Discours de réception d’Edmond Rostand

Le 4 juin 1903

Edmond ROSTAND

Réception de M. Edmond Rostand

 

   M. Edmond ROSTAND ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le vicomte Henri de BORNIER, y est venu prendre séance le jeudi 4 JUIN 1903, et a prononcé le discours qui suit :

 

     Messieurs,

Je n’ai jamais été plus tenté de ne pas parler en prose. Au moment d’entreprendre ce discours, j’aurais volontiers recouru, pour me donner de la hardiesse, à une fiction d’auteur dramatique. Il m’eût été commode d’imaginer que j’écrivais une pièce dans laquelle il arrivait à un tout indigne poète ce qui vient, paraît-il, de m’arriver ; et vous conviendrez, Messieurs, qu’une pièce où il y a de ces invraisemblances ne saurait être qu’en vers. « Supposons », me serais-je dit, « que j’en suis à la grande scène de la réception, au discours à faire ; il faut que mon personnage affronte l’illustre et terrible Compagnie... » C’était du théâtre héroïque ; j’y aurais peut-être réussi ; j’aurais eu pour mon héros de plus abondantes bravoures que pour moi-même ; et j’aurais fait mon discours en croyant faire le sien. Mais j’ai pris garde que je ne devais pas chercher à me faciliter l’épreuve ; je m’abstiendrai donc du langage qui m’est le moins étranger, encore qu’il soit peu raisonnable de doubler les émotions, et de vouloir débuter ensemble sous la Coupole et dans la prose.
Messieurs, j’ai feuilleté ces vertes brochures sur lesquelles Minerve rejette son casque en arrière ; j’ai colligé les exordes de tous les récipiendaires passés ; et j’ai connu que si j’arrive à l’Académie trop tôt pour pouvoir abréger les humilités préliminaires, j’y arrive trop tard pour espérer trouver une façon originale d’être confus. Tout est dit… depuis plus de deux cent cinquante ans qu’il y a des académiciens, et qui sont modestes. Il sera entendu, si vous le voulez bien, que je suis ici parce qu’au moment où vous avez eu à remplacer l’auteur de la Fille de Roland, je me trouvais être, par le hasard d’un voyage, le poète le plus rapproché de Roncevaux.
Je n’ignore pas qu’il serait de bonne éloquence, chaque fois que le nom d’un des personnages mis à la scène par mon prédécesseur m’en fournirait le prétexte, de prendre un de ces sentiers digressifs qui s’amorcent si bien sur l’avenue classique de l’éloge. Mais M. de Bornier s’est, de la plus noble manière, protégé d’avance contre ces excursions. Il a traité des sujets d’une telle immensité, que ce ne seraient pas des sentiers qu’il faudrait prendre, mais des Saharas dans lesquels il faudrait se jeter. Lorsqu’il m’est apparu que l’occasion s’offrait à moi de faire solennellement connaître ma pensée sur Dante, saint Paul, Attila, Charlemagne et Mahomet, mon parti a été tout de suite pris, messieurs : je ne vous parlerai que de M. de Bornier.

