Discours de réception du duc de La Force

Le 10 février 1927

Auguste-Armand de LA FORCE

Réception du duc de La Force

 

M. le duc de LA FORCE, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte d’HAUSSONVILLE, y est venu prendre séance le 10 février 1927 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

« Lorsque vous élevez jusqu’à vous des hommes célèbres par leurs écrits, c’est une dette que vous acquittez, et, justes arbitres des talents, la réputation la mieux établie entraîne nécessairement vos suffrages.

« Mais lorsque vous ouvrez le sanctuaire des Muses à ceux qui n’ont d’autre mérite que de les aimer sans les avoir beaucoup servies, c’est une grâce que vous faites, et la préférence semble être l’ouvrage tout pur de votre inclination. »

Le duc de La Force, qui vint prendre séance parmi vos prédécesseurs le lundi 28 janvier 1715, les remerciait en ces termes de l’avoir admis dans leur compagnie. Comme mon arrière-grand-oncle, je vous remercie de ce « penchant si favorable pour moi ». Permettez-moi cependant de vous dire que je ne me forge pas une félicité trop orgueilleuse. Je ne me fais point illusion : ce « penchant » était surtout en faveur... de M. le comte d’Haussonville. En m’appelant à l’honneur de lui succéder, vous accomplissiez l’un de ses vœux : « C’est vous qui me remplacerez’ », me disait-il souvent, et il ajoutait avec un sourire : « Mais je ne prends pas d’engagement quant à la date. »

Il m’apparaît en ce moment tel qu’en cette dernière visite que je lui fis au printemps 1924. Je crois entendre sa parole un peu mordante ; je revois le front carré, encadré de cheveux blancs, le visage allongé, demeuré plein d’énergie, animé encore d’une flamme de jeunesse, la bouche ironique, dessinée par la fine moustache, les yeux clairs et curieux, la main droite qui joue avec le monocle et soudain le fixe dans l’arcade sourcilière pour mieux me pénétrer ; je revois se dresser péniblement la haute silhouette toujours élégante, malgré une jambe malade, tandis qu’il se lève de son fauteuil et s’appuie sur sa canne pour me reconduire. Il avait quatre-vingts ans.

L’un des derniers jours du carnaval de 1848, des femmes s’empressaient, dans un hôtel du faubourg Saint-Germain, autour d’un petit garçon joufflu, aux yeux bleus, aux cheveux blonds, debout sur une petite chaise. Elles lui passaient sa plus belle robe ; elles disposaient ses boucles ; elles le paraient pour la fête d’enfants que la Reine Marie-Amélie allait donner tout à l’heure au château des Tuileries. Et le bambin de quatre ans — votre futur confrère, Messieurs — qui n’avait jamais vu de roi que dans son livre d’images, se figurait d’avance le bon Louis-Philippe portant une couronne de pierreries, revêtu d’une robe éclatante, assis sur un fauteuil d’or élevé de six marches, et il ne cessait de dire : « Comme ce serait drôle, si ce soir le Roi tombait de son trône ! »

Le Roi ne tomba que quelques jours plus tard et sa chute fut autrement grave et funeste à la France que ne pouvait le prévoir le petit prophète Othenin de Cléron d’Haussonville, qui devait travailler une partie de sa vie à relever le trône renversé.

La Providence l’avait fait naître, en effet, dans un milieu dévoué à la maison d’Orléans. Cet héritier d’une race féodale était venu au monde tout pétri de libéralisme. Les Cléron, neveux de saint Bernard, avaient été postés durant des siècles sur le rocher de Cléron, en Franche-Comté, dont le château reflète encore aujourd’hui dans les eaux de la Loue ses mâchicoulis et ses tours.

Sonne haut Cléron,
Pour l’honneur de ta maison !

Ils étaient barons d’Haussonville près de Nancy, grands maîtres de l’artillerie au temps de Louis XIV, grands louvetiers de France sous Louis XVI. Le 3 août 1830, l’aïeul paternel de l’enfant, Bernard de Cléron, comte d’Haussonville et pair de France, avait été assez ami du duc d’Orléans, lieutenant général du Royaume, pour l’engager à ne pas s’approprier la couronne de France et à la placer sur la tête du duc de Bordeaux ; puis il s’était rallié au Roi Louis-Philippe. L’aïeul maternel, le duc de Broglie, avait accepté un ministère au lendemain de la Révolution de juillet ; toute sa vie il avait aimé toutes les libertés, aussi bien la liberté de la presse que la liberté des esclaves noirs de nos colonies. Le jeune Othenin d’Haussonville, descendant des maréchaux de Broglie, était aussi, par sa grand’mère maternelle, la duchesse de Broglie, née Staël, descendant de Mme de Staël, de Necker et d’un pasteur vaudois. Jugez, Messieurs, si tous ces ascendants « combattaient en lui à qui en demeurerait le maître ».

Il ne fut pas, comme son grand-père Haussonville, élevé par l’aumônier de la louveterie. Ses parents lui donnèrent un précepteur, qui demeura auprès de lui trois ans à peine, mais resta jusqu’à sa mort son intime ami. Ils le mirent ensuite, en qualité d’interne, à Sainte-Barbe, la vieille maison fondée au quinzième siècle sur la montagne Sainte-Geneviève. Son nom figure avec honneur au palmarès de Louis-le-Grand, l’illustre collège voisin, dont les élèves de Sainte-Barbe suivaient les cours. Dès la classe de troisième, il était pour le concours général l’espoir de Louis-le-Grand. J’ai feuilleté les devoirs de ce concours fameux, pieusement conservés à la Sorbonne ; j’ai lu les quelque vingt pages d’une composition d’histoire, œuvre du jeune Othenin d’Haussonville, riche des plus belles promesses. Il s’est peint lui-même studieux élève de seconde, captivé par les leçons de son professeur, M. Fallex, goûtant Virgile, passionné de Lucrèce, écoutant la voix vibrante du maître humaniste qui lisait une traduction d’Aristophane en vers français ou quelque passage sombre et grandiose du De natura rerum. Gagné par l’enthousiasme du lecteur, Othenin d’Haussonville n’était plus alors sur son banc de collège, il se croyait transporté à Athènes, au temps des Nuées, ou debout sur le rivage de la mer devant un navire en détresse. Le brillant M. Merlet fut son professeur de rhétorique ; il apprit à son élève l’art de la composition. Dans l’intervalle des classes, M. d’Haussonville était confié à M. Levasseur, professeur de Lettres au lycée Saint-Louis. M. Levasseur, qui fut depuis un économiste éminent et votre confrère à l’Académie des Sciences morales, lui enseignait le grec. Il suivait déjà la pente de son esprit et trouvait matière à des leçons d’économie politique en maint passage de l’Iliade. C’est lui qui fit comprendre à M. d’Haussonville que l’économie politique pouvait être autre chose que de la littérature ennuyeuse. Touché par la baguette magique de ces trois professeurs, véritables excitateurs de son esprit, M. d’Haussonville rêvait cependant bien moins de littérature et d’économie politique que de politique tout court.

