Réponse au discours de réception de Jean Tharaud

Le 12 décembre 1946

Louis MADELIN

MONSIEUR,

Nous avons un grand plaisir à vous accueillir parmi nous, mais j’éprouve, à vous recevoir sous notre Coupole, un embarras que nul d’entre nous n’a jusqu’ici connu. Le jour où un écrivain est ici fêté, c’est son œuvre qui, avec lui, y est reçue. Or, fait sans précédent dans nos annales, votre œuvre vous y a précédé de six ans en la personne de notre cher ami Jérôme Tharaud. Elle a été saluée et louée — de main de maître — par un de nos plus brillants confrères et, si je me plaçais sur le même plan que lui, je risquerais de le répéter. Impossible, d’autre part, de, vous attribuer une place personnelle dans l’œuvre qui est, pour moitié, la vôtre : nous ne sommes pas en face de la collaboration d’un Meilhac et d’un Halévy qui, à côté de leurs communs ouvrages, apportaient, l’un et l’autre, à l’Académie des œuvres personnelles. Il ne s’agit même pas d’une aide apportée par un frère complaisant à un frère reconnaissant, telle que, dit-on, Thomas Corneille en prêtait une à son illustre aîné ; Thomas habitait, dans la même maison que Pierre, mais — ce qui était symbolique — l’étage immédiatement inférieur, qu’une trappe, ménagée dans le plafond, mettait en communication directe avec l’étage supérieur. Pierre avait reçu du Ciel le génie de la pensée et de l’expression, mais il avait la rime souvent rebelle ; Thomas, sans génie (ce qui ne veut pas dire sans talent) était, tout au contraire, prodigieusement doué à cet égard, et il arrivait que l’auteur du Cid, soulevant la trappe, criait : « Mon frère, donnez-moi une rime à tombeau ! » Incontinent, Thomas en fournissait vint, et Pierre refermait la trappe.

Il n’y a pas, Monsieur, de trappe entre vous et votre frère; votre collaboration se fait de plain-pied ; elle est de toutes les heures et vous ne vous fournissez pas seulement, l’un à l’autre, les rimes, mais les raisons, de telle façon que, ce n’est pas d’une collaboration qu’il faut ici parler, mais d’une fusion.

Vous l’avez, dès vos débuts littéraires, affirmée cette fusion, en employant le Je et le Moi dans un texte revêtu de vos signatures jumelées, et vous y êtes toujours restés fidèles. C’est là encore un fait sans précédent qui intrigue. Un évêque écrit Nous et il est un, vous êtes deux et vous dîtes Je. Il y a, pour certaines gens, un problème Tharaud : auquel des deux frères, se demandent-ils, telle et telle part de la conception, la composition et la rédaction est-elle réservée ?

Rien, répondez-vous, n’est réservé à aucun des deux, mais tout est dû « à un troisième ». À vous entendre, chacun de vous possède une personnalité extrêmement différente de l’autre et même à l’autre opposée, d’où d’inévitables chocs ; mais c’est de ces chocs que jaillit la lumière ; ce qui, précisément, fait la force de votre œuvre, c’est qu’elle sort d’un combat entre deux pensées, assurées, d’ailleurs, de s’accorder après bataille ; dans cette bataille, chacun, en défendant son idée, se la précise à lui-même et la rend plus forte, et il arrive fort généralement que le partenaire, peu à peu conquis, se jette soudain sur l’idée pour l’affiner et la tremper encore. C’est que le fameux « troisième » est intervenu qui, vous ayant écoutés tous les deux discuter et parfois même disputer, vous met d’accord ; dès lors, la formule vient toute seule sans que vous sachiez finalement lequel de vous deux en a trouvé la frappe. Il reste là tout de même quelque chose d’assez inexplicable et vous faites simplement du mystère de votre dualité le mystère d’une trinité mais c’est pour mieux affirmer que vous êtes bien deux en un et un en deux et que votre œuvre n’appartenant personnellement, fut-ce par une seule de ses lignes, à aucun d’entre vous, elle appartient intégralement aux deux.

C’est bien pourquoi, Monsieur, ayant agrégé votre frère à notre Compagnie, nous nous devions de vous y appeler à votre tour. Voilà plus de six ans que vous étiez, — à nos yeux — invisible et présent à ses côtés. Nous avons, en vous élisant, procédé à une régularisation.

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À cette œuvre, deux fois accueillie ici, vous ne sembliez nullement destinés. Quand votre frère, élève du collège Sainte-Barbe, entrait à l’École Normale, il paraissait que, d’esprit exceptionnellement éveillé et déjà cultivé par de solides études, il ferait, un jour, un excellent professeur de rhétorique, et, quant à vous, resté au pays natal et alors élève au lycée d’Angoulême, votre famille ayant, comme toutes les familles françaises, le goût des carrières régulières, vous destinait à Saint-Cyr. Notre fortune à tous voulut qu’après une première et unique tentative d’assaut, l’École spéciale militaire vous restât fermée, tandis que, sortant de la rue d’Ulm, votre frère, peu soucieux de se mettre dans l’ornière, obéissait aux voix qui lui commandaient (elles le lui commanderont, je crois, toute sa vie) de voir du pays. Vous l’avez rejoint à Paris où, sur le désir de votre famille encore, vous veniez préparer le concours de l’Inspection des Finances — ce qui était une idée bien singulière s’il est vrai que vous n’ayez jamais pu, de votre propre aveu, affronter, sans être assuré de vous tromper, une addition de plus de trois chiffres : nos finances auraient été, par vous, assez mal inspectées ; à la vérité peut-on se demander comment elles eussent pu s’en porter plus mal.