Oh ! cette vie de M. de Bornier, si jolie et si belle, je voudrais bien vous la bien conter. Je voudrais la montrer plus pittoresque dans sa simplicité, et, dans son honnêteté, plus romanesque qu’on n’imagine. Je n’ai vu M. de Bornier que deux ou trois fois, de sorte qu’il a gardé pour moi tout un attendrissant mystère de vieux petit gentilhomme de roman, original, vif et bon avec une figure rose toute mangée de barbe d’argent, des yeux d’eau claire, de minuscules mains toujours agitées et fréquemment escamotées par des manchettes vastes, et je ne sais quelle grâce de gaucherie un peu fantastique qui me le faisait encore apparaître comme le kobold de la Tragédie. Il faudrait que sa vie fût murmurée comme une légende : la Légende du Dernier Tragique. Et il faudrait aussi qu’elle fût dite comme un conte à la Daudet, un conte où, dans de la lumière du Midi, viendrait danser de la poussière de bibliothèque ; et ce serait à peu près l’aventure d’un Petit Chose qui finit par être l’Immortel ; et le titre serait tout trouvé Histoire d’un pêcheur de lune. Messieurs, savez-vous ce que c’est que la pêche à la lune ?
C’est un genre de pêche qui se pratique à Lunel, du moins à ce que je me suis laissé chanter, en provençal. La chanson dit : « Lou gens de Lunel... ». Mais, au fait, non, Mistral n’est pas là : je ne peux parler que français. Les gens de Lunel ont pêché la lune, dit la chanson. Je vous avoue que lorsque j’ai appris que cette petite ville était une importante pêcherie de lune, cela m’a donné à rêver. Je croyais voir, sur les berges silencieuses du Vidourle, arriver à pas furtifs tout un peuple de pêcheurs nocturnes, porteurs d’étranges éperviers. La lune luit dans l’eau ; les filets tombent ; elle disparaît... oh ! la jolie pêche ! Quelquefois, peut-être en s’y prenant bien doucement, arrive-t-on à voir cette dorade palpiter et luire à travers les mailles ; mais au moment qu’on la veut tirer à soi, elle glisse en arrière, s’échappe, s’allonge dans les rides du clapotis, et ne reparaît, ironique et ronde, que lorsque l’eau est redevenue lisse. Messieurs, vous avez compris que les gens de Lunel sont des poètes : ils pêchent la lune ! C’est la plus belle pêche qui soit au monde, car c’est la seule qui ne puisse jamais se faire en eau trouble.
Donc, vers la mi-nuit de Noël de l’an 1825, un petit pêcheur de lune était en train de naître dans une maison de la bonne ville de Lunel, à l’angle d’une vieille rue, en face de la chapelle des Pénitents Blancs. On s’en donnait de chanter, ce soir-là, chez ces Pénitents, qui avaient invité tous les alentours pour la messe de minuit. Cependant, la femme qui allait être mère voulut que le souffle de la glorieuse Nativité passât sur l’obscure naissance. On ouvrit les fenêtres. La nuit de Noël entra dans la chambre. Il y eut des étoiles dans les rideaux. Une vague de plain-chant vint mourir au pied du grand lit. Ce fut une invasion de cantiques frais et de noëls naïfs. Et tout cela, piété, foi, poésie chrétienne, musique méridionale, ferveur honnête, grandiloquence de l’orgue, pureté des voix enfantines, cordialité des voix populaires, tout cela, se mêlant à l’âme éparse des fiers ancêtres comme le parfum d’encens se mêlait à la vertueuse odeur un peu surannée de la vieille demeure, tout cela fit quelque chose de très noble et d’extraordinairement candide ; ce mélange tourna dans l’ombre, battu, par des ailes d’ange ; l’enfant l’aspira avec sa première gorgée d’air ; et ce fut l’âme de M. de Bornier.
Vingt ans après, chez Victor Hugo, un soir que toutes les gloires étaient là, un pauvre petit poète, tout bouleversé, se cachait dans les coins, fuyait les groupes fameux, finissait par se réfugier dans une embrasure où le venait rejoindre, gentiment apitoyée, la fille du maître, Adèle, qui, le matin même, avait fait sa première communion. Elle avait encore son adorable robe. Elle accapara l’invité timide, lui fit des confidences, lui montra ses médailles, ses images ; ils s’entendirent à merveille ; et tandis que Théophile Gautier et Paul de Saint-Victor étincelaient, ils étaient heureux tous les deux, et riaient ensemble. Car M. de Bornier avait gardé, dans toute sa blancheur digne de frayer avec des voiles de première communiante, son âme de nuit de Noël.
C’est qu’il avait été élevé par des femmes : par sa mère, par deux tantes exquises ; et il n’avait eu que des sœurs. Son père, gentilhomme bourru, inspirait un respect sans tendresse. Peut-être serez-vous un peu surpris d’apprendre que le père de M. de Bornier était un géant. Ce soldat-jardinier, qui excellait à dessiner un parc, semble avoir été moins orgueilleux de ses arbres mêmes que d’un arbre généalogique cramponné de toutes ses racines à la plus vieille roche languedocienne. Dès 1305, un Bornier signe des actes à Aymargues. En 1643, la famille est anoblie. Parmi les ancêtres légendaires du poète, j’aime assez voir le bon saint Roch qui, sans doute, pour récompenser la Comédie-Française d’avoir toujours été, à Paris, la meilleure paroissienne de son église, poussa vers elle le dernier de ses neveux avec un beau manuscrit dans les mains. – En 93, Étienne de Bornier émigre. Il est chargé par quelques royalistes de porter, en Pologne, au futur Louis XVIII, le produit d’une collecte de diamants. Étienne voyage comme un ouvrier ambulant, tournant, pour vivre, des coquetiers de buis. Mais il se présente au prince avec une fierté si désinvolte que celui-ci, joyeux de l’aubaine, n’aperçoit pas les touchantes callosités de ces mains pleines de pierreries, et n’offre au gentilhomme pâle de faim qu’une petite bague de remerciement. Le retour fut rude ; il fallut tourner beaucoup de buis ; la pacotille ne fut pas toute vendue ; et, plus tard, au Mas de Bornier, les invités mangeaient leurs œufs dans les coquetiers du grand oncle… tandis que le poète contait l’histoire, en jouant avec la bague du Roi, pendue à sa chaîne de montre.