Une double hérédité le stimulait. En ces années où le Second Empire était arrivé à son apogée, le vieux duc de Broglie, privé du pouvoir et de la vie publique par les révolutions, et son propre père, le comte d’Haussonville, qui regrettait la pairie défunte et la tribune du Luxembourg, reconnaissaient leur sang à cette ardeur qui animait les yeux du jeune homme chaque fois qu’on parlait de politique. Le comte d’Haussonville disait volontiers qu’il n’aimait « ni les vêtements ni les gouvernements qui le gênaient aux entournures ». Il s’était retiré à Bruxelles au début du règne de Napoléon III ; il y rédigeait le Bulletin français, une sorte de pamphlet dont la concision égalait l’âpreté ; il en confiait des ballots aux mécaniciens républicains de la Compagnie du Nord, qu’une haine commune de l’Empire mettait ainsi au service d’un royaliste. On chargeait ces ballots dans de grands sacs de toile grise destinés à embarquer le charbon sur les tenders des locomotives. Parfois la comtesse d’Haussonville, venue avec son fils rendre visite à son époux, en emportait à Paris une pleine malle, et il lui arriva un jour de se faire arrêter par les douaniers français. Sa table, dans le bel hôtel qu’elle habitait au faubourg Saint-Germain, retentissait du bruit des discussions politiques. Les convives y prêtaient plus d’attention qu’à l’excellence des mets, et le vieux cuisinier de famille, un artiste qui se jugeait méconnu, murmurait devant son fourneau : « Ce sont de braves gens ; mais la politique les a gâtés. »

Elle gâte maintenant le fils de la maison à son tour. Étudiant en droit, il assiste, dans la tribune des journalistes, aux séances du Sénat ; il est mordu de plus en plus par la politique. Déjà il a publié son premier article dans le Courrier du Dimanche, que l’Empire supprime. C’est pour se préparer à la vie publique, objet de ses rêves, qu’il devient clerc amateur de M. Denormandie, puis secrétaire d’un avocat célèbre, ancien ministre de la Monarchie, M. Hébert. M. d’Haussonville passait de longues matinées à étudier les dossiers des clients — celui des enfants de George Sand, qui plaidaient contre leur père, ou celui d’un prince russe, dont son patron défendait les intérêts contre une jolie actrice que le boyard avait longtemps adorée (Thémis après Eros !) À onze heures vingt-cinq, M. Hébert le congédiait. On entendait la voix nasillarde de l’avocat lui recommander d’être à midi à la première Chambre de la Cour ou du Tribunal, « ne me donnant ainsi, constatait plus tard votre confrère, que trente-cinq minutes pour déjeuner et aller de la place Vendôme au Palais, dans un temps où il n’y avait pas d’automobiles ».

Bientôt M. d’Haussonville ne reçoit plus les clients d’un patron, mais les siens propres. Les avocats présents à l’audience de la Cour l’écoutent un jour plaider pour une fort grande dame, séparée d’un époux à qui elle est mariée sous le régime dotal et qui engage la dot dans des spéculations imprudentes. La question est délicate en droit ; mais l’affaire n’est pas au-dessus des talents du jeune avocat qui la plaide. La voix bien timbrée de Me d’Haussonville, son ironie caustique valent des arguments ; d’ailleurs l’argumentation est ingénieuse et fine ; elle agit sur les juges ; les avocats le complimentent ; le succès se dessine ; mais brusquement le mari se réconcilie avec sa femme et le succès s’évanouit.

Ce serait se faire une fausse idée de M. d’Haussonville à vingt ans que de se le représenter seulement au milieu de la mer agitée d’une réunion publique ou triant des dossiers chez un notaire ou plaidant sous sa robe d’avocat. L’arrière-petit-fils du dernier grand louvetier de France avait la passion de la chasse à courre, « le plus enivrant de tous les plaisirs de la vie », écrivait-il au seuil de la vieillesse. Il avait sept ans, lorsque, près du château de Gurcy en Brie, « il avait vu forcer son premier sanglier ». Il avait suivi plus tard son père à la chasse. Il considérait la vénerie comme un legs étonnant et précieux du passé. Ce qu’il y a dans la chasse à courre d’imprévu, d’inconnu, presque d’aventureux » le ravissait. Il aimait aussi les paysages d’automne, les bois déjà rouillés, les échappées de forêts, les débuchers, les quêtes dans l’aube grise ou les bat-l’eau du soir, quand le ciel tout en feu ensanglante les étangs. Il goûtait la profonde mélancolie ou l’orgueil triomphant des fanfares.

