Réponse au discours de réception du maréchal Joffre

Le 19 décembre 1918

Jean RICHEPIN

 

Monsieur le Maréchal,

 

La dernière fois qu’il me fut donné d’avoir une causerie assez longue et à cœur ouvert avec Jules Claretie, c’était dans l’été de 1913, plus d’un an avant la déclaration de la guerre.

Nous cheminions ensemble entre l’Académie et la Comédie-Française, ces deux traditionnelles et illustres maisons au service desquelles il consacrait depuis longtemps déjà tout son zèle souriant et passionné. Certes, sortant de l’une pour aller travailler dans l’autre, nous avions de quoi deviser amplement à leur propos ; et néanmoins ce n’est point d’elles qu’il fut question, quand nous fîmes halte, en vieux Parisiens que domine une vieille habitude, vers le milieu du Pont des Arts, pour y rêver un moment devant ce paysage si français, ce coin des aïeux où finit la Cité, berceau de Paris. Après quelques minutes pendant lesquelles nos pensées intimes avaient communié sans rien dire, l’unique et absorbant objet de notre dernière causerie, ce jour-là, fut la guerre.

Ainsi que tout le monde alors, nous la sentions, cette guerre, inévitable et prochaine ; mais, parmi les hommes des générations nouvelles, de quelle angoisse plus âpre, plus douloureuse et plus profonde sa menace nous étreignait le cœurs, à nous dont la jeunesse avait subi l’injuste et humiliante défaite de 71, à nous que l’ennemi héréditaire avait le droit de considérer comme des vaincus désormais incurables, à nous dont les tenaces espoirs de revanche paraissaient (hélas ! souvent même autour de nous) un anachronisme, une chimère, presque un danger pour la France, depuis tantôt un demi-siècle qu’on la laissait vivre dans cette paix de résignation.

Car, si on l’y laissait vivre, c’était avec l’espoir affreux qu’elle n’en sortirait plus. En vain, notre cher et grand Déroulède claironnait-il sans relâche contre une telle résignation, qui pouvait finir par se changer en honte, et qui n’avait pas même l’excuse d’une vague sécurité, puisque la pauvre France, irrémédiablement amputée de l’Alsace-Lorraine, ne semblait s’endormir dans cette paix paralysante que pour mieux s’y accoutumer à la paix définitive que lui prédisait l’Allemagne, la paix d’une morte sous le couvercle de son tombeau.

L’heure allait-elle donc sonner, de cette paix suprême, avec la guerre prochaine et inévitable que notre ennemi voulait de toute sa haine encore inassouvie, qu’il avait préparée de toutes ses forces accrues incessamment dans ce dessein pendant quarante années de patience et d’orgueil, et vers laquelle se ruait l’exaltation de toute sa race, certaine d’asservir enfin l’humanité entière après l’anéantissement de ce soldat de l’humanité, qu’est la France ?

Mais qu’un pareil anéantissement, malgré tant de formidables raisons qu’il semblait avoir pour aboutir, dût être voulu aussi par le destin, nous ne pouvions pas y croire. Notre foi en la France immortelle subsistait, envers et contre tout. Nous cherchions et nous trouvions tant d’arguments en sa faveur ! À la puissance matérielle de notre ennemi s’opposerait notre puissance morale. Il représenterait, lui, la Force ; nous représentions, nous, le Droit. Le monde, cette fois-ci, serait avec nous, avec le Droit opprimé par la Force. Et nous rêvions de miracles qui nous aideraient, qui nous sauveraient, puisqu’il fallait bien que nous fussions sauvés pour sauver le monde.

Nous avions encore d’autres motifs nous excitant à ne point désespérer, et dont l’aliment solide, pris dans la réalité même, nourrissait de sa substantifique moelle nos rêves les plus chimériques.