Les bagues, les coquetiers, tout était plein de souvenirs, au Mas de Bornier ; et il y avait surtout une pipe, qui en était bourrée. Cette pipe, à la bataille de Brienne, un officier russe la fumait froidement, assis sur un tambour, au milieu d’un carré, lorsque le père d’Henri de Bornier, sous-lieutenant dans ces gardes d’honneur dont Ségur nous a dit la turbulence héroïque, fut agacé de voir, parmi les énormes fumées de la bataille, cette petite fumée qui montait, narquoise. – « Pardieu ! » grommela-t-il vers son voisin de charge, un certain marquis de Rochefort dont le fils aujourd’hui continue à charger, « voyons qui de nous deux aura cette pipe ? » À la sixième charge, Rochefort, ouvrant la bouche pour crier : « En avant ! » reçut une balle dans le palais : il chargea sans ajouter un mot : à la septième, Bornier reçut une balle dans la cuisse : il chargea la jambe pendante ; mais ce fut lui qui, à la huitième, enleva l’objet ; et l’Empereur, appréciant cette façon de cueillir des pipes aux dents des Russes, décora de sa main le colosse royaliste. Sous la seconde Restauration, Rochefort et Bornier se rencontrèrent sur le Pont-Royal ; ils allèrent bras dessus, bras dessous s’engager aux gardes du corps ; et n’ayant plus que le temps à tuer, ils firent ensemble des vaudevilles. Les fils, depuis, se sont peut-être rencontrés. Ils n’ont pas collaboré.
En 1830, Eugène de Bornier rentre à Lunel. Tout en rimant des couplets, l’actif gentilhomme s’était ruiné pour la cause de la duchesse de Berry, s’était marié avec une demoiselle de Vibrac, et avait eu quatre enfants : un poète, et trois filles. – Le poète commença par être un orateur. Dans la cour des Frères des écoles chrétiennes, les petits s’attroupaient autour de lui en criant : « Eh ! zou ! Henriquet ! prêcha ! zou !... » Et Henriquet, montant en chaire dans un arbre, prêchait. « Cet enfant sera un évêque ! » s’écria la famille. Et on le mit au petit séminaire de Versailles, puis au petit séminaire de Montpellier, puis au petit séminaire de Saint-Pons. Il grandit, pas beaucoup ; une tiédeur lui vint pour, l’épiscopat ; il écrivit des vers ; il en envoya à Victor Hugo. La réponse fut formidable, et promit l’avenir. On avait d’ailleurs l’imprudence, au séminaire, de représenter des pièces de théâtre dans le réfectoire. Bornier fit jouer une comédie qui lui valut une chaise à l’Académie du collège. Il était perdu.
Son père et sa mère meurent. Trois sœurs sanglotent en s’appuyant sur lui. La maison paternelle est vendue pour un morceau de pain. Il faut quitter Lunel, confier les orphelines à des parents. Elles s’accrochent à lui, les sœurettes ! Ah s! ce n’est pas facile de dégrafer les chères mains qui retiennent la pauvre redingote ! Mais il s’agit d’être un brave petit pêcheur de lune, et d’aller pêcher la lune à Paris, dans la Seine ! Et le voilà qui, accoudé au parapet, entre deux caisses de bouquinistes, regrette les eaux du Vidourle. Ici, l’eau n’est pas assez claire, elle est trop agitée ; parmi la bousculade des quais la tête lui tourne ; au quartier Latin le cœur lui manque ; il a le mal du pays ; il part ; il veut retourner mourir en Languedoc… et il s’arrête en Touraine, chez la marquise de Rochemore.
Cette marquise est une des deux tantes qui l’ont élevé. Elles étaient deux, deux marquises : la marquise de Rochemore et la marquise d’Argens. Ces deux anciennes dames d’honneur de la duchesse d’Angoulême avaient pris dans leurs mains longues le cœur de l’enfant qui venait jouer chez elles aux vacances, et l’avaient rêveusement façonné. Auprès de ces deux femmes de la plus sentimentale vertu, le sauvage échappé des garrigues apprenait toutes les grâces morales, en aidant à dévider des écheveaux de laine. Elles lui brodèrent doucement l’esprit, sous la lampe. Aux fins rayons du soleil tourangeau, elles lui dessinèrent dans l’âme un joli jardin à la française. Si bien que cette bague de Louis XVIII, couverte de devises, qu’il portait en breloque, ne mentait pas lorsqu’elle disait en se balançant sur son gilet : « Ma vie au Roy ! L’honneur à moi ! – À Dieu mon âme ! Mon cœur aux dames ! ». Oui, le cœur de M. de Bornier fut toujours aux dames. Reconnaissant admirateur d’un sexe auquel il devait ses éducatrices, il ne cessa jamais de plaindre « l’esclave éternelle »,

La femme, ange déchu, meurtri, traînant son aile !
..... Fille, un mari l’achète au père qui la vend ;
Veuve, son fils, son frère, un étranger souvent
Dit : « La loi me la donne ! » Elle n’a qu’à le suivre ;
Si bien que jusqu’à l’heure où la mort la délivre,
Elle a pour seul bonheur qu’elle puisse obtenir
De porter dans ses flancs ses tyrans à venir !