Le voici un matin d’hiver. Il « tourne au galop la route qui descend du fort de Nogent à la Marne ». Quoi ! la chasse, l’a-t-elle, dès cette heure matinale, entraîné si loin de Gurcy ? Ce n’est pas la chasse, c’est la guerre. On est au 30 novembre 1870, le jour de la bataille de Champigny. Bien qu’il ne soit tenu à aucune obligation militaire, il a voulu se battre. Messieurs, je ne l’en louerai pas ; car selon une noble parole de Massillon, comme on ne le loue pas d’être né Français, on ne doit pas le louer d’être né vaillant. Officier d’ordonnance du général Princeteau, qui commande l’artillerie du général d’Exéa, il vient de convoyer une batterie égarée ; il rejoint ses camarades auprès du pont de bateaux que l’on s’apprête à lancer sur la Marne ; il va voir le feu pour la première fois et il a peur d’avoir peur. La rapidité de la course lui rappelle le train de la chasse au cerf ; il ressent cette excitation, cette ivresse joyeuse qui s’empare du chasseur ; la joie lui monte aux lèvres ; il fredonne un bien-aller : « À partir de ce moment, a-t-il raconté, je fus tranquille et j’eus la certitude que tout irait bien. Je pourrais être tué, mais je n’aurais pas peur. »

Le général Princeteau, Messieurs, a vanté le maintien de M. d’Haussonville à la guerre, son entrain sous le feu : « On eût dit, déclarait le général, que M. d’Haussonville n’avait fait que cela toute sa vie. »

On eût dit aussi qu’il n’avait fait toute sa vie que le métier de député, lorsque, envoyé par le département de Seine-et-Marne à l’Assemblée Nationale, qui se réunissait à Bordeaux, puis à Versailles, il devint rapidement, à la tribune parlementaire, l’un des espoirs du centre droit. L’Assemblée est en majorité légitimiste et orléaniste. M. d’Haussonville y retrouve, parmi toutes les variétés de royalistes, les fils d’autres maisons de la Monarchie, à qui le pays s’est montré reconnaissant d’avoir « fourni tant de volontaires aux armées improvisées d’un gouvernement qu’elles détestaient et déployé dans une lutte sans espoir un courage éclatant ».

On peut le voir, chaque jour de séance, se hâtant, sur les quais de la gare Saint-Lazare, vers les trains qui, à travers la banlieue dévastée par la guerre et l’insurrection, emmènent à Versailles la cohue des députés, de leurs secrétaires, de leurs solliciteurs, de leurs courtisans. Il est au milieu de cette foule qui débarque dans la ville du Grand Roi, qui pénètre dans le château endormi, où elle apporte la vie, l’agitation, les passions. Elle anime la blanche et froide Galerie des Bustes du sombre fourmillement des redingotes, soulève les portières de velours rouge secouées d’un perpétuel mouvement de va-et-vient, s’étale dans la salle des Pas-perdus, jadis la scène de l’Opéra bâti par Gabriel pour Louis XV, se disperse sur les fauteuils de la salle de théâtre, devenue salle des séances, tandis que, dans les loges déjà pleines, des journalistes, des oisifs, des spectatrices élégantes se montrent les uns aux autres les acteurs et les figurants de la grande comédie parlementaire. Le jeune vicomte d’Haussonville — il n’a pas trente ans, — cause avec ses collègues, vif, disert, ironique et toujours courtois, la main fine ponctuant les paroles.

Il est secrétaire d’âge à la fameuse commission des Trente, réunie au mois de décembre 1872 pour établir un modus vivendi entre l’Assemblée, qui veut restaurer la Monarchie, et M. Thiers, qui veut fonder son stathoudérat parlementaire. Les dispositions conciliantes de M. d’Haussonville ne l’empêchent pas d’être fort indépendant. Il ne vient pas chercher la consigne aux soirées de M. Thiers. Avenue de Paris à Versailles, dans l’hôtel de la Préfecture, où l’Assemblée Nationale a installé le chef du pouvoir exécutif — dans ce palais de la Présidence ou plutôt de la Pénitence, suivant un mot qui a fait rire tout Paris — M. d’Haussonville ne joue pas le rôle de courtisan. Aussi ne se sent-il pas aimé dans cette maison-là. M. Thiers le traita un jour avec une politesse parfaite mais indifférente, comme un secrétaire-rédacteur de la Chambre dont il ne connaîtrait ni le visage ni même le nom. Vous avez assez connu, Messieurs, la fierté de votre confrère pour être assurés qu’il ne s’exposa pas deux fois à l’injure d’une politesse, aussi froide.

C’est que M. Thiers n’avait pas perdu le souvenir d’une scène toute récente. À la séance d’une commission nommée pour préparer l’abrogation des lois qui maintenaient hors de France les princes de la Maison de France, il avait essayé d’expliquer que ces lois n’étaient que des mesures de précaution ; puis, relevant ses lunettes sur son front, la voix sourde, un peu hésitante, il avait donné lecture d’un texte qui permettrait au gouvernement, s’il était voté, de faire reconduire les princes à la frontière toutes les fois que leur présence troublerait l’ordre public. Il se rappelait son embarras quand, rabaissant ses lunettes sur son nez, il avait interrogé des yeux ses auditeurs et que leurs regards lui avaient répondu. Or M. d’Haussonville était l’un des treize commissaires, et je vous laisse à penser ce qu’avait pu être l’ironie de son regard. Inutile d’ajouter que M. Thiers, avant serré son texte de loi dans son portefeuille, n’en avait plus jamais soufflé mot et que l’Assemblée nationale n’avait pas tardé à rouvrir aux princes les portes de leur patrie.

M. d’Haussonville pouvait siéger loin de l’extrême droite, il était encore trop royaliste au gré de M. Thiers : « Nous rêvions, écrivait-il plus tard, d’une France réunie, réconciliée sous l’égide de la Monarchie, traditionnelle par son principe, moderne par ses institutions, éprise de toutes les libertés, au premier rang desquelles nous mettions les libertés religieuses. » Messieurs, ce beau rêve — je crois que je vous scandaliserais en parlant autrement — était alors tout près de devenir une réalité. L’Empire s’était abîmé dans la catastrophe de Sedan ; le nom de République était à peine toléré ; la Monarchie de Louis-Philippe semblait s’incliner devant celle de Charles X : le comte de Chambord, petit-fils du Roi des Ordonnances, et le comte de Paris, petit-fils du Roi-Citoyen, n’avaient plus de haine ; 1873 allait effacer 1830. L’oubli était d’autant plus facile que, le comte de Chambord n’ayant point d’enfant, le comte de Paris devenait son successeur légitime.

Les gens qui voyaient le comte de Chambord pour la première fois, étaient impressionnés par ses façons royales, un je ne sais quoi de majestueux et de cordial dont ils demeuraient charmés. Ils admiraient l’élévation de son esprit, l’étendue de ses connaissances, la profondeur de ses convictions religieuses, sa foi en ce principe de la légitimité qui avait restauré Louis XVIII en 1814, sauvé la France du démembrement et qui aujourd’hui le plaçait sur le trône.