Jérôme repoussant les appels de l’Université, il vous était interdit, d’autre part, d’inspecter jamais nos pauvres finances ; pareille situation finit toujours, pour des jeunes gens doués comme vous l’étiez, par l’éclosion d’un volume. Le volume fut écrit, le Coltineur débile qui, invendu, passa inaperçu.

C’était le premier fruit de votre collaboration, mais celle-ci s’était, bien avant votre réunion, préparée par une liaison si étroite entre vous que, d’Angoulême, vous envoyiez à votre frère un journal quotidien auquel celui-ci répondait en vous mettant très minutieusement au fait de tous les incidents de son existence parisienne. Votre correspondance s’appelait —d’un terme touchant — les Deux pigeons. Comme Jérôme a, suivant votre expression, « le génie de l’amitié », il vous parlait, avec un enthousiasme exalté, de ses amis de la rue d’Ulm — tous « étonnants » ; lorsque, venu à Paris, vous abordiez, suivant votre expression, ces « demi-dieux », vous les connaissiez donc tous sous le jour le plus éblouissant. Vous les adoptiez tous et, après quelques mois, vous eussiez juré que c’était vous qui les aviez, un jour, présentés à Jérôme.

Parmi ces amis de votre jeunesse, je voudrais en mentionner deux parce qu’ils ont imprimé à votre esprit comme à votre âme une marque profonde.

Le premier s’appelait Louis Gillet, le second Charles Péguy.

Louis Gillet avait, lui aussi, le génie de l’amitié et je suis de ceux qui savent à quel degré de délicatesse dans la cordialité il la pouvait pousser. Combien notre ami serait heureux, Monsieur, d’être aujourd’hui à côté de vous ! Mon regard va l’y chercher et, ne pouvant encore croire à son absence, je l’y trouve et je le salue avec toute mon affection. Il était, par les dons si riches de son esprit, fait pour goûter ceux que, l’un des premiers, il me signalait dans votre œuvre alors à ses débuts. Sa chaude imagination, sa verve savoureuse, la façon dont il concevait la fraternité de l’esprit entièrement, liée à celle du cœur, trouvaient chez vous l’écho qu’il désirait, et ses qualités communicatives réchauffaient encore, si tant est qu’il en fût besoin, les qualités toutes pareilles qu’il avait, en vous, découvertes.

Charles Péguy exerçait sur vous un autre genre d’influence. Cet étrange petit homme, court, trapu, carré au physique comme au moral, avait hérité des paysans beaucerons, ses pères, une rude solidité, une gravité un peu âpre et l’amour de la ligne droite. Tel l’avons-nous tous connu. En bref, il était la conscience même et cette conscience qui, seule, le guidait dans la vie, vous inspirait, avec l’amitié la plus fervente un véritable respect. Avant même que de le connaître et sur le seul témoignage de votre frère, vous le dépeigniez à votre entourage d’Angoulême en termes si enthousiastes, qu’une de vos jeunes cousines, lorsque vous prononciez son nom, s’écriait en manière de gentille taquinerie et en joignant les mains : « Saint Péguy, priez pour nous ! » C’était bien une manière de saint, en effet, que Charles Péguy, un croisé voué à toutes « les justes causes » et qui devait, un jour, offrir pour elles son sang généreux.

Si Louis Gillet a pu nourrir au feu de son imagination celui qui couvait en vous, Charles Péguy, par le rayonnement de sa conscience, a grandement contribué à fortifier la vôtre. Ce sont, au seuil de la carrière, de précieux viatiques que de telles rencontres.

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Vous devez cependant connaître un autre bienfait, lui aussi insigne : la leçon vivante et, pendant des années, constante, d’un grand écrivain au travail. Merveilleuse fortune quand l’homme qui vous associait à son labeur quotidien était Maurice Barrès. Vous avez écrit, sur « vos années chez Barrès », un volume qui m’enchante, tant vos pages évoquent l’homme tel que je l’ai connu et aimé, je pourrais dire chéri. Aux propos que vous rapportez de lui, je reconnais toutes ses tournures d’esprit et de parole ; je crois entendre, avec cette voix grave et même un peu rauque, cet accent de ma province lorraine que, loin de le corriger, il eut volontiers exagéré, parce que cet accent du terroir signait, si je peux dire, une partie de son œuvre. En suivant vos promenades avec lui dans les environs de Charmes ou ceux de Mirabeau, j’évoque cette démarche où il y avait à la fois — comment concilier les deux choses ? — un peu de roideur et beaucoup de souplesse, et ce haussement des épaules qui mettait fin soudain à une conversation dès qu’elle avait cessé de lui plaire. C’était un grand dédaigneux et ceux qu’il avait parfois blessés se vengeaient en le traitant d’aristocrate de l’esprit enfermé dans un mépris outrageant de l’humanité profonde, un fantaisiste de l’intelligence. Or, dix ans, vous l’avez vu travailler et vous restez impressionné de la conscience qu’il apportait à sa tâche. Vous avez constaté quel souci et même quelle angoisse il éprouvait à interroger sa pensée et à la forcer de se livrer, jamais satisfait, jamais rassuré ; ainsi vous apprenait-il avant tout, suivant votre expression, « la modestie dans le travail ». Il vous rendait un autre service. Ce Barrès, si distant, si haut qu’il parût, était, tout au contraire, la gentillesse même avec ceux qu’il avait en confiance, s’abandonnant à son naturel qui allait jusqu’à une sorte de bonhommie et même de gaminerie, assaisonnée de malice, « de cette humeur toujours prompte, écrivez-vous, à découvrir chez les gens et les choses un aspect inattendu et drôlatique ». Il goûtait beaucoup votre concours, j’en peux témoigner, et, mis à l’aise avec vous, vous faisait bénéficier de son amitié. Vous avez ainsi vécu dans l’atmosphère la plus heureuse pour des jeunes gens en train de se former : rien n’est plus précieux que la sympathie réchauffante d’un grand maître que, par ailleurs, on admire.