« Mais », ajoute-t-il en des vers à quoi il tenait si particulièrement qu’après les avoir mis dans l’Apôtre il les a remis dans Mahomet, pour qu’ils revinssent dans son œuvre comme le leitmotiv de son féminisme chrétien,

Mais quelqu’un est venu briser ce joug infâme,
Il a mis une étoile au front blanc de la femme,...
Et dit : Au haut du ciel, dans l’ombre du saint lieu,
Regarde ! c’est ta mère, à côté de ton Dieu !

Donc, battu de l’aile, misanthrope qui sera sauvé parce qu’il n’est pas misogyne, Henri de Bornier s’est arrêté au château de Marcilly-sur-Maune. La marquise de Rochemore, en trois sourires, le guérit ; et j’imagine qu’il se souviendra de sa malice tendre lorsqu’il fera dire à Stellina raillant les désabusenients d’Orfinio :

Moi-même, quand j’avais doute ans, quelle folie !
J’ai regardé le monde avec mélancolie !
C’est un air que l’on prend !...

Mais qui se serait douté que M. de Bornier eût jamais pris cet air-là ?... Eh bien ! oui, il s’est coiffé à L’Enfant du Siècle, et des dames à grandes boucles l’ont consolé en le grondant. Cette heure de sa jeunesse, j’en ai vu bleuir les paysages peuplés de fins profils entre les lignes de son roman la Lizardière. Car, disons-le une fois pour toutes, il ne faut considérer les romans de M. de Bornier que comme de discrètes autobiographies, et, sachant que le poète n’attachait d’importance qu’à son œuvre tragique, les accepter comme de légers albums de souvenirs qu’il nous donne à feuilleter pendant les entractes. Alors, on n’ose plus lui reprocher d’avoir joué, pour ne blesser aucune oreille, d’une flûte exagérément parthénienne, ni s’étonner que le fils d’un homme qui servit sous M. de Ségur ait composé des ouvrages un peu trop Rostopchine. On s’attendrit devant tant d’extraordinaire vertu ; ce qui, invention, eût fait sourire, souvenir, force l’admiration ; et le respect pour l’auteur s’augmente de tout ce qu’on ne trouve pas dans le livre. Heureux ceux qui, en racontant leur vie, peuvent écrire un roman de la bibliothèque Rose !
Rien de plus passionné, d’ailleurs, que ces honnêtetés. J’aperçois, dans cette jeunesse de M. de Bornier, beaucoup de vie de château, une amazone de drap bleu, et pas mal de petites complications de cœur. C’est élégant comme du Pontmartin, mais chevaleresque comme du Walter Scott. Un soir, sur un perron, un soupir gonfle une écharpe ; on murmure avec regret : « C’est grand et c’est doux, le devoir ! »... et M. de Bornier part, emportant ces mots pour en faire toute son œuvre ! Il part, plus épris que jamais d’une gloire dont il s’était cru nonchalant. L’adroite châtelaine, non contente de l’avoir débarrassé d’un byronisme accidentel, et sentant que le travail lui semblerait une dérogeance tant qu’il serait trop satisfait de porter « d’azur à la barre d’argent », avait su l’arracher à des vanités de hobereau pour le livrer à des orgueils de poète. N’est-il pas noble que ce soit une marquise, et de la Restauration, qui ait inspiré à M. de Bornier la haute coquetterie de tordre, autour de sa couronne vicomtale, assez de lauriers pour qu’on n’en vît plus passer que les quatre perles ?
À Paris, Feuillet vient de débuter. Le Roman d’un jeune homme pauvre est déjà dans l’air. Le vicomte donne des leçons pour vivre ; le vicomte publie un volume de vers ; et comme ces Premières feuilles volent jusqu’à M. de Salvandy, le vicomte est nommé surnuméraire à la Bibliothèque de l’Arsenal. Il écrit un Mariage de Luther. M. Buloz lit la pièce, décide qu’on va la jouer. On ne la jouera pas, parce qu’avant 48 elle semblait trop républicaine, et qu’après 48 elle semblait trop royaliste. Étonnante politique, dont j’espère que les poètes auront toujours le secret ! Bornier écrit une autre pièce : Dante et Béatrix, sûre, celle-là, d’être jouée. On ne la jouera pas, parce qu’après le coup d’État elle est devenue révolutionnaire, et que les vers dits par Dante exilé pourraient être dits par Victor Hugo, s’ils étaient plus sonores. Qu’importe ! une superbe attente de la gloire commence, qui durera vingt ans, et que rien ne découragera. M. de Bornier vient se loger rue du Bac, de sorte qu’il n’a que le pont à, traverser pour se faire refuser ses manuscrits au Théâtre-Français ; mais, toujours, en rentrant, il voit luire son étoile dans le ruisseau de Mme de Staël. Rien n’inquiète plus son optimisme d’idéaliste intrépide. Il gardera jusqu’à la mort son enfance de cœur et son adolescence d’esprit, le romanesque élève des deux marquises !
Car il n’y a pas eu d’être plus romanesque que M. de Bornier. J’affirme que lorsque ce doux fonctionnaire trottinait sur le pavé boueux, il délivrait en rêve des princesses et arrêtait des chevaux emportés. Il méritait bien en cela d’être, à l’Arsenal, un des successeurs de cet adorable Nodier, qui voyait des topazes et des émeraudes dans le sable ordinaire de la vie, et qui écrivait : « L’homme romanesque n’est pas celui dont l’existence est variée par le plus grand nombre possible d’événements extraordinaires, c’est celui en qui les événements les plus simples développent les plus vives sensations ! » Oui, Bornier est le romanesque par excellence ; tout lui est romanesque, et qui pourrait lutter en romanesque avec celui qui trouvera moyen d’écrire le Roman du Phylloxéra ?... Il n’est pas d’humble circonstance à laquelle un naïf regard de ses admirables yeux ne confère instantanément du mystère et de la beauté. Il ne lui arrive rien qu’il n’explique aux autres et à soi-même par quelque surprenante aventure : s’il n’a pas grandi, c’est que, tout enfant, il a été enseveli, pendant son sommeil, sous la neige ! Comme il vient d’un pays où l’on est moitié Gascon, moitié Provençal, rien ne saurait limiter les imaginations dont il élargit le champ de sa vie étroite. Tout lui semble possible. Il écrit des tragédies. Il y a des gens qui ont fait un Agamemnon : il en a fait deux. Il va, musard, mâchonnant des hémistiches, s’arrête au bord d’un trottoir, s’attendrit sur un buste de Philoxène Boyer échoué chez un brocanteur, et l’achète pour réparer une injuste décadence ! La moindre rencontre lui semble providentielle. Un monsieur moustachu lui dit : « Je suis quelque chose à l’Odéon » ; il se précipite chez lui pour lui lire un Du Guesclin ; et c’est seulement lorsqu’à chaque réplique du héros le monsieur a tonitrué : « Bien riposté ! – Fendu à fond ! – Touché ! » que Bornier s’avise qu’il vient d’apporter son manuscrit au maître d’armes du théâtre ! Il marche à ce point dans son rêve que le nom d’un boutiquier qui s’appelle Ganion le fait tressaillir, et il se surprend à se demander : « Serait-ce un descendant de Ganelon ? » Les plus lourdes vulgarités tournent en aliment de sa chimère : il aperçoit la cloche d’argent qui sert d’enseigne à un restaurateur, et tout de suite c’est à la cloche que les paladins sonnaient chez Charlemagne qu’il pense – et il court la suspendre dans un drame ! Les événements, matés par cet intrépide romanesque, finissent par donner raison à sa folie. Il parvient à ce qu’il y a de plus difficile au monde : se marier d’amour ! Et comment persuade-t-il celle qu’il tremble de ne pas obtenir ?... Par le romanesque moyen d’une comédie qu’il rime tout exprès pour la jouer avec Elle. Allez persuader maintenant à ce charmant insensé que le théâtre en vers est sans action ! Il ne doute plus que la poésie, qui lui a donné le bonheur, ne lui puisse donner la gloire. Il travaille, frénétique et silencieux. Et c’est ainsi qu’on commence, avec une comédie de paravent, par faire battre le cœur d’une femme, et qu’on finit par faire battre, avec un drame épique, le cœur de la France.