Le comte de Paris était un prince à la haute stature, au front élevé, au sourire fin, aux yeux bons et doux : « Il avait, disait M. d’Haussonville, toutes les qualités avec lesquelles se conserve et se défend un trône : la résistance et la mesure, la fermeté et la souplesse, la trempe du caractère et la largeur de l’esprit. Peut-être lui manquait-il quelques-uns de ces dons qui sont utiles pour le conquérir : la grâce extérieure, l’art de la mise en scène et, si l’on veut, l’ardeur irréfléchie. Mais qu’une chance inopinée se fût offerte à lui, pour périlleuse qu’elle eût été, il ne l’en aurait pas moins saisie, il aurait été audacieux, par devoir, comme il était ambitieux par conscience. » De quel désir M. d’Haussonville appelait l’avènement au trône d’un prince qui était tellement selon ses vues !

Le, premier devoir du comte de Paris, la première condition pour qu’il règne est que le comte de Chambord règne avant lui et que tous les princes de la branche cadette se soient réconciliés avec leur aîné. C’est ce que l’on désignait alors sous le nom de fusion avec la franchise qui lui est naturelle et que le comte de Paris exige de ses serviteurs, M. d’Haussonville y pousse de toutes ses forces. Présent, il répète son Delenda Carthago ; absent, il l’écrit.

M. Thiers n’est plus au pouvoir depuis le 24 mai 1873 ; les monarchistes en tiennent les avenues ; selon l’heureuse formule de M. d’Haussonville, « le palais de la Présidence est occupé par un maréchal de France qui ne demande qu’à en sortir ». Le comte de Paris n’hésite plus ; il écrit de Vienne à M. d’Haussonville qu’il a demandé à être reçu à Frohsdorf. Il est reçu avec joie, avec chaleur ; la fusion est accomplie ; la monarchie est faite. Le comte de Chambord, qui jusque-là refusait d’accepter le drapeau tricolore, semble disposé à une transaction. Déjà le duc d’Audiffret-Pasquier a rédigé la déclaration que l’Assemblée va voter, dont le premier article commence ainsi : « La monarchie nationale, héréditaire et constitutionnelle est le gouvernement de la France », et dont le dernier porte que le drapeau tricolore est maintenu et ne pourra être « modifié que par l’accord du Roi et de la Représentation nationale ». Déjà les carrosses de gala et les chevaux sont achetés, l’uniforme de lieutenant général que revêtira Henri V est prêt ; l’itinéraire que suivra dans les rues de Paris le cortège royal, publié.

Tandis que M. d’Haussonville recrute, parmi les républicains du centre gauche, de nouvelles voix royalistes, le comte de Chambord écrit à M. Chesnelong, le 27 octobre 1873. M. d’Haussonville apprend qu’une lettre du Roi vient d’arriver. Il promet au comte de Paris de lui en faire connaître la teneur dès qu’il la connaîtra lui-même ; il se rend chez le général Changarnier, rue de La Baume, où va se réunir la droite, où sans doute la lettre sera lue. Elle l’est ; elle apprend aux monarchistes atterrés que Henri V veut monter sur le trône sans conditions. M. d’Haussonville prie M. Chesnelong de lui prêter cette lettre, qui rend impossible le retour du Roi. Il va rue du Faubourg-Saint-Honoré sonner à la porte de l’hôtel qu’habite le comte de Paris. M. d’Haussonville n’a jamais oublié aucun détail de la scène : ni les chants de la comtesse de Paris, dont la rumeur lui parvient dans l’escalier ; ni le Eh ! bien de son époux lorsqu’il ouvre la porte du salon et dit : « Lisez, Monseigneur », en tendant au comte de Paris la lettre du comte de Chambord ; ni la voix ferme et posée dont le prince donne lecture de la lettre. La princesse écoute ; sa physionomie s’anime ; puis ses traits se détendent peu à peu ; « sa tête retombe sur sa poitrine » ; sa figure se « cache dans ses mains ».

Le drapeau tricolore était surtout un prétexte. Henri V répugnait à monter sur « le chariot mérovingien de la démocratie ». Henri IV y fût monté gaiement, quitte à changer de voiture à la première occasion.

L’amitié qui unissait le comte de Paris et M. d’Haussonville, devint plus intime encore. Le comte de Paris est heureux de le voir s’adonner à l’étude des grandes questions sociales. Votre confrère s’y livrait à ses moments perdus, pendant les années si remplies où il siégeait à l’Assemblée Nationale. Son échec aux élections de 1876 lui permit d’y consacrer tout son temps. Le comte de Paris avait étudié les questions sociales sur le vif en Amérique et en Angleterre. Il n’avait pu le faire en France. Aussi consultait-il sur ces matières les ouvrages de M. d’Haussonville : les Établissements pénitentiaires en France et aux Colonies, l’Enfance à Paris. Sous la plume alerte de votre confrère, ces graves sujets ne sont jamais ennuyeux. M. d’Haussonville ne craint pas de promener son lecteur à travers les maisons mal famées de la rue Maître Albert et de la rue Zacharie, le Château Rouge et le Père Lunettes. Les peintures sont moins dramatiques et moins hautes en couleur que celles des Misérables de Victor Hugo, mais combien plus ressemblantes !

Le comte de Paris se laissait prendre au charme de ces peintures, à la vie intense qui les anime. M. d’Haussonville avait vu tout ce qu’il décrit. Il avait causé avec Gavroche (le vrai). Il s’était assis dans les cabarets de barrière, dans les assommoirs de banlieue, au tapis franc de quelque ruelle voisine de la place Maubert. Un jour, il avait obtenu la faveur de monter dans la voiture cellulaire, qui s’arrête à chaque poste de police pour recueillir les hôtes du violon et les déposer à la Préfecture. Tandis que la voiture roulait avec ce voyageur inattendu vers le poste de la rue Drouot, les membres du Jockey-Club flânant sur les boulevards eussent été bien étonnés, si on leur eût dit que, dans la guimbarde tanguant près d’eux sur la chaussée avec un bruit de ferraille, il y avait M. d’Haussonville essayant le panier à salade. Plus étonnés encore, s’ils l’avaient rencontré une nuit, aux Batignolles, au côté d’un brave chiffonnier, allant avec lui de tas en tas et, d’un monocle intéressé, le regardant piquer les bons morceaux à la lueur clignotante de sa petite lanterne.

