Réponse au discours de réception d’André Maurois

Le 22 juin 1939

André CHEVRILLON

Monsieur,

C’est un juste et noble tribut que vous venez de rendre au grand travailleur qui n’a vécu que pour le service de l’esprit et de l’ordre français. À tous ceux qui l’approchaient, René Doumic inspirait le respect, et tel est le sentiment que traduisent les paroles que vous venez de prononcer. Nous avons senti l’admirable unité d’une œuvre et d’une vie dirigées par l’idée constante du devoir et de fortes convictions. Certitude, rectitude, ces deux mots suffiraient à en définir le grand caractère.

Né au cœur du fiévreux Paris, dans une famille où se conservaient les coutumes et les vertus de la vieille bourgeoisie française, il a grandi tout droit. De ses parents, il a reçu la foi religieuse qui a soutenu toute sa vie. Au lycée, où il entre à dix ans, aussitôt qu’il a endossé le harnais, il tire à plein collier. Il y remporta d’éclatants succès. Sa voie était toute tracée : l’École normale, le professorat, et cette carrière d’écrivain, de critique littéraire, conçue comme un élargissement de celle du professeur.

Pendant vingt ans, il a jugé les livres et le théâtre. Convaincu de la valeur des disciplines morales traditionnelles, il s’attaquait aux œuvres qui lui paraissaient propres à les détendre. À la fin du siècle dernier, voici comment il jugeait l’action exercée par la littérature de l’époque précédente : « Scepticisme, sensiblerie, pessimisme, manie exotique, sensualisme mystique, toutes ces maladies se sont déclarées en même temps dans l’âme française. » Il en montrait les origines. D’abord, un afflux de théories venues du dehors, et non seulement contraires aux tendances du génie français, mais qui se contredisaient entre elles. « On avait appris le dilettantisme chez Amiel, le nihilisme chez Tourgueniev, l’évangélisme chez Tolstoï, l’individualisme chez Ibsen, la philosophie du surhomme chez Nietzsche. » Il signalait aussi les brutalités du roman dit expérimental ; on avait remplacé la psychologie par la physiologie, l’étude de l’âme humaine par celle de la bête humaine. Les Goncourt avaient inventé « l’écriture artiste », qui torturait la langue pour la contraindre à traduire toutes les sensations des yeux. Ajoutez les déliquescences d’écrivains qui se paraient eux-mêmes du nom de décadents, les perversités et les langueurs mystiques de l’école verlainienne, le culte nouveau de Baudelaire, d’une poésie toxique, chargée de philtres engourdissant et qui font des images de la corruption une volupté. Enfin, la réaction était venue. Paul Bourget dénonçait maintenant les dangers des charmes qu’il avait d’abord subis ; Barrès, qui avait professé le culte du moi, enseignait la soumission de l’individu à son groupe et à sa loi. À côté d’eux et de l’héroïque Brunetière, René Doumic s’était rangé.

Vous disiez très justement tout à l’heure, Monsieur, que le jugement esthétique n’est pas le jugement éthique. M. Doumic ajoutait souvent l’un à l’autre ; il ne les confondait pas. Il a loué la beauté de la forme en des œuvres dont il condamnait les idées. Il n’aimait pas le scepticisme d’Anatole France, il l’a dit clairement, — et, non moins haut pourtant, son admiration pour l’art de cet enchanteur. Mais il n’admettait pas la théorie de l’art pour l’art, inventée par Théophile Gautier pour étonner les bourgeois. Elle a pour elle tous les artistes, mais non pas tous les philosophes. Le principe de M. Doumic était celui qu’a professé Hegel, à savoir que le caractère moral de l’œuvre d’art ajoute à sa valeur, — idée que Taine a reprise en l’appuyant sur beaucoup d’exemples. Il en est un qu’il n’a pas donné et que vous connaissez mieux que personne. Au siècle dernier, de Carlyle à Kipling, toute la littérature anglaise — Swinburne à part — fut moralisante, et elle a donné des chefs-d’œuvre. Il est vrai que l’éthique d’un Carlyle, d’un Ruskin, n’était pas la prudente et moutonnière sagesse bourgeoise à laquelle nous fait penser ce mot, assez discrédité chez nous depuis les romantiques : la morale. C’était une idée active, vivante, une véhémence. En ces deux maîtres, qui comptent parmi les plus grands de la prose anglaise, revient l’accent impérieux des prophètes d’Israël.

René Doumic avait au plus haut degré le sens social. « Les théories littéraires, écrivait-il en 1894, se résolvent en actes, et se traduisent dans la société par des faits. Les idées issues des livres parviennent jusqu’à ceux-là qui ne les lisent pas, car elles sont partout répandues, flottantes autour de nous ; elles forment l’atmosphère morale d’une époque. » Quand un livre le blessait dans sa fibre la plus profonde, sa réaction était vive ; elle mettait en mouvement toutes les forces de son talent. Quelle passion, quelle verve, quel esprit, quelle énergie dans ses articles sur la philosophie de Diderot, sur les amours romantiques, sur le roman naturaliste, sur les décadents du Christianisme, sur les mœurs de la Comédie nouvelle, sur le bilan d’une génération !

Une œuvre, a-t-il dit, est d’autant plus significative qu’elle exprime mieux l’esprit d’une époque. La sienne a cette valeur historique. Toutes les idées de son temps, il les a suivies, discutées, — et comme il savait généraliser ses discussions ! À propos d’un romancier, d’un poète, d’un auteur dramatique, il définissait les tendances de son groupe, de son école, il en cherchait les origines, ce qui le menait à étudier et commenter les conceptions successives de la vie et de l’art exposées par le roman, la poésie et le théâtre modernes. Sa connaissance de toute notre littérature, dont il avait écrit l’histoire en un livre célèbre, conférait à sa critique beaucoup d’autorité. Ajoutez son talent d’écrivain, l’aisance, l’ampleur de ses mouvements de pensée, rapides courants qui nous prennent, nous entraînent. Il fuyait la période oratoire, mais, au sens premier et le meilleur du mot, il était éloquent.

Il était trop bien fixé dans sa forme française pour être curieux de l’étranger. Sortir de France, pour lui, c’était sortir de ses normes ; la France était le monde normal. Appelé par des Américains, amis de notre pays, à faire des conférences aux États-Unis il y est allé une fois, par devoir. Il s’y est trouvé perdu. Chicago l’effara. Passant de là au Canada français, il s’est senti rentrer dans la vie, — c’est son mot. Il y éprouva pourtant une surprise. À Montréal, il venait d’achever une leçon sur le théâtre d’Alfred de Musset, quand l’évêque se leva et adressa cet avertissement au public : « Tout ce qu’a dit M. Doumic est très bien, mais n’oubliez pas qu’Alfred de Musset est interdit dans le diocèse ! » Notre confrère se croyait conservateur. Il découvrit, ce jour-là, que tout est relatif.

