Réponse au discours de réception de Henri Bergson

Le 24 janvier 1918

René DOUMIC

Réponse de M. René Doumic
au discours de M. Henri Bergson

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
du jeudi 24 janvier 1918

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Pour votre entrée parmi nous, vous débutez par une bonne action. Ce discours d’une ardeur si généreuse et d’une logique si pressante où vous en appelez d’une longue injustice, c’est, pour M. Émile Ollivier, le jugement de la postérité qui commence. Aussi bien, la cruelle leçon que nous vivons aujourd’hui nous aide à mesurer avec plus d’équité la part qui lui revient dans les plus tragiques événements de notre histoire d’hier. Après la guerre de 1870, meurtris par nos désastres, nous avons voulu trouver un responsable à nos maux, et, avec cette manie que nous avons toujours de nous accuser nous-mêmes, nous l’avons cherché parmi nous. C’est ailleurs qu’il était. Nous ne pouvons plus en douter maintenant. 1914 éclaire 1870. Dans l’un et l’autre cas, la guerre eût-elle pu être retardée ? Elle n’aurait pas été évitée, parce que l’un des deux adversaires, et ce n’est pas la France, la voulait et s’y acheminait sûrement par tous les efforts d’une patiente, sournoise et méthodique préparation. Rendons enfin à chacun ce qui lui appartient ! Que ce soit en 1870 ou que ce soit en 1914 — nous pouvons le dire puisque nous en avons le monde pour témoin —, si le plus terrible des fléaux a été déchaîné, oui, il y a un responsable, et qui en portera devant l’histoire l’entière responsabilité, et cet auteur responsable de la plus effroyable catastrophe qui se soit encore abattue sur l’humanité, c’est l’Allemagne.

Succédant ici à celui qui fut la première victime de la guerre franco-allemande, il se trouve, Monsieur, que, le jour où vous avez à parler de lui, nous sommes de nouveau, et depuis plus de quarante mois, en guerre avec les Allemands. Quel retour des choses et dont il n’est pas besoin d’être un philosophe tel que vous pour comprendre le sens et la portée ! Quelle illustration de ce qu’on appelé les recommencements de l’histoire ! Même agression brutale, même duplicité, même sauvagerie, tout ce qui d’une guerre à l’autre est resté le même — et que nous avions oublié ! Mais si l’histoire se recommence toujours, c’est à condition de changer sans cesse. Même débordement de nos frontières par des multitudes innombrables qui déjà déferlaient sur Paris. Mais cette fois le génie de la race veillait. Il avait marqué la ligne où les Français devaient, plutôt que de reculer, se faire tuer. Il inspirait au chef qui commande, aux généraux qui exécutent, aux soldats qui combattent, une âme de victoire. Et ce fut la Marne !

Ah ! Monsieur, de quelle émotion qu’aucuns mots ne peuvent rendre, tressaillirent ceux qui, pour premiers souvenirs, portent en eux des tableaux de France en deuil ! J’en puis parler, pour vous comme pour moi, puisque votre enfance et la mienne ont été mêlées, et qu’avant de devenir votre confrère, j’ai été votre camarade, en des temps très anciens où certainement je ne vous appelais pas : « Monsieur ». Le hasard passe pour avoir quelquefois de l’esprit ; le hasard académique en a sûrement : il s’est amusé à choisir, pour vous accueillir ici, celui de nous tous qui vous connaît depuis le plus longtemps, et qui pouvait donc parler de vous avec l’intimité la plus renseignée — et la plus indiscrète... Tant pis pour vous, Monsieur, je dirais tout !

Car je me souviens très bien de notre première rencontre, au lycée Condorcet... S’appelait-il, en cette année 1875, Condorcet ou Fontanes, Fontanes ou Condorcet ? Enfin, c’était le lycée Bonaparte...

Vous étiez déjà célèbre. Vous avez toujours été célèbre. Et vous savez comment, avec quelle intense curiosité, on regarde, la première fois qu’on l’aperçoit, un homme ou même un enfant célèbre : l’image est gravée pour jamais dans la mémoire. Je revois le frêle adolescent que vous étiez alors : une taille élancée, allongée, un peu vacillante, un charme délicat de blond, car d’épais cheveux blonds, tirant un peu sur le roux, se partageaient alors sur votre front en masses soigneusement symétriques. Le front, c’était ce qui frappait en vous, un front large, bombé, et que je qualifierais presque d’énorme en le comparant au bas du visage affiné et menu. Sous l’arcade de ce vaste front, des yeux un peu étonnés, avec ce regard qu’on remarque aux hommes de pensée méditative et qui ne trompe pas, ce regard voilé, retiré, replié, et tourné vers le dedans. Beaucoup de sérieux accompagné de beaucoup de bonne grâce, une gravité souriante, une simplicité qui n’était pas cherchée, une modestie qui n’était pas affectée, et de si bonnes manières ! Vous parliez peu, d’une voix claire et posée, plein de déférence pour l’avis de votre interlocuteur, surtout quand vous lui prouviez, de votre petite manière tranquille et de votre petit air de n’y pas toucher, que cet avis était absurde. On n’avait jamais vu un collégien si poli ! Cela faisait que nous vous sentions un peu différent de nous et non pas distant, — vous ne l’étiez pas, vous ne l’avez jamais été, — mais plutôt séparé et distingué. De toute votre personne se dégageait une séduction singulière : c’était un charme discret et même un peu secret... Est-ce une illusion ? Il me semble, Monsieur, que vous n’avez pas extrêmement changé, et que le portrait est encore reconnaissable, et qu’à quelques détails près qui sont l’œuvre inévitable du temps, on retrouve le Bergson d’autrefois dans le Bergson d’aujourd’hui.