Ce n’était pas, Messieurs, le goût du pittoresque, c’était la passion de la charité et du devoir social qui talonnait ainsi M. d’Haussonville sur tous les chemins de la misère ; il ne recherchait les misères que pour en trouver les remèdes et il les trouva plus d’une fois, aux applaudissements du prince dont il était l’ami.

Le comte de Chambord meurt en 1883. Le comte de Paris demande à M. d’Haussonville de lui « appartenir », ainsi que l’on disait au dix-septième siècle, de faire partie d’un petit groupe de royalistes dévoués « qui se succéderont autour de sa personne, mais dont les attributions n’auront rien de politique ». M. d’Haussonville est du service d’honneur. « Et c’était en effet un honneur, a-t-il écrit, de servir un prince toujours respectueux de votre dignité, attentif, presque trop attentif à vos convenances, dont la bouche ne proférait jamais une parole désobligeante et ne s’ouvrait que pour remercier, dont la vie privée était au grand jour, dont la vie publique était un sacrifice quotidien offert à la France. » Le comte de Paris, depuis la mort du comte de Chambord, ne peut plus servir la France que comme Roi ; il renonce à ses travaux les plus chers ; il laisse là ses études historiques, il veut recueillir tout l’héritage politique de son prédécesseur. Une volumineuse correspondance s’entasse sur sa table de travail ; au château d’Eu, selon la devise qu’il s’est donnée, lilia nent atque laborant.

Cependant, neuf’ heures sonnent. M. d’Haussonville entre dans le cabinet de travail. Il signale les passages intéressants de tous les journaux. Comme Louis XIV, à Versailles, se faisait lire les gazettes de Hollande, qui le traitaient fort mal, le comte de Paris lit l’Intransigeant. L’article d’Henri Rochefort ne l’épargne guère ; le prince se met à rire et trouve que l’animal a bien du talent : « M. Rochefort, a raconté votre confrère, ne s’est jamais douté des bons moments que certains de ses articles lui ont fait passer. »

Mais, en dépit du polémiste, aux élections de 1885, trente-neuf départements nomment deux cents députés conservateurs. Je me souviens du frisson de victoire que, petit garçon de huit ans, je ressentis dans un coin de Vendée angevine, dans ce clair pays que mon grand-père le comte de Maillé représenta au Parlement près d’un demi-siècle.

l’intimité du prince et du confident croît sans cesse. M. d’Haussonville est auprès du comte de Paris dans le train spécial qui, au mois de mai 1886, emmène vers les Pyrénées la gracieuse princesse Amélie, fiancée à l’héritier du trône de Portugal. La jeune fille traverse toute une France sympathique, des gares où les femmes jettent des fleurs, des campagnes où les paysans s’interrompent de leurs travaux pour agiter la main... Je m’arrête, Messieurs, pour saluer la princesse dont le Destin fit une reine héroïque. M. d’Haussonville est auprès du comte de Paris, au mois de juillet 1886, sur le vaisseau de l’exil, quand la loi de proscription chasse de France le fils des Rois qui ont fait la France. Il est auprès de lui en 1888, quand le prince suit avec une attention profonde la marche du général Boulanger à la conquête de l’État. M. d’Haussonville ne regarde pas du même œil que le comte de Paris le brillant général au cheval noir. Il l’a vu de trop près en Amérique, sept ans plus tôt, lors du centenaire de York-Town ; il se refuse à voir en lui « le Monck d’une restauration nouvelle ».

Après la retraite de M. Bocher, dont la vie n’a été qu’un long dévouement, le comte de Paris choisit M. d’Haussonville pour le représenter auprès des comités de la presse monarchique. Le bureau politique de la rue Saint-Honoré, où le représentant du prince travaille chaque jour, est un véritable ministère, qui ne cesse d’envoyer à tous les journaux de Paris et de la province des instructions, des canevas, des articles : « Cette équipe de travailleurs, et, de négociateurs accomplis, constate un observateur impartial, avait trouvé en M. d’Haussonville le chef d’État-major rompu aux finesses parlementaires et à l’art des préparations électorales. »

Plusieurs discours politiques de M. d’Haussonville sont demeurés célèbres. Les arguments en étaient si justes, l’éloquence si vive et si entraînante, l’ironie si acérée, qu’ils sont encore aujourd’hui des armes redoutables.

M. d’Haussonville ne reculait devant aucune fatigue pour accourir à l’appel de son prince, « souvent avec lui en mer, a-t-il raconté, entre Portsmouth et Lisbonne, ou sur les chemins de fer de la montueuse Espagne, dans les moors de l’Écosse ou la marisma du Guadalquivir » : « Monseigneur, lui dit un jour votre confrère, quand vous reviendrez, vous ferez de la politique large, n’est-ce pas ? — Fiez-vous à moi », répliqua le comte de Paris. Tous deux avaient l’âme grande. M. d’Haussonville, ministre, eût ignoré les rancunes d’un président du conseil espagnol, le maréchal Narvaez, duc de Valence, à qui son confesseur demandait sur son lit de mort : « Monsieur le Maréchal, pardonnez-vous à tous vos ennemis ? » Vous savez, Messieurs, que le maréchal répondit : « Je n’en ai plus », et que, devant le regard incrédule du prêtre, il reprit avec tranquillité : « Je n’en ai plus, je les ai fait tous fusiller. »

Après la mort du comte de Paris, arrivée le 8 septembre 1894, M. d’Haussonville se retira de la politique ; mais il demeura, ainsi qu’il l’affirmait encore en 1919, un « monarchiste impénitent ». C’est alors que sa vie littéraire devient de plus en plus intense.

