mais lui, Cervantès, il aplanit les Pyrénées. » Et cette profession de foi lyrique étant faite, vous redevenez avec naturel le plus sérieux des critiques et le plus attentif.

 

Votre méthode, qui est excellente, consiste à toujours sacrifier ce qui est curieux à ce qui est essentiel. Ce qui est curieux, c’est la recherche des origines, l’étude de la technique, la lumière qui éclaire les coins d’ombre dans les bas-côtés. Et ces investigations sont aussi attrayantes qu’utiles pour les spécialistes. Mais l’essentiel est de savoir quel accroissement d’intelligence ou de sensibilité une œuvre nous apporte, quelle somme de vérité humaine elle contient qui se renouvelle indéfiniment. C’est à quoi vous réussissez fort bien. Vous ne rendez pas d’arrêts irrévocables. Vous vous méfiez des classifications. J’ai lu dans un livre de mémoires relatifs au Premier Empire qu’un inspecteur, chargé de contrôler les préfets, les répartissait en quatre catégories dont voici les titres : effort et succès, effort sans succès, succès sans effort, ni effort ni succès. Quelle heureuse simplicité ! Le critique ne dispose pas de dossiers si bien rangés. Vous êtes satisfait quand vous dégagez d’un ouvrage ce qui peut aider à la connaissance du cœur humain ou à l’histoire des idées. Vous aimez les propos familiers et sages, qui tirent leur agrément des ombres héroïques et charmantes qui les environnent. Vous diriez volontiers au lecteur, comme l’épigramme de l’Anthologie : « Qui que tu sois, viens t’asseoir à l’ombre de ce beau laurier et près de ce ruisseau limpide, afin de te reposer et de célébrer les dieux immortels. »

 

Cette promenade parmi les livres serait toute douceur, art et volupté, si la littérature ne transportait pas des idées. Mais elle en transporte qui vont habiter les âmes pour les enchanter ou parfois pour les ravager. La littérature est avant tout plaisir. Elle est aussi l’instrument par où passent les grands courants philosophiques et sociaux. Vous ne manquez jamais d’interroger les écrivains les plus célèbres sur le cortège de notions morales qui les accompagnent. Vous avez sans indulgence établi le bilan du XIXe siècle. Que d’illusions ! Que de théories durement démenties par les faits ! Vous avez consacré aux intellectuels et à l’avènement de la Troisième République un petit ouvrage que les citations de textes choisis rendent assez cruel. Cette revue historique des fautes du passé, cette collection des jugements inexacts seraient consolantes si l’on pouvait, songer qu’elles sont rétrospectives. Il y aurait même quelque plaisir à faire le catalogue des maux dont nous serions guéris. Mais quelle est votre affliction quand vous voyez reparaître au XXe siècle les rêveries dont notre pays a souffert ! Eh ! quoi, nous aurions reçu les grandes leçons que Taine et Renan nous ont données dans la dernière partie de leur vie, et nous ne les aurions pas entendues ? Nous aurions pu connaître le patient labeur de Sainte-Beuve et son « empirisme organisateur », et nous ne l’aurions pas compris ? Balzac nous aurait révélé les flambeaux à la lumière desquels il écrivait et la clarté n’en viendrait pas jusqu’à nous Il y a dans votre étonnement de la douleur, de l’inquiétude et cette générosité de l’homme qui ne sépare jamais la littérature des destinées de son pays. Vous vous demandez si l’humanité, pareille à quelque phalène, ne va pas se brûler toujours aux mêmes feux et vous souhaitez que l’État, retenant la leçon des événements, préservant la nation contre l’éternel retour des erreurs, soit le gardien continu des traditions mises à l’épreuve.

 

Alors vous vous tournez vers les nouveaux venus, hors des régions consacrées, parmi ces contemporains qui n’ont pas encore d’histoire, puisqu’ils sont le présent. Vous vous avancez avec sympathie pour voir ce qui se fait et avec prudence pour connaître ce qui se défait. Ici vous marchez sur une terre difficile. Je ne vous apprendrai pas que les relations entre le critique et les auteurs ne vont pas sans quelque orage. Elles ne sont pas nécessairement mauvaises, mais elles sont rarement délicieuses. Et comme c’est naturel ! L’office sévère de la critique est souvent de nous rappeler au sentiment du néant. Elle le fait sans joie. Elle serait plus heureuse, si elle avait l’occasion agréable d’admirer et de promettre l’immortalité. Elle n’a même pas toujours la consolation d’offrir cette célébrité viagère dont la modestie des auteurs se contenterait certainement. C’est fort mélancolique. Quand on songe au dur labeur que représente pour chaque génération l’effort intellectuel, on comprend le trouble exigeant des auteurs. Ils mènent un combat qui finira pour eux-avant même qu’ils connaissent quelle sera la victoire. Que reste-t-il des innombrables romans du XVIIIe siècle ? Cinq ou six à peine. La nature est prodigue jusqu’au gaspillage. Elle jette avec insouciance à des milliers d’exemplaires des choses créées qui sont indifférentes et dont l’une par hasard aura de la beauté. J’ai admiré dans l’ancien archevêché de Tours le plus splendide des cèdres qui soient en France. Il est d’une majesté solitaire ; mais tout semble avoir péri à son ombre. Comment les auteurs qui rêvent de gloire ne sentiraient-ils pas quelque inquiétude ? Un peu de complaisance envers soi-même est bien explicable chez ceux qui prennent tant de peine. Elle les aide. Elle leur permet la contemplation de ce qu’ils voudraient être. Un illustre cavalier m’a révélé que, dans le langage spécial de Saumur, cette disposition est définie par une formule pittoresque. Cela s’appelle : « descendre de cheval pour admirer la position de sa jambe. » Je vous accorde que ce n’est pas là un exercice vraiment philosophique ; mais il est inspiré par cet amour-propre humain qui soutient la vie.