Les « leçons » que, suivant votre expression, il vous donnait, vous cherchiez déjà à les appliquer. À ce moment, la résistance héroïque du petit peuple des Boers à l’invasion britannique passionnait le monde. C’est de l’événement que sortit une grosse nouvelle destinée à devenir un bon roman : Dingley, l’illustre écrivain. Le livre, tout à fait pro-boers, répondait au sentiment général; cela n’avait pas suffi pour que, parues dans les Cahiers de la Quinzaine, ces cent pages eussent attiré l’attention du gros public. Mais, réédité quelques années après, le roman vous valait le Prix Goncourt, alors dans toute sa nouveauté, et l’audience générale. Encouragés par ce gros succès, vous écriviez un autre roman ; vous prétendiez, cette fois, évoquer le milieu provincial, le coin de terre française où s’était écoulée votre enfance — en l’espèce les mœurs des gentilshommes campagnards du Limousin — et ce serait la Maîtresse servante, livre d’ailleurs plein de trait et de saveur — parce que votre talent naturel ne vous en permet pas d’autres.

Mais un livre sur la province française c’était, en 1906 déjà, filon, si j’ose dire, très exploité. À persévérer dans cette voie, votre talent n’eût pu prendre le relief qui s’allait accuser dans des œuvres d’une bien autre originalité et d’une bien autre valeur.

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Si, dans une vision, vous aviez, environ 1906, aperçu la place capitale qu’allaient prendre dans votre vie et dans votre œuvre la double descendance du patriarche Abraham, vous seriez assurément restés incrédules devant la perspective d’un avenir littéraire aussi excentrique.

Lorsque l’on est jeune, on croit disposer de la vie. Quelle illusion! C’est, tout au contraire, dans neuf cas sur dix, la vie qui disposera de vous, surtout si l’on a le bon esprit de se montrer, complaisant à ses caprices et de les faire tourner à son profit. Il a fallu deux circonstances, tout à fait fortuites, pour que deux jeunes gens du Limousin abandonnassent la voie où, avec la Maîtresse servante ils s’engageaient, et fussent amenés à consacrer le plus clair de leur existence à cette fabuleuse et étrange descendance d’Abraham, à Israël, puis à Ismaël.

Encore qu’on ne lise plus guère ce qu’on appelait l’Histoire Sainte, on sait assez généralement que le patriarche déjà fort âgé, restait après une longue union avec Sarah, sans postérité mâle, et s’en désespérait. Le voyant désolé, Sarah fut la première à le jeter dans les bras d’une belle servante, Agar, et celle-ci, selon ses vœux, lui donna le fils désiré qui fut appelé Ismaël. Mais voici que, peu d’années après, par miracle, la vieille Sarah donnait le jour à un fils, Isaac. Prise tardivement de jalousie, l’épouse légitime exigea qu’Agar et Ismaël fussent chassés des tentes d’Abraham et jetés au désert où ils seraient morts de soif et de faim sans le secours de Dieu. Notre enfance s’est attendrie sur cette histoire, évidemment un peu lointaine, mais qui tout de même ne remonte pas tout à fait au déluge.

Le fils d’Isaac fut ce Jacob qui, après sa lutte avec l’Ange, fut appelé Israël, et c’est de ce nom d’Israël que fut dès lors revêtue la postérité légitime d’Abraham.

Israël a fait souche, nous le savons ; ses descendants, après avoir, dans leur petite Palestine, fait plus de bruit qu’aucune nation, sont — puissants ou misérables — répandus par millions sur la surface de la Terre. Ismaël a fait souche aussi : toute cette énorme famille arabe dont est sorti Mahomet et qui, partie au VIIe siècle de ses sables, s’est jetée à l’assaut de la Chrétienté et a, un jour, failli en faire la fin : « les fils de la servante », ainsi qu’on les qualifiait au moyen âge, les descendants d’Agar. Fils d’Israël, fils d’Ismaël, frères, mais frères dès le berceau divisés par une haine mêlée d’un mutuel mépris et dont l’animosité réciproque survit, plus vivace que jamais, si l’on en croit les dernières nouvelles qui nous arrivent de Palestine. Les deux communautés ont cependant un trait commun : l’une et l’autre, à travers les siècles, ont conservé, immuablement, avec leurs dogmes, leurs rites, leurs lois, leurs traditions, une irréductible et étrange personnalité.

C’est bien le trait, Monsieur, qui, dès que vous avez eu successivement abordé Israël, puis Ismaël, vous a attiré et séduit. Ce qui vous distingue, c’est une curiosité que ne satisfait même pas le spectacle des choses les plus étranges, mais qui vous pousse à en chercher les raisons. Vous avez le goût, et je dirai la passion de l’enquête. Rien ne se présente à votre vue — rien surtout de ce qui est singulier — que vous ne soyez tentés de le soumettre à vos investigations. C’est ainsi que, mis successivement, par le hasard de la vie, en face et d’Israël et d’Ismaël, vous n’avez pu vous contenter de les regarder vivre, mais que vous avez voulu les connaître jusque dans leur lointain passé qui vous les expliquerait.