C’est la force d’une société, a-t-il écrit, quand chacun, à sa place, s’efforce d’accomplir son travail avec toute la perfection possible. Cette conscience, il l’apportait à toutes ses tâches. À chacune — et combien il en assumait ! — il se donnait comme s’il n’en avait pas d’autres. Chacune était le devoir. Toutes ses activités concouraient à une même fin : défendre, propager les principes intellectuels et moraux qu’il croyait salutaires, et servir ainsi son pays. Quand on lui offrit la direction de la Revue des Deux Mondes, il y vit un moyen d’étendre son champ d’action. Avec quelle ardeur et quelle vigilance il s’acquitta de cette fonction, allant, lui qui ne se reconnaissait aucune faculté pratique, jusqu’à étudier les méthodes de la publicité pour agir sur un plus grand public !

Le plus frappant chez lui, c’était la force du caractère. Il était secrètement très sensible ; si occupé, il se dérangeait pour servir des gens dont l’infortune l’avait ému. De ses bienfaits, que ses plus proches ignoraient, beaucoup ont témoigné après sa mort. Mais quand il s’agissait des intérêts dont il avait charge, il se montrait irréductible. À des écrivains qu’il aimait et admirait, il savait dire non quand ils lui apportaient des articles qui n’étaient pas dans la ligne de la Revue. Mais un grand romancier, un de ses plus anciens amis, dont il n’avait pas accepté le manuscrit, me disait : « Je suis sûr que de nous deux, c’est à lui que son refus a été le plus pénible. » Celui-là connaissait son cœur.

À l’Académie, où personne ne commande, nous sentions en lui notre chef. Il avait cette vertu mystérieuse : l’autorité. Dans la chaire du bureau, à côté du directeur qui change tous les trois mois, lui soufflant parfois ce qu’il avait à dire, notre Secrétaire perpétuel dirigeait nos travaux. Il avait toujours gardé sa mine de professeur, et quand, s’armant de son lorgnon, il promenait lentement sur nous son regard, je croyais me retrouver en classe. La classe était très libre. On peut arriver en retard, causer avec son voisin, s’en aller avant la fin ; on peut même faire l’école buissonnière, — vous verrez, Monsieur, c’est charmant. Mais nos débats sont quelquefois un peu confus. Quand ils se prolongeaient sans aboutir, M. Doumic, jusque là silencieux et résigné, intervenait. De sa voix lente et bien articulée, détachant les membres de phrase avec autant de précision que s’il lisait un texte, il reprenait la question, la ramenait à ses termes premiers, et nous donnait son opinion et ses raisons. Aussitôt l’on voyait clair ; on suivait toujours son avis. Dans les dernières années de sa vie, chaque automne, ceux qui s’étaient absentés, — lui ne prenait pas de vacances, — le retrouvaient plus pâle, plus frêle, plus diaphane, et comme dépouillé peu à peu de matière charnelle. Mais de son écrasant labeur, il n’abandonnait rien. Il est mort à la tâche. Sur le lit dont il ne devait pas se relever, il a rédigé son dernier discours sur les prix littéraires. C’est avec recueillement qu’il fut écouté, quand M. Bellessort le lut dans cette enceinte. Son émotion et la nôtre se confondaient.

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*  *

Le maître dont vous venez de faire le véridique éloge me fit un jour le vôtre. Oh ! ce ne furent que deux mots, très simples et qui n’effaroucheront pas votre modestie, mais prononcés par lui, ils signifiaient beaucoup. Il me dit : « Maurois n’a pas seulement du talent, il a du bon sens. » Ce qu’il entendait par bon sens, c’est la raison claire et droite qui distingue vite le vrai du faux. C’est aussi la foi à des principes de conduite et de vie sociale que reconnaît toute âme saine. Pour vous comme pour lui, quand ils faiblissent dans une société, elle commence à dépérir. Mais vous avez plus que lui le sentiment du relatif ; vous les voyez changer avec les civilisations. Il croyait à leur valeur absolue ; vous croyez à la valeur de la croyance.

Vous aussi, Monsieur, avez été formé par de fortes traditions. Vous êtes issu d’une de ces grandes familles industrielles d’Alsace qui, en 1871, quittèrent leur pays pour demeurer françaises. À Elbeuf, où votre grand-père, suivi de ses ouvriers, avait émigré et reconstitué son usine de tissage, vous avez grandi sous de graves influences. Vous entendiez évoquer d’émouvants souvenirs : l’invasion, les provinces perdues, l’exode. Le dimanche, votre père vous emmenait au monument de la Défense. Là, il vous chantait des refrains de marche, et vous entraînait au pas militaire.

À onze ans, vous commenciez de suivre les classes du lycée de Rouen. Tous les matins, levé à six heures — dans la nuit, en hiver — vous traversiez les cours de l’usine dans le flot des ouvriers qui arrivaient, et vous alliez prendre le train qui vous menait à la grande cité normande.

Au Lycée, vous devez beaucoup. Vous y apportiez un esprit candide, sérieux et qui ne s’appliquait qu’à bien faire. Vous n’êtes heureux, avez-vous dit, que si vous vous sentez encadré dans un ensemble solide. La nudité des murailles scolaires vous plaisait, et l’enceinte carrée où, à huit heures moins cinq, sous la statue du viril Corneille, vous preniez les rangs au roulement du tambour pour entrer en classe. À cet ordre constant et précis vous étiez accordé ; vous avez aimé la densité de la phrase latine, les fortes ordonnances de nos écrivains du XVIIe siècle, les inductions que les sciences physiques fondent sur quelques faits bien dégagés. Vous avez toujours gardé le goût de la méthode. Aujourd’hui encore, quand vous raisonnez, non seulement vous rangez vos arguments et vos faits dans leur ordre logique, mais, pour plus de rigueur, vous les présentez parfois classés sous des numéros.

En rhétorique, vous n’avez pas appris la rhétorique, mais ce que vous appelez le respect de la modération. Pour modèles, votre professeur vous conseillait Voltaire, Stendhal, Anatole France. Il vous proposait des thèmes classiques de composition. Un jour, ce fut, au nom de Conrart, une réponse aux critiques adressées par Saint-Evremond à l’Académie. Une défense de l’Académie française par le jeune André Maurois, que je voudrais pouvoir aujourd’hui citer cette copie !

L’étude de la philosophie a beaucoup compté dans votre formation. Vous aviez un professeur incomparable, le moraliste que nous connaissons tous sous le pseudonyme d’Alain, un nom qui revient si souvent dans vos livres. Vous avez déclaré que vous lui deviez tout.

