Réponse au discours de réception de René Grousset

Le 30 janvier 1947

Henry BORDEAUX

MONSIEUR,

Vous représenterez, dans notre Compagnie, une nouvelle école historique. Au lieu de vous contenter d’un homme ou d’une époque, d’un Richelieu comme Gabriel Hanotaux et M. le duc de La Force, d’un Napoléon comme M. Louis Madelin, des cathédrales même, comme M. Émile Mâle, il vous faut des siècles, des peuples et des continents entiers. Vous renouvelez ainsi, avec une nouvelle documentation, le Discours sur l’Histoire universelle. Mais avant de vous présenter à vous-même, selon la coutume académique, le miroir qui reflètera avec plus ou moins de bonheur, sûrement avec amitié, votre œuvre et votre personne, permettez-moi d’ajouter quelques traits au vivant portrait d’humaniste, et d’ambassadeur de notre langue et de notre littérature que vous venez de nous tracer de celui qui fut votre prédécesseur en Extrême-Orient avant de l’être sous la Coupole.

Vous nous avez parlé d’André Bellessort, poète, critique, essayiste, voyageur, conférencier et même romancier : je désirerais de préciser son action oratoire. Avec ce Brunetière qui le découvrit pour la joie des lecteurs de la Revue des Deux-Mondes et avec Jules Lemaître, le souriant démolisseur de Jean-Jacques et de Chateaubriand, il fut l’orateur le plus remarquable de cette Société des conférences qu’avait fondée René Doumic pour réparer une erreur ou un oubli du Collège de France, car les oublis ou les erreurs sont, hélas ! le fait de toute Compagnie humaine. Pourquoi Brunetière est-il inconnu des générations nouvelles ? Il a laissé trente ou quarante volumes de critique et son œuvre est inachevée. À la puissance de la construction, elle ajoute la mélancolie des ruines. Il lui manque le sortilège de la voix qui l’animait.

Je le revois, lui-même, à la fin de sa carrière, quand il donna, déjà malade, son cours sur l’Encyclopédie. Il entrait, la tête basse, quelques livres à la main, l’air affairé, pressé, ennuyé. Quand il relevait, avant de prendre la parole, le front penché sur quelques notes destinées à lui servir de jalons, c’était pour montrer sur des épaules étroites un visage pâle, rayé par le cordon noir du lorgnon, des yeux enfoncés et à demi fermés, comme fatigués par le travail à la lumière, et au pli des lèvres une expression lasse, résignée, presque douloureuse. Il ouvrait la bouche et l’on n’entendait tout d’abord qu’une voix faible, enrouée, gênée. Un orateur, lui ? Le Gambetta de pierre qui, sur la place du Carrousel continue de s’agiter dans un tel désordre que son bras gauche se termine par le pied du génie qui l’escorte, voilà physiquement, une carrure d’orateur ! Mais celui-là si menu, si délicat et nerveux ? Peu à peu la voix s’éclaircissait, prenait des inflexions variées, s’élevait pour revenir ensuite aux notes graves et c’était une première victoire remportés sur cette voix défaillante. Le discours se déroulait, non point déclamé avec des artifices d’acteur ou des éclats de tribun, mais prononcé avec une autorité souveraine, émouvante parce qu’elle était passionnée. Parmi tant de maçons de hasard, Brunetière s’affirmait architecte. Il savait bâtir. Ses leçons s’élevaient comme des forteresses. L’une d’elles, qui montrait la formation de la fausse idée moderne de la science toute-puissante, fût un modèle de construction et, lorsque l’édifice fut achevé, l’auditoire qui le voyait monter fut tenté d’offrir le bouquet de fête que les charpentiers ont accoutumé de fixer au sommet du toit avec le dernier clou.

La manière de Lemaître qui lui succéda était fort différente. L’expression du visage accompagnait la parole : des yeux d’ironie et de rêve mêlés, l’inclinaison de la tête prématurément vieillie qui se redressait pour l’agrément de communiquer la malice ou l’incertitude de la pensée. Le geste de la main en avant semblait protéger la marche de l’analyse contre les préjugés ou les partis-pris. Moins autoritaire et brillant que Brunetière, il était dans sa souplesse et ses nuances plus parfait. La voix était caressante et moelleuse. Elle avait gardé sa jeunesse. Quand Mme Récamier entrait dans un salon, personne ne la remarquait tout d’abord, tant elle affectait de simplicité ; mais, dès que les yeux l’avaient découverte, ils ne pouvaient plus se détacher d’elle. Quand Julia Bartet entrait en scène dans Andromaque ou Bérénice, le public était tenté de l’estimer trop modeste et presque effacée et bientôt il ne résistait plus à l’enchantement d’un art collé au texte racinien comme le maillot d’une baigneuse au corps rafraîchi. La perfection de Jules Lemaître orateur était de cet ordre : si mesurée qu’il fallait quelques instants pour la reconnaître, si achevée qu’elle décourageait les commentaires.

Il n’est pas indifférent qu’une société, aussi engagée que la nôtre dans les difficultés matérielles et le mouvement incessant de la fortune, se passionne pour un cours de littérature au point de faire d’un discours un objet d’actualité. André Bellessort connut ce même succès à la Société des Conférences. Mais il ne ressemblait guère à ses prédécesseurs. Il pétrissait l’auditoire comme un sculpteur la glaise, avec ses mains remuantes qui semblaient ajouter à la parole des signaux pour imposer l’attention et ordonner le silence, tandis que le visage barbu s’illuminait, que les yeux pétillaient de plaisir, que tout le corps prenait part à l’action. Les fortes épaules arrondies, la solide carrure du torse ne pouvaient s’immobiliser. Il jouait son discours avec sa personne entière et cette agitation corporelle rendait plus sensibles le pittoresque et la couleur de la phrase. C’était un spectacle extraordinaire, grouillant comme s’il y avait une foule sur l’estrade, et s’accordant merveilleusement avec la biographie de ces hommes-colosses, de ces hommes-orchestres qu’il avait, d’instinct, choisis comme les plus dignes de l’inspirer, Voltaire, Balzac, Victor Hugo. Un Voltaire, ce Voltaire que vous venez de ranimer vous aussi, agile, impertinent, insolent, sarcastique et ironique, toujours déchaîné, toujours prompt à la polémique, jamais rassasié de gloire, ni d’honneurs, ni de tapage, ni de démolitions, ni d’années. Un Balzac sortant ses personnages de son cerveau en ébullition comme un prestidigitateur extrait d’un chapeau les objets les plus hétéroclites et jusqu’à ces colombes, Eugénie Grandet, Modeste Mignon ou Mme de Mortsauf, reconstituant un baron Hulot, une cousine Bette, un Nucingen, un Rastignac ou un Rubempré avec un trait saisi sur un contemporain, comme Cuvier n’avait besoin que d’un fragment pour reconstituer un plésiosaure où un ichtyosaure. Un Victor Hugo capable de passer dix-huit ans sur un rocher en tête-à-tête avec l’Océan, mais aussi avec ses songes, ses amours et ses haines prompts à se transformer en poèmes épiques ou lyriques, Légendes des siècles ou Contemplations.