À l’époque où je vous ai connu, vous veniez de remporter le prix d’honneur de rhétorique au Concours général. Car vous avez été un brillant rhétoricien. Vous avez eu des prix, beaucoup de prix, et de discours latin ! Je le dis à dessein puisque ce vieux mot de rhétorique est maintenant si décrié qu’on n’ose plus le prononcer, et puisque l’antique Concours général a cédé sous l’effort de ceux qui n’y étaient pas récompensés, et qui, de toute évidence, étaient la majorité. Et j’espère bien qu’elle non plus, cette condamnation, ne sera pas sans appel et que nous verrons après la guerre les études classiques rétablies dans leur bienfaisante dignité. Des études qui ont formé, après tant d’autres, un Bergson, ont fait leurs preuves. Elles sont les gardiennes de cette culture française qu’elles défendent contre une autre culture. Elles font partie du patrimoine national et il faudra bien, pour tant de sacrifices, que le patrimoine français nous soit rendu tout entier.

Vous, Monsieur, vous leur êtes resté toujours reconnaissant. Vous savez ce que vous devez aux maîtres de votre jeunesse. Quels savants maîtres et quels maîtres charmants ! En rhétorique, Maxime Gaucher, qui avait tant d’esprit ! Avec lui la classe n’était guère qu’une longue causerie à bâtons rompus et à robe déboutonnée, — les professeurs s’étaient remis à porter la robe en ce temps-là ; — mais nous en sortions à jamais gagnés à la cause de ces bonnes lettres qu’on nous avait appris à aimer En philosophie, Benjamin Aubé, disert, artiste, et qui parlait si joliment de médailles anciennes, le moins systématique des hommes et qui se fût reproché de faire peser l’ombre d’un joug sur l’indépendance de votre esprit. Nul pédantisme chez ces grands lettrés ; mais le meilleur pédantisme n’est-il pas le pédantisme des illettrés ?

À si bonne école, vous voilà en train de devenir un parfait humaniste. Or vous ne réussissiez pas moins bien dans les sciences. Même il semblait que les dispositions les plus heureuses, l’inclination la plus marquée de votre nature vous portât de ce côté. Vous faisiez d’excellente philosophie à la sueur de votre front et de meilleures mathématiques en gardant le sourire. Les problèmes scientifiques les plus ardus, vous les résolviez en vous jouant. Comment faisiez-vous, Monsieur ? Mais sans doute vous ne le saviez pas vous-même : vous aviez le don. Vous étiez encore sur les bancs du collège et vos travaux fixaient déjà l’attention des spécialistes ! Ainsi deux routes s’ouvraient devant vous ; un drame était dans l’air : il ne manqua pas d’éclater. Sciences et philosophie luttèrent à qui l’emporterait auprès de vous : c’étaient les sciences qui y mettaient le plus d’ardeur et le plus d’âpreté. Vous n’avez jamais oublié de quel ton votre professeur de mathématiques, M. Desboves, vous détournait de suivre le chemin fleuri de la philosophie, et de quelles catastrophes il vous menaçait si par malheur vous vous laissiez aller à mal tourner. « Ce serait, gémissait-il, un acte de folie ! Vous manqueriez votre vocation ! » Vaines menaces ! Ce fut la philosophie qui l’emporta : l’acte de folie fut accompli !... Il ne semble pas que vous ayez beaucoup à vous en repentir... Et pourtant ! M. Desboves était si convaincu, si sûr de ne pas se tromper ! Ah ! Monsieur, si, en effet, il ne s’était pas trompé, et s’il était vrai que vous n’eussiez fait jusqu’ici que manquer votre vocation !

Le sort en est jeté. Vous entrez à l’École normale, dans la section des lettres, et votre étoile veut que vous y rencontriez les deux guides les plus sûrs pour un futur philosophe, et d’ailleurs les plus différents : l’un, cet incomparable historien de la philosophie, qui excelle à répandre, à travers tous les systèmes, la clarté de sa lumineuse intelligence, votre confrère et votre ami d’aujourd’hui, M. Émile Boutroux ; l’autre, ce doux, ce tendre, ce mystique ­Ollé-Laprune, belle âme devant Dieu en qui il croyait.

À l’École normale, je vous retrouve tel que je vous ai connu au lycée. Toujours la même réserve et le même air un peu « demoiselle ». Pour mieux vous appartenir et mettre à l’abri votre méditation, vous aviez choisi le poste d’élève bibliothécaire. Vous passiez vos journées dans cette riche bibliothèque de la rue d’Ulm, parmi les trésors du savoir humain. À part une heure ou deux, où vos camarades venaient faire leur provision de lecture, c’était le calme, le silence propice à qui veut écouter le rythme de la vie intérieure. Vous habitiez un coin retiré de la cité des livres, où bien souvent je vous ai vu studieusement penché sur votre petite table, dans l’encadrement d’une haute fenêtre ; et parfois, fatigué de lire, vous releviez la tête, et votre rêverie s’en allait errer sur une charmille qu’on apercevait encore dans ce vieux quartier de Paris, et puis montait lentement vers un grand morceau de ciel.

Votre temps d’école terminé, vous passez l’agrégation de philosophie, et vous quittez Paris pour aller enseigner en province. Vous voici à Clermont-Ferrand. Une crise de pensée vous y attendait, celle même d’où allait sortir votre philosophie : il faut, Monsieur, nous y arrêter. Il est, nul ne le sait mieux que vous, sur le chemin que suivent les idées toujours en marche, certaines étapes qui nous apparaissent encadrées, dans un décor particulier. Il est des « paysages intellectuels », des « maisons du philosophe », endroits privilégiés qui restent tout imprégnés de pensée, parce que, là, une certaine année, un certain jour, un chercheur de vérité a pris conscience de lui-même et clairement aperçu la part du trésor qu’il avait reçu mission de nous apporter. Tel ce « poêle » d’Allemagne où s’était enfermé Descartes pour soumettre toutes les notions qu’il avait reçues à un doute méthodique et faire dans son esprit la table rase. Pour vous ce fut cette paisible et austère ville d’Auvergne, où vous retrouviez à chaque pas le souvenir d’un autre philosophe français, le grand souvenir de Pascal.