La première fois que j’eus l’honneur de rencontrer M. de Bornier, ce fut dans une fête où, quelqu’un de majestueux lui cachant le spectacle, je l’entendis murmurer de la voix la plus spirituellement plaintive : « Laissez-moi me mettre devant, je suis si petit ! » C’est parce que j’ai dans l’oreille encore l’intonation qui rendit irrésistibles ces mots ; c’est parce que je me souviens d’un billet où il écrivait, à propos d’une de ces trahisons courantes dont sa candeur demeurait stupéfaite : « Je suis tombé de mon haut : il est vrai que ce n’est pas beaucoup ! » ; c’est parce que je sais avec quelle malicieuse bonhomie ce second père de Charlemagne s’amusait d’avoir tout juste la stature du premier, que je me permets de m’attendrir sur cette belle disproportion entre l’homme et l’œuvre qui aurait pu faire croire, quand Henri de Bornier sortait de chez son ami Victor Hugo, à l’évasion d’une antithèse devenue vivante. Tous ceux qui ont vraiment aimé cet homme délicieux ont dû respecter et chérir cette auguste exiguïté de forme sans laquelle on ne sait s’il aurait eu ce sentiment de la grandeur qui fit de lui un poète, et qui fut, peut-être, une nostalgie. Nous apercevons pourquoi il contracta l’habitude de ne jamais perdre, moralement, un pouce de sa taille. Quand son âme de paladin s’aperçut qu’elle ne pouvait, en lui, se lever de toute sa hauteur, elle recourut à la seule façon qu’elle eût de se loger à sa mesure : elle s’en fut habiter en des héros. Et voilà comment M. de Bornier devint poète dramatique.
Il n’aimait que les grandes choses. Jamais il ne daigna soupçonner le danger qu’il peut y avoir à être sublime, ni s’attarder aux réflexions qui diminuent l’élan. Il eut, du vrai poète, le courage candide et jovial à qui rien ne semble ridicule comme la peur du ridicule, et que les sourires font rire. Tranquille Petit Poucet, il entra dans la partie de la Forêt où se tiennent les géants. Il vit luire quelque chose dans l’herbe ; il s’agenouilla, pensant que cette lueur était une source ; et il s’aperçut que c’était Durandal qui dormait. Il la prit à la garde, la dressa, la planta dans le sol ; et comme, debout, elle était plus haute que lui, il décida immédiatement qu’il allait la faire tourner au-dessus de sa tête. Il se peut qu’à ce moment il y ait eu, dans la Forêt, des murmures de feuilles, des sifflotis d’oiseaux : il ne s’en douta même pas, tout occupé à faire son examen de conscience et à se demander, non pas s’il avait les bras assez forts, mais s’il avait les mains assez pures. Dès qu’il les sentit dignes du pommeau plein de reliques, il ne raisonna pas, il ne discourut pas, il ne promulgua pas de règles sur la façon dont il convient d’empoigner les épées de héros ; il n’expliqua pas aux arbres attentifs comment il fallait et comment il allait s’y prendre pour soulever Durandal : il la souleva. Oh ! ce ne fut pas sans un effort très noblement visible ; il y eut un gonflement de veines à son cou et une rougeur à son front qui ajoutèrent une sorte de beauté loyale à la bravoure du geste, qui attestèrent qu’il ne s’agissait pas d’un léger glaive de théâtre. Mais sur le visage d’un bon poète les gouttes de sueur peuvent être aussi splendides que des larmes ! Toute la Forêt regarda : et il fit tourner l’épée de Roland. Que dis-je, l’épée de Roland ? Comme il s’aperçut que l’épée de Charlemagne, ne sentant plus sa sœur auprès d’elle, jaillissait du sol, pris d’une sorte de folie méridionale, il saisit Joyeuse de sa main restée libre, et le brave petit ambidextre, entrechoquant les deux épées, les fit tournoyer avec tant de tintements et d’éclairs que le plus olympien des géants de la Forêt, celui à qui seul semblait réservé le maniement de telles armes, abaissa ses yeux vers lui en murmurant : « Tiens ! tiens ! tiens !... » Puis M. de Bornier laissa retomber Joyeuse et Durandal ; mais on devait toujours se souvenir qu’il avait eu, au-dessus de sa tête, la grande auréole d’acier de ce moulinet héroïque.