Quand leur biographe descendait de sa chaire, tout époumoné et suant, il eût fallu l’éponger, le bouchonner comme un cheval de course. Mais, le soir même, il était prêt à recommencer, non sur une scène, dans une salle à manger bien éclairée et chauffée, devant une table bien dressée et surtout avec des convives de choix, femmes cultivées et charmantes, écrivains, diplomates, savants représentant la fleur de notre intelligence. C’était la société d’avant guerre qui tâche à se reconstituer bien que réduite à la portion congrue. Non qu’il fût spécialement affligé de gourmandise, comme un bon ouvrier, l’ouvrage terminé, aime à retrouver ses pairs au cabaret, là il goûtait la récompense de son immense effort. La conversation n’est-elle pas un art français par excellence, l’alliance d’une chère délicate et fine, de ces vins de chez nous au bouquet et au corps non pareils, avec l’esprit tantôt frivole et tantôt profond sans en avoir l’air ? Elle fleurissait sur les lèvres d’un Rivarol ou d’un prince de Ligné, d’un Alfred Capus ou d’un Jules Lemaître : a-t-elle jamais fleuri sur celles d’un buveur de bière ou de Whisky ? André Bellessort y excellait. Comme il avait voyagé au Japon, en Amérique, en Suède, ailleurs encore, pour y porter la parole qui fait connaître et aimer la France, comme il possédait les classiques aussi bien que les modernes, Athènes et Rome, Platon et Virgile, Ronsard et Sainte-Beuve, comme il était critique dramatique et critique littéraire, au courant de toutes les nouveautés, il tenait tête aux interlocuteurs les plus variés. Il devenait éblouissant, puis, s’apercevant du tort que lui causait sa propre parole, il se précipitait sur son assiette afin de ne perdre aucun bon morceau et sur ses verres qu’il reniflait comme le cerf altéré soupire après l’eau des fontaines. C’étaient là ses innocentes revanches sur tant d’années pénibles et sur son travail de bûcheron dans la grande forêt des lettres.

Cette passion des lettres, il est même allé jusqu’à l’assouvir ad-mi-nis-tra-ti-ve-ment en acceptant de succéder chez nous, pour la charge de secrétaire perpétuel, au pieux et charitable Georges Goyau qui trop peu de temps avait remplacé lui-même l’inlassable et précieuse activité de René Doumic. Si l’envoûtement exercé sur lui par la littérature lui voila, durant l’occupation, l’erreur évidente et grave de continuer à donner sa signature, même au bas d’articles uniquement littéraires, dans une presse contaminée et justement flétrie, une mort, presque subite et imprévue, le vint retirer ensemble des difficultés matérielles, le froid, la faim et le manque de moyens de transport dont il souffrait avec tout Paris, et de la douleur intérieure, mêlée d’un grand espoir, qui lui inspira cette phrase de l’un de ses derniers articles : « Les gens de mon âge emporteront dans la mort la vision d’une France amoindrie, mais ceux qui viendront après nous cueilleront le printemps des renaissances. »

 

Vous, Monsieur, vous venez à nous avec tout, un continent dans vos bagages, et quel continent ! le plus vaste et le plus peuplé, cette Asie dont vos plus nomades confrères de jadis et de naguère n’ont effleuré que les rives du Levant, Chateaubriand et Michaud, Lamartine et Renan, les deux Vogüé et Barrès, Claude Farrère et les Tharaud, ou celles de l’Extrême-Orient, André Bellessort, Pierre Loti dont la frivole Madame Chrysanthème correspond si peu au Japon offensif de Port-Arthur et de Pearl-Harbour, André Chevrillon dans ses Sanctuaires et Paysages d’Asie, Paul Claudel avec sa Connaissance de l’Est, Jérôme Tharaud qui survola les temples d’Angkor. Vous nous apportez la Chine mystérieuse avec ses dynasties millénaires et ses invasions périodiques, l’Inde avec ses dieux de terreur peu à peu transformés par la mystique du bouddhisme. Comment naquit en vous cette passion d’orientalisme qui vous inspira tant de recherches d’histoire, d’art et de religion et qui fait de vous aujourd’hui le conservateur du musée Cernuschi ? Mais vous n’êtes pas le premier René Grousset. Quelqu’un de ce même nom vous a précédé, au destin brisé prématurément. Sorti de l’École Normale et de l’École de Rome, de Rome où il prit la malaria, désigné pour cette gloire future qui sera la vôtre, il mourait avant d’avoir achevé sa vingt-cinquième année. L’année précédente, il avait réalisé, en se mariant, un rêve d’enfance. Quelques semaines avant la fin, il confiait à un prêtre de ses amis son grand secret et son grand espoir. C’était votre père : vous étiez cet espoir et ce tendre secret. Déjà il n’était plus là pour vous recevoir à votre naissance. Vous ne l’avez connu que par votre mère qui, après s’être consacrée à votre éducation, entra, quand vous eûtes l’âge d’homme, à ce couvent de la Charité à Montpellier fondé par le Père Emprin pour le salut des âmes populaires par les visites sociales. Mais votre père vous fut aussi révélé par le recueil de ses essais poétiques et critiques qu’avaient rassemblés ses camarades, ses amis, René Doumic et Imbart de La Tour : poèmes classiques, apparentés pour le sentiment à Sully Prudhomme, pour le tour philosophique à Alfred de Vigny, essais sur les libertins du XVIIe siècle qui déjà préparent le scepticisme du XVIIIe, et surtout essai sur Hélène de Sparte dans l’Iliade et dans l’Odyssée. L’Iliade, n’est-ce pas déjà le conflit entre l’Europe et l’Asie ? N’est-ce pas la première croisade en faveur de la beauté ? Car la beauté d’Hélène a déchaîné la guerre de Troie. « Il n’est rien dans l’univers, dira Isocrate, de plus divin, de plus auguste, de plus noble que la beauté. » Et votre père de commenter, en pages qui mériteraient de survivre s’il ne se contentait de survivre en vous, ce culte de la beauté chez les Grecs : « La beauté est sainte, écrit-il : elle appartient aux immortels, et c’est d’eux qu’elle vient à l’homme comme un don de leurs mains. Etre beau, c’est être aimé des dieux, c’est leur ressembler, c’est porter leur empreinte et, comme participer à leur nature : être beau, c’est être divin. » Ainsi le charme d’Hélène est-il compris des Troyens comme des Grecs. « Ame sereine comme le calme des mers, chantera le vieil Eschyle, beauté qui ornait la plus riche parure, doux yeux qui perçaient à l’égal d’un trait, fleur d’amour fatale aux cœurs. » D’Homère à Platon, ce culte se transmet, s’amplifie. Du corps il s’étend à l’âme. Une beauté sans tache ne peut être qu’innocente et ne sentons-nous pas en effet confusément que les femmes trop belles sont comme protégées par elles-mêmes contre les passions et que leur pur visage semble ajouter à l’amour qu’elles inspirent la crainte d’une profanation ? Hélène n’est pas une coupable, mais une victime des dieux qui mérite l’indulgence. Aphrodite l’a précipitée dans les bras de Pâris. Elle a subi les dieux quand intimement elle leur résistait. Car elle a, seule, le sentiment de sa faute. Seule, elle se qualifie d’épouse odieuse. Le vieux Priam la traite comme sa fille ; Hector, le premier chevalier, est un frère pour elle. Les vieillards de Troie admettent en la regardant que la guerre et ses maux soient issus d’elle. Une chrétienne a pour elle le repentir : Hélène n’a que l’amère conscience de l’impuissance humaine. Et nous la voyons, dans l’Odyssée, reprendre avec sérénité sa vie ménagère et royale, comme si elle relevait d’une maladie bientôt oubliée. Elle est fille de Némésis, déesse non point de la vengeance mais de la mesure : tout ce qui dépasse cette mesure est frappé. Ainsi avons-nous vu foudroyés ceux qui avaient cru bouleverser et conquérir le monde.