Pour comprendre ce qui alors se passa en vous, il faut se rappeler quelles idées régnaient dans ce monde de la pensée où vous veniez d’entrer. Un mouvement, depuis longtemps commencé, atteignait à ses extrêmes résultats. Sur les ruines d’un spiritualisme mal défendu s’était établie une doctrine qui prétendait ne relever que de la science / et n’admettre d’autres lois que celles du monde matériel. Les temps semblaient venus de l’universelle nécessité. Des sphères philosophiques, la fâcheuse influence s’était partout propagée, et la littérature nous en rapportait le désolant reflet. Vous vous rappelez cet étalage de réalité basse, cette affectation de morne désespérance, ce défi jeté à toutes les formes de l’idéal, ce dégoût de vivre et d’agir. Une vague de découragement passait sur la France d’alors : j’ai toujours soupçonné que le souffle froid de la défaite l’avait jetée sur nous, car tout se tient, et ce n’est pas seulement la fortune des armes qui est engagée sur les champs de bataille, c’est aussi bien l’avenir de la pensée.

Or, Monsieur, cet esprit du siècle avait pénétré en vous profondément. Les sciences avaient toutes vos complaisances. La jeunesse va volontiers aux extrêmes : votre jeunesse à vous allait jusqu’au matérialisme. Et voici encore un souvenir à ce sujet. Un jour, à l’Ecole normale, apercevant par terre des livres de la bibliothèque, un de vos maîtres, celui que Sainte-Beuve appelait le « spirituel voltairien », Goumy, se tourna vers vous et, avec indignation : « Monsieur Bergson, voyez ces livres qui traînent à terre ! Votre âme de bibliothécaire doit en souffrir ! » Alors, toute la promotion de s’écrier : « Il n’a pas d’âme ! » Vous n’aviez pas d’âme à cette époque-là et vous ne souffriez pas de n’en pas avoir. L’âme, vous ne l’aviez jamais rencontrée ni au terme de vos spéculations personnelles, ni au cours de vos lectures chez vos auteurs préférés. Votre modèle était Herbert Spencer dont le positivisme éperdu vous paraissait un peu tiède. Vous vous proposiez, pour le compléter, d’approfondir certaines notions de mécanique, dont il a parlé sans une compétence suffisante dans ses Premiers principes. Donc, vous reprenez cette partie de son travail, et vous analysez une des idées premières de la philosophie, l’idée de Temps. Quelle n’est pas votre surprise de constater que ce qu’en a dit Spencer ne supporte pas l’examen ! La notion de Temps, telle qu’on la conçoit dans cette philosophie mécaniste, est une notion déformée, matérialisée, confondue avec celle d’espace, et n’a rien de commun avec la durée réelle, telle que nous la percevons à l’intérieur de nous-mêmes. Votre foi est ébranlée. Vous voulez pousser plus avant votre enquête. Une étude s’impose à vous, que vous aviez jusque-là négligée, et peut-être dédaignée, celle de la psychologie. Une fois engagé dans cet ordre des faits de conscience, vous y rencontrez le phénomène de la liberté, qui va être la pierre angulaire de votre propre philosophie, et auquel vous consacrerez votre thèse de doctorat, l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Désormais, votre évolution est accomplie : vous étiez parti d’un point et vous arrivez au point opposé. Dirai-je que vous brûlez ce que vous aviez adoré ? Non. Car en affranchissant la philosophie de la domination qu’y exerçaient indûment les sciences, vous n’avez rien renié de votre éducation scientifique. Tout au contraire. Vous saviez mieux les sciences que les philosophes vos prédécesseurs : c’est pour cela que vous en avez mieux reconnu le domaine et marqué les limites. Au lieu qu’ils n’en avaient qu’une teinture superficielle, vous en aviez, vous, la longue pratique et la familiarité. C’est votre connaissance approfondie des sciences qui vous a permis de délivrer la philosophie d’un joug qui n’avait de la science que l’apparence, et cela pour le plus grand honneur et le plus grand bien, non pas seulement de la philosophie, mais de la science elle-même.

Vous étiez déjà tout entier dans votre premier livre : ceux qui suivront, Matière et Mémoire, l’Évolution créatrice, sans même en excepter le Rire, nousferont assister au développement harmonieux d’une pensée en complet accord avec elle-même. Je voudrais indiquer tout au moins l’impression qu’on éprouve quand on pénètre dans votre œuvre pour la première fois. Un de vos meilleurs commentateurs, M. Édouard Le Roy, la compare à une soudaine révélation ; le voile interposé entre le réel et nous tombe comme par enchantement : des profondeurs de lumière jusque-là insoupçonnées se découvrent. « Tout ce que l’on pensait déjà connaître en est renouvelé, rajeuni, comme par une clarté de matin . » Ce voile étendu entre le réel et nous, il a été tissé par l’expérience accumulée pendant des millénaires, par le contact avec la matière, par les exigences de la vie sociale, par les habitudes du langage. Les idées générales, les catégories de l’entendement, les souvenirs, les mots, tout cela demeure en nous fixé, figé,durci, immobilisé, et traîne à la surface de notre conscience, « comme ces feuilles mortes qui surnagent à la surface d’un étang ». C’est tout cela qu’il faut d’après vous écarter, pour apercevoir, par un effort d’intuition directe, la réalité telle qu’elle nous est donnée immédiatement. Cette réalité, il faut nous la représenter non pas sous une forme fixe, dans un contour précis, mais comme un mouvement continuel, un perpétuel changement, un écoulement ininterrompu, un flux, un jaillissement qui jamais ne s’arrête. Les anciens disaient qu’on ne se baigne pas deux fois dans l’eau du même fleuve : vous diriez, de ce fleuve de la conscience, qu’à l’instant où l’on s’y baigne il n’est déjà plus le même, car il n’a pas cessé de couler. Ainsi, prise en son essence, la vie consiste dans le mouvement de la vie, dans « l’élan vital » ; toute vie est changement, évolution, création, « évolution créatrice ».