Avec lui, les abstractions devenaient vivantes. Il partait d’exemples familiers. « Nos encriers, nos tables, nos chapeaux, entraient », racontez-vous, « dans ses cours. » Vous demandait-il ce que devient votre chapeau quand il disparaît dans une armoire ? Innocente question, semble-t-il ; mais qui nous pose le problème de la chose en soi. C’est le pont aux ânes de la métaphysique : aussitôt qu’on l’a passé, on est sorti du réalisme naïf. Le monde extérieur une apparence, son existence même un postulat, cette vérité, la seule en philosophie qui soit démontrable, quelle révélation pour des enfants de dix-sept ans ! Vous en discutiez à perte de vue avec vos camarades : « Chartier a raison, disiez-vous, le monde n’existe que dans la mesure où je le crée. — Alors, demandait un incrédule, quand tu partiras ce soir pour Elbeuf, Rouen cessera d’exister jusqu’à demain matin ? — Certainement. — C’est idiot. — C’est vrai. »

Prix d’honneur au concours général, licencié en philosophie, vous aviez rêvé d’une carrière de professeur. Mais, rappelé par votre père à la tradition de famille, à vingt ans, votre service militaire accompli, vous preniez votre place à côté de lui dans l’usine. Là, dans le cliquetis des métiers, parmi deux mille ouvriers que vous appreniez à diriger, vous ne pouviez plus penser : « moi seul, j’existe. » Ce monde autour de vous n’était pas votre rêve. Hausses et baisses des cours, crédits, outillage, concurrence, tarifs douaniers, syndicats, grèves, c’étaient là des sujets dont s’imposait la réalité. Dans les affaires d’un pays, ils tiennent la même place que dans un établissement industriel. Ainsi se formait en vous cette connaissance du mécanisme de la vie moderne, qui s’atteste dans votre Essai sur le Métier et la Cité, dans votre Esquisse d’un relativisme économique, dans vos Chantiers américains.

Vous étiez sorti du lycée à peu près socialiste. Un jeune Français dressé au raisonnement logique, et qui en philosophie a fait le tour des systèmes, a tout de suite sa théorie de la société. Partant d’un principe général et presque toujours généreux, il n’a qu’à déduire pour conclure aux institutions qui feront la Cité parfaite. L’expérience vous a vite appris que s’il est facile de construire dans l’idéal, la difficulté commence quand il s’agit du monde réel.

Le soir, à Elbeuf, les ateliers fermés, le silence revenu, vous vous donniez au bonheur de penser. Que n’avez-vous pas lu dans ces dix années-là ! Votre curiosité s’étendait à toute l’histoire humaine, à toutes les recherches des sciences morales, à toutes les vues que les sciences physiques portent sur les problèmes que nous posent la matière, l’organisation vivante, les infinis de l’univers. À cette époque aussi, vous avez dû lire toute la littérature anglaise. Les cahiers de notes s’accumulaient.

Cependant l’artiste en vous aspirait à produire ; vous écriviez des nouvelles ; dès le lycée vous aviez donné une série de contes à un journal local. Aux écrivains que vous teniez pour les maîtres du genre, à Voltaire, à Stendhal, à Mérimée, France, Kipling, vous demandiez leurs secrets de métier. Quand parurent, en 1918, les Silences du Colonel Bramble, ce livre exquis, écrit au front britannique où vous serviez comme interprète, on s’étonna de trouver un artiste accompli dans un débutant. On ne savait pas quelles années de préparation avaient rendu possible cette parfaite réussite.

 

Votre œuvre, Monsieur, est déjà trop vaste pour que j’essaie ici de l’embrasser tout entière. Trop diverse aussi. Votre talent, qui se prend à tous les sujets, change si aisément ses formes et ses allures. Tantôt, — dans votre Bramble, par exemple, — c’est un humour tranquille, voilé, à la fois ironie légère et sympathie compréhensive, et, tout d’un coup les plus libres, étincelantes fantaisies de l’esprit : feux d’artifice d’idées qu’allument, à propos de tout et de rien, le jeune Français Aurelle et l’Irlandais O’Grady autour du placide colonel ; rapides fusées qui montent, divergent, élancées parfois jusqu’au ciel métaphysique. Tantôt, comme dans Sentiments et Coutumes, c’est votre pensée méditée qui s’expose et se développe. Votre art est alors celui que vous avez si bien appris au temps où vous rêviez d’être professeur. Vous traitez de questions morales et sociales. Tantôt vous nous donnez vos songes. Vous voilà dans Sirius, contemplant de haut nos guerres et nos révolutions, ou même, de plus haut encore, d’une étoile dont la lumière met des milliers d’années à nous parvenir, la naissance sur notre planète des premières civilisations humaines. Et puis des essais de critique, et ces grandes biographies, ces romans où vous suivez le développement d’un personnage historique ou imaginaire.

Le singulier n’est pas que vous ayez cultivé plusieurs genres littéraires, mais qu’en des ouvrages qui appartiennent au même genre vous puissiez si bien transformer votre manière. Dans Bernard Quesnay, l’art n’est pas moins sûr que dans Climats, mais c’est un tout autre art, bien plus impersonnel, appliqué cependant à un sujet plus personnel. Le milieu décrit est celui où vous avez pendant trente ans vécu : une grande usine de tissage en Normandie. Vous êtes là chez vous, et le principal personnage, c’est vous-même, tel que vous seriez si vous aviez choisi de consacrer votre vie à l’usine. Pourtant tout semble vu du dehors. Votre détachement est celui d’un observateur amusé. Vous semblez étudier une espèce curieuse ; vous en avez collectionné quelques individus typiques ; à traits brefs et précis, vous en décrivez les instincts et les mœurs. C’est la concision de Mérimée, et la simplicité supérieure, ironique de Stendhal.

Il y a de la comédie dans ce roman, mais au fond un élément tragique : l’idée du destin. Voici Bernard jeune, indéterminé, amateur d’art, qui pense à sa maîtresse et se demande s’il a été créé pour passer une brève existence à fabriquer du drap. Le voici vingt-cinq ans plus tard, marqué, durci par le métier, ne se concevant plus d’autres raisons d’être, reprenant chaque matin le harnais avec une sombre ardeur, et ressemblant de plus en plus à son grand-père. Voici cet aïeul, le sec, impérieux vieillard que nous avons vu peu à peu fléchir, à présent frappé d’hémiplégie, et qu’on ne ranime qu’en lui parlant des affaires de la fabrique. Et puis le cortège noir qui, dans la neige, l’accompagne au cimetière. La courbe est achevée : une vie dont nous avons connu la flamme s’est évanouie. Le froid de la mort nous saisit. Le romancier demeure impassible ; tranquillement il achève son tableau, choisissant, disposant une à une les petites touches significatives.

Dans Climats, l’histoire d’une passion, le point de vue et le procédé sont renversés. Les personnages sont trop complexes pour se laisser dessiner d’un trait. Ils changent, ils évoluent. Vous ne les décrivez pas ; ils s’étudient, se racontent, se confessent. Peu à peu le fond des âmes, leurs frémissements les plus secrets se révèlent. Nous voyons la naissance obscure des sentiments, leurs flux et leurs reflux, les fugitives nuances dont s’irisent leurs ondes.