Nous pensions à ces générations nouvelles, pour qui notre amour était commun, et dont, chacun avec ses moyens et de son mieux, nous avions toujours encouragé les généreux efforts dans les lettres, les arts, dans leur vaillante ascension vers plus de lumière, de justice et de liberté. Le beau sang de la race, même pendant ces quarante années de silence, nous en avions souvent constaté le travail de fermentation ardente. Certes, il n’avait pas failli au devoir atavique de se refaire, de reprendre ses vigueurs anciennes. Pourquoi les jeunes hommes nés après la guerre, pourquoi leurs enfants devenus des hommes à leur tour, résisteraient-ils à cette poussée du sang français, voulant le redevenir dans toutes ses énergies vitales ? Parmi les forces de jadis, qu’ils avaient tant de joie à sentir renaître au fond d’eux-mêmes, ne retrouveraient-ils pas quelque jour, si l’occasion leur en était offerte, les vertus militaires qui furent de tout temps l’apanage de nos aïeux ? Et quelle plus belle occasion pouvait surgir, que celle d’arracher la France au trépas où son ennemi la condamne ? N’étaient-ils pas les descendants, les héritiers, des héros qui ont fait notre histoire si splendide ? De quel droit nous, les vieux, laudatores temporis acti, jugerions-nous nos fils et nos petits-fils incapables de la continuer telle, cette histoire, dont notre génération sacrifiée a vu la morne éclipse, mais dont la leur est peut-être destinée à rallumer le soleil inextinguible ?

Oh ! non, non, disions-nous à qui mieux mieux, non, ne doutons pas de ces jeunesses qui ont suivi la nôtre, ni de celle d’aujourd’hui, ni de celle qui viendra demain ! Vive la jeunesse ! Vive l’éternelle ressuscitée ! Vive cette primavera della vita, ce printemps de la vie toujours prête à reverdir, et dont la sève s’épanouira pour que l’avenir de la France ne soit point indigne de son passé !

Et de nouveau, nous nous donnions des preuves à l’appui de notre espoir ; nous relevions des indices, des faits, démontrant que nous avions raison de parler ainsi, que nous n’étions pas deux vieux fous obstinés à leurs vieilles chimères, mais que nos pensées étaient des pensées de sages, inspirés par le bon sens français, logiques jusque dans le rêve.

Par exemple, je rappelai alors à Claretie, si fervent patriote, une page de sa Vie à Paris, que sa modestie avait oubliée (car il l’avait écrite quinze ans auparavant), mais avec laquelle j’avais, la semaine précédente, fait vibrer d’enthousiasme une assemblée populaire et bourgeoise d’anciens enfants de troupe, et que voici :

« Nul plus qui moi n’aime, ne respecte, n’honore, n’acclame du fond de l’âme, l’Armée, cette France en marche. Toute ma vie a été vouée à son culte. J’ai défendu les vaincus de 1870. J’ai pleuré de rage devant nos vieux drapeaux captifs. J’ai acclamé les drapeaux, vierges de malheurs, de l’armée nouvelle... »

« — Ah ! s’écria généreusement Claretie, ce n’est pas cette page qu’il fallait leur citer, c’est le fameux passage du discours de Renan recevant de Lesseps sous la Coupole ! Oui, Renan, le délicieux sceptique, mais qui eut, ce jour-là, un si bel élan de foi en la revanche. »

 

Et il me rappela ce passage, que j’ai gravé alors dans ma mémoire, sans savoir que le souvenir s’en imposerait ici, aujourd’hui, de la façon la plus impérieuse, par son caractère de prophétie dont nous voyons de nos yeux l’accomplissement.

Pour rendre hommage au nouvel élu que l’Académie accueillait avec joie et fierté, quoique sans titres littéraires, Renan disait à de Lesseps :

« Le maréchal de Villars, le maréchal de Belle-Isle, le maréchal de Richelieu, le maréchal de Beauvau, n’avaient pas plus de titres littéraires que vous ; ils avaient remporté des victoires. À défaut de ce titre, devenu rare, nous avons pris le maître par excellence en fait de difficulté vaincue. Si Christophe Colomb existait chez nous, de nos jours, nous le ferions membre de l’Académie. »

Puis, il ajoutait, dans la plus superbe envolée, à la fois lyrique et familière, en évoquant devant l’Académie, et devant la France, et devant le monde entier…

Qui donc, évoqua-t-il alors ? Quelle figure d’histoire, d’épopée, de légende ? Qui ? Mais vous-même, oui, vous, monsieur le Maréchal. Écoutons plutôt !