Cependant cet ébranlement intellectuel qui détermina votre vocation ne vous est venu ni de la Grèce ni du Proche-Orient. Entré à la direction des Beaux-Arts dès votre licence d’histoire, vous eûtes la chance d’y rencontrer un directeur, M. Paul Léon, qui, pressentant votre avenir, vous laissa quelque liberté. Ces loisirs, qui ressemblent en apparence à du temps perdu, ce sont eux qui, très souvent, fécondent l’esprit en lui abandonnant les heureuses initiatives de la curiosité et de l’invention. Vous les utilisiez à la Bibliothèque Nationale. Un voyage nous peut ouvrir, dans la jeunesse, des horizons nouveaux, ou le contact avec la nature, ou quelque rencontre sentimentale. Tapissée de ces livres qui sont le trésor des siècles écoulés, la Bibliothèque Nationale, où l’on travaille dans le silence, où flotte encore dans l’air, avec le parfum du papier imprimé, l’âme de tant de génies immortels, fut votre sanctuaire. Là, vous avez découvert que l’orientalisme manquait trop souvent à notre instruction trop limitée à la vieille Europe. Déjà vous distinguiez avec lucidité le drame actuel de la conflagration des continents, de la rencontre du monde jaune avec le vieux et le nouveau monde.

La guerre de 1914 vous surprit dans ces projets d’une œuvre gigantesque, renouvelant les données de l’histoire, et dans la douceur d’un ménage heureux, déjà peuplé de petites têtes interrogatives. Sous-officier d’infanterie, vous fûtes blessé devant Tahure, au mois de mars 1915, au cours de ces combats meurtriers livrés sur les falaises de l’Aisne. Longtemps votre bras droit fut menacé d’amputation. Heureusement vous n’eûtes pas affaire aux quatre cents médecins de l’un de vos chers empereurs de Chine : un seul chirurgien de chez nous, qui ne pouvait être le trop jeune docteur Mondor, bien que celui-ci fût déjà lauréat de la Faculté de médecine, suffit à vous sauver. À la citation de Tahure, vous en avez plus tard joint une autre comme adjudant brancardier à Verdun, sur la Somme et dans cette bataille de France qui chassa l’Allemand de notre sol et aboutit à notre victoire du 11 novembre 1918.

 

Vous voici démobilisé et dès lors vous ne cesserez plus de vous consacrer à cette Asie presque illimitée dans le temps et dans l’espace. Je n’en ai connu que le Liban, la Syrie et la Palestine, mais je me souviens de la vision que nous offrirent à l’Exposition coloniale, organisée avec tant d’art par le maréchal Lyautey, prince des constructeurs, le spectacle de l’art asiatique, recueilli en Indochine et aussi — vous excuserez cette frivolité — le ballet sacré des danseuses balinaises. Ces minuscules poupées cerclées d’or, couronnées d’or, au corps serré en des tuniques éclatantes comme les momies enfermées dans leurs bandelettes, dont les cadences revêtaient un caractère hiératique, presque religieux, dont les visages gardaient une immobilité de statue et dont la vie semblait s’être réfugiée, dans la souplesse des jambes et les mouvements des petites mains délicates, n’étaient-elles pas, dans leur grâce et leur mystère, l’image de l’énigmatique Asie, tout au moins de celle de l’art, de la poésie, de la mythologie hindous ? Mais, comme elles soulevaient leurs bras frêles en col de cygne au bout desquels s’allongeaient les doigts d’or, je crus voir tout à coup, par une substitution imprévue, d’autres mains, presque aussi menues, presque aussi frêles, celles des chauffeurs annamites qui, sur la route de Verdun, sur la voie sacrée, conduisaient les énormes camions de relèves, de munitions, de vivres. C’était miracle que ces grosses machines pussent obéir à de tendres pressions. Le monde jaune était alors avec nous.

Certes, vous nous donnez de l’Asie, à travers vos nombreux ouvrages, Histoire de l’Extrême-Orient, Les philosophies indiennes, L’Empire des steppes, Histoire de la Chine, Histoire de l’Asie, Vie de Gengis-Khan, Les Civilisations de l’Orient, Sur les traces du Bouddha, — et j’en oublie, — une image plus complète et plus véridique, puisée dans trente ou quarante siècles d’histoire, attestée par l’architecture, la statuaire, la peinture, le bronze, le jade, la céramique et par ces documents inscrits sur de minces tablettes de bambou, sur des pièces de soie, sur un papier inventé dès le Ier siècle, sur la pierre, sur le bois par la gravure et les caractères mobiles. Comment s’y reconnaître à travers tant de dynasties, de révolutions et d’invasions ? La clé de l’aventure asiatique, vous l’avez trouvée dans la géographie. C’est la lutte éternelle contre la nature. Auprès des grandes plaines d’alluvions fertiles qui appellent le travail agricole s’étendent de vastes steppes incultes et sauvages. Les nomades qui promènent leurs maigres troupeaux sur ces maigres pâturages envient les sédentaires fixés sur le sol qu’ils labourent et ensemencent et dont ils tirent, avec la nourriture, la prospérité. Quand ils sont en nombre, ils n’ont plus qu’un but : conquérir ces belles terres. C’est toute l’explication des ruées successives des Huns, des Mongols, des Turcs, des Mandchous. Pour une que l’histoire enregistre parce qu’elle a réussi, combien de ces ébauches d’invasion ont échoué devant la résistance acharnée des agriculteurs ? Mais qu’advient-il de la conquête ? Les conquérants sont conquis à leur tour par une civilisation plus raffinée, une existence plus confortable, une culture intellectuelle qu’ils ignoraient. Leur supériorité venue de leur mobilité à la guerre — cavaliers et archers incomparables — se perd bientôt et ils subissent à leur tour le sort des vaincus en face de nouveaux barbares. Tel est le rythme régulier de l’histoire chinoise.

Quatre millénaires ne réussiront pas à achever la mise en valeur de cet immense continent dont une grande part du sol et du sous-sol est encore inutilisée aujourd’hui. Ainsi l’Asie, insuffisamment exploitée, représente-t-elle ensemble un grenier et une clientèle pour les nations voisines, Japon, Russie, Amérique : elle est devenue un objet de convoitise, un enjeu de guerre, tandis qu’elle-même tâche à s’organiser.

Il y a quatre mille ans qu’elle tâche à s’organiser, non point sans y parvenir, en y parvenant parfois pour retomber dans le chaos, depuis la dynastie des Chang où le Fils du Ciel qui est le roi ne dépend que du Souverain d’en Haut perdu dans les nuées. Les seigneurs Tcheou renversent les Chang et c’est déjà la victoire des rudes pionniers des hautes vallées du Grand Ouest sur la cour luxueuse et les riches paysans de la plaine centrale. Trois siècles ces féodaux qui annoncent la chevalerie règneront, laissant travailler le peuple et méditer les sages. Ainsi Confucius mettra-t-il d’accord l’action morale et civile avec l’ordre cosmique et Ma-tsen fera-t-il jaillir du sentiment divin l’amour universel, tandis que l’école taoïste préconisera l’union à l’essence de la nature jusqu’à l’état contemplatif et extatique qui préparera le brahmanisme indou.