Vous l’avouez : cette minutieuse analyse d’êtres trop compliqués, trop civilisés, et de leurs échecs sentimentaux vous a lassé. En les quittant, vous avez éprouvé « un grand désir de santé morale », et vous avez demandé un tonique à Kipling. « Oui, dites-vous, voilà bien le contre-poison. Ah ! que Kipling se moquerait ingénieusement des inquiétudes de Philippe Marcerat ! »

Le malheur de Philippe, c’est de s’être abandonné à son rêve. Le fatalisme sentimental vous semble aussi faux que le fatalisme de l’action. « Certes, dites-vous encore, l’univers est immense, et nous sommes petits et faibles. Pourtant nous avons prise. » Vous croyez que dans d’étroites limites, nous pouvons échapper au déterminisme universel, nous glisser entre les nécessités et nous créer un abri contre leur jeu fatal. Voilà qui ressemble fort à la conception stoïcienne : d’une part, l’ordre invariable du monde ; d’autre part, la cité intérieure où le Sage se retranche. Mais la liberté du Stoïcien n’est que celle de la raison s’identifiant à la raison qui régit le monde, et nous prescrivant de nous soumettre à l’ordre général. Consentement au Destin, — la plus noble forme de la résignation. Dans le refuge que vous nous offrez, le Destin n’est pas maître ; elle-même, par elle-même, la volonté se détermine. À cette conviction vous avez été conduit par la conscience que vous avez prise de votre autonomie quand vous avez quitté la route toute tracée où déjà vous étiez engagé pour tailler votre propre chemin et faire de votre vie votre œuvre.

De tous vos livres, une philosophie pratique se dégage. Elle nous détourne du souci de nous même aussi bien que de la contemplation des abîmes. En bref, voilà ce qu’elle nous dit : la vie a un sens ; le bonheur est possible. Pour y atteindre, l’homme doit s’oublier ; il s’oublie dans l’action qui est son besoin le plus profond. « Je ne veux pas faire mon bonheur, je veux faire mon œuvre », nous dit Nietzsche. À quoi vous répondez qu’en faisant son œuvre, l’homme trouve son bonheur.

Pour l’action, les vraies valeurs sont celles du caractère. Énergie d’entreprise, rapidité de décision, courage, fidélité à la tâche, foi dans les fins poursuivies, que vaut l’intelligence quand manquent ces vertus-là qui font sa force efficace ?

Elle est au service de la vie. Son rôle essentiel, comme l’a montré M. Bergson, est de lui trouver les moyens de se défendre contre les forces environnantes, ou d’en tirer parti. Elle a reçu sa forme logique des nécessités de l’action dans un monde où règne un ordre fixe. C’est son honneur d’avoir dépassé sa fonction première et de s’efforcer vers cette fin plus haute : comprendre pour comprendre. Elle abstrait, elle raisonne, elle forme des hypothèses, elle construit des théories. Mais quand, emportée par sa foi dans sa logique, elle s’efforce d’y soumettre les réalités humaines, qui échappent à la logique, vous dites justement qu’elle tourne à vide, qu’elle n’engrène pas sur le réel. « Il suffit, ajoutez-vous, de quelques soirs de travail, pour rédiger un plan ; il faut des années d’expérience, de retouches et de souffrances pour réformer une société. » Ceux qui ont tenté de le faire tout d’un coup ont dû imposer la crainte et même la terreur.

Le problème est si complexe ! Ses éléments ne se couvrent que peu à peu. Il en est qui varient : les circonstances, les conditions de vie, et ceux-là s’opposent à la fixité du principe. D’autres sont constants, et s’opposent à son application. Un peuple a son caractère propre, ses façons de penser, de sentir, ses croyances, ses traditions, préjugés, conventions, ses rites mêmes, qui peuvent avoir perdu leur raison d’être, mais qui persistent, la forme survivant à l’idée. Et par dessous les traits propres à chaque nation, il y a le fonds général et permanent de la nature humaine. Les résistances sont d’ordre spirituel. Les dictateurs le savent bien, qui, proclamant un principe, entreprennent de façonner tous les esprits sur un modèle obligatoire.

Votre pensée se résume quand vous dites qu’on ne peut pas plus refaire un pays de toutes pièces qu’un chirurgien ne peut refaire des tissus. C’est ce que Burke enseignait en 1790 ; une société n’est pas une construction mécanique, mais un être organique dont toutes les parties obéissent à un mystérieux principe d’unité, de forme et de cohésion. Sans doute, les formes de la vie sont muables ; elles évoluent pour s’adapter aux variations du milieu. Quand il s’agit d’une nation, et que le changement des circonstances est profond, la raison doit intervenir. Mais il faut toujours partir de la forme acquise, procéder par mesures partielles et successives. On ne découvre que peu à peu toutes les conséquences d’une loi.

 

Ces idées, est-ce l’étude profonde que vous avez faite de l’Angleterre qui vous y a conduit ? Je ne sais. Entre votre philosophie pratique et les tendances de l’esprit anglais, on ne peut que constater l’accord. Matthew Arnold a défini cet esprit quand il a dit : « Notre préférence va à l’action ; notre culture est dominée par l’idée de la conduite. » Voilà pourquoi la logique a si peu de crédit chez les Anglais. Le seul système chez nous, me disait sir Charles Dilke, est qu’il n’y a pas de système ; et Kipling, qu’un Anglais comprend qu’il ne doit pas comprendre. La Constitution anglaise lui apparaît comme un ordre naturel, vénérable, dans lequel il est né. Elle ne procède d’aucun plan. La grande Charte de 1260, la proclamation, à la fin du XVIIe siècle, non des droits de l’homme, mais des droits des sujets anglais, au nom de la coutume et de la légalité, un peu plus tard la loi de l’Habeas corpus, en sont les seuls fondements. La construction est disparate ; on y introduit toujours de nouvelles pierres ; il n’est jamais question de réforme de structure. À l’antiquité de ses assises, elle doit son prestige. Wells a remarqué la valeur qu’a pour ses compatriotes le mot vieux : un vieil arbre, une vieille maison, une vieille institution. Dans ce pays, que de coutumes sont religieusement observées qui, depuis des siècles ont perdu leur raison d’être originelle ! Elles en ont acquis une autre : par elles le passé redevient présent ; la continuité de la vie nationale apparaît.