« Quelqu’un qui est bien sûr d’en être, c’est le général qui nous ramènera la victoire. En voilà un que nous ne chicanerons pas sur sa prose, et qui nous paraîtra tout d’abord un sujet fort académique ! Comme nous le nommerons par acclamation, et sans nous inquiéter de ses écrits. Oh ! la belle séance que celle où on le recevra ! Comme les places y seront recherchées ! Heureux celui qui la présidera ! »

Mais qui donc, en somme, la préside, cette séance ? Est-ce bien celui qui n’en est que le très humble porte-parole ? Non, évidemment. Celui qui la préside, en vérité, en réalité, c’est vous, monsieur le Maréchal, vous le général prédit par Renan et qui nous avez ramené la victoire ; et celui qui la préside aussi avec vous, c’est celui que vous aimez si tendrement, si profondément, celui à qui vous avez tout à l’heure rendu justice et hommage de toute votre bonté paternelle, celui dont vous incarnez la figure simple et magnifique, celui dont l’âme innombrable a trouvé son expression dans la vôtre, celui enfin que la voix du peuple, vox populi, vox Dei, a baptisé de ce nom rude et cordial, maintenant flamboyant pour jamais au firmament de nos gloires : le Poilu !

Un pareille apothéose du soldat français, la revanche de notre défaite, le retour des provinces perdues rentrant au giron de la mère patrie, la paix dans le triomphe, pourquoi faut-il, hélas ! que notre cher Claretie n’en ait pas eu, lui qui l’avait tant méritée, l’enivrante extase ? La Mort injuste m’en a cruellement privé. Il s’était pourtant montré envers elle le galant homme qu’il était toujours en toutes circonstances ; fût-ce avec les méchantes gens. Je cueille, en effet, dans ses Carnets intimes, cette courageuse et noble réflexion :

« Pour supporter la vie, il faut être curieux de tout. Pour ne pas la regretter, il faut être curieux même de la mort. 

Mais qui sait, après tout, si cette grande dame qu’est la Mort a été à son égard aussi injuste qu’elle nous semble ? On a la consolante pensée d’estimer que non, et sans doute il l’aurait eue lui-même, ce grand cœur d’honnête homme, puisque la Mort, en le prenant, a voulu peut-être ménager à sa mémoire cette récompense unique entre toutes, que son nom et le vôtre fussent unis indissolublement, dans la séance inoubliable où ce bon et pur Français a pour successeur ici un sauveur de la France.

Car le voilà, monsieur le Maréchal, le voilà, en somme, votre vrai titre, et le seul auquel je devrais m’arrêter. Renan n’a-t-il pas dit combien ce titre-là vous dispensait de tous les autres ? Toutefois, vous en avez d’autres aussi, et particulièrement des titres littéraires, sur lesquels je prendrai la liberté d’insister un peu, ne fût-ce que par déférence aux habitudes traditionnelles qu’exige cette Coupole, et, de plus, pour démontrer que votre annonciateur ne se trompait point en vous trouvant à l’avance un sujet fort académique.

Quelles sont les qualités essentielles de votre esprit et de votre style, à savoir la netteté, la logique, l’équilibre, la pénétration, c’est ce qu’il serait facile de constater déjà dans un discours prononcé par vous le 19 janvier 1913, devant la Société amicale des anciens élèves de l’École polytechnique. Vous étiez alors chef d’état-major général, et vous entreteniez vos camarades de la préparation à la guerre. Or, on a pu, sans flatterie aucune, en toute équité, rappeler, à propos de ce discours, le jugement de Mignet sur le cardinal de Richelieu : « Il a eu l’intention des grandes choses qu’il a faites. »

Mais où elles se révèlent avec plus d’éclat encore, vos qualités de penseur et d’écrivain, c’est lorsque vous devez mettre en pratique vos théories afin que vos idées se traduisent par des actes, lorsque vous avez à commander ou à modifier des manœuvres, à les rendre précises et applicables pour ceux qui vont les exécuter, à découvrir les fautes commises dans l’exécution, à y trouver les remèdes immédiats. Il faut, pour apprécier et goûter comme il convient ce genre de littérature spéciale, sa valeur de raisonnement et de rédaction, lire en entier, par exemple, le recueil des notes adressées par vous aux troupes après Charleroi, puis et surtout votre Instruction générale du 25 août 1914, préparant tous les commandants d’armée à la reprise possible, prévue et prochaine, d’une nouvelle offensive. Nul boute qu’il y ait là, dans l’œuf, couvé par la pensée et la volonté du chef, absolument conscient et responsable de ce qu’il va faire, le plan total du futur redressement que fut la première et décisive bataille de la Marne.

