Discours de réception de Maurice Barrès

Le 17 janvier 1907

Maurice BARRÈS

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Maurice Barrès, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. José-Maria de Heredia, y est venu prendre séance le jeudi 17 janvier 1907, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

La plus forte des raisons qui peuvent convaincre un écrivain de solliciter vos suffrages, c’est qu’à s’asseoir parmi vous, il devient le confrère, non seulement d’une élite vivante, mais encore de tous vos prédécesseurs, le confrère après leur mort d’une suite incomparable de poètes, de savants, de philosophes, de politiques, de prêtres et de grands seigneurs qui ont travaillé à constituer la société française. Aussi, Messieurs, c’est avec un profond sentiment de respect que je viens prendre la place que votre indulgence a bien voulu me donner.

Ma première démarche, dans ce palais, devait être une démarche pieuse. J’ai demandé que l’on m’ouvrit les archives de l’Académie. J’ai manié les huit volumes in-folio qui contiennent les délibérations et les listes de présence, et qui nous font connaître votre histoire officielle, depuis votre établissement au Louvre jusqu’à votre suppression. Sur des registres en maroquin rouge aux armes de France, j’ai vu avec vénération les traces et parfois les signatures de Corneille et de Colbert, de Racine et de Bossuet, de La Fontaine et de Boileau, jusqu’à Voltaire. Puis, feuilletant vos recueils à la suite, j’ai cherché d’autres noms, depuis Chateaubriand jusqu’à Taine et Renan, envers qui ma dette, plus neuve, me semble encore plus pressante.

Ces grands hommes sont bien autre chose que des gloires littéraires. Tel d’entre eux, isolé, pourrait paraître un génial inventeur de divertissements, mais à les prendre d’ensemble et dans leur continuité, ils constituent la plus grande force politique et sociale. C’est que depuis trois siècles, l’Académie se conforme à la haute raison qui inspira votre fondateur, quand il ne voulut pas que les beaux esprits se bornassent à développer leur puissance propre et qu’il leur proposa de travailler constamment à rétablir le point d’équilibre social.

Cet équilibre, en France, à toutes les époques, risqua d’être ébranlé par l’afflux des influences extérieures. Chez nous, toutes les idées viennent se confronter et tous les sangs se mêler. Ces interventions, en même temps qu’elles peuvent nous augmenter, tendent à nous désunir et nous dénaturer. Le péril ne fut jamais plus évident qu’aujourd’hui, où l’on nous prêche que, pour mieux profiter des apports étrangers, nous devons renoncer à nos cadres et aux principes sur lesquels nous sommes fondés. On nous propose d’être moins Français pour nous faire plus humains, et, pour mieux nous élever à la bienveillance universelle, on veut que nous manquions à notre patrie. Pour ma part, je crois qu’un Français ne peut mieux déployer ses vertus que dans le respect des conditions qui formèrent la France. Et je voudrais que l’on se guidât sur la méthode que vous avez prise pour maintenir le caractère de notre société polie. Grâce à un certain tempérament dont votre Compagnie garde la tradition, les influences les plus lointaines et les plus diverses se fondent dans l’esprit français. Votre culture est ouverte à tous les étrangers ; ils s’y trouvent à l’aise pour produire ce dont ils sont capables, et nous-mêmes nous bénéficions de leur excellence. C’est ce que nous vérifierons en reconnaissant que nous avons servi l’Espagnol José-Maria de Heredia et que lui-même nous a servis.

L’illustre poète de qui je dois prononcer l’éloge était né d’un sang étranger. Il s’est rangé par un choix exprès sous notre discipline spirituelle. Nos grands modèles et notre public l’ont guidé. En étudiant l’auteur des Trophées, nous nous appliquerons, si vous le voulez bien, à reconnaître, une fois de plus, comment la France, héritière de la Grèce et de Rome, excelle à frapper des médailles avec un or étranger.