Si les vieilles formes politiques ont duré, c’est aussi qu’elles n’étaient pas strictement définies. À tout changement de leur contenu, elles pouvaient se prêter. Elles ont changé parfois sans qu’on s’en aperçoive. Les deux premiers George ne parlant pas l’anglais s’abstinrent de paraître au Conseil des ministres ; ce précédent a suffi pour établir l’indépendance du Cabinet. Dès lors, l’Angleterre était en fait une république. Jusqu’en 1832, elle fat gouvernée par la haute caste. Aujourd’hui, le suffrage universel est établi, — on ne lui a jamais donné ce nom ; c’eût été poser un principe. Il est pourtant, si l’on peut dire, plus universel que chez nous, puisque les femmes votent et sont éligibles. Il a fallu près de cent ans pour accomplir la révolution qui a fait de l’Angleterre une démocratie ; elle s’est opérée graduellement, par une suite de réformes largement espacées. Souvent les Tories en prenaient l’initiative, et c’est pourquoi cette épithète : conservateur, n’est pas impopulaire. Ce sont les doctrines absolues, les « idéologies », qui allument les passions, des fanatismes d’où sont sorties des guerres civiles. Chez les Anglais, les luttes politiques s’achèvent par des transactions. Tout reste dans l’ordre légal. En face du Premier Ministre, le chef du parti adverse représente non moins officiellement que lui le Souverain. L’un dirige le gouvernement de Sa Majesté, l’autre, comme le dit son titre protocolaire, est, au nom de Sa Majesté, le Leader de l’opposition.

En vous lisant, Monsieur, on comprend mieux cette sagesse instinctive d’un peuple qui, toujours orienté vers les fins pratiques, sait concilier les contraires. En lui se composent les deux tendances qui commandent tout développement de vie : fidélité au type, adaptation aux changements du milieu. Disraëli, et Burke avant lui, ont dit que, pour conserver, il faut savoir réformer. Inversement, pour réformer de façon durable, il faut conserver beaucoup.

 

Vous avez écrit un petit livre à l’usage du jeune Français qui va en Angleterre, l’avertissant que ce pays est difficile et mystérieux. La règle que vous lui apprenez d’abord pour le guider est celle de réticence et de conformité : effacer sa personne, garder pour soi ses émotions et ses convictions, ne pas être original, et s’il a quelque compétence spéciale, éviter de la montrer.

Bien entendu, dans le monde où vous l’introduisez, les plus nombreux sont vraiment très pareils. Ils ont passé par une de ces écoles de la gentry dont l’objet principal est de façonner des Anglais du type exact et régulier. Ils ont reçu cette empreinte qui fait un gentleman anglais si reconnaissable sur le continent, si semblable en Angleterre à tous les autres. La marque est forte et simple. Et pourtant, dans l’histoire de cette nation, que de figures originales et puissantes ! Aussi bien, n’est-il pas significatif que dans le roman anglais l’étude des âmes soit si poussée, et chez la plupart des personnages, la vie intérieure si intense ? M’étant un jour permis de demander à Henry James, le grand romancier, ce qui l’avait attiré d’Amérique en Angleterre, il me répondit sans hésiter : les caractères.

Pour un amateur d’âmes, quel sujet qu’un Shelley, un Byron, un Disraeli ! Non seulement Shelley est hors cadre dans l’humanité commune. Ceux qui l’ont connu ont parlé de « ses allures surnaturelles » ; ils ont décrit son long corps frêle, sa figure de vierge, ses yeux de rêve où passaient, quand sa pensée s’exaltait, des éclats stellaires ; son pas silencieux, glissant, sa façon mystérieuse de surgir et de disparaître sans qu’on l’ait vu entrer ni sortir. Il avait des visions. À Oxford, il vivait de figures sèches et de croûtes de pain qu’il tirait de ses poches en marchant dans les rues, courbé sur un livre. Au milieu de ses amis, dans le bruit des conversations, il tombait soudain dans un sommeil dont ils ne pouvaient l’arracher. Tout d’un coup, on entendait sa voix perçante lancée dans un monologue enflammé ; il annonçait le millenium, la fin des tyrannies et des superstitions, le règne universel de l’amour, de la raison et de la liberté. Ce mystique se déclarait disciple de Voltaire et d’Helvétius. Beaucoup le tenaient pour un fou. Platon, son vrai maître, aurait dit qu’il avait la folie sacrée.

Sa poésie flotte au-dessus de la terre ; on l’appelait Ariel. En lui le centre de gravité de l’être humain, le moi, semble faire défaut. Son esprit se répand, se dissout dans la nature ; il s’y prend à ce qui échappe à la forme, à la limite, — aux choses les plus évanescentes : le nuage, le vent, les aromes des fleurs, les ondoiements de l’eau, ses reflets, ses treillis palpitants de lumière. Sous son ardent regard, la matière se volatilise. Son alouette perdue dans l’azur est un esprit sans corps, dont le frissonnant bonheur emplit l’espace. Toutes les âmes que Shelley voit ainsi s’épancher à travers les enveloppes matérielles, il les chante, ou plutôt elles viennent chanter en lui. Et toutes, fluides, muables, se mêlent, s’entre pénètrent comme des vapeurs, comme des rayons, comme les sonorités d’une innombrable harmonie. Il n’y a plus que l’âme universelle dont il a vu transparaître une émanation en toute forme de beauté, et lui-même s’y confond. Minutes ineffables. L’illusion du moi séparé s’est défaite, le fantôme du monde s’est évanoui comme le songe du dormeur dont les yeux s’ouvrent à la lumière du soleil. Ces mystiques ivresses, Shelley les a toujours connues. Il a dit le jour où, écolier encore, il eut la sensation de Dieu dans la nature. Il l’avait cherché dans les forêts, dans la splendeur du ciel étoilé. « Soudain ton ombre me toucha, et je serrai les mains dans mon extase. »

La vie de Shelley, si brève, fut si grande, de tels drames l’ont traversée, que vous avez pu la détacher de son œuvre et la présenter comme un roman. Mais tout votre livre s’appuie sur les documents. Tantôt vous en faites entrer un texte dans le libre courant du récit, tantôt vous en tirez les éléments d’une scène, d’un dialogue. Ce qui vous a le plus intéressé dans histoire de ce poète, c’est l’opposition de ses chimères et de la réalité. Le contraste éveille parfois votre sourire, mais le conflit a fait son malheur, et produit autour de lui des catastrophes. Leçons terribles. Le héros, quand il est mort, commençait à s’assagir.

L’orageux Byron était un sujet plus difficile que le candide et transparent Shelley. À son histoire, vous n’avez pas donné la forme d’un roman. Vous ne lui attribuez pas un mot qui ne soit confirmé par un témoignage, — nouveau parfois, amené au jour par vos fouilles dans les archives.

Les caractères de Shelley et de Byron s’éclairent l’un par l’autre. Tous deux furent ennemis des lois, mais l’un par amour des hommes, pour les délivrer de leurs liens et réformer le monde, l’autre qui méprisait les hommes, par besoin de braver le monde et pour l’amour du combat. D’un côté, une volonté simple toujours tendue vers son impossible idéal, de l’autre une énergie désordonnée, emportée en écarts et fougues imprévisibles.

Byron n’obéit qu’à lui-même. Tout soupçon de contrainte le cabre. Chez lui, le moi est tout, passionné, orgueilleux, dominateur. Il ramène à soi l’univers. Un démon l’agite, qui le jette tour à tour à la débauche et à la lutte. L’émotion le met en tumulte. Le jour de l’enterrement de sa mère, il appelle un boxeur et l’assaille avec une rage muette. Le jour où sur la plage de Viareggio s’allume le bûcher de Shelley, tout d’un coup il se met nu et va se battre au loin contre les vagues de la mer encore soulevée où a sombré son ami.