Après la lecture attentive de ces Notes et de cette Instruction générale, on est forcé de reconnaître que, si vous aviez perdu la bataille, vous restiez à jamais, comme on dit, cloué au pilori de l’histoire sous ce nom : le vaincu de la Marne. En retour, puisque vous l’avez gagnée, cette bataille, il est de toute justice que vous restiez, à jamais aussi, sans que rien vous puisse débouter de cette appellation, le vainqueur de la Marne.

Toutefois, cette littérature spéciale, où vous excellez dans vos Notes et votre Instruction du 25 août, est trop spéciale peut-être pour que l’on essaie d’en donner ici une idée, même approximative. Aussi bien n’y a-t-on pas l’ombre d’une prétention à ratiociner sur la tactique et la stratégie, fût-ce du point de vue exclusivement littéraire.

Par bonheur, il reste dans votre œuvre écrite, monsieur le Maréchal, assez d’autres témoignages en faveur de votre esprit, de votre style, voire de votre cœur ; et ceux-là, le plus ignorant en art militaire est à même d’en voir, sans en perdre une seule, toutes les beautés. Je veux parler de vos proclamations et de vos ordres du jour.

Et d’abord, votre première proclamation, du 8 août 1914, dans Mulhouse qui assistait alors, avant toutes les autres villes d’Alsace, à la réapparition de nos troupes parmi nos frères perdus et retrouvés. Voici ces quelques lignes, si brèves, mais si pleines de foi débordante :

« Enfants de l’Alsace !

Après quarante-quatre ans d’une douloureuse attente, les soldats français foulent à nouveau le sol de votre noble pays.

Ils sont les premiers ouvriers de la grande œuvre de la revanche. Pour eux, quelle émotion, quelle fierté ! Pour parfaire cette œuvre, ils ont fait le sacrifice de leur vie. La nation française unanime les pousse, et dans les plis de leurs drapeaux sont inscrits les noms magnifiques du Droit et de la Liberté.

Vive l’Alsace ! Vive la France ! »

 

Puis, plus tard, dans la petite ville de Thann, cette allocution presque familiale, un remerciement à quelques notables dont vous serriez les mains, cette allocution improvisée où parlait seul votre cœur, mais avec quelle effusion d’amour :

« Notre retour est définitif, vous êtes Français pour toujours. La France vous apporte, avec les libertés qu’elle a toujours représentées, le respect de vos libertés à vous, des libertés alsaciennes, de vos traditions, de vos convictions, de vos mœurs. Je suis la France ; vous êtes l’Alsace. Je vous apporte le baiser de la France. »

 

Et enfin les grands ordres du jour par quoi s’ouvre et se clôt la bataille de la Marne, ces pages qui seront un jour gravées sur le marbre et le bronze, et qui le sont déjà dans tous les esprits et tous les cœurs, puisque vous avez eu alors l’honneur, la fierté, la force souveraine, la mission remplie jusqu’au bout, et, pour tout dire en un mot, le divin privilège, d’y exprimer, en premier lieu la volonté même de la France préférant la mort à la honte, puis sa joie héroïque d’avoir été ressuscitée des deux par la victoire.

Ordre du jour, sous forme de message, télégraphié de Vitry le 6 septembre 1914, 9 heures du matin, par le commandant en chef, et qui fut lu sur tous les fronts combattants, de l’Ourcq à Belfort :

« Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière. Tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »

 

Quel cri d’attaque ! Et comme ils ont su y répondre, tous ceux à qui vous demandiez de vaincre ou de mourir ! Tous, depuis vos lieutenants, qui, chacun pour sa part, les Gallieni, les Castelnau, les Maunoury, les Foch, les Pétain et d’autres, d’autres encore, se haussaient alors déjà et sont montés de plus en plus au rang des admirables grands chefs, illustrant nos fastes militaires ! Et, avec eux, sous leurs ordres et les vôtres, tous les officiers, sous-officiers, soldats, tous les héros, les martyrs, les artisans anonymes et sublimes de cette prodigieuse victoire, aussitôt dénommée, par l’infaillible instinct populaire, de ce nom grandiose qui lui restera : le Miracle de la Marne !

Puis, en conclusion à ce cri d’attaque, quelle simplicité pour annoncer les résultats d’une telle victoire ! Aucune phrase ! Rien que des faits dans l’ordre du jour du 12 septembre et dans le télégramme adressé le lendemain au ministre de la Guerre. Mais quelle éloquence ils ont, ces faits ! On y lit toute la bataille comme sous des éclairs qui l’illuminent.