Concevoir cette réalité mouvante, fuyante, impalpable, insaisissable, n’est déjà pas chose très aisée ; mais comment l’exprimer par des mots ? L’exprimer, de toute évidence, cela est impossible, puisque lui appliquer les formes du langage, ce serait l’immobiliser et, partant, la détruire. On ne peut que la suggérer, par des images qui sont elles-mêmes de vivants symboles. C’est à quoi servent ces métaphores semées dans votre style et qui en sont la particularité probablement la plus significative. Car elles n’y sont pas comme une parure et comme des ornements surajoutés : elles en font partie intégrante. Elles sont une nécessité de votre méthode. Et par là votre philosophie redevient un art et rejoint la poésie. Mais n’en a-t-il pas été toujours ainsi, depuis Platon ravi dans la contemplation des Idées pures, jusqu’à Pascal effrayé par le silence éternel des espaces infinis ?

Voilà, Monsieur, ce qui, je crois, caractérise votre manière : le mélange de la rigueur scientifique avec la puissance d’évocation poétique. Vous commencez par l’exposé le plus renseigné et le plus sévère des données actuellement dues aux sciences naturelles, physiques, mathématiques ; vous continuez par une discussion de la plus subtile dialectique ; et ce sont, au terme de l’étude, des pages d’un éclat, en quelque sorte diffus, éclairées, dirait-on, par l’intérieur, qui séduisent l’imagination après que la raison est déjà conquise : ainsi votre philosophie s’adresse à l’homme tout entier.

Je dois ici me borner à l’essentiel, c’est-à-dire à indiquer vos conclusions. Pour ce qui est d’abord de cette liberté, dont le problème vous a sollicité avant tout autre, vous tenez qu’elle est l’expression complète de notre personne, qu’elle apparaît, non dans les actes indifférents, mais dans les grands choix solennels qui engagent notre vie, et qu’elle est chose rare, profonde et lourde de tout notre passé. « Nous sommes libres, dites-vous, quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste. » Vous faites donc de l’homme un être libre et maître de ses actes, mais vous n’avez garde pour cela de l’isoler dans la nature qui est, elle, le domaine de l’inertie et le siège de la nécessité isolé ? non, mais en lutte : la liberté est justement le triomphe de la lutte que l’homme, depuis toujours, soutient contre la nature, et en quoi réside sa noblesse. « La vie, expliquez-vous, est un immense effort tenté par la pensée pour obtenir de la matière quelque chose que la matière ne voudrait pas lui donner. » Et voici en quels termes vous définissez la place assignée à l’homme parmi l’ensemble des êtres et au-dessus d’eux : « Comme le plus petit grain de poussière est solidaire de notre système solaire tout entier, entraîné avec lui dans ce mouvement indivisé de descente qui est la matérialité même, ainsi, tous les êtres organisés, du plus humble au plus élevé, depuis les premières origines de la vie jusqu’au temps où nous sommes, et dans tous les lieux comme dans tous les temps, ne font que rendre sensible aux yeux une impulsion unique, inverse du mouvement de la matière et, en elle-même, indivisible. Tous les vivants se tiennent et tous cèdent à la même formidable poussée. L’animal prend son point d’appui sur la plante, l’homme chevauche sur l’animalité et l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante, capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort. » Magnifique vue d’ensemble, qui ne se borne pas à embrasser toute la nature dans son immensité, toute la chaîne des êtres dans sa continuité, toute la suite des siècles dans leur multiplicité innombrable, mais qui s’étend jusqu’à l’au-delà pour y projeter des lueurs mystérieuses. C’est sur elle que se ferme votre dernier livre. Je ne dis pas : c’est sur cette conclusion que s’arrête votre pensée ; car avec vous il n’y a jamais rien d’arrêté, tout est toujours en mouvement. Et c’est pourquoi, bien que nous vous devions déjà beaucoup, nous nous en promettons plus encore en songeant que ce mouvement qui entraîne votre pensée est celui d’une continuelle ascension. Je sens comme un frémissement d’attente autour de ce Peut-être...