Faut-il croire que tout règne intellectuel, toute civilisation soit fatalement destinée à devenir la proie et la victime des forces matérielles ? Voici venir l’époque des Royaumes Combattants dont les cruautés dépassent nos plus modernes hécatombes. Les armées vaincues sont décapitées : un tribut de cent mille, de deux cent mille têtes est un article courant pour les exigences de ces bêtes féroces à face humaine dont nous savons que le type reparaît de temps à autre sur la surface de la terre.

Pourtant, de ces sanguinaires despotes naîtra le César chinois, l’unificateur passager de la Chine, Ts’in che Houangti. Il crée une centralisation commode au gouvernement et qui durera vingt et un siècles. Il bâtit la Grande Muraille destinée à protéger son empire contre les Huns et contre les Mongols. Avec vous qui avez recueilli les bronzes de l’art t’sin pour le musée Cernuschi, je serais prêt à l’admirer s’il n’avait proscrit les écrivains et les livres. Un de ses successeurs ajoutera dans son mépris les médecins aux lettrés, mais les médecins se vengeront, car il sera blessé à la guerre et, sa plaie s’envenimant, ceux-ci le laisseront mourir. Les lettrés sont moins dangereux.

La Chine est, d’habitude, leur terre de prédilection. Vous leur êtes sévère et ne craignez pas d’écrire : « Ce n’est pas en France seulement que les Versailles préparent la chute des dynasties. Ajoutons l’influence croissante des cercles intellectuels avec leur idéologie sans aucun rapport avec les faits...°» Mais n’est-ce pas un de vos empereurs chinois qui soumit l’admission de tous les fonctionnaires sans exception à la rédaction d’une composition littéraire, examen qui dura jusqu’en 1905 ? Était-ce donc une exigence excessive et pourquoi les fonctionnaires seraient-ils dispensés de bien écrire ?

La dynastie des T’ang donna sa fleur au VIIe siècle de notre ère en un souverain qui favorisa les artistes et les poètes et qui vous fournit ainsi l’occasion de citer avec amour l’un ou l’autre poème chinois tiré des grands lyriques, Li T’ai-po et Tou-Foù, le premier qui nous livre toute l’âme de l’enseignement bouddhique sur l’impermanence universelle comme dans ce vers : « Les flots passent les uns après les autres et se poursuivent éternellement », le second qui excelle à chanter la nature, les saisons, surtout l’automne où nul obstacle ne limite le regard, et les déesses dont le corps de jade est entouré d’un nuage de parfums. Mais sous cette façade de luxe et d’art gémit la misère populaire et ce prolétariat agricole aboutit à la révolte qui trop souvent a pour conséquence l’anarchie.

Vient alors la dynastie des Song. Gouvernée par un sage, elle entreprend d’heureuses réformes que ses successeurs ne tardent pas à transformer au profit du seul État : l’État-dieu, l’État réglementant toutes choses, les personnes et les biens, les terres et le commerce et provoquant peu à peu la paralysie générale. Tout propriétaire, astreint déjà à quelque impôt de solidarité, doit déclarer tout ce qu’il possède, jusqu’au poids de ses porcs et au chiffre de ses poules. Les mandarins tarifent tous les produits et fixent le cours forcé du marché, du marché jaune. Les accapareurs sont impitoyablement pourchassés, mais l’administration est loin d’être incorruptible. Et le souverain est persuadé qu’il fait le bonheur de son peuple. Ce sont là mœurs du XIe siècle.

Un homme-ouragan va tout détruire pour tout reconstruire, Gengis-Khan, dont vous avez repris trois fois le portrait en l’agrandissant, dans l’Histoire de la Chine, où il opère à sa place, dans l’Empire des steppes, où il s’encadre entre Attila et Tamerlan, enfin dans le Conquérant du monde, consacré à son unique biographie. Il descend de la Haute-Mongolie, conquiert Pékin qu’il rase parce que, pour ce nomade, les villes sont sans usage et s’empare de la Chine tout entière, modéré dans sa violence par un vieux ministre de l’ancien régime qu’il a eu la sagesse de s’annexer. Son petit-fils Qoubilaï, surnommé le Grand Sire, précurseur des banquiers lombards et écossais, eut l’ingénieuse idée, pour relever les finances mal en point, de fabriquer de l’or avec des billets en écorce de mûrier. Il en fabriquait à tort et à travers et leur donnait cours forcé. Mais, cette inflation ruinant le pays, il condamna à mort ses ministres qu’il déclara responsables, après quoi l’on revint à la monnaie métallique.

Ce souverain, expert à restaurer les finances, favorisa l’art, la pensée, la religion. Le bouddhisme avait ses préférences : néanmoins il tolérait l’Islam et le nestorianisme. Refusant de choisir entre le Bouddah, Jésus et Mahomet, il les adorait tous les trois. De même Gérard de Nerval, revenant d’Égypte où il avait fréquenté toutes les sectes, des Coptes aux Manichéens, se voyant reprocher par une dame son absence de religion, s’indigna : « Pas de religion ? J’en ai rapporté dix-sept » Et de même, raconte Chamfort, un jeune paysan revenant du catéchisme la mine déconfite après s’être disputé avec son curé, comme sa mère lui en réclamait la cause, répliqua de mauvaise humeur « Il m’a demandé combien il y avait de dieux. — Et tu lui as répondu qu’il n’y en avait qu’un seul ? — Je lui ai dit qu’il y en avait trois et il n’était pas encore content... »

Cependant la Chine s’ouvre à l’Europe, tout au moins à ces deux sortes de gens qui sont les plus audacieux, les missionnaires et les marchands. Ainsi la connaissons-nous mieux, dès la fin du XIIIe siècle, par les récits de Marco Polo et d’Odoric de Pordenone. Le premier est un marchand vénitien qui, parti de Constantinople, pénètre en Chine par la Russie méridionale. Bien accueilli par l’empereur Qoubilaï, il note avec soin les ressources du pays et les principaux marchés. Son voyage est demeuré célèbre, tandis que c’est vous, monsieur, qui avez, sinon découvert, du moins réédité celui du bienheureux Odoric de Pordenone qui parcourut les deux Tur­kestan, la Mongolie, l’Inde où il recueillit les restes et la mémoire de quatre franciscains martyrisés et releva les traces sanglantes de la pire idolâtrie, Ceylan, la Malaisie, Hang-Tcheou qu’il comparait à une Venise d’Extrême-Orient, enfin Pékin où il put admirer le palais et les jardins du grand Khan. Après la splendeur de ce palais, ce qui le frappe le plus dans son voyage, c’est la rapidité de la poste qui relie tout l’empire à la cour du souverain, assurée par des courriers galopant bride abattue sur des chevaux ou des méharis et sonnant du cor, avant d’arriver aux relais, pour que repartent aussitôt les cavaliers suivants. Le spectacle le plus curieux lui est offert par un milliardaire chinois qu’il surprend à son repas. Cinquante jeunes filles le servent à table et lui apportent les plats en chantant et jouant de divers instruments de musique. Mais il ne se contente pas de ce divertissement culinaire : ses belles servantes le nourrissent à la becquée, comme l’oiseau sa nichée, en lui mettant un à un les morceaux dans la bouche. Ce bourgeois touche comme revenu annuel 300.000 sacs de riz, chaque sac ayant le poids de charge d’un âne robuste. Nos plus outrageants trafiquants du marché noir ont-ils de si voluptueuses fantaisies ? Mais le bienheureux Odoric, s’il revenait aujourd’hui dans notre monde soumis à toutes les restrictions, verrait les femmes de la bourgeoisie confondues avec celles du peuple faire la queue devant les boutiques pour n’en pas rapporter grand chose et se livrer à toutes les besognes domestiques avec une bonne humeur qui est une des plus charmantes formes du courage dans la vie.