José-Maria de Heredia est né à Cuba, en 1842, dans le domaine de la Fortuna, sur la baie de Santiago. Il ne s’est naturalisé Français qu’après la cinquantaine, quand votre Compagnie, au lendemain du succès triomphal des Trophées, désira se l’adjoindre. Sa famille sort d’Espagne. C’était un noble aragonais, le fameux ancêtre Pedro de Heredia, qui partit sur les caravelles de Bartolomeo, frère de Christophe Colomb, et qui construisit Carthagène. La brillante Carthagène n’est plus qu’un désert, où la vague malsaine balance trois pauvres barques de pêcheurs, au pied de créneaux en ruines et sous le regard de grands pélicans moroses. Mais du même geste qu’il fondait sa ville, le vieux capitaine, plus sûrement, avait posé les assises du génie épique de votre confrère. Je suis convaincu que c’est en méditant sur son origine héroïque que José-Maria a dégagé sa nature et donné la prépondérance dans ses vers à la fierté guerrière. Rappelez-vous les quatre sonnets qu’il dédie à son ancêtre et à la ville aujourd’hui morte : Composition dans le goût de l’émail somptueux où Claudius Popelin, confondant l’aïeul et le petit-fils, a casqué le poète d’un cimier de conquistador.

Durant les XVIIe et XVIIIe siècles, les Heredia furent colons à Saint-Domingue, où ils possédaient la province de Bani. Ruinés par la grande révolte noire, ils durent passer à Cuba. Aujourd’hui un arbre, – un mapou, m’assure-t-on, – croît sur les décombres de leur palais. Le père du poète, défricha, créa de ses mains les plantations de la Fortuna. Il mourut jeune. Sa femme était une Française, née Gérard d’Ouville et petite-fille d’un président à mortier du parlement de Rouen. Elle savait le latin et lisait les poètes. Cette digne fille de la grande race normande osa soustraire le petit José-Maria aux influences espagnoles. Quand il fut question d’expédier l’enfant à Madrid, dans une école de cadets, elle préféra écouter un certain M. Fauvel, de Senlis, dans l’Oise, qui s’offrait à le conduire au collège de sa petite ville.

José-Maria avait neuf ans, lorsqu’il arriva, en 1851, dans la classe de huitième au collège Saint-Vincent, où des prêtres séculiers lui donnèrent, durant huit années, une excellente formation d’humaniste.

L’automne enveloppe Senlis d’une douceur et d’une tristesse incomparables. Quand les bois commencent de s’effeuiller et que les cloches résonnent à travers la brume d’octobre, les cantons de Chantilly, de Compiègne et d’Ermenonville exhalent une mélancolie tendre et chantante, celle-là même qu’a recueillie Gérard de Nerval dans sa divine Sylvie. Les ballades que ce fol délicieux nous a fait aimer sont la voix la plus expressive, le soupir des campagnes du Valois. Ces vieux airs, d’un français si pur, raniment les puissances d’illusion que nous transmirent nos pères. Un trouble inconnu s’empare de nous, un besoin d’amitié tendre et d’amour impérissable, un désir de mourir pour celle qui nous aime, la certitude qu’elle est une fée. Ces charmantes inspirations, mêlées d’église, de guerre et d’amour et qui palpitent demi-mortes sur d’anciens lieux de fêtes, c’est tout l’idéal mélancolique et fier des terriens français. Idéal aujourd’hui voilé, souvenir à demi rêvé de notre religion et de notre chevalerie.

Le jeune Cubain, qui venait faire ses humanités chez les prêtres de Senlis, n’était pas né pour entendre les chants de Sylvie sous les bois de Chaâlis ou de Pontarmé. Que pouvaient, sur le fils du conquistador, ces vers rythmés musicalement pour attendrir des cœurs français ? S il s’agit d’aborder aux îles du Valois, ombragées de peupliers et de tilleuls, et qui servirent de modèle à Watteau peignant le Voyage à Cythère, rien ne sert d’avoir fondé Carthagène des Indes, rien ne dispense d’une longue préparation de la sensibilité. Ce jeune Heredia n’a pas, de père en fils, entendu les cloches françaises, admiré les oiseaux peints de nos chapes d’église, et subi la divine douceur des cierges vacillants au plein jour de nos enterrements. Il lui faut les couleurs bien tenues et les chants accusés de Cuba.

Un jour de sortie, comme le collégien se promenait dans Senlis avec M. Fauvel, ils croisèrent un homme, vêtu d’un manteau rouge, qui tenait sous son bras une volaille. Ce bizarre personnage leur dit en s’éloignant à grands pas : « Je vais sacrifier un coq à Esculape. » C’était Gérard de Nerval.