Ce que fut votre philosophie, au moment où elle se produisit ? Une libération. Aussi, dès que commença à se répandre la bonne nouvelle, on vit accourir tous ceux qui avaient souffert de la longue oppression, tous ceux qui en avaient assez de courber la tête. Une énorme affluence entoura votre chaire, et bientôt votre cours du Collège de France renouvela les époques fameuses de notre haut enseignement, ces grands cours qui attiraient naguère l’élite tout entière du public lettré. Pour vous entendre, aux spécialistes seuls capables de mesurer toute l’originalité de votre pensée, se joignent tous ceux qui appartiennent à la société cultivée, tous ceux et toutes celles, car les femmes se pressent à vos cours, — et je leur en fais mon plus sincère compliment. Ç’a été de tout temps l’honneur des femmes françaises de s’intéresser aux plus hautes questions, d’en comprendre une partie avec leur esprit et de deviner le reste avec leur cœur, et de n’être pour cela ni moins charmantes ni moins modestes... Et c’est aussi bien le caractère d’un enseignement vraiment français, de ne pas s’isoler, de ne pas s’enfermer dans l’ombre de doctes séminaires, mais d’entrer en contact avec l’âme du pays, et d’apporter son tribut au large courant de la vie nationale... Tel est le succès de votre parole, Monsieur, qu’il est déjà entré dans la légende. Mille bruits en courent à votre honneur. On conte que deux Américaines — dans ces cas-là, ce sont toujours des Américaines —firent le voyage de Paris tout exprès pour aller entendre M. Bergson. On était, quand elles débarquèrent, en plein mois d’août, et comme on leur faisait observer que ce n’est pas la coutume chez nous d’enseigner pendant la canicule, elles voulurent n’avoir pas traversé pour rien l’Atlantique et exigèrent qu’on leur montrât du moins la salle où se faisaient vos cours ; et, n’ayant pu entendre M. Bergson, elles furent un peu consolées, pour avoir du moins vu la salle où d’autres l’avaient entendu. L’anecdote est-elle exacte ? Certainement non. Et c’est ce qu’elle a d’intéressant : elle prend une valeur de symbole... Je me hâte de dire qu’il n’est pas de succès plus légitime que le vôtre, car vous ne l’avez pas cherché et vous n’y avez pas fait de concessions. Rien dans votre enseignement qui soit pour l’effet. Vous donnez à votre auditoire ce spectacle grave, émouvant d’une pensée qui se crée devant lui et cherche, pour s’exprimer, au lieu de ces habits de confection que sont les formules convenues, un vêtement fait à sa mesure, souple et se modelant sur elle. Aussi, on a donné bien des raisons de ce beau succès : l’agrément de vos déductions subtiles, et l’attrait de votre parole fluide, et cette saveur que trouvent les délicats à un plaisir difficile, et jusqu’au charme de votre personne. Et certes il y a un peu de tout cela dans le prestige que vous exercez, mais un peu seulement ; la vraie raison est tout autre, plus profonde et plus simple : pour attirer si violemment les âmes, il ne suffit pas de la chaîne d’or d’une parole séduisante, il faut ce souffle de nouveauté qui soulève pour un temps le voile du mystère et apporte à l’humanité inquiète le rafraîchissement des grandes espérances.

Dans la foule de vos auditeurs, il est un groupe que je tiens à distinguer tout particulièrement : celui des jeunes gens. C’est parmi eux que vous avez trouvé vos plus fervents admirateurs. Disciples groupés autour de vous, ils venaient puiser à la source de votre enseignement les idées qu’ils répandaient ensuite dans leurs propres ouvrages. Ainsi votre influence s’étendait partout : dans la littérature, dans les sciences sociales et jusque dans les sciences. Pas un de vos cours où l’on n’aperçût, dans son éternel capuchon de ratine bleue qui lui donnait l’air d’un écolier de la rue du Fouarre, ce généreux Charles Péguy, qui lui-même était un des guides suivis par la meilleure jeunesse. Cette jeunesse qui vous écoutait et que vous écoutiez à votre tour, lorsqu’elle venait se confier à vous sous votre toit hospitalier, vous la connaissiez, vous saviez ce qu’un jour on pourrait attendre d’elle. J’en ai pour garant une conversation qui m’a été rapportée par celui qui fut ce jour-là votre interlocuteur. C’était un jour d’orage et c’était très peu de temps avant la guerre. Vous étiez dans votre jardin d’Auteuil, où s’entretenait avec vous Edmond Rostand. Tous deux, le poète dont les vers inspirés ont réveillé notre tradition chevaleresque et guerrière et le philosophe qui a réveillé notre tradition intellectuelle, vous regardiez les nuages qui s’accumulaient sur vos têtes et vous écoutiez dans vos cœurs ces angoisses que nous connaissons tous, pour les avoir tous éprouvées à la même heure. Pourquoi en effet ne pas en convenir ? Il y a toujours, dans la vie collective d’une nation, une part d’inconnu ; nous savions avec quel art diabolique nos ennemis avaient travaillé à propager parmi nous les doctrines qui dépriment les individus et qui désarment les peuples. Qu’adviendrait-il, à l’heure de la crise ? Alors, une flamme s’alluma dans vos yeux, et il sembla que votre regard se fixât sur une vision déjà plus qu’à demi réelle. « Cette heure, disiez-vous, la France ne saurait la redouter : au premier appel des armes, tous les fantômes s’évanouiront, balayés par le grand vent du patriotisme ! »

Merci, Monsieur, pour n’avoir pas douté de cette jeunesse, que vous aviez aidée à reprendre conscience d’elle-même. Elle avait bien senti qu’en vous suivant elle reprenait la grande voie, la voie droite de la pensée française. Votre philosophie est action, liberté, création : et c’est cela même la manière de chez nous. Votre méthode, c’est l’observation intérieure et c’est le bon sens contrôlé par la science. Ainsi vous rejoignez le maître de notre psychologie moderne, Maine de Biran, et à travers lui nos écrivains du xviie siècle qui ont tous été, comme on disait alors, des moralistes, c’est-à-dire des peintres de nos mœurs et des analystes de notre cœur. Et par là, vous nous avez rendu un service éminent. Ce n’est pas seulement parmi nous, en effet, c’est aussi bien hors de France, que l’influence de votre philosophie s’est répandue. On ferait une bibliothèque avec les ouvrages consacrés dans toutes les langues à l’exposé de vos doctrines. Quand je dis « dans toutes les langues », ce n’est pas tout à fait exact, car on vous a traduit et commenté en allemand comme en anglais, en suédois, en norvégien et en danois, et aussi en japonais, et même en arabe : on ne vous a pas encore traduit en chinois. Sans doute ce n’est qu’un retard, et, après tout, il est assez admissible que la Chine soit un peu en retard, et je suis bien sûr que l’heure viendra de cette chinoiserie... En fait, dans toutes les Universités, dans tous les centres d’études, partout où il y a des hommes qui pensent, on étudie votre pensée, et on l’adopte ou on la combat, mais elle ne laisse personne indifférent : elle est une des forces qui agissent dans l’univers intellectuel. C’est cela qui est considérable. Avant vous, nous étions sous l’influence de la pensée étrangère et les plus illustres de nos philosophes en étaient tout imprégnés ; grâce à vous, la situation a été retournée, les rôles ont été changés : c’est de nous maintenant que vient la direction. Grâce à vous, la pensée française a recommencé de tenir le rang où un Descartes l’avait haussée, et de remplir, à l’avant-garde du monde pensant, sa fonction de conductrice.