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Tandis que, en qualité de lecteur français à l’Université de Budapest, votre frère commentait l’œuvre de nos grands écrivains devant quelques étudiants amateurs de notre langue, il avait remarqué, dans leurs rangs, des physionomies bien différentes de celle des jeunes Magyars : ces yeux dévorants traversés de lueurs d’Orient, ces yeux nostalgiques et tristes dans ces faces mates et blêmes, ces yeux qui, fixés sur lui, s’éclairaient d’une si grande envie d’apprendre — parce que apprendre, c’est acquérir — étaient ceux d’étudiants israélites dont les familles, venues, depuis un demi-siècle, de tous les villages juifs et de tous les ghettos citadins de la Roumanie, de la Pologne, de l’Ukraine et de l’empire habsbourgeois, étaient en train de faire, morceau par morceau, la conquête de la terre hongroise en attendant que, suivant votre expression, ils y « régnassent ». Jérôme avait été frappé de leur intelligence, mais plus encore de ce qu’elle présentait d’étranger à tout ce qu’il avait jusque là vu. Il s’était enquis sur place, et, à son retour, suivant votre coutume, vous avait associé à ses impressions. Vous voyiez, d’ailleurs, l’un et l’autre, au Quartier Latin, ce Moïse Tverski, jeune israélite venu de l’Europe centrale, le fils d’un de ces rabbins faiseurs de miracles dont vous deviez, dans cinq volumes, nous peindre les fantastiques prestiges. Vous interrogiez Tverski, et il se prêtait à vos questions. À travers ses confidences, vous entrevoyiez déjà ce monde inconnu et presque fabuleux. Parmi « les deux pigeons », il y en a un qui, par nature, est pigeon voyageur, et ce n’est pas vous ; c’est vous cependant qui, cette fois, filâtes à tire d’aile vers l’Inconnu que vous étiez avide de connaître. Vous visitiez bientôt ces villages des Carpates où, autour de leur synagogue, vivent ces groupes étranges que, par la suite, élargissant votre enquête, vous avez pu voir en Galicie, en Ukraine et dont vous nous avez, plus tard, peint si savoureusement les traits étonnants. Dans ce pays où, sous un ciel mortellement triste, bas et gris, et pendant de longs mois dans la neige boueuse, alternent le noir sapin et le pâle bouleau, vous nous avez fait vivre au milieu de cette population qui porte comme un uniforme les longues lévites noires des aïeux, souillées de taches et verdies par le temps, les bottes fangeuses et, laissant dépasser les papillotes de cheveux laineux, « les chapeaux ronds rejetés sur les crânes ou les bonnets de fourrure dévorés par les mites » ; nous les entendons, grâce à vous, causer, crier, discuter avec une incroyable véhémence dans leur yedisch, langue faite de tant d’autres ; nous les voyons dans leurs synagogues, le regard ardent et parfois flamboyant, la bouche tordue par la passion ou les gémissements et le geste si volubile que, écrivez-vous, « ils semblent avoir plus de dix doigts pour saisir et pour argumenter » ; nous les écoutons prier avec une ferveur inouïe, réclamer du Dieu des Juifs tout ce qu’ils espèrent lui arracher, le conjurer dans les larmes et les sanglots, se lamenter et gémir ; puis nous les contemplons s’inclinant, avec vénération devant le rab qui lève les rouleaux de parchemin de la Thora — la copie des livres de Moïse — dans sa gaine de soie fanée brodée des deux lions de Juda et coiffée des clochettes d’argent, quitte, la cérémonie faite, à reprendre entre eux, au sujet de leurs affaires, de bruyantes discussions où une ironie souvent mordante se mêle aux violences de la dispute. Vous avez pénétré dans les intérieurs sordides mais où règne, immuable, la loi qui, reçue jadis de Jahvé, règle depuis trois millénaires les relations de femme à mari, de parents à enfants. De ce village d’Hounfalou, vous êtes allé vers les villes visiter ces fameux rabbins miraculeux, ces Zadiks, tels que cet Elie Lobovitz, le Sofer de Bels, que vous nous avez presque fait aimer tant votre curiosité a su, pour lui comme pour tant de ses coreligionnaires, se doubler de sympathie.

Si la sympathie ne vous avait inspiré, vous n’auriez jamais pu, après L’ombre de la Croix, écrire Un royaume de Dieu, La rose de Saron, L’an prochain à Jérusalem, La petite histoire des Juifs. On ne reste pas si longtemps, on ne revient pas si souvent, dans une compagnie qui vous déplaît. Dans ces tableaux, aucune hostilité préconçue et déformante. À vous lire, on a simplement l’impression que, mis en face d’une population étrange, mais attachante, vous l’avez étudiée et peinte comme vous l’eussiez fait de tout autre groupe ethnique. C’est toujours sans déplaisir qu’au cours de vos voyages, vous avez, des ghettos marocains aux sociétés de Vienne, retrouvé ces curieuses gens « toujours pareils sous tous les cieux », et quand, à Jérusalem, vous avez, la veille de Pâques, vu, devant le Mur des Pleurs, gémir et supplier des milliers de ces malheureux venus de tous les coins de l’horizon, vous avez décrit la scène avec un apitoiement si communicatif, qu’aucun de vos lecteurs ne s’en peut lui-même défendre.

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Ce jour-là, lorsque, quittant le sombre Mur, vous êtes monté à la Mosquée d’Omar qui, élevée sur l’emplacement du Temple, détruit, de Salomon, domine la muraille sacrée, vous avez, à la vérité, éprouvé une sorte de soulagement joyeux. Ce « brillant palais d’azur revêtu de délicates mosaïques de feuillage et éclairé de ses lampes d’or » où les fils de Mahomet prient Allah avec tant d’allègre sérénité, vous est apparu, grâce au contraste, comme le plus aimable des sanctuaires. En réalité, l’abordant alors pour la première fois, vous y trouviez-vous cependant comme chez vous. C’est que, si Israël vous avait attaché, Ismaël, depuis plusieurs années, vous tenait sous son charme.