Gérard, en ce temps-là, parcourait les bords de l’Oise, pour composer Angélique et Sylvie, purs chefs-d’œuvre dont la perfection est peut-être la plus opposée à la perfection des Trophées. Et cet enchanteur avait reconnu, d’un coup d’œil, que ce collégien au type exotique méritait d’entendre parler des dieux, mais de ceux-là qui sont communs à tous les humanistes, plutôt que des divinités particulières à nos pays de l’Île-de-France.

Quand Heredia fut bachelier, il rejoignit son île natale. On regrette qu’un extrême souci de l’art impersonnel l’ait empêché de nous peindre le plaisir d’avoir vingt ans aux Antilles. Nous venons d’être dédommagés. Charmant prodige, une fille a recueilli ces souvenirs et ces images délaissées par son père ; elle les a mêlés à ses propres rêves. Pour connaître l’émoi d’un créole qui, venant de Paris, retrouve l’air, les fruits, les foules bruissantes, la chaleur heureuse, les robes claires des femmes, toute la complaisance de ces climats de son enfance, il n’est que de lire un petit roman où Gérard d’Ouville, sous couleur de nous conter une aventure d’amour à la Nouvelle-Orléans, nous livre, m’a-t-on dit, les mémoires du jeune Heredia… Mais le poète comptait parmi ses aïeules espagnoles une demoiselle de Miessens, d’une famille qui portait cette devise : « Moisson d’amour et moisson d’honneur. » Tous les soupirs des îles ne purent le retenir. Il vint avec sa mère se fixer à Paris, où il fréquenta l’École de Droit et l’École des Chartes, et commença de se lier avec des artistes.

Ses premiers vers furent imprimés en 1861 ; on y distingue l’influence de Lamartine, de Victor Hugo, et surtout de Musset ; mais en 1863, un sonnet qu’il dédie à Leconte de Lisle nous le montre qui pénètre dans sa voie royale. Artémis et la Chasse, publiées dans le premier Parnasse de 1866, le révélèrent. C’est aux Bucoliques d’André Chénier (dont il admirait le Combat des Centaures plus qu’aucun poème du monde), qu’il doit l’idée de cette brève composition que Chénier appelle un quadro, et jusqu’à sa mort, il a fait ses quadri, en glorifiant le divin André. Hier encore, la Revue des Deux Mondes publiait quatre sonnets inédits ; vous connaissez la savante édition qu’il nous a léguée de ses chères Bucoliques : toute sa vie, il aura construit sa gloire selon le plan de sa jeunesse.

Trois d’entre vous, Messieurs, peuvent dire quelle séduction exerçait le jeune Espagnol sur les poètes du Parnasse. François Coppée, en recevant son ami, a rappelé leurs souvenirs de jeunesse avant la gloire. Il vous a conté le plaisir extrême que ces néo-romantiques éprouvaient à prononcer un nom exotique et sonore qui aurait fait si bonne figure dans les tirades blasonnées de Ruy Blas et d’Hernani. Tous d’une origine moins pittoresque, ils se réjouissaient qu’un des leurs comptât parmi ses ancêtres des conquérants du Nouveau Monde et des Grands Inquisiteurs.

J’écoute mes illustres aînés, s’ils évoquent le débutant ; je ne puis vous parler que du maître.

C’est chez Leconte de Lisle, il y a vingt-quatre ans que j’ai vu Heredia pour la première fois. L’appartement où le Sénat logeait son glorieux sous-bibliothécaire, un honnête premier étage de l’École des Mines, sur le boulevard Saint-Michel, nous semblait un sommet redoutable, un des lieux sacrés de Paris. J’aime d’aller encore dans ce lointain quartier, pour ranimer les sentiments avec lesquels, à vingt ans, je pénétrais, le samedi soir, dans ce salon présidé par un moulage du Moïse de Michel-Ange.

Le lieu exerçait en nous le sentiment de la hiérarchie. J’ai vu les jeunes poètes s’incliner devant Heredia, qui s’inclinait devant Leconte de Lisle, qui s’inclinait devant Hugo, lequel ne rendait d’hommages qu’à la démocratie. Tous ces messieurs vivaient selon le principe du xviie siècle : qu’il n’est jamais permis à un inférieur de s’égaler en paroles à celui à qui il doit du respect, quoiqu’il s’y égale dans l’action.