Il était l’un des vôtres depuis 1888 et il méritait de l’être malgré sa jeunesse : quarante-cinq ans ! Dans la séance de réception, qui eut lieu le 13 décembre 1888, M. Joseph Bertrand dit à M. d’Haussonville : « Vos ouvrages, Monsieur, sont dignes de louange et, ce qui vaut mieux encore, de reconnaissance : quand on les a lus avec plaisir, on peut les étudier avec profit ; vos documents sont certains, vos jugements impartiaux, vos conseils prudents ». En parlant ainsi l’illustre mathématicien ne fut que l’interprète exact de l’élégante assistance qui se pressait sous cette coupole. Si toutes les admiratrices de votre nouveau confrère n’avaient peut-être pas lu les Établissements pénitentiaires en France et aux Colonies, l’Enfance à Paris, Misères et Remèdes, il n’en était pas une qui n’eût goûté le Salon de Madame Necker, livre délicieux qui débute comme un roman champêtre. Toutes les lectrices avaient suivi avec un intérêt passionné l’étonnante fortune de la fille du pasteur Curchod devenant la femme du banquier Necker, recevant dans son hôtel de Paris, dans ses châteaux de Madrid et de Saint-Ouen, les gloires littéraires — vraies ou fausses — du siècle finissant. Que de pages gracieuses, que de pages émouvantes dans ce livre ! Le mariage de Mlle Necker avec le baron de Staël, ambassadeur de Suède à la Cour de France ; le retour de Necker au ministère, salué d’un bout du Royaume à l’autre par un long cri de joie ; et après la fuite et les catastrophes cette dernière scène où Mme Necker, mourante, murmure à l’oreille de son époux : « Je crains la mort, car j’aimais la vie avec toi. »

Qui n’a apprécié les fines études de M. d’Haussonville sur George Sand, Prescott, Michelet, lord Brougham, Mérimée ? et cet admirable miroir où il évoque à nos yeux l’âme compliquée de Sainte-Beuve ? Qui n’a lu ces deux petits chefs-d’œuvre, Madame de La Fayette et Lacordaire, sans en avoir gardé un souvenir inoubliable ? Ou croit vivre avec l’auteur de la Princesse de Clèves ; on croit entendre le moine étrange qui ravissait les multitudes sous les voûtes de Notre-Dame. C’est leur âme surtout que M. d’Haussonville nous montre. Il n’est pas un enchanteur à la Chateaubriand, mais un magicien tour à tour laudatif et moqueur à la Voltaire. Dédaignant en général le décor, il s’attache à la psychologie. Les maîtres de la maison lui importent bien plus que la maison elle-même. Le coloris de ses livres est léger, mais inondé de lumière.

On retrouve dans les quatre volumes de la Duchesse de Bourgogne les qualités du Siècle de Louis XIV : la sagacité, l’esprit, l’élégance, la grâce, un récit rapide et entraînant. Il y a cependant plus de décor chez M. d’Haussonville que chez Voltaire, comme il est naturel chez un écrivain qui, sans être romantique, est né après le romantisme. Ainsi que le disait très justement Albert Sorel, « nous ne pouvons pas faire que nous ne soyons nourris de Saint-Simon, aiguisés de Sainte-Beuve, imprégnés de Balzac, et il faut ; pour que nous la lisions, que l’histoire, comme le roman, comme le drame, s’en inspire à son tour ». On sent aussi que M. d’Haussonville a puisé aux sources abondantes et variées découvertes par M. de Boislisle, l’incomparable érudit que ne béniront jamais assez les historiens du Grand Roi : « Mais, remarquait M. d’Haussonville, tenir le document ne suffit pas : encore faut-il le faire revivre et cette vie nouvelle l’imagination seule peut la donner ; seule elle peut ressusciter une âme, rétablir le drame de sa destinée et pénétrer le mystère de ses épreuves, de ses faiblesses ou de ses victoires. Il en est du biographe comme du peintre : s’il ne devine le secret de son modèle, le portrait auquel il s’applique ne Sera jamais ressemblant. »

Quel portrait fut jamais plus ressemblant que celui de la duchesse de Bourgogne ! M. d’Haussonville a ressuscité pour nous la gracieuse princesse et, de proche en proche, autour d’elle, toute la cour de Versailles. C’est l’histoire de l’alliance savoyarde, c’est l’histoire intérieure du château, c’est la vieillesse commençante de Louis XIV qui revit dans cette belle peinture. Nous croyons visiter ou plutôt habiter Versailles, le voir dans ses joies, dans ses splendeurs, dans ses divertissements ou ses heures tragiques, toujours accompagnés d’un guide à la fois ancien et moderne, qui tonnait les détours du palais, nos usages et ceux de jadis. Avec lui, nous entrons chez le Roi, chez Mme de Maintenon, chez le duc de Bourgogne, chez Fénelon ; nous surprenons leurs discours et même leurs pensées. Secrets d’État, secrets des cœurs, notre guide nous explique toute chose... Mais il s’émeut. C’est qu’il vient d’apercevoir sa chère duchesse de Bourgogne : « La voici, nous dit-il, elle apparaît lumineuse encore à travers le brouillard du temps, la séduisante figure, tantôt avec ce costume de magicienne qui lui convenait si bien, tantôt avec sa marche de déesse sur les nuées, traversant en grand habit de cour la Galerie des Glaces pour se rendre aux grands appartements du Roi, tantôt s’abandonnant, dans l’intimité de ses dames du palais, dont elle a su se faire des amies, aux saillies de son humeur enjouée et aux caresses de sa nature aimante ; non point belle ni même jolie, mais charmante et traînant, elle aussi, tous les cœurs après soi. »

Que de lecteurs ont regretté d’être arrivés trop vite à la dernière page du livre, d’avoir vu trop tôt s’évanouir la poétique apparition !

Votre confrère, Messieurs, ne demeure point confiné dans le passé. Il est bien trop moderne pour cela. S’il publie, en collaboration avec le grand historien du Cardinal de Richelieu, trois volumes de souvenirs sur Mme de Maintenon, qui ont charmé les érudits et même les lectrices les plus frivoles, la hantise des plaies sociales ne le quitte pas. Il étudie avec tout son bon sens, toute sa bonne foi, tout son cœur l’inconduite et la criminalité. Il compare, dans un livre remarquable, le socialisme d’État et le socialisme chrétien et leur préfère la charité privée.