C’est encore par un singulier caprice de votre destin que vous étiez entré en relations avec l’Islam.

À l’été de 1914, vous veniez de donner à votre éditeur le premier de vos livres sur Israël, L’ombre de la Croix, et vous en attendiez les épreuves. Elles ne devaient vous parvenir, quelques mois plus tard, que dans les tranchées du Nord-Est. Mobilisé, vous teniez le front de l’Yser, en attendant la Champagne et les collines de l’Aisne. Vous avez écrit, d’après vos souvenirs de guerre, un volume, Une Relève, où votre émotion se masque — ce qui est bien français — de quelque ironie. Vous étiez un bon soldat français faisant son devoir, mais, sans vous priver d’étudier, avec votre curiosité coutumière, les camarades qui vous permettaient de voir, à travers toutes ses diversités, la France profonde.

Mais, en juillet 1917, votre sort changea. Votre division territoriale dissoute, on vous cherchait un emploi. Depuis trois ans, le général Lyautey soutenait au Maroc une autre guerre qui avait d’abord été fort dure. Cette guerre, ignorée de tous et de tous méconnue, dont il a dit, ici-même, avec une mélancolie assez amère, que « ses morts n’avaient pas compté ». Il eût voulu que la France entière pût venir constater les services que de braves territoriaux avaient obscurément rendus au Pays. Ils lui avaient conservé, sous un admirable chef, un Empire que, dans un moment d’aberration, les gouvernants de Paris avaient, en août 1914, entendu abandonner. Lui, le général, avait refusé d’obéir et s’était cramponné au Maroc, écrivant ce jour-là, une des pages les plus magnifiques de sa magnifique existence. Impressionnés par son attitude résolue, les grands chefs marocains, un instant hésitants, avaient rallié son fanion, et jamais le Maroc n’avait été, plus qu’en cette fin de l’année 1917, attaché à notre fortune, cependant encore incertaine. Vous fûtes de ces témoins que Lyautey réclamait. Vos modestes galons rouges de caporal allaient bien souvent voisiner avec les cinq étoiles du général.

C’est lui, en effet, qui, vous prenant parfois dans sa voiture, entendit vous présenter le Maroc. Vous emportant de Rabat à Fez, de Fez à Marrakech, il mettait de la coquetterie à vous montrer sous le jour le plus favorable ces villes qu’il avait connues dans l’effervescence de la révolte et qu’il avait, par sa politique, ramenées à la France. Il mettait parfois pied à terre et, de ce pas ferme et rapide que nous lui avons connu jusqu’à la fin de ses jours (« ce pas, écrivez-vous, qui a fait le Maroc ») il vous entraînait, par exemple, vers telle éminence d’où l’on pouvait voir Fez tout entier couché sous la lumière lunaire.

Cherchant, un jour, le secret de l’extraordinaire action exercée sur le Maroc par ce grand homme, vous le trouviez, avant tout, dans son « amour des gens et des choses de l’Islam ». Que, avec un pareil guide, vous aviez été gagné par cet « amour », on ne peut s’en étonner. De Rabat la Blanche à Marrakech la Rouge, vous avez alors tout vu sous les couleurs les plus heureuses. Vous avez fréquenté en pleine sympathie ces « Bourgeois de Fez », gros marchands dévots d’une politesse exquise. Vous avez visité, dans leurs châteaux-forts, « les Seigneurs de l’Atlas », qui, vos veux éblouis, évoquaient nos grands féodaux, mais avec toute la splendeur de l’Orient. Et l’admiration que vous en avez rapportée a fait passer, dans les pages que vous leur consacrez, un souffle magnifique. Celles où vous faites vivre et mourir devant nous le plus haut d’entre eux, Medani Glaoui, sont vraiment parmi les plus belles de notre littérature.

Ce qui vous enchantait avant toutes choses, c’était la sensation de vivre dans un passé très ancien, et d’ailleurs plein de merveilles. « Si près de nos pays d’Europe, notez-vous, des vies si différentes, une humanité si lointaine ! J’avais moins l’impression de m’être éloigné dans l’espace que d’avoir, par miracle, reculé au fond des siècles. »

Qu’à ce passé dont subsistait le décor tout entier, vous ayez voulu vous initier jusque dans ses mille péripéties, nous ne pouvons, connaissant la pente de votre esprit, en concevoir la moindre surprise ; mais, à lire les chroniques qui retraçaient l’histoire de la fabuleuse conquête arabe, votre imagination s’exaltait ; vous découvriez, en ces annales, un Conte des Mille et un jours, ainsi que vous avez intitulé votre histoire, un conte qui met en scène mille personnages étranges — conducteurs d’ânes devenus califes, enchanteresses devenues princesses, lettrés devenus prophètes, prophètes devenus émirs — vous paraissait la plus riche matière que pût rencontrer un historien à condition que cet historien fut, par ailleurs, un poète et un peintre.

Des premières extases de Mahomet, d’où tout cela est sorti, aux pleurs de l’émir Boabdil abandonnant, avec Grenade, le dernier débris de l’Empire arabe d’Espagne, vous avez entendu conter, en trois volumes : Les cavaliers d’Allah, Les grains de la Grenade et Le rayon vert, la prodigieuse épopée qui, sept siècles, s’est écrite, des sables de l’Hedjaz jusqu’à la vallée de notre Loire, à travers la Syrie, l’Égypte, la Tripolitaine, l’ancienne Afrique romaine et l’Espagne ; vous avez évoqué cette invasion qui, dans un irrésistible élan, renversa tout et, franchissant les Pyrénées, vint menacer, avec la France, l’Europe elle-même, prise de revers. C’est pour nous grande gloire que, de son martel, un guerrier franc, Charles, fils de Pépin, à la tête d’une armée franque, ait seul pu, devant Poitiers, briser la formidable avant-garde d’Abder Rhaman, derrière laquelle l’Islam précipitait ses masses et, par là, sauver l’Occident avec la Chrétienté. C’étaient déjà les Gesta Dei per Francas.