Leconte de Lisle, debout dans le cercle étroit de ses hôtes, et laissant parfois tomber avec un dédain incommensurable son large monocle, nous donnait son exemple et quelques préceptes.

C’est malheureux qu’on n’ait pas noté les propos de Leconte de Lisle. Il ne disait rien qui ne fût excellemment rédigé. Quel amour et quelle science des lettres ! Quelle justice féroce ! Mais il y faudrait l’accent ; il y faudrait ses yeux illuminant son noble visage rasé de pontife.

Ce grand poète ne croyait pas que l’art eût pour objet la reproduction de la nature ; il nous prêchait qu’il faut transformer en matière poétique les éléments que nous fournit la vie. Une autre de ses maximes, c’était qu’il n’y a pas à distinguer entre le fond et la forme, et que l’art d’écrire, c’est l’art même de penser. Enfin il disait : « À chaque mot d’un poème je me demande : Que veux-je prouver ? et je rejette ce qui ne contribue pas à mon effet d’ensemble. »

Je crois qu’il exagérait le rôle de la volonté dans l’art. Il s’est trop méfié du beau trésor qu’un artiste porte dans son cœur. Mais on lui doit cette justice qu’il a réagi contre la bassesse du goût et le désordre de la pensée. Il a discrédité l’improvisateur. À sa voix, la passion se souvint qu’un peu de retenue la ferait plus émouvante. Nul de ses familiers ne me démentira, si je lui vois quelques traits d’un Malherbe et d’un Boileau.

Pour comprendre la raison qui soumettait à Leconte de Lisle des maîtres comme Heredia, il faut se représenter son salon, tel que je l’ai vu, vers 1883, en face des cénacles rivaux. C’était l’époque où Zola qui possédait plusieurs vertus professionnelles, mais qu’une irrémédiable vulgarité condamnait aux rangs subalternes, faisait rage pour transformer en gloire de lettres des succès de librairie. C’était l’époque où le fort prosateur Vallès, irrité contre la culture de collège qu’il rendait responsable de ses déceptions, car il eut été naturellement heureux dans la culture des champs en Auvergne, prêchait d’incendier nos Musées et nos bibliothèques. C’était encore l’époque où Verlaine, véritable poète et parfois grand poète, mêlait à d’émouvants soupirs les hoquets les plus affreux, et risquait de nous faire oublier l’importance pour l’artiste d’un perpétuel perfectionnement de l’âme.

Leconte de Lisle croyait à l’éminente dignité du poète. À l’écart de toutes les intrigues, il décrivait son rêve de la vie, qui fut constamment énergique, sérieux et chaste. Il n’a rien cédé aux demi-lettrés, aux esprits secondaires ; il n’a même pas flatté la jeunesse des écoles. Il ne confondait pas la notoriété avec la gloire. C’était une sorte de prêtre, qui dénonçait le siècle au nom du Beau éternel.

Comme il trouvait dans les régions du passé le contentement de ses besoins moraux, et qu’il puisait toute son inspiration dans la poésie antique, il ne prit jamais son parti de ne pas vivre au temps d’Homère. Mécontent de sa vie trop rude, il met en accusation les temps modernes, toute la chrétienté, et ne se demande jamais si le christianisme, quelque opinion que l’on ait de sa vérité historique, ne serait pas la source où nous alimentons notre sens de l’honneur et du sacrifice. Ce n’est pas sans grandeur qu’il reprend ainsi le contact, par-dessus les romantiques, avec les écoles d’art qui, au début du xixe siècle, s’inspirèrent du goût gréco-latin et de la philosophie des Encyclopédistes, mais on distingue dans son paganisme quelque chose qui sent le paradoxe d’atelier. Il y a dans ce noble poète certains éclats, des truculences pour étonner le philistin. Heredia excellait à remettre les choses au point. Parfois, après des tirades d’un pittoresque féroce contre la littérature facile ou contre la religion, et quand nous étions ébahis, l’auteur des Poèmes Tragiques rencontrait le regard joyeux de l’auteur des Trophées, et, s’interrompant de prophétiser, il riait comme un boulevardier.