La Fille de Roland fut refusée à la Comédie-Française en 1868. Édouard Thierry, dirigeant à la fois la Comédie et l’Arsenal, n’avait pu souffrir l’idée d’être obligé de respecter, au théâtre, les volontés de celui qui était, à la bibliothèque, son subordonné. Psychologie administrative. Bornier, sentant toute l’inconvenance hiérarchique qu’il avait commise en faisant un chef-d’œuvre, réintégra précipitamment l’ombre du sous-bibliothécariat, d’où il ressortit, rose d’espoir, en apprenant l’avènement de M. Perrin. M. Perrin aima la pièce et le signifia dans un nasillement péremptoire. Son comité la reçut avec les plus grandes marques de méfiance. La mise en scène fut longue. La répétition générale fut vague. Un illustre auteur dramatique déclara que la scène du combat de Gérald ne passerait jamais. Un comédien, qui ne jouait pas dans la pièce, donna du cœur à ses camarades en pronostiquant trois représentations. Et le lendemain, Messieurs…
Arrêtons-nous avec émotion à ce moment où M. de Bornier va cueillir la noble fleur de sa noble vie. Il a écrit l’œuvre qu’il méritait d’écrire. Tout le monde va l’applaudir : la foule, et Théodore de Banville. Admirons ce bonheur de la vertu ; aimons ce succès de l’âme ; tenons essentiellement à ce qu’avec un grand cœur poétique cet homme n’ait pas eu trop d’adresse, à ce que ce soit sa longue beauté morale qui lui ait tout d’un coup rendu possible d’écrire une œuvre belle. D’autres étaient nés pour créer du beau ; mais à cause qu’ils ont vécu sans croire, ils ont fabriqué du joli. Et lui, parce qu’il a cultivé en lui la foi, le voilà qui, tout tranquillement, s’élève au-dessus de lui-même, étonne les poètes, et passe, de plain-pied, du respect dans la gloire ! Ses humbles et secrets héroïsmes quotidiens ont été les gammes par quoi il s’est préparé à faire parler les héros. Et qu’importe après cela que ses vers aient plus ou moins de virtuosité ! et tant mieux si quelquefois, en tombant, une larme sincère a un peu effacé la rime !
Oui, la Fille de Roland est une belle œuvre. – Lorsque Roland, les veines rompues, comme s’il voulait nous apprendre ce qu’il faut mêler à un souffle pour le rendre immortel, eut soufflé du sang dans le cor d’ivoire, la sonnerie rasa les ronces du val, vola sur les roches bises, franchit les puys, emplit le monde, alla se perdre dans les brumes d’Islande, revint chanter au soleil de Castille, et, tantôt vague, tantôt distincte, s’éteignant sous la voûte d’un cloître, éclatant au front d’une armée, grossie par un écho, altérée par l’autre, voyageant toujours, traversa la plaine médiévale, faillit être arrêtée par les jardins de la Renaissance, et après s’être religieusement ralentie entre les sapins d’Allemagne, avoir emphatiquement vibré parmi les pins d’Italie, profita de la brise romantique pour rentrer en France, où elle ne cessa plus d’être fière au rond des âmes, et d’être triste au fond des bois ! Eh bien ! la Fille de Roland est digne d’être un des derniers prolongements de cette fanfare désespérée qui croyait n’appeler que Charlemagne et qui fit répondre les siècles. – Charlemagne… Roland… hélas ! il n’est plus là, celui vers lequel je me serais instinctivement tourné en prononçant ces noms. Au seuil même de Roncevaux, j’ai quitté, un soir, Gaston Paris. Je l’avais accompagné jusqu’aux derniers lacets de Valcarlos. Il poursuivait son voyage. Je voulus redescendre pour n’être pas en tiers entre Charlemagne et lui. Debout sous un chêne qui ressemblait à son génie, près d’une source qui ressemblait à sa conscience, il me dit adieu de la main. Puis, au tournant de la route, il disparut… comme il vient de disparaître : pour continuer de monter ! – Messieurs, on n’écrit pas la Fille de Roland sans devoir quelque chose à Gaston Paris. Bornier lui doit d’avoir mieux respiré l’air des cimes carolingiennes. Aussi les plus farouches admirateurs de notre vieille épopée, au moment où ils se lèvent menaçants contre le poète coupable d’avoir donné une fille à la plus virginale des héroïnes, s’arrêtent, surpris, et lui pardonnent, charmés, tant cette Berthe qui, lorsqu’elle aime Gérald, va droit à lui et lui dit seulement : « Je vous aime, Gérald ! » est bien la fille de cette Aude qui, lorsqu’on lui annonce la mort de Roland, ne dit rien, et tombe morte.
Tragédie chrétienne et non, comme on l’a cru, drame à panache, la Fille de Roland est une œuvre simple. M. de Bornier n’a, pas eu à se refaire une simplicité, opération qui laisse toujours quelques traces. Ses personnages sont réellement grands, assez grands pour pouvoir se passer même de panache… Ah ! le panache ! Voilà un mot dont on a un peu abusé, et sur le sens duquel il faudrait bien qu’on s’entendit. Qu’est-ce que le panache ? Il ne suffit pas, pour en avoir, d’être un héros. Le panache n’est pas la grandeur, mais quelque chose qui s’ajoute à la grandeur, et qui bouge au-dessus d’elle. C’est quelque chose de voltigeant, d’excessif, – et d’un peu frisé. Si je ne craignais d’avoir l’air bien pressé de travailler au Dictionnaire, je proposerais cette définition : le panache, c’est l’esprit de la bravoure. Oui, c’est le courage dominant à ce point la situation qu’il en trouve le mot. Toutes les répliques du Cid ont du panache, beaucoup de traits du grand Corneille sont d’énormes mots d’esprit. Le vent d’Espagne nous apporta cette plume ; mais elle a pris dans l’air de France une légèreté de meilleur goût. Plaisanter en face du danger, c’est la suprême politesse, un délicat refus de se prendre au tragique ; le panache est alors la pudeur de l’héroïsme, comme un sourire par lequel on s’excuse d’être sublime. Certes, les héros sans panache sont plus désintéressés que les autres, car le panache, c’est souvent, dans un sacrifice qu’on fait, une consolation d’attitude qu’on se donne. Un peu frivole peut-être, un peu théâtral sans doute, le panache n’est qu’une grâce ; mais cette grâce est si difficile à conserver jusque devant la mort, cette grâce suppose tant de force (l’esprit qui voltige n’est-il pas la plus belle victoire sur la carcasse qui tremble ?) que, tout de même, c’est une grâce… que je nous souhaite. – M. de Bornier n’en manqua pas dans la vie ; mais, dans son œuvre, il semble avoir recherché de plus austères noblesses. Ce qui capricieusement palpite l’accommode moins que ce qui flotte avec majesté : il n’a pas le panache, il a la crinière.
La Fille de Roland connut cette consécration suprême : la collaboration du public. Ce n’est pas qu’elle fût un de ces chefs-d’œuvre insatiables qui, comme Hamlet, s’annexent peu à peu tous les rêves des hommes. Mais elle conquit d’un coup tous les cœurs. Vous savez ce qui en rendit l’événement plus religieux. Il sembla, ce soir-là, qu’un premier crêpe s’envolait : ce fut une représentation de sortie de deuil. M. de Bornier, par une magnifique délicatesse, s’appliquant à déduire de sa gloire tout ce qui pouvait venir de la circonstance, tenait à préciser que la Fille de Roland était écrite avant la guerre. Il résistait à l’enthousiasme qui voulait que l’œuvre eût jailli de la douleur ; et se débattant avec une modestie désespérée aux bras de ceux qui l’entraînaient vers le pavois de poète national, le brave homme exagérait, par conscience, la fausseté d’une légende… qu’il méritait davantage à chaque mot qu’il ajoutait ! Les acclamations couvrirent sa voix. La Légende triompha. Ce fut justice. Car, cette fois encore, elle n’était qu’une façon de simplifier la vérité. En effet, la pièce, cloche d’argent elle-même, avait bien été fondue en 1868 ; le son, né tout entier des mystères de l’alliage et des proportions des diamètres, vivait bien, déjà captif dans les flancs de la cloche, avant 1870 ; mais c’est après 1870 qu’en un soir de fièvre M. de Bornier forgea le battant : cette Chanson des Épées, qui, si heureusement accrochée au milieu du drame, en fit chanter tout le métal ! De sorte que s’il y eut dans le son une largeur et une sérénité qui pouvaient être de tous les temps, il y eut dans la percussion quelque chose de précipité et de douloureux qui venait de l’heure. Et l’atmosphère fit le reste ! Ce qu’était l’atmosphère d’alors, je devrais ici le dire. Je ne le dirai pas. Je n’en suis pas digne. Pour prononcer certaines paroles, il faut avoir accompli certains actes. Ce qu’était l’atmosphère d’alors… celui qui me fait l’honneur de nous recevoir vous le dira.
Je ne veux parler que de l’effet du drame. Toute la salle fut debout lorsqu’elle apprit que Gérald était vainqueur ! Oh ! lorsqu’à la plus frémissante minute de cette soirée de 1875 ils furent prononcés soudain, ces mots si tendres ; lorsqu’ils arrivèrent du fond du passé comme une consolante caresse des plus lointaines voix de la patrie, ces mots si simples qui ont dû se former au creux le plus chaud de l’âme populaire, d’où le vent des cantilènes les aura transportés dans la Chanson de Roland ; lorsqu’elle retentit brusquement, la vieille et chère expression : « Ô France ! Douce France ! »… il sembla à la France qu’elle s’entendait pour la première fois nommer depuis sa défaite, et elle fondit en larmes comme ces convalescents qui se sentent guéris en reconnaissant leur nom ! Tous ces fils assemblés à qui un frère pieux rapprenait cette ancienne et bonne façon de nommer leur mère poussèrent un cri ; et ils se regardaient, pâles de s’être souvenus tout d’un coup, tous ensemble, de la douceur de la France !... Ô merveilleux effet d’une pièce de théâtre ! Je me doute bien que des gens graves s’offusquent de l’importance quelquefois prise par un drame. Partisans de ces ouvrages discrets qui n’enlèvent le public qu’à une hauteur prévue par leurs lois, ils n’aiment pas beaucoup ces œuvres qui, en une soirée, donnent à un homme la gloire et rendent l’espérance à un pays. N’auraient-ils pas raison dans leurs méfiances ironiques ? Quoi ! parce qu’un sociétaire de la Comédie, affublé d’une perruque d’ailleurs inexacte, aura prononcé avec une sauvagerie bien imitée :