Les missionnaires et les marchands ont ouvert la voie. Les nations les suivent et c’est l’irruption de l’Occident. Toutes les puissances se sont aperçues des richesses cachées dans cette Chine inconnue et se disputent à qui les mettra en valeur. Pour l’importation de l’opium, l’Angleterre a occupé Changhaï. Les Alliés entrent dans Pékin et incendient le Palais d’été. Plus tard, c’est la guerre du Tonkin avec le désastre exagéré de Lang-son et c’est pour la Corée la querelle avec le Japon. La curée commence. L’Allemagne entre en ligne, et la Russie à qui le Japon arrache Port-Arthur. La révolution gronde en Chine, la vieille dynastie des Ming abdique et la République est proclamée avec son président Tchang-Kaï­-Chek. C’est le prélude de l’immense guerre mondiale dont les conséquences ne sont pas encore mesurées.

Mais, auprès des convoitises matérielles qui poussent vers le Céleste Empire nations, conquérants, prospecteurs, commerçants, comment ne pas évoquer cette sorte de gens bizarres pour qui n’existe ni richesse, ni ambition, ces apôtres du Christ qui s’en vont, depuis des siècles, y répandre la loi d’amour et même y subir le martyre dans les soulèvements xénophobes ? Combien de familles françaises sont aujourd’hui rattachées au sol de la Chine par quelque tombe creusée dans un cimetière de mission ? Ma pensée, bien souvent, depuis nombre d’années, s’en va jusqu’à Pékin, dans l’enclos réservé aux Filles de la Charité, où repose une religieuse, morte un soir de Noël au service des petits Chinois, et qui m’était unie par le lien fraternel. Ne m’avait-elle pas, avant de vous lire, préparé à m’intéresser au mystérieux continent que vous rapprochez de nous ?

Ainsi, monsieur, avez-vous réussi à mettre de l’ordre et de la clarté dans ces trente ou quarante siècles au cours desquels la Chine, qui a précédé les autres civilisations, passe sans cesse de la culture à l’anarchie. Vous en achevez l’histoire en nous décrivant la cérémonie la plus auguste de l’antique religion impériale qui était le sacrifice fong. Il était célébré sur la montagne la plus élevée de la Chine orientale. L’empereur y montait pour s’y entretenir directement avec la divinité et lui annoncer que l’empire jouissait du calme et de la paix. Cinq fois seulement, en trois ou quatre mille ans, les souverains se jugèrent dignes de gravir ce sommet. Cinq fois seulement, ils estimèrent que le bonheur de leur peuple leur méritait à eux-mêmes le sourire du Dieu, et la dernière remonte à l’an 1000. Dans quel pays du monde le sacrifice aurait-il pu être offert plus souvent ?

 

Impatient de connaître enfin de visu cet Orient fascinateur afin de constater sa ressemblance avec vos livres, vous étiez retenu au rivage par la conservation du musée Cernuschi et même par celle du musée Guimet, dont, le directeur, votre ami Hakin, s’évadait sans cesse pour explorer le Thibet. Les fouilles de celui-ci, les récits de vos maîtres au Collège de France, un Paul Pelliot de l’Académie des Inscriptions, un Sylvain Lévi, un Henri Maspero, digne fils de l’égyptologue, qui mourut au camp de Buchenvald, ces maîtres et ces amis que vous venez de nous rappeler avec tant d’émotion, entretenaient en vous la fièvre du départ. Enfin vous avez pris la mer pour le Proche-Orient et visité la Syrie, la Palestine, la Perse. Ce fut assez pour vous révéler la menace de l’Asie sur l’Europe dès les temps anciens et l’importance politique, déjà soulignée par Louis Madelin, autant que religieuse de ces Croisades auxquelles vous vous êtes consacré pendant nombre d’années pour en relater l’histoire en trois volumes et la reprendre, plus concise et peut-être plus rapide et vivante, dans L’Épopée des Croisés.

Un historien de notre Compagnie qui eut son heure de célébrité, s’il est dépassé aujourd’hui parce que trop de documents lui manquaient, vous a précédé dans cette voie et c’est mon compatriote savoyard, Joseph Michaud. Journaliste, il avait été condamné à mort pour ses articles de la Quotidienne sous Robespierre, mais il avait grisé ses gendarmes et s’était échappé. Ce condamné à mort, qui devint académicien, s’éprit des Croisades en un temps où elles étaient parfaitement oubliées ou méprisées. Pour Voltaire, elles n’étaient qu’« un misérable effet de l’ambition des papes ». Les historiens anglais, Robertson, Hume, Gibbon les traitaient négligemment. Et voici que Bonaparte, avec l’expédition d’Égypte, rouvrait les portes de l’Orient. Michaud enfiévré se précipita sur les sources alors incomplètes. Le recueil de Jacques Bongars, à la fin du XVIe siècle, ne contient que vingt chroniques. La collection rassemblée par les Bénédictins ne figurait pas dans leur recueil des Histoires de France. Michaud n’était pas chartiste, mais il avait de bonnes méthodes d’érudit. La lumière se fit dans la demi-obscurité où il travaillait et le premier tome de son Histoire des Croisades parut en 1808, avant la publication de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Ainsi fut-il le premier à remettre en honneur le moyen âge alors méconnu.

Déjà touché par l’âge, il voulut à son tour se croiser. Au cours de ses promenades dans Jérusalem, il se rend compte de l’importance d’un uniforme sur la population. Qu’à cela ne tienne ! Il sortira de ses malles son costume d’académicien afin de produire, lui aussi, de l’effet. Et voici comment, il raconte lui-même, dans sa pittoresque Correspondance d’Orient, sa mésaventure : « J’ai voulu, écrit-il, aller à l’église du Saint-Sépulcre et sur le mont Sion avec l’habit de l’Institut : les palmes dont ce costume est orné et sa couleur verte, couleur privilégiée chez les musulmans, avaient beaucoup ébloui les Turcs ; on a été jusqu’à me prendre pour un prince de l’Occident. Lorsqu’on est venu m’annoncer tout cela, j’en ai été effrayé, car les Turcs parlaient déjà d’un backchich que je devrais leur payer. J’ai prié le drogman de démentir tous les bruits qui s’accréditaient sur ma grandeur et surtout de faire entendre aux musulmans qu’il y avait bien loin de l’un des quarante à un prince qui donne de gros backchichs. »

Je vous mets en garde, Monsieur, contre l’usage de l’habit vert en Orient quand vous y retournerez, à moins que vous ne briguiez, la réputation d’un académicien fastueux et prodigue.