Quel bien il en revient à notre pays, nous l’avons clairement vu au cours de cette longue guerre. Ne craignez rien : je n’aurai pas le mauvais goût de vous louer pour la netteté avec laquelle s’est, dès les premières heures, affirmé votre patriotisme, et je ne vous ferai pas un mérite d’avoir été l’un des premiers à trouver les mots qu’il fallait pour flétrir la barbarie allemande. Mais ce qu’on peut dire quand il s’agit d’un homme tel que vous, dont l’opinion fait autorité devant le tribunal de toutes les nations, qui la savent réfléchie et mesurée, c’est qu’il n’y a pas une nation, — et je n’excepte pas l’Allemagne, — où l’impression n’ait été profonde à vous entendre qualifier les méthodes de guerre allemandes d’un mot qui restera : « une régression à l’état sauvage ». Cette guerre, où l’on n’a voulu voir que le triomphe du machinisme, est, par un autre de ses aspects, une guerre d’opinion. Aussi, est-il pour nous de la première importance qu’il n’y ait presque pas un pays où ne se trouve un centre de philosophie bergsonienne, c’est-à-dire un foyer d’influence française. Plusieurs fois pendant la guerre, vous êtes allé porter la parole devant ces amis de votre pensée, dans l’espoir qu’ils deviendraient des amis de votre pays. Et vous vous trouviez justement en Amérique au moment où ce grand honnête homme qu’est le Président Wilson arrivait au terme du long débat de conscience qui devait le ranger aux côtés des Alliés. L’Amérique, dans cette décision qui marque une étape si importante de son histoire, n’a pris conseil que d’elle-même. Il reste que vous avez été pour nous auprès d’elle un bon missionnaire. Et c’est, je pense, à l’heure qu’il est, votre plus grande fierté d’avoir, en temps de guerre, par les moyens dont vous disposiez, bien servi la France.

Cette France qu’on aime passionnément, ne pouvoir plus la servir, sentir en soi désormais inutiles des forces restées intactes, une intelligence élargie, une éloquence qui voudrait jaillir et se répandre au dehors, savoir qu’on est pour toujours écarté des affaires et qu’on n’aura plus de part à la direction du pays, pour un homme d’État, quelle souffrance ! Ce fut, Monsieur, celle que connut, pendant toute la dernière partie de sa vie, l’illustre orateur auquel vous succédez. Nous avons été, vous et moi qu’il honorait de son amitié, les témoins de sa vieillesse ; nous pouvons attester, et nous le devons, qu’elle fut un admirable exemple de dignité dans l’infortune. Jamais une plainte, jamais un mot de révolte ou d’amertume. C’est Lamartine qui disait : « On pourrait presser mon cœur comme une éponge, on n’en ferait pas sortir une goutte de fiel. » Ainsi en était-il pour M. Émile Ollivier. Et ce n’est pas sans intention que je réunis ces deux noms, et que je rapproche ces deux figures. L’un et l’autre, le poète et l’orateur, ont été pareillement des exemplaires choisis de l’humanité, comblés des mêmes dons, parés des mêmes vertus, épris du même idéal, attirés vers les mêmes chimères ; et tous deux ont connu tour à tour les enivrements d’une immense popularité et l’immense tristesse de l’abandon. Ces destinées, brisées un certain jour, et sur qui le malheur a étendu l’ombre où désormais elles cheminent, ont une sorte de beauté tragique devant laquelle s’arrête le philosophe, pour y contempler dans une frappante image les deux extrêmes de l’humaine condition.

Après la large étude que vous venez de consacrer à la carrière publique de M. Émile Ollivier, vous ne m’avez laissé, Monsieur, qu’à glaner. Vous avez fait le portrait d’histoire : je ne puis qu’y ajouter çà et là certaines touches plus intimes. Quelques-unes des meilleures joies de son existence finissante, M. Émile Ollivier les a dues à notre Compagnie. Il ne manquait jamais, quand il était à Paris, de venir à nos séances. Il arrivait un peu courbé par l’âge, d’une démarche que sa demi-cécité rendait hésitante, et on n’avait d’abord devant soi qu’un très vieil homme aux traits amincis et creusés, au visage pâle qu’entourait une neige de favoris et de cheveux blancs. On s’approchait, on se nommait. Alors un sourire le plus accueillant, le plus avenant, le plus souriant qui se puisse imaginer, éclairait le visage soudain transfiguré de M. Émile Ollivier, et c’était comme il arrive dans son Midi natal, lorsqu’un rayon de soleil dore la campagne et nous révèle la secrète beauté des choses. Ce qui venait d’affleurer dans ce sourire, c’était l’exquise bonté d’une nature toute spontanée, la droiture d’un esprit sans détours, la candeur d’une âme transparente.