Il était beau comme lui, mais d’une beauté hautaine, marmoréenne sous les boucles noires. Un médaillon de David d’Angers nous le montre, les traits en vigueur, le menton volontaire, les paupières et les coins des lèvres baissant dans une expression d’habituel dédain. Shelley, a-t-on dit, fut un ange dont les ailes lumineuses battaient le vide. Byron se proclamait un ange déchu. Boiteux de naissance, il voyait dans cette infirmité un signe de réprobation. Élevé dans le calvinisme le plus dur, issu d’une lignée qu’il savait méchante, conscient de ses folles violences, il se jugeait maudit. Dieu châtiait en lui ses ancêtres, et ne l’avait créé, comme Caïn, que pour le damner. Byron était prédestiné à torturer Byron parce qu’il était Byron. « J’ai été et serai mon propre destructeur ! »

À trente ans, las de ses personnages prométhéens, il commençait son Don Juan, où il se moque de lui-même, de son art, de l’amour et de tout. Mieux que les déclamations de ses grands rebelles, une bouffonnerie cynique traduirait son mépris de tout ce que les hommes révèrent.

Dans ce poème où passent, avec le rire de Méphisto, des images d’horreur et de volupté, il disait avoir mis dix fois plus de vérité que dans son Childe Harold. Mais Don Juan n’exprime pas tout Byron. Il était si changeant ! Cet égoïste fut souvent généreux. Sujet à des accès de méchanceté diabolique, — je pense à sa conduite avec sa femme, — il était capable de subits attendrissements. Des témoins de sa vie ont attesté son bon cœur. Violent, despotique, pendant quatre ans pourtant, il a plié les châles de l’absurde Guic­cioli. Il a passé pour dément ; vous remarquez qu’il avait parfois du bon sens, — un bon sens anti-byronien. En 1823, il parlait du mariage avec une parfaite sagesse bourgeoise. Il s’était jugé, condamné. Qu’avait-il fait de sa vie ? Il se rappelait sa fraîcheur et sa pureté premières ; il aspirait à la rédemption, et il a donné sa vie pour une noble cause.

 

Entre votre Byron et votre Shelley, vous avez placé un Disraeli ; on peut s’en étonner. Mais nous savons la raison qui décide le choix de vos sujets. La biographie est pour vous un moyen d’expression personnelle ; en chacune de ces trois vies, vous retrouviez le conflit qui vous irritait à votre entrée dans la vie, entre votre jeune romantisme et le monde réel. Il a fait le malheur de Shelley, la révolte de Byron ; seul, Disraeli, qui résistait en pliant, a su le résoudre.

Très jeunes, les deux poètes avaient déjà toute leur figure. Celle de Disraeli ne s’est fixée que tard, à travers de surprenantes transformations. De ses visages successifs, vous avez tracé d’inoubliables portraits, les premiers si amusants, les derniers de plus en plus émouvants. Mais sous tous ses changements, quelques traits fondamentaux se laissent toujours reconnaître.

À l’âge où son père, sceptique et prévoyant, l’avait fait baptiser, il était déjà romanesque, le petit Benjamin, s’enflammant à l’idée de ses ancêtres italiens, de leur magnifique et dangereuse Venise. Il a bientôt dressé l’étonnant programme de vie qu’il réalisera : faire la conquête de Londres, parvenir vite à la gloire littéraire, puis être premier ministre, gouverner l’Angleterre. Ce blême jeune homme aux yeux sombres, ne donne pas l’impression de la force, mais son énergie vitale est inépuisable, et quelle intelligence ! Ardente et réglée, sa volonté est toujours tendue vers son but. Il subit de cruelles défaites, change ses moyens et repart, aiguillonné par la leçon. Il a d’abord tenté de s’imposer par son dandysme extravagant. Il parle beaucoup, trop brillamment ; sur les hommes, l’effet n’est pas bon. Alors des allures d’impassibilité, de morgue froide et nonchalante. C’est Julien Sorel formé par le salon de M. de la Môle. Avec les femmes, il est en confiance ; il lève son masque, jette tous ses feux, et, sous leur charme, s’épanche. Il aura toujours besoin de ce refuge : à soixante-dix ans, il cherchera encore les amitiés féminines. Il a gagné le cœur de la Reine : lui seul avait compris l’époux adoré, l’incomparable Albert.

Le voici aux Communes ; c’est alors un club de hobereaux, grands chasseurs de renards. Ils lui trouvent l’air oriental, il passe pour un aventurier, et il a écrit des romans ! Son premier discours, trop littéraire, trop oratoire, est hué. Quand il reprendra la parole, ce sera sur une question technique ; il sera froid, grave, ennuyeux. Alors il a l’oreille de la Chambre.

Il fut l’apôtre d’un torysme nouveau. Romantiquement épris des grandes institutions historiques, et pourtant partisan de profondes réformes sociales, il rêvait d’une monarchie forte qui gouvernerait pour le peuple, d’une aristocratie moderne où capitaines dindustrie et landlords seraient liés à leurs hommes par des obligations réciproques. C’est le thème de ses romans, dont l’influence ne fut pas moindre que les vaticinations de Carlyle.

En politique, ses gestes passaient pour imprévisibles. Il a soutenu la pétition des ouvriers chartistes, porté à Peel le coup dont celui-ci ne s’est pas relevé, et qui a brisé pour vingt ans le parti conservateur. C’est lui qui le reforme. En 1867, il impose à sa majorité le vote qui ouvre la voie à la démocratie.

On l’appelle le Sphinx à la Chambre, le plus souvent silencieux, droit sur son banc, les yeux demi-fermés, retiré en lui-même, il semble dormir. Sous les attaques de Gladstone, on voit brunir son visage : à ce signe seulement on sait qu’il écoute.

À mesure qu’il vieillissait et que s’accusait en lui le type, il apparaissait de plus en plus étranger. Mais regardant l’Angleterre avec les yeux d’un étranger, il la comprenait mieux que les Anglais. Avant Kipling et Joseph Chamberlain, il eut le sens de l’Empire. Sur la grise politique de son pays, il a mis le rayon de son romantisme.

Je l’ai aperçu dans mon enfance, au faîte de sa gloire, assis, un jour de faste, dans un carrosse. Replié, la tête sur la poitrine, il avait l’air d’un vieil aigle malade. Ah ! qu’il semblait solitaire, d’une autre espèce que ce peuple qui l’acclamait ! Mais l’année suivante, au congrès de Berlin, avec quelle décision il imposait à la Russie la volonté anglaise !