L’amitié de Leconte de Lisle et de Heredia mettait dans ce salon une note de vérité plus humaine. Ils s’estimaient professionnellement ; c’est la première condition des amitiés d’hommes, et puis ils se connaissaient de toujours. Ils ne se lassaient point de parler avec une gaîté enfantine de leurs îles natales et des nègres. Enfin la jeune famille de Heredia, rayonnante de grâce, donnait au vieux poète un rôle de grand-père.

Cette amitié que Leconte de Lisle réservait à Heredia, celui-ci la prodiguait avec une sorte de volupté. Sa personne respirait l’enchantement de ces îles indolentes où les créoles naissent avec des façons gracieuses et infiniment de douceur dans l’esprit. Cette facilité ne l’a pas desservi. Mieux qu’un homme habile, il obtenait tout ce qu’il voulait par sa courtoisie chaude et sonore. Si l’on admettait que les petits moyens servent les grandes carrières, il faudrait noter, comme une des raisons de sa gloire, son extrême complaisance pour les jeunes écrivains.

Lors de ses débuts, il avait été présenté à Baudelaire qui se contenta de lui dire : « Je n’aime pas les jeunes gens. » Heredia vivait dans leur société. Il ne se lassait pas de déchiffrer leurs essais et même de leur proposer les corrections les plus heureuses et les plus justes. Cette science lui venait beaucoup de sa bonté. « Je m’attache toujours, disait-il, à distinguer ce qu’ils ont voulu faire, et, si peu que leur effort approche le but, je leur en tiens compte. » Chaque dimanche il leur ouvrait sa porte. Les réunions des dernières années eurent un cadre parfait, ce vieux bâtiment de l’Arsenal où Nodier groupa les premiers romantiques et qui montre, dans ses hautes salles aux boiseries blanches, la plus complète série qui existe des poètes de la Renaissance, reliés en maroquin pourpre, aux armes d’archevêques ou de maîtresses royales.

Tous ceux qui survenaient, il les accueillait d’un geste large et d’une voix retentissante, avec une magnificence mêlée de bonhomie. Et d’abord, à l’arrivant, il tendait la boîte des cigares. Pour un rimeur de qualité, il tirait de sa poche et lui offrait son propre étui. Il ne savait pas toujours les noms de ses hôtes, mais c’étaient des poètes, gens qui ont le privilège de tutoyer les rois.

On raisonnait sur les vers, sur tous les vers parus depuis l’aube des jours. Ravivant sous la paume de sa main l’éclat d’une belle reliure, trouvée la veille sur les quais, Heredia faisait la critique des poèmes éclos dans la semaine. C’était un peu la bourse des valeurs poétiques. On fixait les cours, que les petites revues se chargent de publier jusque dans les provinces. Quel spectacle admirable, Messieurs, quand ces grands amateurs saisissaient un morceau de poésie, le tournaient, le retournaient, le pesaient, le faisaient sonner ! Quels élans d’enthousiasme et parfois quelles risées de mépris ! Je me rappelle qu’un jour, à chaque nouveau venu, on lisait une pièce insigne de laideur, et chacun de rire ; mais vers le soir il en vint un qui déclara : « Elle est de moi... » À cet aveu, Heredia ne se tut que le temps de tirer une bouffée sur son cigare, et, comme une locomotive qui renverse sa vapeur : « Ah ! ça, dit-il, c’est d’un poète. »

Le bon maître ! j’admire sa vitalité, son optimisme, ses dons héroïques. Oui, c’est un travail héroïque de faire vivre ensemble, chaque semaine, pendant des heures, de jeunes rivaux contractés, ombrageux et tous avides d’être le premier. Heredia trouvait des expédients sublimes. On raconte qu’un jour, chez lui, deux jeunes gens, à propos du vers libre, vinrent à se quereller trop fort. Il saisit un livre, le premier qu’il trouva, une Légende des siècles, et couvrant tout de sa voix sonore, il lut Ruth et Booz ; puis au trentième vers : « Eh bien ! c’est fini, n’est-ce pas ? »