Il prenait à nos discussions une large part et même qui dépassait un peu la mesure accoutumée. Vous vous en apercevrez, Monsieur : dans notre Compagnie on n’est pas très discoureur, hors les jours de séance solennelle. Dans les séances ordinaires, nous évitons de retenir sur nous trop longtemps l’attention de nos confrères, si bienveillante qu’elle soit toujours. Pour M. Émile Ollivier et pour lui seul, on ne comptait pas avec le temps. C’est de lui que je tiens le récit d’une discussion qu’il eut ici même avec un illustre historien de la Révolution. « Ce fut, me disait-il, une controverse poussée à fond et qui ne remplit pas moins de trois séances. J’avais un adversaire des plus redoutables : pourtant je le réduisis au silence et finalement il ne trouva plus rien à dire : je l’avais a-né-an-ti. » Je n’y étais pas ; mais j’étais à une autre séance où M. Émile Ollivier fut d’une éloquence merveilleuse, et j’ai pour m’en souvenir les raisons les plus personnelles. Il s’agissait d’un Essai sur Lamartine qui était soumis à notre examen, et je venais d’exposer en quelques mots un point de vue qui se trouva n’être pas celui de M. Ollivier. Il prit la parole. Ce furent d’abord, à voix presque basse, quelques phrases, les plus simples du monde, mais qui, dites par lui, se paraient d’une séduction à laquelle tout de suite on était gagné. Déjà le charme opérait et déjà nous étions suspendus à ses lèvres harmonieuses. Il disait ce qu’il savait de Lamartine pour l’avoir beaucoup connu et beaucoup aimé et que seul il pouvait savoir, il nous faisait entrer avec lui dans l’intimité de ce prodigieux génie, il l’exaltait, il le plaignait, il le défendait, et parfois il semblait plaider sa propre cause, et c’était une chaleur d’accent, une profusion d’images, une ampleur de périodes, un flot oratoire qui nous emportait dans sa vague puissante, et faisait passer en nous le frisson de la grande éloquence... Et peut-être, Monsieur, me demandez-vous, dans ce triomphe de M. Ollivier, ce que devenait votre vieux condisciple du lycée Condorcet. N’insistez pas. Il était complètement anéanti.

Je n’ai pas vu M. Émile Ollivier dans ce domaine de la Moutte qui vous a inspiré des pages si émues. Il y passait tous ses hivers, et il paraît qu’il y devenait, dans les intervalles de son labeur d’historien, le parfait propriétaire rural, s’intéressant aux travaux de la terre et de la mer, causant avec les paysans et les pêcheurs, auxquels il donnait des conseils juridiques pour leurs affaires et qu’il interrogeait inlassablement sur le train de leur vie journalière. C’était sa manière à lui de causer avec tous, partout où il était, et toujours de ce qui les occupait. Comme à Paris il demandait au romancier des nouvelles de son prochain livre, à l’auteur dramatique une esquisse de sa pièce nouvelle ; à la Moutte, il causait vigne avec le vigneron, pêche avec le pêcheur, et, avec le fermier, veaux, vaches et couvée. Il était d’avis qu’il n’y a pas de sujets ennuyeux, et même, ce qui paraitra plus hardi, qu’il n’y a pas de gens ennuyeux. Peut-être en effet l’ennui dont nous nous plaignons nous vient-il parfois moins des autres que de nous-mêmes : ne dit-on pas couramment qu’on s’ennuie ?

Chaque année, avec les premières brises du printemps, M. Émile Ollivier nous revenait. Alors, les après-midi du dimanche, nous allions lui rendre visite dans ce salon de la rue Desbordes-Valmore, dont il avait su faire un des coins les plus intéressants et les plus intelligents de Paris. Il y avait là des amis d’autrefois, survivants de l’époque disparue, et d’autres qui apportaient avec eux l’air du temps, et de jeunes gens venus pour s’instruire. Il y avait des littérateurs : Cherbuliez, Pailleron ; des avocats : Me Rousse, Me Carraby ; surtout des historiens, des écrivains politiques : Henry Houssaye, Étienne Lamy, à qui il était uni par une tendre affection, et le fidèle entre les fidèles, le savant et l’excellent Ernest Daudet. Nulle étroitesse de parti, nul exclusivisme de petite chapelle, une sévérité sans raideur, qu’atténuait encore la présence de femmes choisies entre les plus spirituelles. M. Émile Ollivier a toujours cultivé de délicates amitiés de femmes : il aimait la sensibilité féminine, et je sais avec quelle divination il en saisissait les nuances les plus exquises et le plus discrètement voilées. Aux dimanches de la rue Desbordes-Valmore, la princesse Mathilde, celle qu’on appelait la Princesse, tout simplement, venait quelquefois, et, plus tard, la princesse Marie de Grèce. On y rencontrait aussi des artistes, et je songe à cet enchanteur qu’est Francis Planté. Il se mettait au piano, jouait tout ce qu’on voulait, improvisait au gré de sa fantaisie, et, sous ses doigts agiles qui semblaient à peine effleurer les touches, le piano chantait, pleurait, soupirait, et ce n’était plus un virtuose qui exécutait, ce n’était plus un instrument qui résonnait, c’était l’âme elle-même de la musique qui prenait son vol et imprégnait l’atmosphère de sa volupté immatérielle. M. Émile Ollivier adorait la musique : il la goûtait en connaisseur, et il lui devait aussi une sorte d’excitation de tout son être qu’il a définie dans son « Journal » en termes curieux : « La musique, écrit-il, est le plus inspirateur des arts, parce qu’il est le plus vague. La poésie, l’éloquence, donnent une impression déterminée, la peinture de même. La musique procure un ébranlement dont l’effet est de surexciter les forces propres de chaque être. Mme Sand, lorsqu’elle entend de la musique, voit devant elle des images ; moi, je m’élance au dehors et je sens que je deviens éloquent. » Comme s’il avait eu besoin de le devenir, et comme s’il n’avait pas été, dans toutes les circonstances et à tous les instants, l’éloquence elle-même, avec ou sans musique !