 

Avec votre Lyautey, nous sommes dans un autre monde, en pleine clarté française. L’homme était vivant quand vous l’avez étudié, et il nous demeure vivant dans votre livre. Vous l’interrogiez, vous suiviez son geste, ses mouvements de physionomie, tandis qu’il se racontait à vous. Vous reconnaissiez en lui le chef à la fois intuitif et sagace que vous appelez dans vos Dialogues du Commandement. En vous lisant, nous le voyons, nous l’entendons ; une magnifique énergie rayonne de sa figure ; elle jaillit de son bleu regard, elle éclate dans sa voix. Comme il est droit et clair ! Le voilà tel que nous l’avons connu au Maroc, où son génie impérial s’est librement déployé. Il n’a vécu que dans l’action, pour le service de la France. Une force était en lui, qui le tourmentait quand elle était inemployée. Nous le sentions bien, au temps où, condamné à la retraite, il paraissait à nos séances. Il avait l’air absent, inquiet. Au bout d’un quart d’heure, il se levait et s’en allait. Il avait créé des villes, des pays ; qu’était-ce, pour un Lyautey, que le travail du Dictionnaire ?

Que je voudrais m’arrêter à cette haute figure ! Mais puis-je suivre ici tous les détours de votre carrière d’écrivain ? Vos ouvrages sont de toutes sortes ; en chacun pourtant reparaît quelque chose de votre essentielle pensée. Vos études sur Voltaire, sur Tourgueniev, par exemple, nous donnent votre conception de l’art littéraire. Elle est très précise : économie des moyens, sobriété de l’expression qui doit suggérer plutôt que décrire, logique secrète de l’ordonnance. Dans le maître français, vous voyez le type accompli d’un talent qui est devenu le vôtre, celui qui consiste à présenter les idées les plus générales sous les formes les plus maniables. Chez le romancier russe, vous admirez la simplicité classique de la construction et le choix si sûr du détail évocateur. En tous deux, vous retrouvez une philosophie de la vie très voisine de la vôtre. Celle de Voltaire est plus ironique, — encore y a-t-il beaucoup d’ironie dans Bernard Quesnay et dans l’Instinct du Bonheur. Celle de Tourgueniev n’est pas moins résignée. L’un et l’autre nous montrent l’insignifiance de la créature humaine au sein des forces insensibles de l’univers, et ils concluent à peu près comme vous. « Cultivons notre jardin », dit le sec Voltaire. « Ne nous révoltons pas », dit le tendre et mélancolique Tourgueniev. Simplement, humblement, acceptons l’ordre assigné. « Une animation tranquille, l’absence de hâte, rien de trop, voilà la loi fondamentale ». En nous y rangeant, nous trouverons la paix, et c’est le seul bonheur. Pour vous, il est dans l’effort commandé par l’impératif de notre espèce. Vous imaginez une fourmi qui se croit arrivée à la sagesse parce qu’elle a découvert l’illusion qui pousse les fourmis à se dévouer à la fourmilière. « Sachez, dit-elle à ses sœurs, que votre besoin de travail n’est qu’un piège, que rien n’est certain que la défaite et la mort ». Une jeune ouvrière l’écarte avec douceur. « Cela est fort bien, ma sœur, dit-elle, mais il faut creuser notre galerie. »

Dans votre œuvre si variée, il est des livres qui forment une suite, discontinue il est vrai, mais dont le sujet fait l’unité. À l’Angleterre, vous nous ramenez toujours. À Londres, et mieux encore dans cette campagne du sud où subsiste un ordre, encore à demi féodal, vous avez noté au jour le jour vos impressions des hommes et des choses. De là ces cahiers d’esquisses où tant de pages sérieuses et charmantes nous introduisent au plus profond de l’âme anglaise. Ailleurs, en des essais pénétrants, vous étudiez des écrivains comme Ruskin, Dickens, Kipling, Wells, Chesterton, dont les idées ont agi comme des forces, — ou bien ces romanciers nouveaux qui, détachés de toute foi, nous montrent la vie sans but, fatalement menée par l’instinct, par des impulsions venues de l’inconscient, par des jeux fuyants d’impressions et d’images, — mais leur pessimisme s’attendrit de pitié et d’un profond sentiment du mystère.

Edouard VII et son temps est un livre qui couvre presque soixante-dix ans d’histoire. Tous les personnages politiques de l’Angleterre durant cette longue période et presque tous ceux du continent y sont évoqués. Ce souverain, qui attrista ses parents par sa répugnance aux études, avait un esprit réaliste, un grand bon sens, du tact et du charme. Il s’était donné l’éducation de l’expérience. Écarté des affaires quand il était Prince de Galles, cosmopolite, il fut longtemps l’une des figures de la vie parisienne. Il avait causé en fumant ses cigares avec des hommes de tous nos partis.

Au début de son règne, nos relations n’étaient pas bonnes avec les Anglais. Ils nous reprochaient une politique de piqûres d’épingles, et Fachoda avait failli amener la guerre. Mais l’Allemagne inquiétait également les deux pays. Delcassé et Joseph Chamberlain cherchaient à régler les questions coloniales en litige. Une véritable entente était plus difficile. Le Roi aimait et comprenait la France ; son plus grand acte fut l’initiative qu’il prit de venir officiellement à Paris. Au bout de trois jours la foule l’acclamait. Sa simplicité, sa confiance, son sourire, ses mots heureux, son toast à la France avaient opéré ce revirement. C’était l’Entente cordiale. Les accords de 1904 suivirent. À la Conférence d’Algésiras, les Anglais étaient avec nous devant les Allemands.

 

Le trait le plus évident du grand peuple insulaire est son esprit conservateur et la continuité de son développement. Le présent chez lui est porté par tout le passé. Voilà pourquoi vous avez écrit une Histoire d’Angleterre qui va de la conquête anglo-saxonne à l’avènement de George VI. Les Anglais y ont reconnu l’aptitude française à débrouiller une multitude enchevêtrée de faits en les ramenant aux faits générateurs.

Ce que l’on souhaiterait à présent, c’est un tableau d’ensemble de l’Angleterre contemporaine, un livre qui expliquât avec la même clarté ses grandes transformations récentes. Il faudrait en dégager les causes, les montrer distribuant leurs effets sur les catégories diverses de la population, suivre les courants d’idées et de sentiment chez ces millions de salariés, la plupart fidèles des églises dissidentes, qui sont le véritable peuple anglais. Disraeli ne disait-il pas qu’il est impossible de gouverner contre la conscience non-conformistes ? Jusqu’ici votre observation a surtout porté sur les hommes des hautes classes. Il est vrai que, façonnés par l’éducation proprement anglaise, ils sont plus typiquement anglais.

Une telle étude est plus difficile qu’il y a cinquante ans. En ce temps-là, le système sans système en était un pourtant. Dans cette civilisation, tout se tenait ; des principes et disciplines indiscutés en maintenaient l’unité. La certitude et la sécurité régnaient. Aujourd’hui, l’objet dont s’agirait de mettre au point l’image se présente sur divers plans.