M. d’Haussonville a pu consacrer un petit livre aux Salaires et Misères de femmes, parce qu’il connaissait la question mieux que les spécialistes des ministères eux-mêmes, parce que la misère est allée chez lui et qu’il est venu chez elle. Il ne lui refuse ni sa bourse, ni ses conseils, ni son influence, ni parfois sa respectueuse admiration ; car il sait de quelle prudence héroïque est capable la vertu de beaucoup d’ouvrières parisiennes. Il nous a laissé entrevoir le mélancolique roman de l’une d’entre elles, qui avait une bonne place dans un grand magasin et qui vint le prier de lui « procurer une autre situation ». M. d’Haussonville devine bien vite ses raisons que d’ailleurs elle ne tarde guère à lui confesser, troublée et rougissante. Il y avait à son comptoir de vente un employé tout à fait gentil. On s’aimait bien, mais jamais il ne l’épouserait, car sa sœur était devenue la femme d’un rentier et sa mère n’accepterait jamais comme belle-fille une simple ouvrière. Il valait donc mieux quitter le magasin. — Comment savez-vous, lui demanda votre confrère, qu’il ne consentirait pas à vous épouser ? Vous l’a-t-il dit ? — Non répondit-elle. Il ne m’a même jamais parlé de rien. — Alors, comment savez-vous qu’il vous aime ? — Oh ! Monsieur, quand on est toujours ensemble au même comptoir, ça se sent bien sans qu’on se le dise.

Émouvant dialogue entre l’ingénuité de cette jeune fille et la bonté que voilait l’apparence un peu froide et distante de M. d’Haussonville. Celui-ci portait à la pauvre enfant un intérêt d’autant plus vif qu’elle avait été élevée à l’Orphelinat des Alsaciens-Lorrains du Vésinet, fondé par lui à côté de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains, fondée par son père. L’œuvre avait toutes les prédilections de M. d’Haussonville, Lorrain lui-même, Lorrain déraciné, mais qui, tenait toujours à son vieil hôtel de Nancy, où l’un de ses ancêtres avait gravé en lettres gothiques dans la tourelle d’un escalier :

Balthasar suis du sang de Haussonville.
Dieu seul est Dieu, qui aux siens ne fault point.

M. d’Haussonville ne faillit jamais à cette œuvre.

L’activité de votre confrère était incessante. Il n’était ni l’homme d’un seul livre ni celui d’une seule occupation. Un jour, un de ses amis, venu déjeuner chez lui, dans son appartement voisin de l’Esplanade, disait aux autres convives : « Hier soir, il était à la première d’Éducation de prince (il ne manque pas une première) ; ce matin, il a déjà tenu deux conseils d’administration, visité un ou deux hospices, écrit un chapitre d’histoire ! » Et l’invité n’était pas loin de le considérer comme un monstre ; car il était, lui, un de ces charmants oisifs qui veulent bien ne pas utiliser pour eux seuls leur vaste culture, qui en répandent les trésors dans une conversation érudite, profonde et spirituelle, — héritage du dix-huitième siècle, — qu’Anatole France admirait comme un véritable objet d’art.

Cet objet d’art était un des joyaux de M. d’Haussonville. Après la journée la plus fatigante, il pouvait se montrer brillant causeur, effleurer tous les sujets, passer du grave au doux, infiniment intéressant et infiniment varié : « Le comte d’Haussonville parlait comme il écrivait, avec pureté, esprit, élégance, dit un fin connaisseur ; il trouvait sans effort le mot naturel et vif. » Dans la discussion, il comprenait, avant même qu’elles eussent été exprimées, les raisons de ses adversaires et il savait écouter. Ses objections n’avaient souvent pour but que d’animer les autres causeurs qui s’asseyaient à sa table. Avec la bonne grâce d’un maître de maison parfait, il s’effaçait devant eux et se laissait captiver par leur entretien. Mais souvent, d’un mot habilement placé, il rendait le marquis de Ségur plus gai encore et plus fin ; il amenait Brunetière à déborder de verve et même de drôlerie ; il stimulait le vicomte de Vogüé, qui, disait-il, semait à pleines mains des idées, des aperçus, des réflexions où « se trahissaient tantôt l’ardeur inextinguible de son esprit, tantôt l’inquiétude éternelle de son âme ».

Ceux qui ont fréquenté chez lui savent combien le maître était secondé par la maîtresse de maison. La comtesse d’Haussonville avait la taille et le port d’une reine et semblait faite pour en tenir l’emploi. Nous avons tous admiré sa beauté dominatrice, le grand charme de son intelligence, son prodigieux discernement des choses et des gens, son infatigable bonté. L’élite du monde, de la politique, de l’armée, des ambassades et des cours formait son salon. Entourée de ses quatre filles, qu’elle avait façonnées à son image, elle régnait à Paris et là-bas, au château de Coppet, sur la rive helvétique du lac de Genève.

Lamartine a chanté l’aspect radieux que prend cette rive au lever du soleil, depuis les tours du château de Chillon jusqu’à Genève, « assise à l’extrémité des eaux et contemplant sa mer couverte de voiles matinales... Jamais, dit-il, même à Naples, pareil spectacle n’avait émerveillé mes yeux ». Et son esprit s’exaltait en pensant au monde de poètes qui avait peuplé ses bords : Voltaire, Rousseau, Byron, Staël, Haller, Gessner, « monde de la poésie et de la liberté éclos au soleil des montagnes ». Voilà, Messieurs, ce qui attachait votre confrère à son château du lac de Genève. Il avait rajeuni la gloire de Coppet. Un esprit non moins brillant qu’au temps de Mme de Staël animait la vieille maison ; une société non moins brillante s’y pressait. Les invités qui approchaient en bateau de la rive enchantée, apercevaient d’abord sur la colline, au-dessus des arbres du petit port, les amples pavillons et les toits bruns du château. Bientôt ils distinguaient, sous les ombrages du quai, la haute et fine silhouette du châtelain.