 

ORDRE DU JOUR DU 12 SEPTEMBRE

 

« La bataille qui se livre depuis cinq jours s’achève en une victoire incontestable : la retraite des 1re, 2e et 3e armées allemandes s’accentue devant notre gauche et notre centre. À son tour, la 4e armée ennemie commence à se replier au nord de Vitry et de Sermaize. Partout l’ennemi laisse sur place de nombreux blessés et des quantités de munitions. Partout on fait des prisonniers. En gagnant du terrain, nos troupes constatent les traces de l’intensité de la lutte et l’importance des moyens mis en œuvre par les Allemands pour essayer de résister à notre élan. La reprise vigoureuse de l’offensive a déterminé le succès. Tous, officiers, sous-officiers et soldats, avez répondu à mon appel. Vous avez bien mérité de la patrie. »

 

Télégramme adressé au ministre de la Guerre le 13 septembre au matin.

« Notre victoire s’affirme de plus en plus complète. Partout l’ennemi est en retraite. Partout les Allemands abandonnent des prisonniers, des blessés, du matériel. Après les efforts héroïques dépensés par nos troupes pendant cette lutte formidable qui a duré du 5 au 13 septembre, toutes nos armées, surexcitées par le succès, exécutent une poursuite sans exemple par son extension. À notre gauche, nous avons franchi l’Aisne en aval de Soissons, gagnant ainsi plus de cent kilomètres en six jours de lutte. Nos armées, au centre, sont déjà au nord de la Marne. Nos armées de Lorraine et des Vosges arrivent à la frontière. Nos troupes, comme celles de nos alliés, sont admirables de moral, d’endurance et d’ardeur. La poursuite sera continuée avec toute notre énergie. Le gouvernement de la République peut être fier de l’armée qu’il a préparée. »

 

Au sortir de ces lectures, il est sans doute bien téméraire de vouloir faire entendre quoi que ce soit ; mais vous n’êtes vraiment pas, monsieur le Maréchal, de ceux qui trouvent la témérité blâmable, quand on a conscience qu’elle est nécessaire. Je poursuivrai donc sans remords ni crainte, avec votre permission, l’analyse qu’il me reste à terminer, de votre œuvre et de vous-même, en tant que sujet fort académique.

Ce qui m’oblige à le faire, c’est que votre œuvre et vous-même, monsieur le Maréchal, avez rencontré précisément ici ce que nulle assemblée au monde ne saurait vous offrir, le lieu d’élection où l’on peut le mieux évaluer de combien, grâce à vous, s’est accru le précieux trésor dont nous sommes en quelque sorte la garde d’honneur, et qui s’appelle la tradition de l’esprit français.

Je n’entrerai pas, d’ailleurs (que votre modestie n’aille point s’effaroucher !) dans de longues explications, à cet égard, touchant votre personne elle-même. Il me suffira de noter que vous avez dans les veines du sang catalan et du sang picard, sources de bon sens, de finesse, de mesure, de patience, d’ordre et de volonté, sources dont la fraîcheur limpide a de tout temps rajeuni et retrempé votre âme paysanne.

À quoi j’ajouterai, sans autres commentaires, que votre victoire de la Marne, à elle seule, en fait largement foi, et que c’est par elle, par elle toute seule aussi, considérée comme œuvre d’imagination et de logique, que notre trésor s’est enrichi soudain d’un joyau comptant parmi les plus caractéristiques et les plus rares dont se puisse enorgueillir la tradition de l’esprit français.

Votre victoire, en effet, a triomphé d’un adversaire qui en était l’ennemi acharné, irréductible, au point de s’être voué corps et âme à essayer de l’anéantir. Or, ce monstre de bestialité tout ensemble et de démence, votre victoire en a triomphé par la sagesse et la raison. Si son œuvre anormale avait dû être viable, elle n’eût pu être que colossale d’abominable laideur. La vôtre, qui l’a fait avorter piteusement, se dresse, tout au contraire, belle d’une beauté harmonieuse, puissante et cependant de nobles et justes proportions. Elle prouve et manifeste la splendeur d’une haute pensée traduite dans une forme parfaite. Voilà exactement en quoi, comme conception et comme exécution, elle est de la lignée à laquelle nous devons les plus purs chefs-d’œuvre de notre littérature, les classiques de l’esprit français. La valeur de son action égale celle de leur verbe, si bien qu’elle a sa place assurée, et parmi les plus légitimes, entre celles que notre admiration a consacrées au Discours sur la méthode, aux Pensées de Pascal, aux Oraisons et Sermons de Bossuet, aux tragédies de Corneille et de Racine, aux comédies de Molière, et aux Fables de notre cher grand Bonhomme La Fontaine.