 

Fort heureusement pour le repos de sa conscience, le critique ne s’adresse pas aux auteurs. Il n’a pas l’audace de vouloir les régenter. Ce serait un soin deux fois inutile, parce que les uns sont déjà parfaits et les autres ne sont pas perfectibles. Avec simplicité le critique travaille pour ce modeste inconnu qui est le lecteur. Il s’occupe avec bonté de lui. Le lecteur est quelque chose comme l’infanterie de la littérature. À lui seul il ne gagne pas toutes les batailles. Mais on n’en gagne aucune sans lui. Qui le guidera ? Qui répondra quand, perdu dans les ténèbres,

 

il criera : « Veilleur, comment est la nuit ? » Qui sera son ami ? Moi, répond le critique, moi qui suis un lecteur comme toi, ton semblable, ton frère, moi je protégerai les yeux contre les feux changeants de la publicité, ton esprit contre l’emphase, ton cœur contre les de l’hyperbole ; je te conduirai dans les régions tranquilles où tu pourras te recueillir et entendre tes voix intérieures que le bruit de la ville et des adjectifs effarouche.

 

La seule manie très innocente du critique, et très incommode pour lui, est qu’il aime appliquer son intelligence à la lecture. Un des charmes de la jeunesse est qu’elle peut tout admirer sans tout comprendre. C’est pour cette raison que les femmes et les jeunes gens forment toujours la partie la plus vivante et la plus gracieuse du public. Les hommes, et surtout les critiques, à mesure qu’ils avancent dans la vie, se croient obligés de saisir des rapports entre les choses. C’est une grande complication, à laquelle on doit cependant ces commentaires, ces digressions et ces rapprochements qui stimulent la pensée et entretiennent le culte de la beauté. Vous avez été avec passion le défenseur du goût de notre pays. Votre franchise est célèbre ; elle est si grande qu’elle éclate, même lorsque vous vous taisez, ce qui arrive d’ailleurs rarement. La liberté de la parole et de la plume, à l’égard de laquelle la tolérance fléchit parfois dans les régimes politiques, ne dépérit jamais parmi les écrivains, et c’est l’honneur du royaume des lettres d’en garder le respect.

Elle a, malgré les fausses idoles, les modes, les mauvais livres, assuré le règne de l’esprit. Par la discussion et par le droit de critique, elle a permis que, au-dessus de la logique abstraite, toujours démoniaque, au-dessus de l’anarchie toujours sentimentale, se manifestât la raison humaine. Les Grecs que vous aimez et qui ont presque tout dit, nous ont laissé deux mythes bien faits pour nous réconforte l’un nous montre le héros capturant le cheval ailé au moment où il allait boire à la fontaine Pirène et accomplissant, les exploits que seul permet ce délicat accord de l’instinct sacré et de la raison ordonnatrice qui est précisément, la pensée. L’autre nous rappelle que lorsque Pallas eut animé et paré de toutes les grâces la première femme, cette Pandore qui fut l’Eve de la fable hellénique, le maître des dieux lui donna la boite d’où s’échappèrent tous les fléaux destinés aux mortels, et dont elle fut assaillie et blessée, mais elle, qui était, la beauté descendue sur terre, elle entendit le faible et consolant appel qui venait du coffret fatal et elle découvrit l’Espérance.

 

Cette pensée harmonieuse, elle se lève de toutes les pages de votre œuvre, comme cette espérance se lève de tous les replis de notre sol. Dans notre littérature surgissent à chaque époque une mémoire, une figure chère, un bonheur, les meilleurs instants de tout homme qui pense. Nous sommes le peuple qui, le premier en Europe, eut l’idée qu’il formait une patrie, et le premier qui eut un langage premier dont l’excellence fut reconnue pendant des siècles. Dans une litanie des nations, où toutes s’adresseraient à la civilisation, notre pays serait en droit de lui dire avec fierté qu’il fut son enseigne et sa parole, qu’il l’a relevée et nourrie de ses mains meurtries, qu’il a combattu pour elle, et qu’elle est son enfant. Par votre activité et par vos écrits, vous avez répandu généreusement la confiance ; vous êtes une des voix du Souvenir, qui nous rappelle aux heures troubles l’éminente dignité des lettres françaises et la vitalité de l’esprit national.