Ô vainqueurs ! prenez garde aux enfants des martyrs !

parce que, superbe et vêtu de mailles luisantes, un autre aura proclamé dans un rugissement harmonieux :

Mais le sort différent laisse l’honneur égal !

parce que, hors d’elle-même et drapée à ravir, une tragédienne aura martelé rageusement :

Le vengeur va venir ! je le sais ! je l’attends !

parce qu’un empereur de théâtre, secouant une fausse barbe griffaigne, se sera écrié :

Terre du dévouement, de l’honneur, de la foi,
Il ne faut donc jamais désespérer de toi,
Puisque, malgré tes jours de deuil et de misère,
Tu trouves un héros dès qu’il est nécessaire !

il aura semblé à la France qu’elle commençait de se relever ?... Parfaitement. Et la France ne se sera pas trompée. Il y a des paroles qui, prononcées devant des hommes réunis, ont la vertu d’une prière ; il y a des frissons éprouvés en commun qui équivalent à une victoire ; et c’est pourquoi le vent qui sort du gouffre lumineux et bleuâtre de la scène peut aller faire cliquer les drapeaux ! Le Théâtre a dans son histoire cette journée de soleil et de folie où les Athéniens, après une représentation des Perses, se ruent vers les temples et frappent les boucliers des portes en criant : « Patrie ! Patrie !... » Il est bon que de temps en temps un peuple réentende le son de son enthousiasme, car, à ce son, il peut connaître où moralement il en est. Nous surtout qui n’avons plus agora ni forum, comment les connaîtrons-nous les grands instants d’unanimité, les frémissements de forces impatientes ? Ce n’est plus guère qu’au théâtre que les âmes, côte à côte, peuvent se sentir les ailes.
Henri de Bornier en était convaincu. Je l’aime d’avoir adoré son art. À ce pieux esprit, les origines demeuraient présentes. Le Théâtre, divin palais de carton dont les cartonnages s’adossent aux pierres du mur que l’on voit encore à Orange, et dont la lumière vient de chandelles qui ont été autrefois des cierges, lui semblait être le palais officiel des héros dans ce pays de Légende qui est leur seconde patrie. Aucun fantôme ne lui paraissait trop considérable pour venir l’habiter : et après y avoir fait entrer Charlemagne, il trouva naturel d’y vouloir introduire saint Paul. Et quelques-uns s’en offusquèrent ; et on le dissuada de faire représenter l’Apôtre ; et sa gloire n’eût peut-être rien gagné à la représentation de cette pièce ; mais je suis heureux qu’il ait eu la pensée de l’écrire. Cet homme croyait à ce qu’il faisait. Tant pis pour ceux qui consentent à ce que l’art auquel ils ont voué leur vie ne soit pas digne de traiter certains sujets. Il y a des sujets qui sont trop beaux ? Il y a des sujets qui sont trop grands ? Qui a dit cela ? Ce n’est pas un poète ! Les pêcheurs de lune lancent leurs filets sans jamais désespérer de ramener l’astre. Quels que soient nos humbles travaux humains, n’admettons pas qu’en nous y donnant tout entiers nous n’en puissions pas tout attendre. À la spirituelle prudence de ces intelligences trop averties qui renoncent en souriant, je préfère encore la naïve folie de cette Properzia de Rossi qui sculptait avec ferveur toute la passion du Christ sur un noyau de pêche ! Ce sont ceux qui n’ont pas la foi qui sont choqués. Lorsque des gens de goût vinrent dire à M. de Bornier : « Comment osez-vous apporter un pareil personnage sur les planches ? » j’aurais aimé qu’il leur répondît : « Les planches ?... Je ne connais pas les planches. Je connais le gazon que foulent Roméo et Juliette ; je connais le sable qui crie sous le pas furtif de Don Juan ; je connais les piquants d’éteule sur lesquels trotte le barbet de Faust ; je connais le marbre où se traînent les sandales d’Œdipe ; je ne connais pas les planches ! Je n’ai jamais vu se poser le pied de Titania, et je n’ai jamais entendu marcher le spectre d’Elseneur ! » J’aurais aimé qu’il leur répondit: « Le théâtre est un grand mystère : ce n’est pas notre faute si quelquefois on en a fait une petite mystification ; si l’on a rabaissé cette fête de la foule à n’être plus qu’un jeu de société consistant à faire dire une phrase qui vous avertit, d’une pointe d’ironie, que l’auteur ne croit pas à ce qu’il écrit, par un comédien qui vous avertit, d’un clin d’œil, qu’il n’est pas dupe de ce qu’il récite ! Ce n’est pas notre faute si des gens ont oublié ce que le théâtre a de sacré parce qu’une exégèse trop assidue des histoires de coulisses leur a trop appris ce qu’il a de parisien, s’ils ne sentent plus la beauté de ces minutes où quelque chose passe qui peut faire d’une toile peinte un ciel et d’un homme fardé un dieu ! Oh ! lorsque, sous l’émouvant frisson d’un voile qui s’envole, une baie s’ouvre sur des villes ou sur des forêts, sur l’histoire ou sur la Fable, sur la chambre d’une vie ou sur la clairière d’un songe, ce n’est pas notre faute si vous soulevez avec lassitude la lorgnette noire, et si la débilité de vos imaginations ne peut plus vous offrir qu’une moitié d’illusion ! On n’écrit pas les pièces pour les malheureux qui se souviennent du nom de l’acteur quand le héros entre en scène ! » Voilà ce que j’aurais aimé qu’il leur répondît.
Il se tut et fit un autre drame. Il passa de l’homme de Dieu au fléau de Dieu. Les Noces d’Attila ensanglantèrent longtemps l’Odéon. Mais après ce nouveau triomphe, ce fut la déception de Mahomet, déception que M. de Bornier aurait prévue s’il avait consulté Figaro. Figaro, lui aussi, voulut faire un Mahomet : « À l’instant », s’écrie-t-il, « un envoyé de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et du Maroc ; et voilà ma comédie tombée pour plaire aux princes mahométans dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate en nous disant : Chiens de chrétiens ! » Décidément Allah est Dieu, et Beaumarchais est son prophète. Il est bien d’avoir prédit la Révolution française et l’interdiction de Mahomet. Cette interdiction ne doit plus nous étonner. Quelque sottise, toujours, précède les grands crimes. À cette époque, déjà, l’Europe chrétienne avait décidé qu’elle étonnerait le monde par ses complaisances. Les chancelleries veillaient à ce que les « princes mahométans » ne connussent pas un pli à leurs divans de roses rouges. Et le Mahomet de M. de Bornier fut supprimé comme un simple Arménien.
Le poète alla se consoler dans sa gentilhommière. Car le château de famille avait mis à lui revenir autant de grâce qu’un château de comédie. Une vieille tante dévote qui longtemps avait boudé le transfuge des séminaires, s’étant aperçue un jour que la parenté d’un poète pouvait mêler aux dentelles d’un bonnet presque autant de rayons que la parenté d’un évêque, en laissa choir, de surprise, le nom d’Henri de Bornier sur son testament. Le rêveur prit distraitement possession d’un domaine inculte. Mais la bonne compagne qui veillait sur lui comme sur un enfant admiré, pendant qu’il était dans la nue, s’occupa des choses de la terre. Et lorsqu’il découvrit, un matin, qu’il n’avait eu qu’à rimer une tragédie pour que les vagues luzernes devinssent des vignobles précis, il se crut un grand viticulteur. Jamais il ne consentit à voir de ses vignes que les deux premiers rangs, pour cette raison, disait-il, « qu’après c’est toujours la même chose s! » Mais, convaincu qu’elles lui devaient leur prospérité, il en parlait sans cesse dans les termes les plus techniques ; et Mme de Bornier souriait en entendant ce cher usurpateur de sa gloire confondre imperturbablement la bouture, la crossette et le chevelu !
Cependant, malgré la vie plus claire et plus parfumée, et les vacances égrenées comme une grappe de muscat dans la maison blanche entourée de jasmins d’Espagne, Henri de Bornier languissait et brûlait. Il confessait que sur son cœur le thermomètre montait à Quarante. Chaque jour il mandait à d’illustres amis des nouvelles de sa flamme. J’ai lu ce roman épistolaire : c’est le « Roman d’une Candidature ». Tout y est, depuis les soupirs, les aveux – les trente-neuf premiers aveux ! – jusqu’au jour de l’attente chez le Secrétaire perpétuel. J’ai dit que Bornier pouvait, dans la vie, avoir du panache : il en eut ce jour-là. Pendant que vous votiez, messieurs, il eut l’élégance de se forcer à lire Homère, il fit mieux : il s’endormit. Et pour lui apprendre sur quels lauriers, il fallut le secouer fortement. Sa joie fut belle. Dans une lettre datée du Mas de Bornier, il la résume en ce cri qui me semble la formule lapidaire du bonheur parfait : « C’est un académicien qui se promène sous mes platanes ! » Sous ses platanes, en effet, le hasard d’une distribution de prix à présider lui permit, je crois, de se promener, un jour, en académicien. Alors, tandis qu’il marchait, fier de sentir battre à son côté, un innocent diminutif de Durandal, il put se réciter les graves alexandrins que son père, peu confiant en sa poésie, lui dédiait jadis :

… Apprenez votre Code ;
Suivez les cours et non les drames à la mode ;
En jouant en chemin vous manqueriez le but :
On arrive au Parquet plus tôt qu’à l’Institut.

Je voulais sourire, je ne peux pas. Vous me pardonnerez de m’être tout d’un coup souvenu avec émotion du bonheur de certains fils qui n’ont pas inspiré de doutes à leurs pères, et qui ont vu ceux-ci, loin de les détourner de l’Institut, prendre la peine de leur en montrer, eux-mêmes, le chemin.
Bornier fut, lui aussi, un père admirable. Ses écrits en témoignent par leur pureté. Dès qu’il se fut penché sur un berceau, cet homme fut pris d’une sorte de folie des blancheurs. Il prévit la rencontre de ses livres et de son enfant, voulut que son enfant pût toujours lire tous ses livres, – et son enfant était une fille ! N’est-il pas logique et ravissant que l’élève des marquises, l’ami de la première communiante, le vibrant féministe n’ait eu qu’une fille, et que l’éblouissante candeur de son œuvre ait cette explication pleine de grâce ?...

Parfois, dans le doute ou le blâme,
À l’heure où les cieux sont couverts,
Une ombre me passait sur l’âme…
Mais l’ombre n’est pas dans mes vers.

Si j’avais cédé, lâche ou traître,
Au démon que j’ai combattu,
Je sais qui me louerait, peut-être…
Toi, ma fille, que dirais-tu ?