Mais quoi ? Cela même n’est pas assez dire. À coup sûr, il était nécessaire que cela fût dit, en ce jour où nous appelons un maréchal de France à devenir un simple académicien, membre de la garde d’honneur qui veille sur le trésor traditionnel de l’esprit français. Toutefois, ce que vous avez fait, et les conséquences de cet acte pour le bien universel, méritaient infiniment plus encore. Les échos de notre Coupole, vous saluant comme un sujet fort académique, n’ont pas l’envergure ni le retentissement qu’il faudrait à votre gloire. C’est aux échos de l’humanité entière qu’elle doit être et qu’elle est déjà propagée. Eux seuls, véritablement, en sont dignes.

Aussi le savent-ils et se plaisent-ils à le proclamer. Aucun peuple n’ignore aujourd’hui quelles furent, pour la civilisation en péril, pour le monde menacé par la Barbarie, les conséquences de cette première et décisive victoire de la Marne, qui a crié halte à l’envahisseur, qui l’a forcé à se terrer, qui a donné à tous nos amis le temps de s’organiser ainsi que l’exigeaient notre défense et la défense commune, qui a finalement changé la guerre en Croisade, et dont la seconde et suprême victoire de la Marne a été ainsi l’épanouissement logique, fruit merveilleux dû au miracle d’une telle fleur.

Oui, l’humanité entière l’a compris et senti de la sorte, au lendemain même de votre victoire ; et de là sont venues toute notre espérance, toute notre foi, toute la foi de tous nos Alliés, convaincus qu’il y allait de leur vie dans la lutte que nous soutenions pour la nôtre. Le 10 septembre 1914, la partie était moralement perdue par la Barbarie ; et, du coup, la Marne devenait ce que furent jadis Marathon et Salamine, les Champs catalauniques, Poitiers, Bouvines et Valmy, c’est-à-dire une de ces victoires d’où sort le salut d’un monde.

On l’a constaté de reste, et à plein, lors de votre voyage en Amérique, monsieur le Maréchal ; et vous-même à ce moment, malgré votre sereine modestie, vous n’avez pu en douter. Nous avons, sur l’accueil qui vous y fut fait, le témoignage d’un de nos confrères, un philosophe, un sage, M. Bergson, qui nous a rapporté les choses comme il les avait vues, les larmes de joie et les cris enthousiastes de toute une nation vous acclamant, et le geste religieux des mères soulevant vers vous leurs petits pour appeler sur eux votre bénédiction et pour que leurs yeux et leur mémoire fussent emplis à jamais de votre image.

Ah ! combien il a eu raison, celui de nos prédécesseurs dont l’esprit perspicace a dit que la postérité commence à la frontière ! Le jugement de la postérité, vous l’avez eu là-bas, monsieur le Maréchal, dans ce recul à travers l’espace qui a les mêmes effets à travers le temps, là-bas où déjà on ne vous appelait plus Joffre, mais Charles Martel.

Ainsi vous êtes entré vivant, non seulement dans l’immortalité, mais dans la légende elle-même. Et voilà qui coupe court, enfin, à toutes les vaines paroles où la plus éloquente rhétorique s’épuiserait en d’impuissants efforts pour faire de vous un éloge dont vous n’avez pas besoin à l’heure présente, puisque votre front est déjà auréolé d’avance par l’avenir.

Je m’arrêterai donc, cette fois, non pas cependant sur des phrases, d’orateur, mais sur un vœu de poète, rêvant pour vous la meilleure récompense qu’il puisse souhaiter à un grand homme, auteur d’un grand acte, et enfant d’un grand peuple : c’est que vous demeuriez surtout cela, monsieur le Maréchal, un héros de légende ; c’est qu’un autre enfant de ce peuple, le fils ou quelque arrière-petit-fils d’un de vos poilus, un anonyme et un sublime comme eux, laisse un jour jaillir de son cœur une belle chanson populaire que chantera toute la France, que répétera toute l’humanité, qui deviendra la délivrance, et qui sera la Chanson de la Marne, la Chanson de Joffre !