Vous avez sur le bon Michaud l’avantage, avec une meilleure méthode et un style plus précis et coloré, d’avoir compulsé et comparé, pour en retirer la vérité, toutes les chroniques franques et arabes et vous y avez introduit cette clarté, qui était une de nos grandes qualités littéraires avant l’introduction d’un certain goût de l’obscurité en harmonie avec le mystère des vivants. L’épopée des Croisés, c’est ensemble la Chanson de Roland et la Jérusalem délivrée, si ce n’est le Roland furieux : tout s’y mêle, la foi qui soulève les montagnes, les plus beaux faits d’armes, les intelligentes fondations de royaumes et de principautés, comme aussi les grandes fautes militaires et politiques et l’action dissolvante des femmes, ou plutôt de quelques femmes. Elle est française par ses exploits et ses erreurs. À juste titre les Croisés furent appelés en Orient les Francs et la Syrie conquise, la Syrie franque. Certes, il y eut des Croisés d’Allemagne avec l’empereur Frédéric Barberousse qui se noya en Cilicie, avec l’empereur Frédéric II, incroyant et même excommunié, plus diplomate que soldat, qui récupéra Jérusalem perdue non par les armes, mais par traité. Il y eut des Croisés d’Angleterre avec le prodigieux Richard Cœur-de-Lion, vainqueur de Saladin dans la palmeraie d’Arsouf, sauveur de Jaffa, que les chroniques nous dépeignent fendant les Turcs jusqu’aux dents, abattant hommes et chevaux, tout ce qui passait à distance d’épée, se frayant passage à travers une armée et rentrant au camp si couvert de flèches piquées dans son armure qu’il ressemblait à un hérisson. Il y eut des Croisés de Sicile, de Venise et de Gênes et ce Conrad de Montferrat qui sauva Tyr. Mais il y eut surtout les rois, les barons et les paysans de France. La plus grande part épique et presque toute la part de maçonnerie et d’agriculture leur reviennent.

Louis VII, Philippe-Auguste, Louis IX se croisèrent tour à tour et, si le premier ne fit qu’une apparition, si le second fut éclipsé par Richard Cœur-de-Lion et se montra plus soucieux de la métropole à réorganiser que de la Syrie française à rétablir, Saint-Louis a dépassé tous les autres souverains par son élan, son courage, son sang-froid, sa calme sagesse politique dans le redressement de nos possessions de Syrie compromises, et surtout par un rayonnement spirituel qui frappe les musulmans comme les chrétiens et brille plus encore lorsqu’il est prisonnier. Il sera la dernière lumière franque sur l’Orient avant que la croix n’en disparaisse. Les Croisades ont commencé avec Godefroy de Bouillon, modeste héros qui refuse la couronne pour se contenter d’être l’avoué du Saint-Sépulcre : elles s’achèvent avec un saint. Quelle gloire que ce passé oriental qui, les Lieux saints perdus, continue de resplendir dans notre histoire !

Votre art du portrait ressuscite à nos, yeux la trop courte dynastie des rois de Jérusalem : Baudouin, frère de ce Godefroy pieux et redoutable, si fort des bras qu’il coupa en deux un cavalier ennemi dont le cheval s’enfuit en n’emportant que la moitié du corps retenu à la selle, Baudouin, qui fut le premier à ceindre la couronne, et le véritable fondateur du royaume dont il fera une solide monarchie militaire. Baudouin II, vainqueur sur l’Oronte et vainqueur devant Damas, qui déjà dut combattre la révolte d’Antioche et voulut mourir à côté du Saint-Sépulcre après s’être démuni de la royauté en faveur de son fils et avoir revêtu la robe monastique en symbole de pauvreté. Baudouin III, enfant de la Terre sainte en qui vous voyez le modèle des rois francs et qui malheureusement fut empoisonné à 33 ans par son médecin en face des souverains musulmans, Zengi, Nour-ed-Din et, plus tard le grand et généreux Saladin qui poursuivaient obstinément l’unité de la Syrie et de l’Égypte afin de chasser les Francs de l’Orient, il eut le sens de la grande politique d’union avec Byzance. Enfin Baudouin IV le lépreux, atteint à seize ans du mal implacable, traînant jusqu’à vingt-quatre une agonie triomphante, puisque, mourant, il se faisait porter au champ de bataille sur une civière et l’apparition de ce moribond mettait encore en fuite les musulmans.

Autour de ces rois, c’est tout un cortège de personnages de roman et d’épopée, des Olivier et des Roland, des Guillaume d’Orange, des Tancrède, sans compter les Aude et les Bradamante, et c’est encore tout un peuple de paysans et d’ouvriers de France qui ont quitté leurs vignes et leurs champs ou les chantiers multiples des cathédrales et qui, sitôt après le combat, s’empressent de labourer, de planter, de bâtir. J’ai visité naguère ces châteaux de Syrie qui formaient un cordon défensif ; une ceinture autour des principautés chrétiennes : le Kalaat-el-Homs ou Krack des Chevaliers, intact et magnifique sur sa colline, qui commandait les routes d’Homs et d’Alep, le Markab qui pouvait contenir une garnison de dix mille hommes au-dessus de Latakieh, le château de Beaufort au-dessus du glauque Litany. Ces énormes forteresses formaient un chapelet pour protéger les ports et les débarquements. Rien ne démontre mieux que leur emplacement et leur puissance la volonté d’imposer à l’Asie des frontières sur son sol même. L’islamisme avait subjugué l’Asie Mineure, la Syrie, l’Égypte, l’Afrique romaine, l’Espagne et la Sicile : il menaçait Byzance. On ne le pouvait endiguer que par une offensive résolue. Dès la fin du XIe siècle, les Croisés étaient maîtres d’Edesse, d’Antioche et de Jérusalem, et dès le commencement du XIIe ils tenaient la Syrie sauf Damas, Homs, Hama et Alep. Ces conquérants furent aussi de prodigieux maçons. Ils bâtirent des ponts, des églises, des bastions. Ils manièrent la truelle aussi bien que l’épée. En relevant leurs traces avec vous, je n’évoque pas sans mélancolie cet Orient marqué par le sang français, par la culture française, par les œuvres françaises, que j’ai visité au temps du général Gouraud et du général Weygand, qui se retire de nous aujourd’hui et qui ne tardera pas à regretter notre amicale protection.