Ces vers sont exquis. Ce n’est pas à dire qu’un poète soit toujours obligé de contenter tout le monde et sa fille. Et nous nous en apercevons un peu dans la pièce même où M. de Bornier s’est donné pour sujet la responsabilité de l’écrivain. Le voilà obligé de peindre le vice en un drame qui est fait pour prouver qu’il ne le faut pas peindre : il est pris dans un cercle vertueux. Tandis qu’il travaille au Fils de l’Arétin, il s’épouvante lui-même de ses audaces ; il accourt vers Mme de Bornier en s’écriant : « Jamais on ne pourra supporter tant d’horreurs ! j’écris des choses abominables !... » Ah ! il aurait fallu nous montrer, dans toute la beauté de sa honte, dans toute sa bouffissure sanglée de velours blanc, glorieux et obscène, pourri de débauches et de talent, commodément installé dans le mépris pour insulter, donnant le premier exemple d’une de ces situations d’infamie qui s’affermissent en durant parce que la boue durcit, bravant et bavant, polygraphe et pornographe, ruffian de tableaux et courtier de filles, cet Arétin si complet que les plus parfaits gredins de notre tout dernier bateau suivent encore le sillage de sa gondole : car il ne leur a rien laissé à trouver, ni la goujaterie historiée, ni les grâces stercoraires ; car il a tout inventé, depuis le système de faire crier ses articles dans la rue avec des titres sensationnels jusqu’à celui de toucher aux fonds secrets, depuis l’art de faire resservir les vieilles chroniques en les démarquant jusqu’à celui de ne jamais applaudir un homme que sur les joues d’un autre ! Il aurait fallu nous montrer Arétin, Arétin le Précurseur, haussant avec cynisme sa coupe d’or ciselée, somptueuse aïeule du pot-de-vin ! – Bornier a essayé, pendant un acte. Mais le cœur lui manque ; il suffoque ! Il prend un grand parti : au second acte l’Arétin est converti ; c’est un saint ; et Bornier respire ! – Heureusement, le drame reste fort, à cause de l’angoisse du poète lorsqu’il touche à ce fil mystérieux que les écrivains ne sentiront jamais assez trembler entre eux et leurs lecteurs lointains.
La peur du mal que peut faire un livre !... Elle alla toujours croissant chez l’excellent homme. Songez-y, et qu’il était bibliothécaire : vous l’imaginerez vivant comme un chimiste au milieu de fioles redoutables. Il n’est pas de peur plus généreuse que celle du poison moral. Encore faut-il s’entendre sur les toxiques. Ils peuvent changer selon les époques. M. de Bornier, en son chaste cœur, s’épouvantait beaucoup d’un poison qui a cessé d’être le plus terrible. Ici même, rappelant le fameux livre au-dessus duquel se joignirent des lèvres, il maudissait la page ardente qui fit naitre l’amour dont on meurt. S’il avait eu des fils, il aurait maudit plus encore les nonchalantes lignes qui conduisent aux indifférences dont on vit. S’il avait eu des fils, il aurait redouté plus que tout au monde l’égoïsme narquois, la veulerie brillante, les abdications enjouées. Il aurait profondément senti, s’il avait eu des fils, combien le bruit d’un baiser peut être moins dangereux que le silence d’un sourire ! Le poison d’aujourd’hui, celui qu’on n’a plus le droit de doser, pour assuré qu’on soit de la prudence des compte-gouttes, c’est l’essence délicieuse qui endort la conviction et tue l’énergie.
Il faut réhabiliter la passion. Et même l’émotion, qui n’est pas ridicule. Il est temps de rappeler à ces Français timides qui ont toujours peur de ne pas avoir l’air d’être nés assez malins, qu’il peut y avoir toute la finesse moderne dans un œil résolu ; qu’un certain genre d’ironie ne fait plus désormais partie que des élégances de bons élèves ; et que la blague, impertinence dont croient se rajeunir les plus bourgeoises sagesses, n’est que le monocle par quoi Joseph Prudhomme essaye de remplacer ses lunettes ! Rien de plus lourd que les désinvoltures. Pirouetter, c’est se visser au sol. Le véritable esprit est celui qui donne des ailes à l’enthousiasme. L’éclat de rire est une gamme montante. Ce qui est léger, c’est l’âme. Et voilà pourquoi il faut un théâtre où, exaltant avec du lyrisme, moralisant avec de la beauté, consolant avec de la grâce, les poètes, sans le faire exprès, donnent des leçons d’âme ! Voilà pourquoi il faut un théâtre poétique, et même héroïque ! Et je songe, – oh ! vous m’en excuserez tout à l’heure ! – je songe à ces correspondants qui me faisaient sortir quand j’étais au collège. La plupart, n’admettant pas les joies inutiles, me menaient visiter des monuments et des musées, au ronron d’une causerie instructive, et, après cette bonne petite fête didactique, me reconduisaient un peu las, et n’en sachant pas davantage. Mais il y en avait un qui arrivait brusque, pimpant, la moustache ébouriffée, l’œil bleu : je le vois encore. Il m’enlevait gaiement, me transportait dans des paysages bien choisis, et me contait de belles histoires de guerre et d’amour. Parfois un de ses mots avait l’amertume saine d’une feuille de laurier qu’on mâche ; il était jusqu’au soir étincelant sans y tâcher, ou profond comme par mégarde ; il me ramenait ébloui et reposé ; il m’avait appris de tout sans avoir l’air de rien ; j’entends encore sa voix charmante ; il s’appelait Villebois-Mareuil. Eh bien ! les personnages de théâtre sont les correspondants chargés de nous faire sortir de cet éternel collège qu’est la Vie – sortir pour nous donner le courage de rentrer ! et sans médire de ceux qui, dans notre intérêt, nous gâtent un peu nos dimanches, celui qui nous fait encore le mieux sortir, c’est un héros !

… C’est à quelque héros que rêvait M. de Bornier lorsqu’il porta la main à son cœur, et défaillit. La Mort vint fixer à son visage la beauté que l’inspiration y faisait passer. M. de Bornier avait tellement laissé battre son cœur pour le compte de héros trop généreux, qu’il s’était arrêté, ce cœur, admirablement usé. Un petit habit vert tombe sur un cercueil pas bien long. C’est un académicien qui s’en va sous les cyprès. Rien n’a manqué au Dernier Tragique. Sa vieillesse dut être bien douce, à cause de ce que lui disait sa conscience… Il traversait sa ville natale par une rue qui portait son nom… Ses vendangeurs chantaient sa gloire… Il avait fait creuser dans son parc un petit lac pour pouvoir pêcher la lune chez lui… Rien ne lui a manqué pas même d’avoir, un jour, dépassé de tout le buste les plus hautes têtes : ce fut le jour où, après une représentation de la Fille de Roland, il fut porté en triomphe sur les épaules de la foule !