Heredia mettait dans toute société une joyeuse émotion physique. Il était né sous le signe de la planète Jupiter. Son agrément personnel, ses dons périssables ne nous ont-ils pas masqué l’essentiel de son génie, ce qui ne meurt pas ? Rappelez-vous sa divine allégresse quand il nous disait ses vers : il allongeait leur magnificence et redoublait leur sonorité, au point que, tout animés de plaisir, nous négligions d’approfondir ce qui constitue leur beauté véritable. Trop ému, l’esprit juge mal d’une œuvre d’art. « Les sens seuls, écrivait le grand peintre Poussin, ne doivent pas juger mes tableaux, il faut appeler la raison. » Ce n’est pas assez de se réjouir sous l’action des vers flamboyants de Heredia ; ce n’est pas assez de connaître qu’avec les classiques il cherche la perfection dans ce qui est un et achevé en soi : il faut se rendre compte que sa manière de construire est une manière de sentir et que le petit poème serré, à forme fixe, est l’expression nécessaire de sa pensée poétique.

Heredia, dans chaque sonnet des Trophées, a concentré, écrasé, la matière de soixante volumes bien choisis. Il méditait longuement un sujet, il trouvait une image, un trait, un vers, puis un autre, qu’il notait. À haute voix, en se promenant, il ne se lassait pas de les dire, pour en éprouver le son. Lentement, le tableau apparaissait. Ce n’est qu’au bout de dix ans qu’il a trouvé le deuxième tercet du Vitrail. Et quand il avait eu toutes ses bonnes fortunes, venait l’heure des remaniements infinis, retouches de rythmes, scrupules de justesse, recherches d’harmonies. « L’homme, disait-il, s’il n’est pas éternel, peut du moins être patient. L’amour et la patience unis sont bien forts. »

Chacun de ces petits poèmes, qu’il a construits et colorés avec tant de soin, semble une pierre milliaire dressée à chaque étape de l’humanité. Leur suite triomphale nous dessine la route de notre civilisation. C’est une épopée, mais écrite pour des hommes qui ont renoncé à l’espoir de se faire les contemporains de tous les peuples. Nous avons éprouvé qu’il nous est impossible d’élargir nos sympathies jusqu’à revivre les sentiments des siècles morts ; nous connaissons nos limites, et toujours curieux de remonter la suite des âges, nous n’espérons plus que d’y reconnaître les conditions éternelles de la vie.

Le génie de ce mâle Heredia s’attache aux fortes passions qui, dérivant de la nature même, se retrouvent dans tous les siècles. Il laisse tout glisser, sans l’essentiel ; il ne retient que les faits constants. Il écoute, depuis le fond des âges, le chant de nos aïeux, incessamment meurtris par les mêmes nécessités. Ayant vu 1es Argonautes et les Conquistadors, il reconnaît Jason dans Cortez, et sous couleur de peindre ces conquérants de l’or, il exprime l’ardeur aventurière et le goût du risque, vieux comme l’humanité. Lors même qu’il s’aventure dans l’époque moderne, il maintient le contact avec les formes primitives. En Bretagne, au bord de la mer, il reconnaît un centaure dans un paysan qui baigne son cheval. Ce qui l’émeut, c’est l’homme immobile auprès de l’immuable chose. Déjanire sourit toujours entre les bras du plus fort, et rien ne lasse le Satyre de guetter le troupeau des Nymphes. Aujourd’hui comme hier, si l’anarchie menace, c’est Hercule, le grand belluaire, que l’on attend sur l’horizon, pour défendre l’ordre contre l’assaut des demi-bêtes émergentes.

Une telle sensibilité n’a rien à voir avec cette vaine pitié où trop d’esprits veulent chercher la poésie. Heredia trouve, comme le héros, son grand plaisir moral dans un fait de guerre et dans l’ordre. En exposant à la pleine lumière les fermentations du désir et de la mort, il assainit les passions insensées. Chez la femme, il aime la douceur et la soumission. Ses thèmes sont l’épée, le lit, le foyer, le temple, et puis les dieux, les héros, les parents et les morts. Ces hautes figures, il les regarde avec tranquillité. Il est leur éternel compagnon. Il est celui, poète ou prêtre, qui donne un sens divin aux nécessités immuables. Il les assemble en trophées, au pied desquels il est permis d’éprouver un sentiment religieux.