M. d’Haussonville les recevait à la descente du bateau, les menait à travers les ruelles montantes du village, jusqu’à la grille. Les invités franchissaient pieusement le seuil historique, pénétraient, au rez-de-chaussée, dans la galerie au bout de laquelle la chambre rouge de Mme de Staël communiquait avec la chambre verte de Mme Récamier. C’est là, dans cette chambre aux rideaux de taffetas vert, que Mme Récamier venait passer de longs mois auprès de son amie. C’est là qu’elle fut aimée par le prince Auguste de Prusse. Chaste roman, que nous a conté Mme de Genlis dans une de ses meilleures nouvelles. La douce Mme Récamier, qui elle du moins n’écrivait pas, avait trouvé grâce devant Mme de Genlis, presque aussi sévère que Napoléon Ier pour la pauvre Mme de Staël : « J’ai regretté bien souvent, disait Mme de Genlis, que Mme de Staël n’eût pas été ma fille ou mon élève ; je lui aurais donné de bons principes littéraires, des idées justes et du naturel, et, avec une telle éducation, l’esprit qu’elle avait et une âme généreuse, elle eût été une personne accomplie et la femme-auteur la plus justement célèbre de notre temps. »

Femmes-auteurs l’une et l’autre, l’une et l’autre brûlant de régenter l’opinion, comment ne se seraient-elles pas détestées ? Mais rassurez-vous, Messieurs, l’arrière-petit-fils de Mme de Genlis, qui succède aujourd’hui au petit-fils de Mme de Staël, ne veut pas réveiller leur querelle.

Quand on avait gravi l’escalier de cette maison, où s’étaient mutuellement jalousés Benjamin Constant, Schlegel, Sismondi, on entrait, au premier étage, dans la vaste pièce où Mme d’Haussonville réunissait une compagnie pacifique et choisie. Toute la gaieté du beau lac s’épanouissait devant les fenêtres ouvertes. Rien de pédant en ce lieu, qui avait entendu, sous le règne de Mme de Staël, des discussions si bruyantes ; mais les plus spirituels propos, aimables comme le séjour.

Votre confrère se plaisait dans la bibliothèque, séparée de ce salon par le salon des portraits, où revivent sur des toiles immortelles les hôtes illustres de jadis. Assis à sa table de travail, entouré des livres qu’avait aimés Mme de Staël, il distinguait, à travers les arbres et par delà les eaux bleues du Léman, les premières maisons de Genève. Que d’articles y naissaient chaque année, sous sa plume alerte, car il avait la curiosité, l’agilité du journaliste. Histoire générale, histoire locale, politique française, helvétique, anglaise, livres anciens, livres récents, sa plume effleurait toute chose. De Coppet, il témoigna plus d’une fois aux persécuteurs de l’Église l’indignation et le mépris que lui inspirait leur intolérance. Comme avant lui son voisin de Ferney, pas une question sur laquelle il ne donnât son avis en « petites phrases portatives » qui ne quittaient plus la mémoire de ses lecteurs.

Ce que M. d’Haussonville préférait peut-être à ce cabinet de travail si riant, c’était la vieille tour féodale du château, dont une meurtrière regardait le fronton Louis XVI de l’entrée. Là s’ouvraient pour lui les archives de Mme de Staël. Il était le gardien jaloux de ces trésors, les montrait à de rares visiteurs, en formait les assises de ces ouvrages où il conciliait avec les devoirs de sa conscience d’historien la règle qu’il s’était imposée de veiller sur la vertu de son aïeule.

Cependant les années passaient et nous avancions dans cette avenue dont personne, selon le mot de Paul Hervieu, ne connaissait la longueur, mais qui menait sûrement à la guerre. L’invasion du mois d’août 1914 frappa votre confrère d’une douloureuse stupeur. Quatre mortelles années, malgré les victoires des maréchaux qui sont la gloire de votre compagnie, il sembla porter le deuil de la France. Il fallut, pour qu’il se relevât de cette consternation, que l’ennemi fût définitivement chassé. Ce n’est pas que M. d’Haussonville demeurât inactif. Ses soixante-quinze ans ne l’empêchaient pas de seconder la présidente de la Croix-Rouge, dont l’un de vous, Messieurs, a pu dire : « Le sang des maréchaux d’Harcourt coulait dans ses veines. Mme d’Haussonville fut, pendant la grande guerre, un maréchal de la charité. »

Lorsque la France fut délivrée enfin, M. d’Haussonville parut ressusciter avec elle. Le succès de nos armes lui avait rendu la jeunesse. Il reprit sa plume, il retrouva sa mémoire si ornée, son esprit fin, brillant et caustique. Je l’ai vu la veille de ses quatre-vingts ans, dans un château d’Anjou, par une douce après-midi de septembre, charmant une réunion intime comme aux plus beaux jours de sa vie.

Il ouvrit de nouveau sa maison de Coppet. À l’ombre d’un arbre du parc, sous le cèdre vénérable qui étale son pelage magnifique devant la cour pavée du château, le petit-fils de Mme de Staël reçut les hauts personnages de la Société des Nations. Les plus étincelants causeurs de France et d’Europe tinrent à honneur de s’asseoir auprès de lui. Victor Hugo eût dit que le soleil couchant de M. d’Haussonville avait des clartés d’aube. La vieille maison se croyait revenue aux jours lointains de Mathieu de Montmorency et de Chateaubriand.

C’est à Coppet que la mort toucha du doigt votre confrère. Il comprit l’avertissement de la sinistre visiteuse et se fit transporter à Paris. En passant devant l’Institut, il montra avec mélancolie cette coupole qui lui était chère, où trente-six années auparavant il avait siégé pour la première fois. Il mourut et sa mort fut digne du courage et de la piété de sa vie.

M. d’Haussonville s’en allait sans avoir tenu tous les grands emplois auxquels lui eussent permis de prétendre les dons que Dieu lui avait prodigués. Il songeait à lui-même, quand il avait écrit, dix-huit mois plus tôt : « Dans toutes les générations, il y a certains hommes qui n’ont pas rempli toute leur mesure. Autrefois c’était la défaveur du Roi, aujourd’hui c’est celle de la démocratie, qui leur barre la route. Ils n’ont rien de mieux à faire que de se réfugier dans l’étude en entretenant, pour se consoler, l’illusion qu’ils auraient pu être quelque chose ou, ce qui vaut mieux, quelqu’un. » Messieurs, votre confrère n’était point le jouet d’une illusion : il fut quelqu’un, quelqu’un de remarquable et de remarqué. Ce dernier des Cléron d’Haussonville, ce gentilhomme si intelligent et si généreux cet écrivain si élégant, si courtois et si brave, la plus curieuse figure peut-être de sa race, fut un serviteur éminent de la France et l’honneur de sa maison.