Que de changements depuis la mort de la reine Victoria, qui survécut à son époque ! La guerre du Transvaal laisse un remords ; c’est la fin de l’impérialisme. La désillusion est venue. Des croyances, des règles et formes de vie dont on tirait orgueil sont attaquées. La critique se prend même à l’idée du gentleman, ce type accompli des vertus viriles et chrétiennes célébrées par les romanciers de l’époque précédente. La littérature devient socialisante. Le travaillisme naît. Frappés par des impôts démocratiques, les nobles domaines que chantait Tennyson se morcellent. Sous George V, grèves innombrables, limitation des pouvoirs de la Chambre des Lords, jusque-là l’un des piliers de la Constitution. Vote du Home Rule, révolte de l’Ulster. Une guerre civile est imminente quand éclate la Grande Guerre. Et malgré tout, le travail de transformation politique se poursuit encore. Le droit de vote devient universel, et les femmes l’obtiennent. Le statut de l’Empire change. L’indépendance des Dominions est proclamée. Entre la nation mère et les nations filles, il ne reste plus que ces deux liens : le sentiment de leurs traditions communes et l’allégeance à un roi sans pouvoir, mais symbole vivant de leur unité. À travers tous les troubles et changements, le prestige de la Couronne n’a fait que grandir.

La menace à laquelle l’Angleterre et l’Empire firent face avec nous en 1914 est revenue. Il y a sept ans, dans les dernières strophes qu’il ait écrites, Kipling annonçait le retour du « Cyclone » : « Que nulle étoile ne nous trompe ! L’aube est très loin. Voici revenir la tempête, lente à monter, mais qui sûrement va sévir. À nos postes ! Le calme entre les deux rafales annonce qu’elle approche, et non pas qu’elle est finie. Que nul ne songe à son repos ! » À ce péril, pourquoi si longtemps l’Angleterre a-t-elle fermé les yeux ? Pour le comprendre, il suffit de savoir la signification vitale qu’ont les mots production, commerce, exportation dans un pays qui tire du dehors presque toute sa nourriture, et dont une grande partie de la population n’existe que par un effet du prodigieux développement industriel qui, au XIXe siècle, a surexcité la natalité ouvrière. Toute la politique anglaise fut commandée par cette idée : retrouver l’état normal, rétablir dans un monde bouleversé le courant général des affaires ; à cette fin, aider l’Allemagne à rétablir son économie, et donner en désarmant l’exemple de la volonté de paix.

À cette raison d’ordre pratique, s’en ajoutaient d’autres, morales, sentimentales. L’âme anglo-saxonne n’est plus orgueilleusement insulaire et puritaine. L’autorité sur elle de l’Ancien Testament a baissé et même la croyance à la lettre du dogme. Sa religiosité reste profonde ; son éthique s’est humanisée, pénétrée d’influences évangéliques. Paix sur la terre, bonne volonté de tous les hommes ! Idéal démocratique aussi bien que chrétien, et qui est pour beaucoup dans la foi obstinée, à travers tant de déboires, dans la Société des nations. Illusion naturelle, d’ailleurs, à d’honnêtes gens habitués à la pratique des affaires, qui croient toujours que l’adversaire y apporte la même loyauté qu’eux-mêmes, qu’il suffit de causer avec lui pour arriver à un accord, et qu’il respectera sa signature.

La conscience anglaise est une force qui compte de plus en plus dans l’histoire de notre temps. Elle a décidé l’entrée de l’Angleterre dans la guerre européenne. Jusqu’au 2 août 1914, l’opinion publique n’avait pas permis au gouvernement de s’engager. Mais ce jour-là, les armées du Kaiser marchaient sur la Belgique au mépris du pacte que l’Angleterre, la France, et l’Allemagne avec elles, avaient signé. Aussitôt l’unanimité était faite. Les journaux radicaux, hostiles jusque-là à toute action militaire, proclamaient la fin des polémiques et l’impérieux devoir. En deux jours, cent mille volontaires s’enrôlaient. Il s’en est levé trois millions avant la loi de 1916 qui imposa la conscription pour une guerre hors des territoires britanniques.

L’Angleterre est patiente et lente à s’émouvoir ; ses paroles sont modérées ; elle a horreur de la guerre, et pour sauver la paix, elle tolère beaucoup. Quand les États impérialistes ne dissimulent plus leurs appétits, elle s’efforce encore de négocier. Cependant elle prépare ses forces pour la résistance à ceux qui prétendent dominer le monde, et quand le fait est là, quand les despotes passent à des actes qui la révoltent, ils la trouvent devant eux, rangée à côté de la France.

Les deux peuples aujourd’hui se ressemblent plus qu’ils ne le savent. Ils se sont transformés dans le même sens. À tous deux, la démocratie impose les mêmes problèmes, auxquels répondent les mêmes solutions. Les mœurs sont devenues très pareilles. Les différences entre les religions se sont atténuées. L’Église anglicane ne se dit plus protestante, mais anglo-catholique. Aux esprits indépendants, la science apporte la même conception du monde, moins matérialiste qu’il y a cinquante ans, plus mystique peut-être chez les Anglais, le mystère reculant toujours à mesure que la recherche se fait plus pénétrante. Mais le grand trait de ressemblance entre les deux peuples, c’est la foi commune à la dignité et aux droits de la personne humaine, aux principes de la civilisation libérale dont l’un a donné les premiers exemples, et dont l’autre a propagé les idées en Europe.

Pourtant ils se croient très différents. « Comme il arrive dans le mariage », disait Kipling en 1916, « le mystère et la merveille de leur union les étonne. Des deux côtés on se demande quelle est donc, dans son essence, cette autre âme à qui j’ai confié ma vie et mon honneur pour tous les risques ? Comment est-elle faite ? Quels dieux la possèdent ? À quel pouvoir fait-elle appel quand elle a besoin du secours que nul mortel ne peut donner ? » Se connaître, se comprendre mutuellement, c’est à quoi l’on s’efforce de plus en plus dans les deux pays. Que d’enquêtes chez nous sur la grande nation voisine et sur celle d’Amérique, dont les fils aussi ont défendu sur notre sol la cause commune ! Tous les ans, des milliers de jeunes gens viennent d’outre-Manche se familiariser avec notre civilisation. Dans nos grandes Universités, les cours de littérature anglaise sont ceux qui rassemblent le plus d’étudiants. Les livres qu’un Émile Legouis, un Elie Halévy, un Louis Cazamian ont écrits sur l’Angleterre y sont devenus classiques. Les vôtres sont aussi populaires dans tous les pays anglo-saxons qu’en France. À nos amis britanniques, vous avez montré qu’un esprit français peut pénétrer le plus secret de leur esprit, le leur découvrir à eux-mêmes dans une clarté nouvelle. À l’entente intellectuelle, sans laquelle l’alliance ne serait qu’une combinaison politique, vous avez grandement contribué. Vous aviez beaucoup de titres aux suffrages de l’Académie ; celui-là, Monsieur, n’a pas moins compté que tous les autres.