Certains de ses poèmes antiques et familiers, – tels la Jeune morte, le Naufragé, l’Esclave et les Priapes, que sur le tard il s’était mis à préférer – avec leurs quatorze vers si pleins, si graves, si solennels, donnent une voix à l’homme que tourmente l’instinct d’admirer, de remercier, de songer avec tristesse et, pourquoi chercher d’autres mots, le besoin de prier. Ils nous ramènent dans les chemins traditionnels et nous y montrent notre véritable grandeur, qui est d’accepter les lois de la vie. Béni soit le poète, quand il lance, à travers le masque d’airain, des accents qui fondent nos cœurs sans nous efféminer.

Certes l’on sait d’autres musiques. Il est des vers qui sont des flammes ; on y consumerait sa vie. Leur cadence tourmente ; ils nous obligent de connaître les battements de notre cœur accéléré. Sur l’appel de leurs musiques insistantes, des pensées voilées et folles émergent de notre âme profonde. Ô musique trop parfumée ! Vous nous faites amoureux de ce qui ne peut pas exister. Pour ma part, si j’étais poète, dans la multitude des songes qui m’assaillent, je ne retiendrais que les formes sûres et pures qui sont propres à donner du calme.

Les poèmes de Heredia nous mettent face à face avec une âme simple et virile. Ils nous disposent à placer notre plaisir dans les sensations salubres et les actions raisonnables. Ce n’est pas qu’ils moralisent, mais en sortant de les méditer ou de les ressentir, nous sommes épurés de romanesque délétère et portés à vivre notre vie comme le veut la raison. Je reconnais dans leurs rythmes cet accent dorien que les Grecs réservaient pour l’éducation des jeunes gens et dont ils attendaient des héros.

Les Grecs savaient qu’il y a deux musiques, qui exercent sur l’âme des influences ennemies. La première nous porte à la pitié, à la terreur, à tous les transports. Autant de désordres, dont la seconde nous purifie, en nous disposant à juger calmement les choses : ce qui pour un Grec constitue la vertu. Il est éternel, le débat de ces deux arts. Bossuet le dénonce, quand il oppose les hymnes de Sion aux cantiques de Babylone. Et Racine, dans sa divine Athalie, veut remédier aux soupirs démoniaques de Phèdre. Aujourd’hui, Messieurs, une nombreuse jeunesse prend conscience de ce qu’il y a de malsain et qui détend les ressorts de notre volonté dans certains accents qui semblaient irrésistibles. Elle tient les œuvres romantiques, celles surtout que l’Europe nous renvoie, pour un dangereux ferment propre à soulever des instincts que le problème est toujours de discipliner. L’histoire des lettres notera que l’auteur des Trophées ranime une conception d’art qu’avaient voulu détruire les maîtres romantiques, dont il est lui-même héritier.

Messieurs, cet homme illustre, j’ai cru devoir vous le montrer tel que sa modestie ou plutôt son assurance légitime le persuadèrent d’aborder la postérité : un seul livre à la main. J’aurais pu vanter justement sa traduction de la Véridique histoire de Bernal Diaz, d’une langue savamment choisie pour nous donner l’illusion du vieux dialecte castillan et cette préface sur l’Espagne où l’on trouve des pages qui troublent les jeunes gens : « Les danseuses d’Andalousie n’avaient point dégénéré depuis le temps de Martial… » Je n’oublie pas quelle rumeur d’admiration courut Paris le jour que notre confrère reçu parmi vous déclama, chanta la louange du sublime Lamartine. Enfin je réclame avec tous les lettrés qu’on recueille son discours sur Maupassant, un autre sur Du Bellay, et cette douzaine d’articles, qu’il se laissa difficilement arracher. Mais sur ces proses parfaites, le mort nous défend de divertir nos regards. Si beaux que soient les arrière-plans, la lumière doit se rassembler toute sur le monument des Trophées.

Heredia ambitionnait que ses petits poèmes fussent joints aux sonnets de Ronsard et de Du Bellay, aux fables de La Fontaine, aux élégies de Chénier sur le fil de perles que, de père en fils, nous nous transmettons. Je crois avec vous, Messieurs, que son rêve sera couronné.