Mais il fallut des siècles encore pour que la contre-offensive de cette Chrétienté vînt, en attaquant l’Islam au cœur, dans cette Asie même dont il était sorti, paralyser ou, tout au moins, arrêter, pour deux siècles, l’expansion des fils d’Ismaël. Ce fut la Croisade.

Vous avez conté cette histoire sous d’incomparables couleurs, mais aussi avec beaucoup de sûreté dans l’information. Vous en avez épuisé les sources que, d’ailleurs, vous trouviez délicieuses, tant sont poétiques les chroniques arabes. Vous y mettez beaucoup de conscience et, quand un fait vous parait douteux, vous vous tirez d’embarras en empruntant aux Orientaux même la formule : « Dieu, seul, connaît la vérité » ce qui n’est pas contestable, mais un peu ennuyeux pour les historiens, ainsi rappelés à la modestie.

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Vous aviez, au cours de votre séjour au Maroc, tant goûté l’Islam, que vous ne vous êtes jamais défendu de quelque complaisance en évoquant son passé. Encore que vous ne céliez rien des massacres effroyables et des effroyables destructions dont est faite cette histoire, vous ne pouvez, me semble-t-il, donner tout à fait tort, même dans les cas les plus damnables, aux ancêtres de ces gens du Maghreb que vous avez toujours trouvés de si charmantes manières, d’une si sereine philosophie, d’une si délicate grâce et d’un si grand charme de poésie. Tout au plus une certaine ironie vient-elle tempérer votre admiration pour des exploits qui, déshonorés par les plus affreuses cruautés, coûtèrent, par surcroît, la vie à des millions d’hommes, semèrent des ruines les provinces que Rome avait, de la Syrie à la Mauritanie, couvertes de magnifiques monuments et, pour des siècles, y étouffèrent dans le sang et par le feu une civilisation que les conquérants ne surent pas remplacer. Je sais bien qu’on nous cite ces palais, ces bains, ces mosquées élevées par quelques émirs et dont le style nous charme. Ce sont là minces dédommagements à la calamité que fut la domination des Arabes aux rives méditerranéennes. Même à l’heure où ces fils de Mahomet vous enchantaient par leur exemplaire fidélité à leurs pratiques religieuses, vous avez noté qu’il a toujours manqué à cette religion, si formaliste, « ce qui est l’essentiel : l’amour, l’enthousiasme du cœur ». Généralisons : s’ils n’ont pu fonder une société et, en s’attirant ceux qu’ils avaient vaincus, fonder une nation, c’est que, à leur œuvre de conquête guerrière, n’a jamais succédé l’œuvre nécessaire de la conquête morale. Ces « cavaliers d’Allah » ont pu, pendant des siècles, posséder la terre, ils n’ont jamais su attacher les cœurs. Par là, ils n’ont pu prendre racine et ces fils des Bédouins nomades ont, dans les pays soumis par leurs sabres et foulés par leurs chevaux, paru toujours et pour toujours, simplement camper. Entre eux mêmes ce n’a été que sanglantes querelles, et il a fallu que la France partit, dans l’Afrique du Nord pour que s’y instaurât la paix entre tribus, entre classes, entre castes, entre races. Ç’a été une de ses grandes œuvres. Elle en a accompli bien d’autres — aussi bienfaisantes, mais toutes découlant de ce premier bienfait. Tout en guérissant les corps, elle a tenté de pacifier les âmes. Certains des bénéficiaires de cette pacification nous paient, à l’heure présente, assez mal d’une si féconde action et, si j’en crois un de vos derniers articles intitulé L’insolent Ismaël, vous apercevez aujourd’hui fort nettement l’envers de toute cette éblouissante histoire, et nous venons d’ailleurs de constater combien, sur ce point, vos idées se sont modifiées. Aussi bien, certaines réserves faites dès vos premiers volumes, indiquaient-elles qu’en dépit de votre enchantement la sympathie ne vous avait jamais aveuglé, ni abusé les salamalecks.

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Il n’en est pas moins vrai que, de ces visions d’Islam séduisant chez vous le poète et le peintre, vous gardiez encore il n’y a pas longtemps, plus que de la sympathie, une cordiale amitié pour ceux qui vous avaient valu de si fortes et exquises impressions. C’est par là que vous vous sépariez, Monsieur, de celui dont le hasard des élections académiques et la malice du sort vous ont appelé à faire aujourd’hui l’éloge.