Il fallut, pour la chute du royaume de Jérusalem et des principautés franques, cette rage de la division qui a toujours sévi en France dès que le pouvoir central s’affaiblit. Division avec l’empire byzantin qui ne comprend même pas qu’il va perdre son avant-garde, sa couverture. Division des princes entre eux qui préfèrent leur rivalité à leur sécurité. Par surcroît, indifférence de l’Europe qui n’envisage pas la nécessité de se protéger contre l’Asie. Enfin voici que l’influence des femmes intervient. Quand Richard Cœur de Lion marche sur Ascalon en quittant Saint-Jean d’Acre, le poète Ambroise dit que le grand port s’était rempli de tavernes regorgeant d’excellents crus et aussi de filles « dont quelques-unes faites à ravir », et pour éviter l’encombrement de la colonne par les ribaudes, les barons, sagement, décidèrent qu’aucune femme ne suivrait la troupe, « excepté les bonnes vieilles pèlerines, les ouvrières et les lavandières qui leur lavent le linge et la tête et qui, pour leur ôter les puces, valaient des singes ». Cette surveillance ne s’est pas exercée sur les marches du trône. Il suffit du mauvais choix de deux altesses royales pour ruiner l’œuvre des croisés. Constance d’Antioche, veuve de Raymond de Poitiers, refuse tous les partis de cour et épouse un petit capitaine, Renaud de Châtillon, bel homme et beau soldat, qui, chef de bande, le restera, ne franchira jamais l’étape et s’imaginera qu’un royaume se conduit comme une compagnie d’aventuriers. De même, l’héritière de la couronne de Jérusalem, veuve de Guillaume de Montferrat, se remariera avec un joli garçon, niais et parvenu, Guy de Lusignan, et ce sera, dans les circonstances tragiques où se débat le sort de la chrétienté d’Orient, une catastrophe. Tous deux, ce Lusignan et ce Châtillon prépareront et subiront le désastre d’Hattin, près de Thibériade, où se perdit le royaume. En vérité, dans ce drame des Croisades, tout ce qui sert et dessert notre race se retrouve : le courage, l’initiative, l’ardeur, l’enthousiasme pour les grandes actions, les beaux gestes improvisés, mais aussi l’imprudence, le refus ou le mépris des ordres, l’envie, la rivalité, la division et l’intervention malencontreuse de quelques femmes passionnées parmi les belles princesses lointaines. Heureusement il en reste un prodigieux poème épique et le miracle d’un roi de France qui fut un saint.

Ainsi les Croisades dont vous avez analysé avec tant d’art les causes et la chute fatale furent-elles non seulement un appel des Lieux Saints à la Chrétienté tout entière, un acte de foi, mais aussi un acte politique, une action en bornage contre l’Asie. Elles sont déjà une image de l’Europe se désagrégeant, devant le péril et de l’Asie se préparant à l’envahir et à prendre à Byzance sa revanche lointaine sur Thémistocle, vainqueur des Perses et sur Alexandre chevauchant jusqu’au Gange.

 

Une fois encore vous faites comparaître l’Asie devant le Tribunal de l’histoire pour la confronter avec l’Europe et même avec la jeune Amérique, et ce sera dans votre livre le plus récent, le meilleur peut-être de votre longue et savante, série, où vous dressez le bilan des apports mondiaux à travers les siècles comme aussi de ces luttes qui mirent aux prises, non plus des peuples, mais des continents. La petite Hellade arrête les Perses, Alexandre prend le chemin du Turkestan et de l’Indus. Rome dompte les Parthes et continue l’œuvre macédonienne. Mais, avec la ruée arabe, c’est l’Asie qui prend l’offensive. La Syrie et l’Égypte sont perdues et la marée montante menace Byzance non secourue, dont les Croisades ont reculé de trois siècles la chute. L’invasion ne s’arrêtera qu’aux portes de Vienne et la victoire de Lépante, en détruisant la flotte des Turcs, limitera du moins le désastre. Désastre dont vous accusez nettement la chrétienté décadente à la fin du moyen âge parce qu’elle s’est vainement usée dans la guerre de Cent Ans et dans les dissensions intestines sans prendre garde qu’elle compromettait ses forces de résistance. Au XVIe siècle, la mer restituera à l’Europe l’avantage en lui permettant d’attaquer l’Asie par l’Inde. Les Portugais occupent Malacca, une Compagnie hollandaise fonde des comptoirs, Dupleix crée l’Empire des Indes que la négligence de la France laissera à l’Angleterre. La Chine s’ouvre au commerce international : menacée d’être partagée, elle sera sauvée par les éternelles rivalités européennes. « Quand donc, écrivez-vous, en face de l’Asie, a-t-il existé une Europe ? »

Et le Soleil Levant monte à l’horizon. Le Japon sera victime de sa victoire momentanée sur la Russie. Enivré de sa fausse gloire, il court au suicide et voici que la République chinoise devient la grande puissance orientale, offerte à l’outillage américain. L’européanisation de l’Asie à provoqué la révolte de l’Asie contre l’Europe. L’Occident a perdu sa primauté. Il n’a pu être sauvé du péril allemand que par la Russie et l’Amérique « qui sont, dites-vous, deux autres Europes différentes, presque deux nouvelles planètes, deux nouveaux mondes qui, désormais, nous contrôlent ».

 

Ces vues générales de l’histoire ancienne et de l’histoire contemporaine vous ont communiqué un pessimisme que votre talent rend contagieux, mais dont les conséquences, heureusement, peuvent être reculées longtemps encore. Toutes ces vagues qui ont déferlé sur le monde ont recouvert déjà tant de civilisations que la nôtre vous paraît aujourd’hui fragile et précaire. Vous ne croyez plus à la durée, ou plutôt la durée n’est qu’une notion relative.

 

Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?

 

proclamait Leconte de Lisle dans un vers désenchanté.

Les civilisations, comme les hommes, portent en elles des germes de mort. Elles paraissent même chercher comment elles se détruiront. Elles ont asservi la science à cet usage. Et voici que, vous élevant au-dessus des âges et des espaces, vous n’apercevez plus autour de vous que des visions d’apocalypse. Qu’importent les siècles et même les milliers de siècles qui restent encore à la terre ? Tôt ou tard elle se refroidira ou disparaîtra dans le choc des astres. Mais, dans ce délai, court ou prolongé, elle ne supprimera pas le mal de l’humanité. Le progrès matériel n’engendrera jamais le progrès moral. Vos innombrables dieux hindous ont accepté cet anéantissement de l’univers et d’eux-mêmes, avec une sorte d’allégresse cruelle et frénétique : « Quand viendra le temps où la mer, la terre, l’air, le feu et le vent seront anéantis, est-il écrit dans les livres sacrés de l’Inde, plusieurs millions de Vichnous périront, plusieurs millions de Brahmas mourront aussi. Çiva rassemblera alors toutes les têtes de ces dieux, de ces têtes il fera un collier et il dansera sur un seul pied une danse inimitable dans laquelle ce collier s’entrechoquera sur ses huit épaules, et il chantera des airs mystérieux que nul ne saurait chanter, et il goûtera des plaisirs que nul n’a connus ». Mais nul spectateur n’assistera à cette danse macabre et Çiva lui-même se dissoudra.

Et pourtant, comme vous l’aimez, comme nous l’aimons, cette humanité condamnée à mort ! Dans ce Bilan de l’histoire vous énumérez avec tendresse le prodigieux effort qu’elle a tenté, pour se spiritualiser par l’art, la philosophie, la religion, et s’élever ainsi, au delà du temps, vers le Divin. N’êtes-vous pas entouré, au Musée Cernuschi, par d’admirables bronzes archaïques, attestant déjà, longtemps avant notre ère, le goût des formes harmonieuses ? Ne m’avez-vous pas montré les bas-reliefs de la tombe de Tao avec ses dragons et ses tigres, ses chevaux et ses chiens, et les figurines de la céramique funéraire des Six Dynasties dont la grâce et l’élégance évoquent les Tanagréennes ? Au Musée Guimet, nous avons suivi la progression de l’art kmer depuis le passé le plus lointain, avant les temples d’Angkor. Sur le visage atone des premiers dieux, Vichnou et Çiva, Brahma aux quatre têtes, le sourire est inconnu. Puis ce visage s’anime ; malgré les yeux clos, l’expression commence d’apparaître. À l’apogée du Bayon d’Angkor, la vie spirituelle rayonne sur les lèvres de la divinité et c’est une suite de sourires jeunes et charmants dont l’un ou l’autre devance celui de la Joconde ou de la Sainte-Anne.