Vous vous le rappelez, Monsieur, tel qu’il était à ces réceptions intimes. En entrant dans la longue pièce aux meubles sombres et qu’ornaient seulement quelques portraits, on l’apercevait toujours assis, toujours dans le même coin du salon, le dos tourné à la fenêtre dans une sorte de faux jour qui déjà l’enveloppait d’ombres et le rendait lointain. Replié sur lui-même, les genoux croisés, les coudes appuyés aux bras du fauteuil, les mains, ses longues mains, abritant le visage du bout de leurs doigts réunis, il écoutait. Car il savait écouter ; il écoutait à ravir ; et le fait n’est peut-être pas unique, mais il est rare dans l’histoire des orateurs. Puis, le moment venu de répondre, cette figure couchée se redressait, le buste s’avançait, la tête émergeait de la pénombre, et on apercevait le profil net, la belle voûte du front, le nez fin de forme aquiline, le menton d’avocat romain, rasé, solide et spirituel. Les gestes se multipliaient, la main souple et longue semblait manier les idées, les plier, les modeler. Il parlait. Il parlait de tous les sujets, en homme qui les connaissait tous. Son érudition était prodigieuse. Il parlait des arts en artiste comme il parlait du droit en juriste, ayant été l’un des juristes les plus consommés de son temps et à qui nul point du droit n’était étranger et que ce fût le droit civil ou le droit canon. Il possédait la procédure ecclésiastique mieux que le plus savant des clercs. Et lui, qui n’était pas suspect de cléricalisme, et qui a pris à cette place la défense de Voltaire contre Émile Faguet, il a eu la plus claire vision du rôle de l’Église dans les temps modernes et compris, en véritable homme d’État, la nécessité de lui laisser son indépendance, mais aussi de s’accorder avec cette grande force morale.

Aux mois les plus chauds de l’année, M. Émile Ollivier allait chercher un abri dans la montagne. Il aimait la grande montagne, comme il aimait la mer et tout ce qui est grand, comme il aimait Dante et Pascal. Il habitait un chalet au village de Saint-Gervais, simple chalet de pâtre et dont la rusticité réjouissait ses goûts d’ascète campagnard. On montait par un sentier de chèvre ; dans l’angle, un abreuvoir de pierre où coulait un mince filet d’eau qui ne se taisait ni jour ni nuit ; une maison de paysan, basse sous le toit qui l’écrasait, deux chambres et l’étable. On avait fait parqueter l’étable : c’était la seule concession que M. Émile Ollivier eût consentie aux exigences du confort. Pour cadre, les cimes des Alpes surplombant la vallée de l’Arve. M. Émile Ollivier ne manquait pas un jour d’aller respirer et méditer dans sa chère montagne. Il partait, appuyé sur un bâton ferré, l’autre main reposant sur un bras ami. Combien de fois, suivant du regard sa haute silhouette qui s’effaçait à l’horizon, j’ai songé au vieillard antique, victime lui aussi d’une fatalité inexorable, et qui s’en va par les routes obscures où la pieuse Antigone guide ses pas incertains, car ses yeux ne voient plus que la lumière intérieure !

Orateur condamné au silence, M. Émile Ollivier, dans cette dernière période de sa vie, n’accepta que bien rarement l’occasion de reparaître en public. Il le fit cependant pour adresser aux jeunes gens de nobles conseils et leur donner l’assurance que la France, qui ne faisait que dormir, se réveillerait et reprendrait à la tête des nations son pas de déesse. Ces belles paroles que vous avez citées, ont déjà vingt ans de date. Depuis lors, ce que M. Émile Ollivier avait tant souhaité, s’est réalisé : la France s’est réveillée, elle s’est relevée, plus vaillante et plus belle qu’elle ne l’a jamais été. Elle a traversé de dures épreuves et d’autres peut-être lui sont encore réservées : elle les attend sans crainte, assurée d’en sortir grandie. Mais l’attente la plus résolue et la plus ferme assurance ce n’est pas encore assez, et la foi ce n’est pas assez, si ce n’est la foi qui agit. Et puisque, dans les temps que nous vivons, il n’est pas une pensée qui ne doive tendre à la défense nationale et pas une heure que nous ayons le droit d’en retourner, laissez-moi, Monsieur, en terminant, exprimer un souhait. Puisse cette séance qui a ramené dans le cadre d’une guerre nouvelle les souvenirs de la guerre ancienne, être pour tous une leçon ! Et puisque, à ces deux tournants de notre histoire, les mêmes mains ont fait couler des flots de sang français, puisse la France, enfin guérie de l’illusion et de la chimère et docile à l’évidence des faits, entendre clairement la voix de ses morts, de tous ses morts. Tous, ceux de Buzenval et de Champigny comme ceux de l’Aisne et de la Marne, de l’Yser et de Verdun, ils lui ordonnent de mener la lutte, d’une seule âme et d’une seule volonté, jusqu’au moment où son ennemie d’hier et d’aujourd’hui, qui restera son éternelle ennemie, sera mise hors d’état de lui barrer la route vers les moissons de gloire que l’héroïsme de ses enfants fait lever pour elle.

Édouard Le Roy, Une philosophie nouvelle. – Passim. – Je dois beaucoup à cette remarquable étude sur la philosophie bergsonienne.