Se peut-il qu’un jour un doute ait traversé l’esprit de ce maître ? Dans sa lettre liminaire à Leconte de Lisle, il parle des Trophées comme d’un livre incomplet, il demande si l’on y verra quelque chose de « la noble ordonnance qu’il avait rêvée… » Craignait-il d’avoir donné une place trop réduite aux grandes époques catholiques ? C’est vrai que son univers se circonscrit à l’horizon qu’embrasse le regard d’un humaniste, il s’est presque enfermé dans les civilisations classiques, la grecque et la romaine, et dans la Renaissance. Et quelques-uns éprouvent du malaise de ne pas sentir dans son œuvre les attaches locales, les racines françaises de la poésie. Mais qu’il se rassure : son instinct l’a très heureusement averti. Il n’était pas né pour être un Mistral qui laboure et fait fleurir une terre française. Cet étranger, pour son bien et pour le nôtre, a rempli son meilleur emploi. Entre ses deux parrains, Ronsard et Chénier, il est venu nous offrir les Espagnes qu’il portait en lui. Nous le payons de gloire et d’amitié.

En 1900, le poète alla présider à Rouen l’inauguration du buste de Maupassant. Albert Sorel l’accompagnait. Sorel, ce beau Normand, si sage, plein de cœur, fier de sa petite patrie et de la grande, qu’il a l’une et l’autre pieusement servies. Sorel nous a conté plusieurs fois leur voyage émouvant. Durant le trajet, Heredia parla de son arrière-grand-père maternel le président d’Ouville : « Eh bien, disait Sorel, mon arrière-grand-père maternel à moi a dû plaider devant le vôtre au parlement de Normandie. » La circonstance les émut, car ils n’étaient plus jeunes. Ils causèrent fraternellement des choses d’autrefois. Et le poète, très sobre à l’ordinaire de détails privés, raconta qu’il avait consacré ses liens normands en élevant une tombe à sa mère sur cette colline de Bon-Secours où ils allaient honorer Maupassant. « Je compris, a raconté Sorel, que ce jour-là, de ces hauteurs où flotte éternellement un voile de brume, Heredia voudrait contempler les ombres du passé et chercher la lumière d’au delà. » Qu’ils sont sympathiques, ces deux grands pèlerins chez qui les honneurs officiels n’étouffent pas des cœurs de poètes et qui, près de s’effacer eux-mêmes, s’entretiennent à voix basse de leurs morts. Ils arrivent et font tout le convenable. Heredia dit avec magnificence l’éloge de Maupassant et de la terre normande. Puis, la cérémonie achevée et le public disparu, les deux académiciens quittent le romancier, leur frère de race et de gloire ; ils s’éloignent de celui auquel ils ont rendu l’hommage qu’eux-mêmes ne doivent plus attendre longtemps. Ils gravissent ensemble les allées du petit cimetière qui rampe et s’accroche au versant de la pieuse colline. Heredia va s incliner sur la tombe de sa mère. Il se recueille dans des pensées de vénération, qu’il est permis de supposer : « L’âme que j’ai reçue des miens et que j’ai transmise à mes filles, ai-je su dans mon poème la manifester noble, fière et digne de ma race espagnole ? Trouvera-t-elle, après ma mort, une sûre hospitalité dans les mémoires françaises ? Si j’ai cette double confiance, c’est d’un cœur tranquille que j’irai m’étendre auprès de ma mère dans la sainte terre normande. »

Ainsi médita, je le crois, votre confrère, par une froide matinée de printemps, sur cette colline de Bon-Secours, « où les morts aimés sont plus proches du ciel ». Et maintenant il dort auprès de celle qui l’avait préparé pour nous aimer et nous servir. Le fils des Conquistadors repose sous le ciel où le vent dispersa les cendres de Jeanne d’Arc. Sa tombe accroît encore la spiritualité de ce Rouen, où l’auteur du Cid enseigna l’art des vers à Jacqueline Pascal. Le sang et l’imagination des nobles Heredia sont décidément incorporés à la France. José-Maria nous laisse un chef-d’œuvre immortel et toute une famille d’artistes, où, sous les traits d’une jeune vivante, chacun croit voir la poésie.