Vous avez, en termes excellents et nuancés, loué Louis Bertrand et son œuvre et vous avez même voulu, si j’ose dire, jeter un pont entre vos conclusions et les siennes. Mais il n’était pas facile pour vous de rejoindre tout à fait votre prédécesseur et, à dire vrai, cela n’était, jamais facile de le rejoindre tant il apportait à ses antipathies comme à ses sympathies, à ses dénigrements comme à ses apologies de véhémente outrance, d’ailleurs inspirée par la plus forte conviction. Et c’est, d’ailleurs, ce qui séduisait en lui, et, son tempérament étant, par exemple, tout à fait à l’opposé du mien, mon amitié pour lui se doublait d’une constante admiration pour un talent que, précisément, servait et surexcitait la violence même de ses sentiments. Nous étions compatriotes, tous deux Lorrains, et il me paraissait plaisant qu’il possédât les qualités et les défauts les plus étrangers à notre province. Fougueux jusqu’à l’intempérance, absolu dans la pensée et péremptoire dans l’expression, il bousculait avec joie tout ce qui était, à ses yeux, convention, l’illusion et mensonge. Les idées reçues et les faits établis l’irritaient et il éprouvait une sorte de bruyante allégresse à s’inscrire en faux contre idées et faits. Il était né, non conformiste et je dirai même révolté. Les volumes, d’un ton si acerbe et, d’ailleurs, d’une touche si vigoureuse, qu’il a consacrés à son enfance, à sa jeunesse et à ses premiers pas dans la carrière, le révèlent tel. Mais, comme il avait dû alors étouffer ses rébellions et garder des secrètes rancœurs, celles-ci s’étaient tout naturellement exaspérées. Ainsi s’était-il habitué à prendre le contrepied des opinions qu’on professait devant lui et à brûler ce qu’on avait voulu qu’il adorât, comme à adorer ce que l’on avait entendu qu’il brûlât. Mais cette disposition, loin de nuire à son talent, le nourrissait. Ce talent, il l’a souvent porté bien haut; certaines de ses pages sur Louis XIV, Saint-Augustin ou Sainte-Thérèse sont magnifiques et je citerais maints passages du Sanguis martyrum; en particulier le supplice de Saint-Cyprien et l’apparition du Christ parmi les chrétiens condamnés aux mines, qui vraiment, atteignent au Sublime.

Lorsque le hasard de la carrière l’avait amené à Alger, il avait, tout naturellement, pris en horreur ce que chacun lui vantait. Ce décor islamique, il l’eût volontiers réduit en poudre pour retrouver ce qu’il appelait « la vraie Afrique », comme, du manteau mauresque, il entendra dégager « la vraie Espagne ». Il y avait, d’ailleurs, beaucoup de vrai dans ses thèses, mais il y apportait cette outrance qui, née de ses révoltes contre tout ce qui était admis, décourageait un peu lorsqu’on entendait discuter avec lui. Il n’aimait pas les concordats et nos causeries se terminaient immanquablement par son mot : « Vous êtes un abominable modéré ». N’empêche qu’en ce qui concerne l’Islam, je me rangeais plus volontiers, je vous l’avoue, à ses conclusions qu’aux vôtres, et il me plaît fort qu’avec l’esprit de modération ou plutôt de bon sens et d’équité qui vous distingue, vous en soyiez venu, vous même, dans une certaine mesure, à vous y ranger.

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Aussi bien, avais-je suivi, avec une certaine curiosité, dans vos livres, une évolution qui me paraît dater de votre séjour en Syrie.

Un autre grand chef de guerre vous y avait attiré, le général Gouraud qui, en 1922, y représentait si noblement la France depuis peu installée entre Cilicie et Mésopotamie. Comment prononcer aujourd’hui sans une profonde émotion le nom de ce soldat dont l’existence fut si héroïque, la gloire si pure et la fin si douloureuse. Il était alors dans tout le prestige des succès, puis des victoires dont sa vie, tout entière au service du pays, n’avait été qu’une longue suite ; guerrier vraiment sans peur et sans reproche, il portait le cœur le plus haut et tout ensemble le plus humain. De Strasbourg, où je l’avais vu entrer, en novembre 1918, avec la gravité presque religieuse d’un chevalier croisé franchissant le seuil du Saint-Sépulcre par ses exploits délivré, on l’avait envoyé à Beyrouth où, tenant ferme le drapeau de la France contre toutes les entreprises — déclarées sournoises — il faisait, avec un tout autre caractère que Lyautey, lui aussi, figure de prince. Ayant toujours été accueillant à l’esprit, il recevait avec joie écrivains, savants, artistes venant de France et ainsi se constituait autour de ce héros une petite académie. Henry Bordeaux y préparait son émouvante Yamilé sous les cèdres et Pierre Benoît son enfiévrante Châtelaine du Liban. Vous y viviez les heures que, pour notre plus grand plaisir, vous alliez évoquer dans votre Chemin. de Damas, à mon sens le plus parfait de vos livres par la qualité de vos couleurs, la délicatesse de votre touche, la variété de vos tons et l’émotion quasi religieuse qui court dans votre toile.

Mais sur cette terre — douze siècles islamisée — ce n’est cependant pas, cette fois, l’Islam qui sollicitait votre intérêt, et si Damas réveillait, un jour, voluptueusement les souvenirs enchantées de Fez, d’autres pensées cependant vous hantaient. Ces cavaliers d’Allah, c’étaient maintenant ceux de l’émir Fayçal et de l’émir Abdallah essayant de nous dérober la terre dont, conformément aux droits séculaires que nous nous y étions créés, la confiance des nations nous avait remis le dépôt. Vous voyiez à l’œuvre, mais contre nous, ces fils de l’Arabie, et votre amitié pour l’Islam s’en trouvait un peu refroidie. Aussi bien, la Syrie vous paraissait-elle présenter un intérêt bien autre que celui qui s’attache à l’éternelle lutte des fils de Mahomet avec les hommes du Christ, les Nazaréens.

Ce que vous y trouviez d’abord, c’était, de la vallée où sont nés les mystères d’Adonis à ces rires du Jourdain où Jean a baptisé, ce « dédale » de vingt religions écloses en cette terre et qui, pour la plupart, ont essaimé jusqu’à l’Occident. Vous parcouriez avec passion cette Syrie où le phénomène religieux apparaît, depuis trois mille ans, à l’état d’ironique, où l’on a toujours vu se dresser un autel sur les ruines d’un autre et où toute éminence — du Carmel au Thabor — semble, comme eût dit notre Barrès, une colline inspirée. Vous avez tiré de ce voyage à travers vingt lieux sacrés, les pages elles-mêmes les plus inspirées.