Par d’ingénieux rapprochements vous comparez l’art de l’Asie à notre art du moyen âge et de la Renaissance italienne, le Bouddha du Boro-Boudour au Beau Dieu de la cathédrale d’Amiens, la fresque d’Adjantà au Christ de Léonard au Musée Brera et vous trouvez des analogies entre les anges persans et les anges byzantins, entre les saints indous et ceux de Van Eyck ou de Memling, entre la maternelle Kouran-Yin du bouddhisme chinois avec notre Vierge Immaculée ? N’auriez-vous pas subi quelque déformation professionnelle et ne me permettrez-vous pas de préférer nos tableaux, nos statues et nos églises aux plus beaux échantillons que nous peuvent offrir la Chine, le Japon et l’Inde ? Mais vous vous élevez au-dessus de ces comparaisons. Le but que vous poursuivez, n’est-ce pas de découvrir, au delà de cet art religieux, l’élan de l’homme, qu’il soit de race blanche, de race jaune, ou même de race noire moins favorisée, vers le mystère divin ?

Élan qui s’est exprimé mieux encore dans la diversité des doctrines philosophiques et des religions. Seul l’hellénisme a basé sa foi sur la joie et sur la beauté, sur Vénus et sur Apollon, mais bientôt il a disparu pour n’avoir pas donné à la douleur sa place qui est la première. Le rêve n’a pas duré et le monde a reconnu que la souffrance est la loi même de la vie, que l’angoisse métaphysique est la dignité de l’être pensant. L’Inde les a définis dans ce boudhisme qu’elle garda pour elle pendant six cents ans et communiqua à la Chine par le Pamir qui était la route de la soie. Le Bouddha Çakya-Mouni est devenu ainsi, dès le cinquième siècle avant notre ère, une divinité chinoise avec la croyance à la métempsychose, ces travaux forcés de la vie perpétuelle à travers les incarnations successives de l’âme, à moins d’anémier et éteindre le moi dans l’immolation de l’individu jusqu’à l’universelle charité envers toutes les créatures, hommes et animaux.

Charité universelle pour l’universelle souffrance, est-ce la solution désespérée offerte à l’homme sur la terre où tout finit après avoir à peine commencé ? Sur le visage bien-aimé le regard s’embrume, puis à jamais il s’éteint. L’intelligence qui s’est heurtée à la compréhension totale du monde est envahie par les ténèbres définitives. Les peuples sont impitoyablement fauchés par les guerres, les épidémies, les famines. Les civilisations mêmes sont destinées à s’engouffrer dans la nuit. Cette marche de l’humanité n’aboutirait-elle donc qu’à l’abîme ? Pascal avait déjà posé l’angoissant problème. Et voici que vous découvrez la suprême solution sur cette croix où fut cloué l’Homme-Dieu, le Christ incarné pour la rédemption des hommes : O crux ave, spes unica.

Comment l’humanité se passerait-elle d’espérance ? Pour que ce monde où les nations ne parviennent pas à se comprendre ni à conclure un traité de paix durable, mais continuent à vouloir s’arracher les unes aux autres les produits matériels de la victoire et s’assurer les postes les plus avantageux en perspective des guerres à venir, où les hommes se plongent, trop nombreux, dans la fraude, la corruption, l’envie, la haine et l’injustice, pour que ce monde ainsi désemparé troque brusquement ses mauvais penchants contre la fraternité, la concorde et l’amour du prochain, n’a-t-il pas suffi, pendant quelques jours, d’un avion américain heurtant dans la brume une barre de rochers et contraint à l’atterrissage à trois mille mètres d’altitude sur la neige et la glace ? Aussitôt les nations oublient leurs querelles et les hommes leurs disputes. Sur tous les continents, des milliers d’auditeurs réclament à la radio le sauvetage des victimes, tandis que les caravanes de trois pays fouillent au péril de leur vie les montagnes, et n’est-ce pas un miracle de l’espérance cette réconciliation momentanée des peuples dans l’angoisse venue de la lutte humaine contre les éléments ? De cet amas de neige qui faillit devenir le tombeau de douze voyageurs américains, personne n’aura donc vu se détacher la colombe tenant dans son bec le rameau d’olivier ou, seul naufragé, l’oiseau rare se sera-t-il perdu dans la blancheur des cimes ?

O crux ave, spes unica, nous proposez-vous comme la seule consolation contre la multitude des maux qui s’acharnent, sur l’humanité dans sa marche à travers les siècles ?

J’ai voulu que cette invocation sur quoi s’achève votre beau livre Bilan de l’histoire, dédié à votre fille chérie, confidente de vos travaux, que vous avez perdue au lendemain de votre gloire académique dont elle reçut une suprême joie, retentît sous cette Coupole, peuplée de grandes ombres invisibles. Le dialogue entre Pasteur et Renan continue de s’y échanger : Pasteur démontrant l’insuffisance du positivisme quand il ne tient pas compte de la plus importante des notions positives, celle de l’infini, et s’inclinant, après avoir arraché tant de secrets à la nature, devant le mystère ; Renan lui opposant une humanité prenant une connaissance de plus en plus profonde d’elle-même et parvenant à fabriquer le divin, à organiser Dieu. Et voici que votre témoignage d’historien rejoint la chrétienne, humilité de l’un des plus grands savants du monde.

 

Pour la sixième fois, Monsieur, j’ai l’honneur, en cinq ou six lustres d’Académie, de recevoir un nouveau confrère. L’âge est venu et je ne sais s’il me sera donné de prendre encore la parole au nom de notre Compagnie. Aussi vous suis-je reconnaissant de m’avoir rappelé, avec L’épopée des Croisades, le plus émouvant voyage de ma vie qui fut longtemps nomade. Comme les Croisés, j’ai connu la joie d’apercevoir les remparts de Jérusalem dans la lumière dorée du soir. J’ai visité le Saint-Sépulcre qu’ils avaient délivré. Sous le petit dôme qui le couronne, il est à l’abri d’un baldaquin orné de verroteries, et de lampes et se compose d’un double réduit. Une dalle recouvre le tombeau. Comme j’y retournais pour mes adieux le jour de mon départ, je vis dans la première chapelle une vieille femme en extase dont les yeux brillaient d’une ardente foi. Ce n’est pas assez dire qu’ils brillaient : ils illuminaient le visage décharné, ils le dévoraient de leur splendeur contagieuse. Pourtant elle paraissait si pauvre et chétive, si dénuée qu’elle incarnait toute la détresse humaine, celle des malheureux et celle même des peuples. Je pouvais imaginer en elle le symbole de cette misère plus morale encore que physique qui pèse sur un monde où manquent les forces spirituelles, où manque la prière. Mais elle était comme soulevée dans cette espérance que vous invoquiez comme le seul remède à l’anéantissement définitif, celui de la terre et celui de la personne humaine. Car elle entendait la réponse qui sortait du tombeau où le Christ fut enseveli et qui annonçait la défaite de la mort : Ego sum resurrectio et vita. Je suis la Résurrection et la Vie...