Enfin et surtout vous rencontriez l’enchanteresse, cette princesse lointaine qui a toujours attiré à elle tout ce qui, dans la Chrétienté, était, écriviez-vous, « aventure, imagination, poésie ». Vous évoquiez, après Edmond Rostand, mais devant la mer bleue aux rives de laquelle s’exerçaient ses sortilèges, cette Mélissende de Tripoli d’Asie qui, sans qu’il l’eût jamais vue, faisait se languir d’amour et de désir le bon troubadour Jaufre Rudel et l’arrachait, sans le savoir elle-même, à sa Gironde pour le voir mourir à ses pieds. C’est là une de ces fables symboliques où tient souvent une réalité cent fois constatée. Plus que l’Antinéa d’Afrique, la princesse lointaine d’Asie a été l’ensorceleuse qui a exercé, dans tous les temps sur l’Europe l’attrait mystérieux auquel peu ont su résister.

Et cependant ce n’est pas la séduction de la terre d’Orient qui, à une heure mémorable, fit se porter en masse, vers elle, les chevaliers d’Occident, mais la généreuse envie d’arracher aux zélateurs de Mahomet le Tombeau où avait reposé le Christ. Lorsque Godefroy, duc de Basse-Lorraine, après une sanglante mêlée, venait s’agenouiller devant le Saint Sépulcre délivré, le but semblait atteint ; mais, au cours de la Croisade, s’étaient créées ces principautés — Edesse, Antioche, Tripoli — où des seigneurs de l’Occident fondaient des dynasties. On les a toujours appelées les principautés franques ; c’était bien, en effet, la France qui, fournissant aux Croisades les trois quarts de leurs soldats, apparaissait légitimement aux Syriens comme la nation chrétienne par excellence. Quiconque était soldat chrétien passait justement pour « Franc ». Alors s’élevèrent sur le Liban ces châteaux-forts qui furent le rempart de cette Chrétienté franque de Syrie. Vous avez visité ces vieux témoins de notre geste ; un siècle et demi, ils ont retenti du bruit des lourdes armures et des trompettes de l’Occident et maintenant ils s’écroulent dans ce grand silence qui, écrivez-vous, « accable la ruine ensoleillée » ; ils en sont parfois sortis, de ce silence : c’est le cœur battant d’une indescriptible allégresse que, certain jour de 1922, vous avez entendu sonner, sous les voûtes conservées d’un de ces châteaux francs, un clairon français qui, avec quatre petits soldats, représentait, dans ce poste sans pareil, la France revenue.

De cette France revenue, on voyait déjà, sous l’humain protectorat de Gouraud, les bienfaits s’épandre sur la terre syrienne. Là aussi, tout était, avant notre arrivée, conflit, querelle, lutte, combat, massacre. Comme jadis dans l’Afrique du Nord, nous établissions la paix que, dans tous les temps, la France a su faire régner sur toutes les terres où s’étendait son action — et qu’on appelait « la paix française ». Pourquoi était-elle respectée ? Parce que, au témoignage de tous, elle se fondait sur « la justice ». Ayant, jadis, étudié les colonies françaises de Terre Sainte, j’ai beaucoup feuilleté les historiens arabes des Croisades. J’y ai relevé un aveu de l’adversaire que j’ai souvent cité : « Ces Francs en la justice desquels on peut toujours se fier », écrit, au XIIIe siècle, un musulman, Ibn Djobaïr, témoin de la geste chrétienne. Gouraud faisait revivre la paix appuyée sur la justice des Francs.

Et voici que, à l’heure que nous vivons, dans cette Syrie, comme, hélas sous d’autres cieux, on a entendu se dérober à ce bienfaisant et nécessaire arbitrage français entre races, nationalités, clans et églises ; la France vient de disparaître — momentanément de la vieille terre syrienne; mais le monde peut déjà, par les nouvelles qui nous parviennent du Proche-Orient, constater que, la France à peine partie, les querelles ont repris, grosses de sanglants conflits. La France ne tardera pas à manquer cruellement à l’Orient éternellement divisé.

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La France, Monsieur, ce n’est pas seulement en Syrie que vous l’avez trouvée, mais partout. Comme Maurice Barrès, comme Louis Bertrand, vous l’avez, à chaque tournant de votre route, rencontrée. Ici, tel château rappelant de très anciens exploits, là, telle de ses écoles où se dispensent la lumière et la science. De ces rencontres, votre foi s’est fortifiée en nos destins. Cette foi, vous l’aviez puisée et sans cesse vivifiée, dans votre jeunesse, au contact de patriotes qu’un Charles Péguy, un Maurice Barrès et ce Paul Déroulède, trop oublié, que vous avez appelé le « premier des résistants ». Elle s’est confirmée au cours de vos randonnées loin du sol de la Patrie. Elle était à toute épreuve. Quand tout paraissait s’effondrer, de cette France piétinée par l’ennemi dans son corps et jusque dans son âme, vous avez été de ceux qui n’ont pas, une minute, douté d’elle et désespéré d’une revanche — une prompte revanche — suivie d’une totale résurrection.

Le jour où cette résurrection sera consommée, on la reverra, de par le monde, cette France, telle que vous l’avez vue partout après 1918, appelant sous l’égide de son drapeau, après ses enfants enfin réconciliés, les enfants même qu’elle n’a pas portés. Ceux qui, croyant sa mission terminée, se seront, pour une heure, éloignés d’elle rallieront de nouveau le drapeau de la paix française, et l’on verra derechef entourés du respect qui nous est dû, « ces Français en la justice desquels on se peut toujours fier », et qui, sur cette justice ont toujours établi leur empire.